— … Et ainsi s’achève l’histoire, fit Pevara, assise le dos calé contre un mur.
Androl sentait très bien les émotions de la sœur. Dans la pièce où ils avaient combattu les sbires de Taim, ils attendaient toujours Emarin, qui prétendait être en mesure de faire parler Dobser. En la matière, Androl n’avait aucune compétence.
L’odeur de grain avait tourné au rance. Un pourrissement soudain, comme ça arrivait souvent…
Très calme intérieurement et extérieurement, Pevara venait d’achever le récit du massacre de sa famille par des amis de longue date.
— Je les hais toujours, avoua-t-elle. À mes proches, je peux penser sans douleur. Mais ces Suppôts… Je les abomine ! Au moins, je suis en quelque sorte vengée, parce que le Ténébreux ne les a pas défendus. Toute leur vie, ils l’ont servi en espérant avoir une place dans son nouveau monde. Et voilà que l’Ultime Bataille se déroule longtemps après leur mort. Et ceux qui vivent aujourd’hui ne seront pas mieux lotis. Quand nous aurons gagné, il s’emparera de leurs âmes. J’espère que leur châtiment sera long et douloureux.
— Tu es si sûre que ça que nous vaincrons ?
— Bien entendu ! Androl, la question ne se pose pas. Nous ne pouvons pas le permettre.
— Tu as raison… Continue.
— Il n’y a plus rien à dire. Mais il est étrange de raconter ça après tant d’années. Pendant longtemps, j’étais incapable d’en parler.
Un lourd silence s’ensuivit. En lévitation, Dobser se trouvait face au mur, des tissages lui bouchant les oreilles. Welyn et Leems, eux, n’avaient toujours pas repris conscience. Androl n’y était pas allé de main morte, et il comptait recommencer s’ils faisaient mine de se réveiller.
Pevara les avait placés sous boucliers, mais elle n’en maintiendrait pas trois si ces types tentaient de se libérer en même temps. En principe, pour neutraliser un homme, il fallait au moins deux sœurs. Face à trois, aucune Aes Sedai n’aurait fait le poids, qu’ils soient puissants ou non.
Elle aurait pu nouer les boucliers. Mais Taim avait appris aux Asha’man la manière d’échapper à des tissages noués.
Oui, Androl avait raison. Mieux valait garder les deux brutes endormies. En réalité, il aurait été légitime de les égorger, mais il n’avait pas les tripes pour faire ça. Du coup, il avait relié à leurs paupières un filament d’Esprit et d’Air qui l’avertirait s’ils ouvraient les yeux. Pour réussir ça, il avait sué sang et eau, mais le résultat était là. Au moindre frémissement, il saurait, et son gourdin ferait le reste.
Pevara pensait toujours à sa famille. Sur les Suppôts, elle n’avait pas menti. Tous, elle les abominait ! Une haine contrôlée, certes, mais toujours vibrante après tant d’années.
Androl n’aurait pas soupçonné ça chez une femme qui souriait si souvent. À présent, il sentait sa souffrance. Et la solitude qui la torturait, bizarrement.
— Mon père s’est ôté la vie, dit-il – sans vraiment l’avoir voulu.
La sœur rouge leva les yeux sur lui.
— Des années durant, ma mère a prétendu que c’était un accident. Il est mort dans la forêt, en sautant d’une falaise. La nuit précédente, il s’était assis près d’elle pour lui expliquer ce qu’il comptait faire.
— Elle n’a pas essayé de l’en empêcher ?
— Non… Un peu avant qu’elle s’endorme aussi entre les bras de la mère, j’ai pu lui arracher quelques réponses. Elle avait peur de lui ! Pour moi, ce fut un choc, parce qu’il était si doux et aimable. Que s’était-il passé, vers la fin, pour qu’il la terrorise ? (Androl chercha le regard de Pevara.) Il voyait des choses dans les ombres, m’a-t-elle dit. En d’autres termes, il devenait fou.
— Ah…
— Tu m’as demandé pourquoi je suis venu à la Tour Noire et pour quelle raison je tenais à être évalué. Eh bien, cette chose que je suis, c’est une réponse pour moi. Grâce à ça, je sais qui était mon père, et pourquoi il a fait ce qui lui semblait s’imposer.
» Aujourd’hui, je vois les signes qui m’échappaient à l’époque. Nos affaires étaient trop prospères. Mon père trouvait des carrières ou des veines de métal là où les autres repartaient bredouilles. Des hommes l’engageaient pour localiser à leur place les gisements prometteurs. C’était le meilleur ! Incroyablement bon ! Les derniers temps, je lisais en lui, Pevara. J’avais à peine dix ans, mais je m’en souviens. La peur, dans ses yeux… Je sais de quoi il s’agit, à présent. (Androl hésita.) Mon père a sauté de cette falaise pour sauver la vie de ses proches.
— Désolée…, souffla Pevara.
— Savoir qui il était et qui je suis m’aide un peu.
Il pleuvait de nouveau, les gouttes martelant la fenêtre comme des cailloux.
La porte de l’extérieur s’ouvrit, et Emarin entra enfin. Voyant Dobser dans ses liens et en suspension, il parut soulagé. Mais ça ne dura pas quand il découvrit les autres types.
— Qu’avez-vous fait, tous les deux ?
— Ce qu’il fallait, répondit Androl. Pourquoi as-tu mis si longtemps ?
— J’ai encore failli me battre avec Coteren, expliqua Emarin, les yeux rivés sur les deux prisonniers. Il nous reste peu de temps, Androl. Nous ne nous sommes pas laissé provoquer, mais Coteren semblait… agacé. Plus que d’habitude, je veux dire. Selon moi, ces gens ne nous supporteront plus très longtemps.
— De toute façon, dit Pevara, les deux idiots évanouis nous grilleront… (Elle déplaça Dobser pour qu’Emarin puisse avancer.) Tu crois vraiment pouvoir le faire parler ? J’ai essayé d’interroger des Suppôts, en mon temps. Ils peuvent être coriaces.
— D’accord, fit Emarin, mais ce n’est pas un Suppôt des Ténèbres. Non, il s’agit de Dobser !
— Je doute que ce soit toujours lui, dit Androl en étudiant l’homme qui lévitait dans ses liens. Et je ne peux pas accepter l’idée que quelqu’un soit modifié afin de servir le Ténébreux.
Dans le lien, Androl sentit la désapprobation de Pevara. Pour elle, ça n’avait rien d’extraordinaire. Toute personne capable de canaliser pouvait être convertie. Les anciens textes en parlaient déjà…
Cette possibilité retournait l’estomac d’Androl. Contraindre quelqu’un à se tourner vers le mal ? Eh bien, ça n’aurait pas dû être possible. Le destin bousculait les gens. Les plaçant dans des positions difficiles, il les rendait fous ou les poussait à leur fin. Mais les forcer à devenir des larbins du Ténébreux… Le choix entre la Lumière et l’obscurité devait appartenir aux individus et à eux seuls.
Les yeux vides de Dobser prouvaient que les choses ne se passaient pas ainsi. L’homme qu’Androl avait connu était mort, remplacé par une entité maléfique qui habitait dans son corps. Une âme différente ! Oui, ça devait être ça…
— Quoi qu’il soit, dit Pevara, je doute que tu parviennes à le faire parler.
Emarin croisa les mains dans son dos.
— Les meilleurs moyens de persuasion sont ceux qu’on n’impose pas… Pevara Sedai, aurais-tu l’obligeance de détisser les flux qui obstruent ses oreilles, histoire qu’il entende notre conversation ? Mais fais en sorte que ça paraisse accidentel. Je veux qu’il croie « épier » ce que je vais dire.
La sœur rouge s’exécuta. Au moins, c’est le sentiment qu’eut Androl. Malgré leur « double lien », ils ne voyaient pas leurs tissages respectifs. En revanche, il sentait l’anxiété de la sœur. Repensant aux Suppôts qu’elle avait interrogés, elle aurait aimé avoir… Quoi donc ? Un outil qu’elle avait utilisé contre eux ?
— Je pense que nous pouvons nous cacher dans mon domaine, dit Emarin d’un ton hautain.
Androl sursauta. Le noble se tenait très droit. L’air plus fier et plus autoritaire, il parlait comme s’il s’adressait à des inférieurs. En d’autres termes, il se comportait comme ce qu’il était.
— Personne n’aura l’idée de nous y chercher, continua-t-il. Je vous accueillerai en tant qu’associés, et le plus humble d’entre nous – le jeune Evin, par exemple – pourra s’intégrer à ma domesticité. En la jouant fine, nous fonderons une Tour Noire alternative.
— Je… Eh bien, j’ignore si c’est judicieux, fit Androl, entrant dans le jeu de son ami.
— Silence ! lâcha Emarin. Tu donneras ton opinion quand on te la demandera. Aes Sedai, si nous voulons rivaliser avec la Tour Blanche et la Noire, le seul moyen, c’est de créer un endroit où les hommes et les femmes capables de canaliser travailleront ensemble. Une Tour Grise, en quelque sorte…
— Une proposition intéressante.
— La seule qui ait un sens. (Emarin se tourna vers Dobser.) Il n’entend pas, j’espère ?
— Non, mentit Pevara.
— Relâche-le, dans ce cas. Je veux lui parler.
Pevara fit mine d’obéir en hésitant. Dobser tomba sur le sol, faillit s’étaler, tituba un peu sur ses jambes mal assurées et… regarda la sortie.
Emarin tendit une main dans son dos, décrocha un objet de sa ceinture et le laissa tomber par terre. C’était un petit sac qui émit un bruit métallique en s’écrasant sur le plancher.
— Maître Dobser…
— Qu’est-ce que c’est ?
Se penchant maladroitement, Dobser ramassa le sac, jeta un coup d’œil dedans et écarquilla les yeux.
— Ton paiement, dit Emarin.
— En échange de quoi ?
— Tu me comprends mal, maître Dobser. Je n’exige rien, mais je te défraie pour m’excuser. J’ai chargé Androl de te demander de l’aide, et il semble avoir… dépassé le cadre de sa mission. J’entendais seulement te parler. Pas te voir ligoté et en suspension dans l’air.
Dobser regarda autour de lui, méfiant.
— Où as-tu eu cet argent, Emarin ? Et qu’est-ce qui te fait croire que tu peux donner des ordres ? Tu n’es qu’un Soldat…
Dobser jeta un nouveau coup d’œil au contenu de la bourse.
— Je vois que nous nous comprenons, dit Emarin. Tu ne me dénonceras pas, du coup ?
— Je…
Dobser regarda Welyn et Leems, toujours inconscients.
— Oui… Tu as raison, ça va poser un gros problème. Tu doutes qu’on puisse livrer Androl à Taim et lui faire porter le chapeau.
— Androl ? Le petit laquais ? Terrassant deux Asha’man ? Personne ne croira un mot de cette histoire.
— Tu marques un point, maître Dobser…
— Alors, livrons-lui l’Aes Sedai ! lança le prisonnier.
— Bonne idée, mais manque de chance, j’ai besoin d’elle. Un désastre, cette situation… Un pur désastre !
— Eh bien, je pourrais peut-être dire un mot en ta faveur au M’Hael. Pour rattraper le coup…
— Je t’en serais très reconnaissant…
Emarin tira une chaise jusqu’à lui, puis il en plaça une autre en face. S’asseyant, il attendit que Dobser l’imite.
— Androl, rends-toi utile, pour une fois ! Trouve-nous quelque chose à boire. Maître Dobser, une infusion te dirait ? Tu aimes le sucre ?
— Pas vraiment… En fait, j’ai entendu dire qu’il y avait du vin, dans cette pièce.
Emarin claqua des doigts.
— Du vin, laquais !
Bon, pensa Androl, continuons à jour le jeu…
Il s’inclina, gratifia le prisonnier d’un regard froid puis alla récupérer du vin et des gobelets dans la salle adjacente. Quand il revint, Dobser et Emarin bavardaient comme deux vieux amis.
— Je comprends, dit le noble. J’ai eu les mêmes difficultés à trouver l’aide requise au sein de la Tour Grise. Vois-tu, il est impératif que je préserve mon anonymat.
— Je le vois bien, fit Dobser. Si quelqu’un apprend qu’un Haut Seigneur de Tear est parmi nous, il n’y aura plus de fin au cirage de pompes. Ça, je peux te le garantir ! Et le M’Hael n’aimerait pas que quelqu’un doté d’une telle autorité soit ici. Oui, il détesterait ça.
— Tu comprends pourquoi je dois garder mes distances, expliqua Emarin.
Tendant un bras, il prit le gobelet qu’Androl venait de remplir pour lui.
Un Haut Seigneur de Tear ? pensa Androl.
Qu’importait ! Dobser gobait tout avidement.
— Et dire qu’on te croyait du côté de Logain par pure stupidité ! s’écria Dobser.
— Hélas, je n’avais pas le choix… Si je l’avais trop côtoyé, Taim m’aurait démasqué en un tournemain. Du coup, je devais faire semblant d’être avec Logain. Comme ce fichu Dragon, ce n’est qu’un bouseux incapable de reconnaître une personne de haute naissance.
— C’est sûr, ça… Moi, j’avais des soupçons.
— Je m’en doutais… (Emarin but une gorgée de vin.) Juste pour te prouver qu’il n’est pas empoisonné…
Dobser saisit l’autre gobelet.
— Ce n’était pas la peine, seigneur. Je te fais confiance. (Il vida le vin.) Si on ne peut pas se fier à un Haut Seigneur, à qui accorderait-on sa confiance ?
— C’est bien vu, ça !
Dobser tendit son gobelet à Androl, histoire qu’il le remplisse.
— Cela dit, tu vas devoir trouver un autre moyen de rester à distance de Taim. Suivre Logain, c’est de l’histoire ancienne.
Emarin but une longue gorgée de son propre gobelet.
— Taim l’a eu, c’est ça ? Je l’aurais parié. Welyn et les autres se rengorgeaient tellement…
— Ouais, fit Dobser en demandant un troisième remplissage. Cela dit, Logain est un sacré costaud. Pour convertir un type pareil, il ne faut pas ménager ses efforts. Une affaire de pouvoir mental, vois-tu ? Il faudra encore un jour ou deux pour en avoir terminé. Tu ferais aussi bien d’aller voir Taim et de vider ton sac devant lui. Il comprendra. De plus, il répète sans cesse que les hommes lui sont plus utiles quand il n’a pas besoin de les convertir. J’ignore pourquoi…
» Logain, lui, il faudra le convertir. Un processus dégoûtant.
Dobser en trembla d’indignation.
— Très bien, maître Dobser, j’irai le voir. Te porterais-tu garant pour moi, par hasard ? Je m’assurerais que tu sois récompensé.
— Pourquoi pas ? grogna Dobser. (Il vida son gobelet et se leva.) Je vais voir où en est Logain. C’est l’heure, comme toutes les nuits…
— Et où vas-tu ainsi ? demanda Emarin.
— Les salles secrètes, dans les fondations de la future tour. Tu te souviens du secteur est, où l’effondrement a nécessité des excavations supplémentaires ? Eh bien, il n’y a jamais eu d’effondrement. C’était un prétexte, pour dissimuler des travaux… spéciaux. Et…
Dobser hésita.
— Et tu as assez parlé ! lança Pevara.
En un clin d’œil, elle saucissonna, bâillonna et fit léviter l’imbécile cupide.
— Je suis impressionnée, dit-elle à Emarin.
Le noble écarta modestement les mains.
— J’ai toujours eu le don de mettre les crétins à l’aise. En réalité, je n’ai pas choisi Dobser à cause de sa cupidité, mais de sa propension à s’écouter parler.
— Moralité, fit Androl, être converti ne rend pas plus intelligent. Mais avec ton superbe talent, pourquoi avons-nous dû le capturer avant ?
— C’est une affaire de choix du terrain, répondit Emarin. Un type comme Dobser ne doit pas être cuisiné quand il se trouve dans son élément, entouré d’amis plus malins que lui. Il fallait lui flanquer la trouille, le forcer à se tortiller, puis le laisser entrevoir une issue inespérée. (Hésitant, Emarin regarda le prisonnier.) On devait aussi éviter qu’il coure tout raconter à Taim. Si je l’avais approché dans des circonstances normales, sans le menacer de violence, il ne s’en serait pas privé…
— Et maintenant, on fait quoi ? demanda Pevara.
— Maintenant, répéta Androl, on gave ces trois idiots d’une potion qui les fera dormir jusqu’à Bel Tine. Puis on rameute Nalaam, Canler, Evin et Jonneth. Dès que Taim aura fini d’examiner Logain, nous entrerons en force, sauverons notre ami et arracherons la Tour Noire aux Ténèbres.
Dans la pièce éclairée par une seule lampe, un long silence suivit ces mots. Dehors, la fenêtre ruisselait d’eau de pluie…
— Eh bien, Androl, railla Pevara, tant que tu ne nous proposes pas une tâche vraiment difficile…
Rand rouvrit les yeux dans un rêve, très surpris de s’être finalement endormi. Au bout du compte, Aviendha l’avait laissé se reposer. À moins qu’elle ait eu également besoin de marquer une pause. Parce qu’elle avait paru aussi… épuisée que lui. Plus, peut-être…
Dans une prairie d’herbe jaunie, il se leva. L’inquiétude de sa compagne, il l’avait sentie via le lien, mais aussi dans la façon dont elle l’étreignait. Aviendha était une guerrière et une battante. Mais comme tout le monde, elle avait parfois besoin de se raccrocher à quelque chose. La Lumière lui en soit témoin, Rand était bien placé pour la comprendre…
Il regarda autour de lui et trouva que ce lieu ne ressemblait pas totalement à Tel’aran’rhiod. La prairie morte s’étendait de tous les côtés, sans doute à l’infini. Bref, ce n’était pas le véritable Monde des Rêves, mais un fragment onirique créé par un Rêveur puissant. Ou une personne capable de marcher dans les songes…
Rand commença à avancer, des feuilles mortes crissant sous ses semelles alors qu’il n’y avait pas un seul arbre en vue. Sans aucun doute, il aurait pu se renvoyer dans son propre rêve. Moins doué que les Rejetés en matière onirique, il avait quand même des compétences de base. Mais la curiosité le poussa à rester.
Je ne devrais pas être ici… J’avais placé des tissages de garde autour de mon rêve…
Comment était-il arrivé dans cet endroit, et qui l’avait créé ? À vrai dire, il avait sa petite idée. Car il connaissait un homme qui recourait souvent aux fragments de rêve.
Sentant une présence, il continua d’avancer sans tourner la tête. Mais quelqu’un marchait à ses côtés, il le savait.
— Elan, dit-il.
— Lews Therin…
Elan Morin Tedronai habitait encore son corps le plus récent, celui d’un grand et bel homme vêtu de rouge et de noir.
— Tout meurt, et la poussière régnera bientôt. D’abord elle, puis le néant.
— Comment as-tu franchi mes tissages de garde ?
— Je n’en sais rien, répondit celui qui se nommait aussi Moridin. Je n’avais qu’une certitude : si je créais ce lieu, tu m’y rejoindrais. Tu ne peux pas m’éviter, la Trame ne le permettrait pas. Toi et moi, nous sommes tissés ensemble. Et ce jusqu’à la fin des temps. Deux vaisseaux échoués sur la même plage et dont les coques se heurtent à chaque nouvelle marée.
— Très poétique, ça…, fit Rand. J’ai vu que tu avais enfin relâché Mierin.
Moridin s’immobilisa et Rand l’imita pour le dévisager. De cet homme, la fureur semblait se déverser comme de la lave en fusion.
— Elle est venue à toi ?
Rand ne répondit pas.
— Ne prétends pas que tu la savais encore vivante ! Tu ne pouvais pas t’en douter.
Rand resta impassible. Ce qu’il éprouvait au sujet de Lanfear – ou quel que soit le nom qu’elle portait aujourd’hui – était complexe. Si Lews Therin la méprisait, Rand l’avait surtout connue sous l’identité de Selene. Et il s’était amouraché d’elle, du moins jusqu’à ce qu’elle ait tenté de tuer Egwene et Aviendha.
Penser à elle le fit songer à Moiraine, l’incitant à espérer des choses qu’il n’aurait pas dû espérer.
Si Lanfear n’est pas morte, alors, Moiraine…
Très calme, Rand soutint le regard de Moridin.
— La perdre est sans importance, à présent, dit-il. Elle ne détient plus aucun pouvoir sur moi.
— Oui, fit Moridin, je te crois. C’est vrai, mais je persiste à penser qu’elle nourrit toujours un vif déplaisir vis-à-vis de la femme que tu as choisie. Quel est son nom, déjà ? Celle qui se prétend aielle mais porte des armes ?
Rand ne réagit pas à cette provocation.
— Désormais, Mierin te déteste, continua Moridin. Je crois qu’elle te rend responsable de ce qui lui est arrivé. Tu devrais l’appeler Cyndane. On lui a interdit d’utiliser tout autre nom.
— Cyndane, fit Rand, comme pour goûter ce mot. Dernière Chance ? Ton maître a fait des progrès en matière d’humour, dirait-on.
— Ce n’est pas censé être drôle.
— Oui, j’imagine bien… (Rand sonda le paysage uniformément désolé.) J’ai du mal à croire que j’avais si peur de toi, tout au début. Envahissais-tu mes rêves ? M’attirais-tu dans les tiens ? Je n’ai jamais su le dire…
Moridin ne desserra pas les dents.
— Je me souviens d’une fois, continua Rand. J’étais assis près d’un feu, entouré par des cauchemars qui ressemblaient à Tel’aran’rhiod. Tu n’es pas capable d’attirer complètement quelqu’un dans le Monde des Rêves. Pourtant, je ne suis pas en mesure non plus d’y entrer tout seul…
Comme beaucoup de Rejetés, Moridin entrait souvent dans le Monde des Rêves en chair et en os, ce qui se révélait dangereux. On disait même que procéder ainsi était maléfique et qu’on y perdait de son humanité. En revanche, on y gagnait en puissance…
Moridin ne lâcha pas un indice sur ce qui s’était passé cette nuit-là. Rand, lui, se rappelait vaguement les jours durant lesquels il cheminait vers Tear. Mais il revoyait des images nocturnes où ses amis et sa famille tentaient de le tuer.
Moridin, enfin, Ishamael, l’avait contre sa volonté attiré dans des rêves qui « croisaient » Tel’aran’rhiod.
— En ce temps-là, tu étais fou, dit Rand en sondant le regard de Moridin. (Dedans, il aurait juré voir crépiter des flammes.) Et tu l’es toujours, pas vrai ? Mais tu contrôles ta démence. Personne ne peut le servir sans être au minimum un peu cinglé.
Moridin recommença à marcher.
— Défie-moi autant que tu veux, Lews Therin ! La fin est proche. Alors, tout sera livré à l’étreinte mortelle des Ténèbres. Déchiqueté, brisé, étranglé…
Rand avança aussi pour être au niveau de Moridin. Tous deux avaient la même taille.
— Tu te hais toi-même ! Je le sens en toi, Elan ! Jadis, tu servais le Ténébreux par amour du pouvoir. Aujourd’hui, c’est parce que sa victoire – et la fin de toutes choses – est l’unique paix que tu peux encore connaître. Plutôt que de continuer à être toi, tu préfères ne plus exister. Mais tu devrais savoir qu’il ne te libérera pas. Jamais ! Pas toi !
Moridin ricana.
— Avant la fin, il me laissera vous tuer, Lews Therin. Toi, la blonde, l’Aielle et la petite brune…
— Tu agis comme si tout ça était une compétition entre nous deux, coupa Rand.
Tête inclinée en arrière, Moridin éclata de rire.
— Bien sûr, parce que c’est exactement ça ! Tu n’as pas encore compris ? Par les fleuves de sang, Lews Therin ! C’est entre nous, rien de plus. Au fil des Âges, à l’infini, nous nous affrontons, toi et moi.
— Non. Pas cette fois. J’en ai terminé avec toi. Une plus grande bataille m’attend.
— N’essaie pas de…
Des rayons de soleil transpercèrent les nuages. Dans le Monde des Rêves, il y en avait rarement, mais là, ils inondaient la zone autour de Rand.
Moridin tituba. Regardant le ciel, il baissa ensuite les yeux et les plissa pour dévisager Rand.
— Ne crois pas… Ne pense pas que je goberai tes tours ridicules, Lews Therin. Weiramon a été secoué par ce que tu lui as fait, mais ça n’a rien d’un exploit d’être connecté au saidin et d’écouter s’emballer le cœur des traîtres.
Rand déchaîna sa force mentale. À ses pieds, les feuilles mortes reverdirent et de nouvelles pousses d’herbe percèrent la terre. Comme de la peinture renversée, la luxuriance s’étendit autour de lui et les nuages s’écartèrent.
Moridin écarquilla les yeux. Alors que les nuages s’éparpillaient, il tituba encore. Rand sentit son trouble. Après tout, c’était son fragment de rêve !
Certes, mais pour attirer quelqu’un à l’intérieur, il avait dû le placer près de Tel’aran’rhiod. Un univers dont les règles s’appliquaient ici…
Mais il y avait autre chose – relatif au lien qui existait entre eux deux.
Rand avança, les bras en croix. L’herbe poussa par vagues et des fleurs rouges jaillirent comme si la terre elle-même s’empourprait. La tempête se calma et les nuages noirs furent comme consumés par la Lumière.
— Parle à ton maître ! ordonna Rand. Dis-lui que cette bataille n’est pas comme les autres. Fais-lui savoir que j’en ai assez de ses sbires et de ses minables coups de pion. Je viens pour lui ! Ne manque pas de le prévenir. Je viens pour lui !
— Ce n’est pas… du jeu, fit Moridin, visiblement ébranlé. Ce n’est pas…
Sous le soleil triomphant, il regarda un moment Rand puis… disparut.
Rand expira à fond. Autour de lui, l’herbe mourut et les nuages, dans le ciel, revinrent à l’assaut. Même s’il avait réussi, Moridin étant finalement parti, maintenir la transformation du paysage avait été difficile et épuisant.
Ici, souhaiter une chose suffisait pour qu’elle advienne. Si seulement cela avait pu être si simple dans le monde réel.
Rand ferma les yeux et se projeta sous sa tente, où il pourrait dormir un peu avant de devoir se lever.
Pour sauver le monde, si c’était dans ses cordes.
Dans l’obscurité et sous la pluie, Pevara était accroupie à côté d’Androl. Son manteau gorgé d’eau, elle songea à un ou deux tissages qui auraient aisément réglé le problème. Mais elle n’osa pas canaliser. Avec ses compagnons, elle allait devoir affronter des Aes Sedai converties et des sœurs de l’Ajah Noir. Autant d’ennemies qui sentiraient qu’elle maniait le saidar.
— À l’évidence, ils montent la garde, souffla Androl.
Devant eux, le terrain se transformait en un labyrinthe géant de tranchées et de murs de briques. Les fondations de ce qui serait peut-être un jour la véritable Tour Noire. Si Dobser n’avait pas menti, des salles secrètes existaient au cœur de ces fondations. Terminées et très bien cachées, elles continueraient d’exister lorsque la tour tutoierait le ciel.
Deux Asha’man fidèles à Taim conversaient non loin de là. Si nonchalants qu’ils tentent de paraître, la pluie gâchait leurs efforts. Qui aurait choisi de rester dehors par un temps pareil ? Malgré le brasero qui les éclairait et les réchauffait – et un tissage d’Air qui déviait la pluie –, leur présence ne pouvait pas être fortuite.
Des gardes…, pensa Pevara à l’intention d’Androl.
Et ça fonctionna. La sœur rouge capta la surprise de l’homme, quand cette pensée retentit dans son esprit.
Il répondit en un éclair.
Nous devons en tirer avantage.
Oui, approuva Pevara.
Sa pensée suivante étant trop complexe, elle souffla :
— Comment n’as-tu pas remarqué plus tôt que Taim faisait garder les fondations, la nuit ? S’il y a vraiment des salles secrètes, ils doivent y travailler même après le coucher du soleil.
— Taim a imposé un couvre-feu, murmura Androl. Il nous permet de passer outre seulement quand ça l’arrange. Comme pour le retour de Welyn, cette nuit… En outre, le secteur est dangereux, avec ces tranchées et ces fosses. Une raison suffisante pour poster des gardes, sauf que…
— Sauf que Taim n’est pas du genre à se soucier qu’un gosse ou deux se brisent la nuque en tombant.
Androl approuva du chef.
Avec Pevara, ils attendirent sous la pluie, comptant leurs inspirations, jusqu’à ce que trois rubans de feu jaillissent dans la nuit et frappent les sentinelles à la tête.
Les deux hommes s’écroulèrent comme des sacs de grain. Nalaam, Emarin et Jonneth avaient parfaitement fait leur travail. En canalisant vite, ils augmentaient les chances que l’attaque passe inaperçue ou soit prise pour une initiative des gardes de Taim.
Lumière ! pensa Pevara. Androl et ses semblables sont vraiment des armes.
Elle ne s’était pas appesantie sur le caractère mortel de l’assaut. Tuer n’appartenait pas à son expérience d’Aes Sedai. Même les faux Dragons, les sœurs évitaient de les abattre, quand c’était possible.
— Être apaisé tue, souffla Androl. Lentement, mais ça tue…
Le double lien avait des avantages, on ne pouvait pas le nier. Sans compter les inconvénients. Pevara devrait apprendre à protéger ses pensées avec un bouclier.
Sortant des ombres, Emarin et les autres rejoignirent Pevara et Androl à côté du brasero. Canler était resté en arrière, avec les gars de Deux-Rivières, prêt à les lancer dans une tentative d’évasion si les choses tournaient mal ce soir. Malgré ses protestations, il avait paru normal de le choisir, puisqu’il avait une famille.
Les conjurés tirèrent les cadavres dans les ombres, mais ils n’éteignirent pas le brasero. Si quelqu’un cherchait les gardes, il verrait la lumière. Par une nuit pareille, il faudrait approcher beaucoup pour s’apercevoir que les deux Asha’man n’étaient plus là.
Même s’il répétait sans cesse qu’il n’avait rien d’un chef – alors, pourquoi les autres le suivaient-ils ? –, Androl prit les choses en main. Pour commencer, il chargea Nalaam et Jonneth de monter la garde à la lisière des fondations. La corde retirée à cause de la pluie, Jonneth avait emporté son arc. Si l’averse cessait, il pourrait peut-être s’en servir quand ses compagnons préféreraient ne pas prendre le risque de canaliser le Pouvoir.
Pevara, Androl et Emarin se laissèrent glisser le long d’une pente boueuse. Au bout de sa « course », la sœur se retrouva couverte de gadoue. Mais elle était déjà trempée jusqu’aux os et la pluie finirait bien par la nettoyer.
Les fondations consistaient en une succession de murs qui formaient des salles séparées par des allées. Quand on s’y aventurait, surtout de nuit et sous la pluie, ce lieu devenait un véritable dédale.
Après les nuits pluvieuses, des Soldats, au matin, avaient mission de sécher la zone.
Comment trouver l’entrée ? pensa Pevara à l’intention d’Androl.
Un très petit globe lumineux lévitant au-dessus de sa main, Androl s’agenouilla. Passant à travers la lumière, des gouttes de pluie évoquaient de minuscules météorites qui disparaissaient avant de s’écraser sur le sol.
Androl trempa les doigts dans l’eau qui ruisselait à ses pieds.
— Elle coule dans ce sens, dit-il en tendant un bras. Et elle va quelque part. Là où nous trouverons Taim.
Emarin lâcha un grognement approbateur.
Androl agita une main pour indiquer à Nalaam et à Jonneth de les rejoindre. Puis il ouvrit la marche.
Toi… Très furtif. Oui, très bien…, lui transmit Pevara.
J’ai été éclaireur en forêt… Dans les montagnes de la Brume…
Combien de métiers avait-il faits, ce sacré bonhomme ? Au début, Pevara s’était inquiétée pour lui. Une vie comme la sienne était souvent le signe d’un désaccord profond avec le monde. Une insatisfaction, ou une sorte d’impatience… Mais la façon dont il parlait de la Tour Noire et son désir puissant de combattre racontaient une tout autre histoire. Tout ne se résumait pas à sa loyauté pour Logain. Bien entendu, ses amis et lui le respectaient, mais à leurs yeux, ils incarnaient un idéal qui le dépassait très largement. Le rêve d’un foyer où les hommes comme eux seraient acceptés.
Une existence comme celle d’Androl pouvait signaler un homme incapable de s’engager ou d’être heureux. Mais il y avait un troisième profil, celui d’une âme en quête permanente de son idéal. Un type certain que la vie dont il voulait existait quelque part. Sa mission, c’était « simplement » de la trouver.
— À la Tour Blanche, on vous enseigne à décortiquer les gens comme ça ? souffla Androl.
Il s’arrêta devant une entrée, la sonda avec l’aide de son globe puis fit signe aux autres de le suivre.
Non, répondit mentalement Pevara.
Décidée à explorer ce mode de communication, elle devrait apprendre à modérer ses pensées.
C’est une aptitude qu’une femme acquiert après son premier siècle en ce monde.
Androl transmit de l’amusement – mais un peu forcé.
Les intrus traversèrent une série de salles inachevées, toutes dépourvues de plafond. Puis ils atteignirent un secteur encore vierge de travaux. Des tonneaux de poix y étaient entreposés, mais on les avait poussés sur le côté, et il n’y avait plus trace des palettes sur lesquelles ils auraient dû reposer. Ici, un puits s’ouvrait dans le sol. De l’eau en débordait légèrement.
Androl s’accroupit et tendit l’oreille, puis il hocha la tête à l’intention de ses compagnons… et sauta à pieds joints dans la fosse.
Le « splash » prévisible retentit avec une ou deux secondes de décalage.
Pevara imita Androl. L’eau lui gela les pieds, mais comme elle était déjà trempée…
Debout dans le puits en trompe-l’œil, Androl se pencha, rampa dans un court tunnel puis se redressa dès qu’il fut de l’autre côté. Là, son globe lumineux révéla l’entrée d’un autre tunnel. Une sorte de réservoir pour les eaux de pluie.
Au moment où les gardes étaient morts, estima Pevara, Androl et elle devaient se tenir très exactement au-dessus de cet endroit.
Dobser n’a pas menti… Taim construit en secret des tunnels et des salles.
Quand les autres les eurent rejoints, Androl s’engagea dans le conduit. Très vite, ils atteignirent une intersection où les murs étaient étayés, comme dans une mine.
Les cinq intrus hésitèrent sur la direction à prendre.
— Ce chemin semble remonter, dit Emarin en étudiant une des deux possibilités. Peut-être pour rallier une seconde entrée…
— On devrait choisir l’autre tunnel, dit Nalaam, celui qui s’enfonce sous terre.
— Oui, souffla Androl. (S’humectant un index, il le leva pour tester le courant d’air.) Nous allons prendre sur la droite. C’est une bonne façon de commencer. Mais soyez prudents, car il y aura d’autres sentinelles.
Les intrus s’enfoncèrent dans le tunnel descendant. Depuis quand Taim travaillait-il sur ce complexe ? Ce n’était pas un incroyable exploit technique – par exemple, ils ne croisèrent plus d’intersections –, mais il fallait quand même le faire. Un effort impressionnant.
Sans crier gare, Androl s’arrêta, et les autres l’imitèrent. Dans le tunnel, l’écho d’une voix se répercutait. Pas assez fort pour qu’on puisse comprendre ce qu’elle disait – mais une lueur dansait déjà sur les murs.
Pevara s’unit au saidar et prépara des tissages. Si elle canalisait le Pouvoir, quelqu’un le remarquerait-il ? Androl aussi hésitait. Devoir utiliser le saidin pour abattre les gardes avait déjà été risqué. Très risqué, même… Si les sbires de Taim qui devaient grouiller dans ces sous-sols sentaient qu’un inconnu canalisait…
La silhouette approchait toujours, sa propre lumière l’éclairant.
Derrière Pevara, Jonneth arma son arc géant, dont il avait remis en place la corde. Dans ce tunnel, il dut rentrer le ventre pour réussir. Quand il tira, la flèche fit siffler l’air. Le murmure cessa et la lumière du nouveau venu baissa d’intensité.
Descendant sur quelques pas, les intrus découvrirent le cadavre de Coteren, ses yeux vitreux ne voyant plus la hampe de flèche qui dépassait de son torse.
Jonneth récupéra son projectile et l’essuya sur la tunique du mort.
— Voilà pourquoi je trimballe toujours un arc, maugréa-t-il. Bande de fichus fils de chèvre à la noix !
— Là ! fit Emarin en désignant une lourde porte. Coteren montait la garde.
— Préparez-vous ! souffla Androl.
Très calme, il poussa la porte en bois. Derrière s’étendaient des cellules creusées à même la terre et la roche. Des niches minuscules, profondément enfouies et défendues par une porte.
Pevara jeta un coup d’œil par le judas de la première. Vide. Ce trou à rats n’était pas assez haut pour qu’un homme se tienne debout, et il n’y avait pas de lumière prévue. Plus que d’une geôle, il s’agissait d’un tombeau où les prisonniers devaient implorer que la mort les délivre.
— Lumière ! lança Nalaam. Androl ! Il est là ! Logain, dans cette cellule !
Tous rejoignirent leur compagnon. Avec une adresse surprenante, Androl crocheta la serrure. Une fois la porte tirée, Logain se laissa rouler dehors en gémissant. Couvert d’immondices, il ressemblait à un spectre. Lui qui portait si beau avec ses cheveux bouclés et son visage décidé. À présent, il faisait penser à un mendiant.
Toussant comme un perdu, il se mit à genoux avec l’aide de Nalaam. Androl s’agenouilla face à lui, mais pas en signe de déférence. Pendant qu’Emarin lui tendait une gourde d’eau, il sonda le regard de Logain.
Alors ? demanda Pevara.
C’est lui ! pensa Androl. C’est toujours lui !
Du soulagement déferla dans le lien.
S’ils avaient réussi à le convertir, émit Pevara, ils l’auraient libéré.
Vraiment, elle appréciait de plus en plus la communication mentale.
Sans doute… Sauf si c’est un piège…
— Seigneur Logain ?
— Androl… Jonneth… Nalaam… Et une Aes Sedai ?
Logain étudia Pevara. Pour un homme sortant de jours voire de semaines d’incarcération, il semblait remarquablement lucide.
— Je me souviens de toi… Tu appartiens à quel Ajah ?
— Est-ce important ?
— Capital, fit Logain en essayant de se relever. (Ses jambes se dérobant, Nalaam dut le soutenir.) Comment m’avez-vous trouvé ?
— Nous te raconterons ça quand nous serons en sécurité, seigneur, dit Androl. (Il jeta un coup d’œil vers la sortie.) Allons-y ! La nuit est loin d’être finie, et elle ne sera pas facile…
Androl se pétrifia… puis il claqua la porte.
— Que se passe-t-il ? demanda Pevara.
— Quelqu’un canalise le Pouvoir, répondit Jonneth. Puissamment.
Étouffés par la porte et les murs, des cris retentirent dans le couloir.
— Quelqu’un a trouvé les cadavres, dit Emarin. Seigneur Logain, es-tu en état de te battre ?
Logain tenta de tenir debout seul… et faillit encore s’étaler. Ses traits se durcirent, pleins de détermination, mais Pevara sentit la déception d’Androl. Soit Logain était bourré de fourche-racine, soit il était trop épuisé pour canaliser. Quoi d’étonnant ? Pevara avait vu des femmes en bien meilleur état que lui incapables de s’unir à la Source.
— En arrière ! cria Androl en allant se placer à côté de la porte, contre le mur.
Le battant explosa dans un geyser de feu.
Pevara n’attendit pas que les gravats et la fumée retombent. Tissant du Feu, elle déchaîna la destruction dans le couloir. En face d’elle, ça ne faisait aucun doute, il y avait des Suppôts des Ténèbres… ou pire encore. Dans ces conditions, les Trois Serments ne l’entravaient pas.
Elle entendit des cris, mais quelque chose repoussa son assaut. Aussitôt, un bouclier tenta de la couper de la Source. Elle parvint à l’esquiver, de justesse, puis s’inclina sur le côté et inspira à fond.
— Nos adversaires sont puissants, souffla-t-elle.
Mais de qui s’agissait-il ?
Dans le lointain, une voix cria des ordres qui se répercutèrent le long des couloirs.
Jonneth s’agenouilla près de la sœur rouge.
— C’était la voix de Taim !
— Il ne faut pas rester ici ! dit Logain. Androl, un portail !
— J’essaie ! Par la Lumière, j’essaie de toutes mes forces !
Nalaam aida Logain à s’asseoir, dos contre un mur.
— Foutaises, tout ça ! J’ai été dans des situations plus délicates.
Allant rejoindre les autres, il expédia des tissages dans le couloir. Des explosions firent trembler les murs et de la poussière tomba du plafond.
Pevara bondit dans l’encadrement de la porte, expédia une série de tissages puis revint s’accroupir à côté d’Androl.
Le regard fixe, il n’était plus qu’un masque de concentration. Dans le lien, Pevara sentit sa frustration et sa détermination.
— Tu peux le faire, dit-elle en prenant la main de son compagnon.
Une explosion fit basculer Jonneth à la renverse, un bras brûlé. Le sol trembla et les murs commencèrent à s’écrouler.
Les joues ruisselant de sueur, Androl serra les dents et ouvrit les yeux en grand. Venue du couloir, de la fumée s’infiltra dans le donjon, valant une quinte de toux à Emarin.
Imperturbable, Nalaam entreprit de guérir Jonneth.
Androl cria. Pevara sentit qu’il était en esprit en train de franchir l’obstacle qui le séparait de son don pour les portails. Il y était presque. Et il pourrait…
Un tissage s’écrasa contre les murs, la terre parut vouloir s’ouvrir, et le plafond déjà mal en point ne résista pas.
De la terre se déversa sur Androl et ses compagnons. Autour d’eux tout devint noir.