32 Une araignée à fleurs jaunes

La damane avait ouvert dans le sol un portail qui permettait à Mat d’observer le champ de bataille.

Encore impressionné, le jeune flambeur se massa le menton. Pourtant, il utilisait ces « trous » depuis au moins une heure, afin de recenser les pièges que Bryne avait semés sur le chemin de l’armée d’Egwene. Pour renforcer les flancs de son armée, il avait envoyé plusieurs régiments du Seanchan. Des damane s’opposaient désormais aux Ayyad – les Shariens et Shariennes capables de canaliser – et repoussaient les flots de Trollocs qui fondaient sur les défenseurs.

Bien entendu, regarder de haut n’était pas aussi enrichissant qu’être en plein dans la mêlée. Bientôt, Mat devrait peut-être repiquer au jeu.

Il jeta un coup d’œil à Tuon, assise sur un énorme trône dans un coin du bâtiment de commandement. Sa femme plissa les yeux, comme si elle lisait très clairement ses pensées.

C’est une Aes Sedai, se souvint Mat. D’accord, elle ne sait pas canaliser, mais c’est parce qu’elle a refusé d’apprendre. Quoi qu’il en soit, c’est une fichue sœur ! Et je l’ai épousée…

Cela dit, cette femme était incroyable. Chaque fois qu’elle donnait un ordre, Mat frissonnait, tant c’était naturel. Elayne et Nynaeve auraient eu des cours à prendre.

Sur son trône, Tuon était jolie comme un cœur. Mat s’autorisa à la contempler, ce qui lui valut un regard noir parfaitement injuste. Si un époux ne pouvait pas reluquer sa femme, qui devrait-il lorgner ?

Mat baissa la tête sur le champ de bataille.

— Super, ce truc, dit-il, se baissant pour glisser les mains dans le portail.

S’il tombait, il aurait le temps de fredonner trois couplets d’une chanson avant de s’écraser comme une bouse. Oui, mais de quelle chanson ? Peut-être une de ses préférées : Et en plus, pas moyen d’apercevoir ses chevilles.

— Celle-ci, fit la sul’dam en désignant sa nouvelle damane, a appris en regardant les Aes Sedai tisser le saidar.

Nommée Catrona, la sul’dam avait failli s’étrangler en prononçant le nom des sœurs de la Tour Blanche. Mat ne lui aurait pas jeté la pierre. Ces deux mots lui écorchaient aussi la langue.

Le jeune flambeur évitait de trop fixer la damane, et encore moins les branches en fleur tatouées sur ses joues – les ramifications des motifs qui jaillissaient de sa nuque comme des mains qui auraient tenu son visage.

Mat était responsable de la captivité de cette femme. C’était mieux que l’avoir dans le camp d’en face, non ?

Par le fichu sang et les maudites cendres ! Pour convaincre Tuon de ne plus utiliser de damane, tu manœuvres vraiment comme un manche, Matrim Cauthon. En capturer une toi-même…

La Sharienne s’était faite très vite à son sort, et ça se révélait agaçant. Selon la sul’dam, après une brève résistance, elle s’était soumise sans retenue. En principe, il fallait des mois pour dresser correctement une damane. Avec celle-là, quelques heures avaient suffi. Catrona en rayonnait de fierté – comme si elle avait quelque chose à voir avec le caractère bien peu trempé de la Sharienne.

Le trou dans le sol était remarquable. Debout au bord, Mat observait le monde, comptant les unités et les escadrons et gravant leur position dans sa tête. Qu’aurait donc fait Cassen Bayor s’il avait eu un outil si formidable ? La bataille de Kolesar aurait-elle tourné différemment ?

En tout cas, il n’aurait jamais perdu sa cavalerie dans le marécage, ça, c’était certain.

Sur la frontière orientale du Kandor, les troupes de Mat contenaient toujours les Ténèbres. Certes, mais le mari de Tuon restait très mécontent de la situation actuelle. Les pièges de Bryne étaient aussi difficiles à repérer qu’une araignée à fleurs jaune sur un pétale.

C’était à cause de ça que Mat avait compris. Pour mettre l’armée dans la mouise en faisant mine de la guider vers la victoire, il fallait un vrai génie militaire. Un plan pareil ne naissait pas dans n’importe quel cerveau.

Mat avait perdu plus d’hommes qu’il désirait en compter. Les survivants étaient acculés au fleuve, et Demandred – sans cesser de radoter au sujet du Dragon – éprouvait en permanence leurs défenses en quête d’un point faible.

Une charge de cavalerie par-ci, des tirs d’archers par-là, un assaut massif de Trollocs… En conséquence, Mat devait garder Demandred à l’œil histoire de neutraliser ses initiatives à temps.

La nuit serait bientôt là. Les Ténèbres allaient-elles se replier ? Les Trollocs pouvaient se battre dans le noir, mais qu’en était-il des Shariens ?

Mat donna quelques ordres, puis il prit le temps de respirer tandis que des messagers se précipitaient vers les divers portails. Pour qu’arrivent les réponses de ses officiers, il suffirait de quelques minutes.

— C’est si rapide…, soupira Mat.

— Ces portails changeront le monde, dit le général Galgan. Les messages apportent la réponse en un éclair et les chefs peuvent voir en direct le résultat de leurs plans.

Mat eut un grognement approbateur.

— En revanche, je parie qu’il faudra attendre toute la soirée pour que notre dîner soit servi.

Galgan se permit un sourire. On eût cru voir s’élargir la fissure d’un rocher.

— Général, dis-moi un peu, fit Tuon. Quelle opinion as-tu sur les compétences de mon consort ?

— Très Haute, j’ignore où vous l’avez trouvé, mais cet homme est un diamant d’une valeur inestimable. Pendant qu’il secourait l’armée de la Tour Blanche, je l’ai observé. Si étrange que soit son style, j’ai rarement vu un officier de terrain aussi doué que lui.

Tuon ne sourit pas, mais dans ses yeux, Mat vit qu’elle était flattée. De très beaux yeux, accessoirement.

Si le général n’avait pas tiré à ce point la tête, songea le jeune flambeur, cet endroit aurait presque pu être fréquentable.

— Merci, souffla Mat au général quand ils s’agenouillèrent tous les deux pour étudier le champ de bataille, à leurs pieds.

— Je suis un homme de vérité, Prince, fit Galgan tout en passant un pouce le long de son menton. Tu serviras bien le Trône de Cristal. Il serait désolant que tu sois assassiné trop tôt. Mes premiers tueurs, je les choisirai très inexpérimentés, pour que tu les neutralises sans peine.

Mat en resta bouche bée. Des propos d’une parfaite franchise, prononcés affectueusement, ou presque. Comme si ce type lui faisait une faveur en essayant de le trucider.

— Ces Trollocs, là, dit Mat en tendant un index, ne tarderont pas à se replier.

— Je suis d’accord, fit Galgan.

— Reste à savoir ce que Demandred fera d’eux. Je crains fort que les Shariens tentent d’infiltrer une de leurs marath’damane dans notre camp, de préférence en pleine nuit. Ces femmes sont très dévouées à leur cause. Ou elles se fichent de vivre ou de mourir.

Les Aes Sedai et les sul’dam n’étaient pas particulièrement timides. En revanche, elles se montraient souvent prudentes. Les Shariennes semblaient ignorer le sens de ce mot. Quant aux Ayyad mâles, ils étaient encore pires.

— J’ai besoin de quelques damane pour illuminer le fleuve, dit Mat. Il faut que le camp soit placé sous couvre-feu, avec un cordon de damane placé autour. Elles auront mission de repérer tout usage du Pouvoir. Bien entendu, chez nous, pas un seul tissage, même pour allumer une fichue bougie.

— Les… Aes Sedai risquent de ne pas aimer ça, fit remarquer Galgan.

Lui aussi hésitait à prononcer le nom des sœurs. Sur un ordre de Mat, on utilisait cette appellation en lieu et place de marath’damane. Mat aurait cru que Tuon casserait la consigne, mais elle n’en avait rien fait.

S’ils survivaient tous les deux à ce cataclysme, apprendre à connaître cette femme serait à coup sûr un vrai plaisir.

Tylee fit soudain irruption dans la pièce. Grande, une cicatrice sur le visage, cette femme à la peau noire marchait avec la confiance tranquille d’un vétéran. L’armure cabossée et les vêtements rouges de sang, elle se prosterna devant Tuon.

Son unité avait perdu des plumes, aujourd’hui, et elle devait se sentir comme un tapis qu’une maîtresse de maison venait de battre vigoureusement.

— Je suis inquiet au sujet de cette position, dit Mat, agenouillé au bord du trou.

Comme prévu, les Trollocs se retiraient.

— Pourquoi ? demanda Galgan.

— Nous avons pressé les damane comme des citrons, et nous sommes acculés au fleuve. À long terme, c’est une position difficile à défendre, surtout contre une horde pareille. S’ils ouvrent des portails et transfèrent une partie des forces shariennes de ce côté de la rivière, en pleine nuit, nos ennemis peuvent nous écraser.

— Je vois ce que tu veux dire, fit Galgan. Selon leur nombre, ils continueront à nous harceler. Quand nous serons assez faibles, ils nous passeront un nœud coulant autour du cou puis le serreront.

Mat chercha le regard du général.

— Je crois qu’il est temps d’abandonner cette position.

— D’accord. À première vue, c’est la meilleure chose à faire. Pourquoi ne pas choisir un terrain qui nous sera plus favorable ? Mais tes amies de la Tour Blanche souscriront-elles à ce plan ?

— Voyons donc ça, fit Mat en se redressant de toute sa hauteur. Que quelqu’un aille chercher la Chaire d’Amyrlin et les représentantes.

— Elles ne viendront pas, dit Tuon. Les Aes Sedai ne nous rencontreront pas ici. Et je doute que ton Egwene m’accepterait dans son camp, avec l’escorte qui m’accompagnerait.

— Génial ! fit Mat.

Il désigna le portail horizontal que la damane était en train de refermer.

— Nous parlerons à travers un portail, comme si c’était une vulgaire porte.

Tuon n’ayant pas émis d’objections, Mat envoya ses messagers.

Avec quelques arrangements, Egwene trouva elle aussi l’idée séduisante. Pendant l’attente, Tuon passa le temps en faisant transporter son trône de l’autre côté de la pièce. Même sous la torture, Mat n’aurait su dire pourquoi.

Ensuite, l’Impératrice entreprit de casser les pieds à Min.

— Et celui-là ? demanda-t-elle alors qu’un membre du Sang élancé entrait dans la pièce.

— Il se mariera bientôt, répondit Min.

— Décris d’abord l’augure, fit Tuon, puis interprète-le si ça te chante.

— Je connais très exactement le sens de cette image, se défendit Min.

On l’avait installée sur un plus petit trône, à côté de celui de Tuon. Couverte de soie et de dentelle, la compagne de Rand faisait penser à une souris réfugiée dans un rouleau de tissu.

— Parfois, je sais tout de suite, et…

— L’augure d’abord, insista Tuon d’un ton égal. Et quand tu me parles, appelle-moi « Très Haute ». Avoir le droit de t’adresser directement à moi est un grand honneur. Ne te laisse pas influencer par l’attitude contestable du Prince des Corbeaux.

Min se tut, même si elle n’avait pas l’air plus impressionnée que ça. Pour se laisser malmener par Tuon, elle avait passé bien trop de temps avec des Aes Sedai.

Cette situation incita Mat à la réflexion. Il avait une assez bonne idée de ce que Tuon serait capable de faire, si Min tombait en disgrâce à ses yeux. Cette Impératrice, il l’aimait – par la Lumière, en tout cas, il aurait juré que oui. Mais elle lui flanquait un peu la frousse quand même…

Il devait faire en sorte que Tuon ne décide jamais de dresser Min.

— L’augure concernant cet homme, dit Min, sa voix tremblant un peu de colère, c’est de la dentelle blanche qui flotte sur un bassin. Je sais que ça annonce un mariage imminent.

Tuon hocha la tête, puis elle parla par signes à Selucia. L’homme en question appartenait au Sang inférieur, donc il n’était pas autorisé à parler directement à l’Impératrice. Quand il s’inclina, son front se retrouva si près du sol qu’on eût dit un entomologiste en quête d’un spécimen de fourmi.

— Seigneur Gokhan du Sang, dit Selucia au nom de Tuon, tu es transféré en première ligne. Avec interdiction de te marier avant la fin du conflit. Les augures annoncent que tu vivras assez vieux pour te trouver une femme, donc, tu ne risqueras rien au combat.

Min fit la grimace, puis elle ouvrit la bouche – sans doute pour dire que ça ne fonctionnait pas comme ça. Mat secouant la tête à son intention, elle se ravisa.

Tuon fit venir le cobaye suivant – une jeune femme qui n’appartenait pas au Sang. Même si on ne voyait pas grand-chose sous son armure, la guerrière avait la peau claire et un visage qui semblait joli. À dire vrai, les armures des femmes et celles des hommes n’étaient guère différentes, un détail que déplorait le jeune flambeur. Quand il avait demandé à un armurier si certaines zones du plastron des filles ne devaient pas être un peu plus… saillantes, le type l’avait regardé comme s’il était fou à lier. Par la Lumière, ces gens n’avaient aucun sens de la morale. Car enfin, tout homme avait le droit de savoir qu’il affrontait une femme sur un champ de bataille. C’était un strict minimum.

Tandis que Min décrivait ses images, Mat se cala dans son fauteuil, posa les pieds sur la table – oui, sur une carte ! – et sortit sa pipe de sa poche.

Même s’il ratait pas mal de détails importants, cette guerrière semblait plutôt bien faite. Une compagne idéale pour Talmanes, qui passait vraiment trop peu de temps à regarder les dames. Une honte pour la confrérie des hommes, ce type…

Quand il se mit à bourrer sa pipe, sa chaise en équilibre sur deux pieds, Mat ignora les regards mauvais qu’on lui coula. Les Seanchaniens pouvaient être si pointilleux…

Qu’il y ait tant de femmes dans l’armée – des combattantes – le laissait perplexe. Cela dit, la plupart ressemblaient à Birgitte, ce qui était plutôt une bonne chose. Pour une nuit dans une taverne, Mat aurait choisi l’archère plutôt qu’une bonne moitié des hommes qu’il connaissait.

— Tu seras exécutée, annonça Selucia au nom de Tuon.

Mat manqua en tomber de sa chaise. Au dernier moment, il se retint à la table.

— Quoi ? s’écria Min. Non !

— Tu as vu un sanglier blanc, dit Tuon.

— Mais j’ignore ce que signifie cette image !

— C’est l’emblème de Handoin, un de mes rivaux au Seanchan. Le sanglier blanc est un signe de danger, voire de trahison. Cette femme travaille pour mon ennemi, ou elle se ralliera à lui un jour.

— Tu ne peux pas l’exécuter pour ça !

Tuon battit une fois des paupières, puis elle riva les yeux sur Min. Dans la pièce, il sembla faire plus froid et plus sombre. Mat en frissonna. Quand Tuon se comportait ainsi, il détestait ça. Ce regard… Eh bien, on eût dit celui de quelqu’un d’autre. Un être sans compassion, moins vivant qu’une statue.

Selucia bougea frénétiquement les doigts à l’intention de Tuon, qui la regarda puis hocha la tête.

— Tu es ma Voix de la Vérité, dit-elle à Min, presque à contrecœur. Même en public, tu as le droit de me contredire. Trouves-tu ma décision injuste ?

— Oui, et pas qu’un peu. Tu n’utilises pas mon don comme tu le devrais.

— Et comment devrais-je l’utiliser ? demanda Tuon.

La guerrière condamnée à mort restait prosternée sur le sol. N’étant pas autorisée à s’adresser à l’Impératrice, elle n’avait pas tenté de protester. En fait, elle était d’un rang si inférieur que s’adresser à quiconque en présence de Tuon aurait été un affront à l’honneur.

— Ce qu’une personne pourrait faire n’est pas un motif d’exécution, dit Min. Ne le prends pas mal, mais si tu comptes tuer les gens à cause de ce que je te dis, je n’ouvrirai plus la bouche.

— Sauf si on te fait parler…

— Tu peux toujours essayer…

Mat en frissonna. Par les maudites cendres, Min semblait aussi glaciale que Tuon quelques instants plus tôt.

— Si tu tortures celle qui transmet les augures, Impératrice, nous verrons comment la Trame te traitera.

Contre toute attente, Tuon sourit.

— Voilà qui est bien parlé ! Explique-moi ce que tu veux, toi qui m’apportes les augures.

— Je continuerai à décrire mes images, mais à partir de maintenant, les interprétations – qu’elles soient de mon fait ou du tien – devront rester secrètes. Entre toi et moi, voilà qui serait idéal. Tu seras autorisée à garder l’œil sur une personne à cause de mes révélations, mais pas de la punir avant qu’elle ait mal agi. Pour commencer, rends la liberté à cette femme.

— Qu’il en soit ainsi, soupira Tuon.

Elle agita les doigts à l’intention de Selucia.

— Ta condamnation est levée, dit la Voix. Mais ne t’écarte pas du droit chemin, car tu seras surveillée.

La guerrière se releva, s’inclina puis sortit de la pièce, la tête baissée. Sur son front et ses joues, Mat vit ruisseler de la sueur. Eh bien, finalement, elle n’avait rien d’une statue…

Le jeune flambeur se tourna vers Tuon et Min, qui se défiaient toujours du regard. S’il n’y avait pas de couteau en vue, on aurait bien dit que quelqu’un s’était fait poignarder.

Si seulement Min pouvait apprendre à faire montre d’un peu de respect… Sinon, un de ces quatre, il devrait la tirer par la peau du cou loin des Seanchaniens – et surtout d’un bourreau armé de sa hache. C’était joué d’avance.

Du côté de la pièce désigné par Tuon, un portail s’ouvrit, exactement à l’endroit qu’elle avait désigné. Soudain, Mat comprit pourquoi elle avait fait déplacer son trône. Si la damane avait été capturée et forcée de dire où Tuon était assise, une Aes Sedai aurait pu faire en sorte que le portail s’ouvre à cet endroit et la coupe en deux.

La probabilité était si minime qu’elle en devenait risible. Sauf s’il s’agissait d’un Suppôt, comment penser qu’une sœur serait prête à tuer quelqu’un ? Mais l’Impératrice ne prenait aucun risque.

De l’autre côté du portail, le Hall de la Tour était réuni sous une tente. Derrière les représentantes, Egwene trônait dans un grand fauteuil.

La Chaire d’Amyrlin en personne, s’avisa Mat.

Par le sang et les cendres… Dire qu’elle est montée si haut !

Même si elle faisait tout pour le cacher, Egwene était épuisée, et les autres sœurs ne valaient guère mieux. Les Aes Sedai avaient lutté bien au-delà de leurs limites. Et si leur dirigeante avait été un soldat, Mat ne l’aurait sûrement pas renvoyé sur le front. Bon sang, un gars si pâle et aux yeux si las, il l’aurait affecté pendant une semaine au fond d’un lit, pour qu’il se requinque.

— Nous sommes curieuses de connaître la raison de cette réunion, dit Saerin.

Sur un siège plus modeste, Silviana était assise à côté de la Chaire d’Amyrlin. Les représentantes, elles, s’étaient regroupées par Ajah. Certaines manquaient, dont une des jaunes, remarqua Mat.

Tuon fit signe à son mari, chargé de présider la séance. En réponse, il inclina très légèrement son chapeau, ce qui lui valut un sourcil joliment arqué. Toujours Impératrice jusqu’au bout des ongles, Tuon n’était plus une statue de marbre.

Mat se leva et salua les sœurs en inclinant de nouveau son chapeau.

— Aes Sedai, dit-il, le Trône de Cristal apprécie que vous ayez retrouvé vos fichus esprits, nous confiant la direction des opérations.

Les yeux de Silviana faillirent lui sortir de la tête, comme si quelqu’un venait de lui marcher sur les pieds. Du coin de l’œil, Mat vit le demi-sourire qui étira les lèvres de Tuon. Par le sang et les cendres, si ces deux femmes l’encourageaient ainsi, ça allait être chaud.

— Aussi éloquent que d’habitude, Mat…, dit sèchement Egwene. Tu as toujours ton petit renard ?

— Toujours, oui, bien au chaud contre moi.

— Eh bien, protège-le, car je détesterais que tu subisses le sort de Gareth Bryne.

— Donc, c’était bien une coercition ?

Sur ce sujet, Egwene lui avait envoyé un message.

— Pour autant qu’on peut le dire, fit Saerin. Nynaeve Sedai est la seule à pouvoir distinguer les tissages dans l’esprit d’une personne…

— Nos spécialistes de la guérison s’occupent de Bryne, annonça une robuste Aes Sedai au physique de Domani. Pour l’heure, nous ne pouvons pas nous fier à un plan de bataille conçu par le général. Pas tant que nous ignorerons depuis quand le Ténébreux le dominait.

Mat hocha la tête.

— C’est bien vu, oui… Au fait, nous devons retirer nos forces du gué.

— Pourquoi ? demanda Lelaine. Ce front est stabilisé.

— Pas assez bien, dit Mat. Je n’aime pas ce site, et on ne devrait pas se battre à des endroits qui nous déplaisent.

— J’hésite à céder un pouce de terrain aux Ténèbres, dit Saerin.

— Un pas en arrière maintenant, ça peut en faire deux de gagnés tout à l’heure, fit Mat.

Le général Galgan murmura son assentiment. Alors, le jeune flambeur s’aperçut qu’il venait de citer Artur Aile-de-Faucon.

Saerin fronça les sourcils. À l’évidence, les autres représentantes la laissaient parler en leur nom. Les mains croisées, Egwene manifestait le plus grand détachement.

— Il faut que je t’annonce, dit Saerin, que notre grand capitaine n’a pas été le seul visé. Davram Bashere et le seigneur Agelmar ont aussi essayé de saboter leurs armées. Elayne Sedai s’est bien battue, détruisant une horde de Trollocs, mais elle ne s’en serait pas sortie sans l’aide de la Tour Noire. Les Frontaliers, eux, ont perdu les deux tiers de leurs forces.

Mat en eut des frissons. Les deux tiers ? Alors que ces hommes comptaient parmi l’élite des défenseurs de la Lumière.

— Et Lan ?

— Il a survécu, annonça Saerin.

Eh bien, c’était au moins ça…

— Et l’armée qui se bat dans la Flétrissure ?

— Le seigneur Ituralde est porté disparu. Personne ne sait ce qui lui est arrivé.

— Le plan ennemi était bien conçu, fit Mat, son esprit tournant à toute vitesse. Par le sang et les cendres ! Ils ont failli saboter nos quatre fronts. J’imagine à peine quelle coordination il leur a fallu pour ça.

— Comme je l’ai dit, intervint Egwene, nous devons être très prudents. Mat, ne te sépare jamais de ton renard.

— Que veut faire Elayne ? demanda le jeune flambeur. C’est elle qui commande, non ?

— Elayne Sedai essaie d’aider les Frontaliers, répondit Saerin. Elle nous a informées que le Shienar est perdu, mais que les Asha’man ont conduit en sécurité l’armée du seigneur Mandragoran. Demain, elle entend transférer la sienne par des portails afin de repousser les Trollocs dans la Flétrissure.

Mat secoua la tête.

— Nous devons présenter un front uni… Elayne pourrait-elle venir ici via un portail ? Ou pourrions-nous au moins la contacter ?

Personne n’émit d’objection. Quelques minutes après, un portail apparut dans la tente où Egwene siégeait avec les représentantes. Le ventre bien rond, Elayne en émergea, les yeux lançant des éclairs. Derrière elle, Mat aperçut des soldats au dos voûté par la fatigue qui traversaient un champ à la tombée de la nuit.

— Mat, que veux-tu ? demanda la jeune reine, agacée.

— Tu as remporté ta bataille ?

— De justesse, oui… Les Trollocs qui menaçaient Cairhien sont tous morts. La cité est en sécurité.

Mat acquiesça gravement.

— Moi, je dois abandonner notre position, ici.

— Très bien… Nous pourrons peut-être unir nos forces avec les Frontaliers survivants.

— Elayne, je veux faire plus que ça, dit Mat en avançant d’un pas. Le plan du Ténébreux… Eh bien, il était très intelligent. Nous sommes amochés et presque vaincus. Lutter sur plusieurs fronts est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre.

— Que faire, dans ce cas ?

— Un baroud d’honneur ! Nous tous, réunis sur un site favorable que nous aurons choisi.

Elayne ne répondit pas tout de suite. La voyant chanceler, quelqu’un lui apporta un fauteuil pour qu’elle prenne place à côté d’Egwene. Si elle conservait la prestance d’une reine, ses cheveux en bataille et ses vêtements roussis par endroits en disaient long sur ce qu’elle avait traversé.

— C’est une solution désespérée, non ? dit-elle enfin.

— Nous sommes désespérés, fit remarquer Saerin.

— Il faudrait demander à nos officiers supérieurs, dit Elayne. S’il en reste qui ne soient pas sous une coercition.

— Un seul ne peut pas l’être, déclara Mat en cherchant le regard de la reine. Et il t’affirme que nous sommes fichus si nous continuons sur notre lancée. Le plan d’origine était bon, mais après ce que nous avons perdu aujourd’hui… Elayne, nous sommes morts, sauf si nous choisissons un lieu où nous battre tous ensemble.

Un dernier lancer de dés…

— Quel lieu ? demanda enfin la reine.

— Tar Valon ? proposa Gawyn.

— Non, répondit Mat. Les Ténèbres l’ont déjà assiégée… De toute façon, ça ne peut pas être une ville où nous serions coincés. Il nous faut un terrain qui jouerait en notre faveur et où les Trollocs ne trouveraient rien à se mettre sous les crocs.

— Quelque part dans les Terres Frontalières ? avança Elayne. Pour priver de ressources les Ténèbres, Lan et ses hommes ont pratiqué la politique de la terre brûlée.

— Des cartes ! dit Mat en agitant les mains. Qu’on m’apporte des cartes ! Il nous faut un coin dans le sud du Shienar ou de l’Arafel. Un site proche au point que les Ténèbres le jugent tentant, et assez vaste pour qu’on s’y masse tous…

— Mat, demanda Elayne, ça ne reviendrait pas à donner à l’ennemi ce qu’il veut ? Une chance de nous écraser !

— Oui, confirma Mat pendant que les Aes Sedai lui faisaient parvenir des cartes.

Elles portaient toutes des annotations qui devaient être de la main de Bryne, considérant leur teneur.

— Nous devons être une cible séduisante. Il faut les attirer, les affronter… et vaincre ou périr.

Un long combat serait à l’avantage des Ténèbres. Une fois les Trollocs assez nombreux dans les terres du Sud, il n’y aurait plus moyen de les contenir. Qu’il gagne ou qu’il perde, Mat allait devoir le faire vite.

Un dernier lancer de dés, oui !

Sur une carte, le jeune flambeur désigna un secteur que Bryne avait marqué d’une croix. Une alternance de collines et de cours d’eau où on ne risquait pas de mourir de soif.

— Là ! Le champ de Merrilor ! Vous l’avez utilisé comme base arrière, non ?

Saerin eut un petit rire.

— Retour à la case départ, donc.

— On y trouve de petites fortifications, dit Elayne. D’un côté, les hommes ont construit une palissade qu’on pourrait prolonger.

— C’est exactement ce qu’il nous faut, dit Mat, qui voyait déjà la bataille se dérouler sous ses yeux.

Au champ de Merrilor, ils seraient regroupés en un lieu où les deux principales armées de Trollocs viendraient essayer de les prendre en étau. Une réelle tentation pour les monstres. Mais un terrain parfait pour un stratège tel que Mat.

Oui, ce serait comme la bataille des Goulets de Priya. S’il postait des archers sur les collines – non, des dragons ! – et s’il pouvait offrir aux Aes Sedai quelques jours de repos…

Les Goulets de Priya… Au début, il comptait utiliser le grand fleuve pour piéger l’armée d’Hamarea à l’entrée des Goulets. Mais alors qu’il refermait les mâchoires de son piège, le fichu fleuve s’était asséché d’un coup.

Les Hamareans avaient tourné le dos aux Goulets, puis traversé le cours d’eau et filé sans y laisser de plumes.

Une leçon que je n’oublierai pas…

— Ce site fera l’affaire, dit Mat en tapotant la carte. Elayne ?

— Oui, ça ira. J’espère que tu sais ce que tu fais, Mat.

Dès que la reine eut dit ces mots, les dés commencèrent à rouler dans la tête du jeune flambeur.


Galad ferma les yeux de Trom. Avant de le trouver, il avait sillonné pendant plus d’une heure le champ de bataille, au nord de Cairhien. Le pauvre Trom avait tant saigné que seuls quelques coins de sa cape étaient encore blancs. Après avoir récupéré les galons de l’officier – miraculeusement intacts –, Galad se releva.

Il était à demi mort de fatigue. Reprenant son chemin, il passa devant de petites montagnes de cadavres. Fidèles au rendez-vous, les corbeaux et les corneilles noircissaient le sol. On eût dit une marée de boue noire. De très loin, cette masse de charognards laissait penser que le sol avait brûlé.

De temps en temps, Galad rencontrait des hommes qui, comme lui, examinaient les dépouilles à la recherche de leurs amis. Alors qu’ils étaient le fléau des champs de bataille, le seigneur général des Fils de la Lumière avait remarqué très peu de détrousseurs de cadavres. Quand elle en avait appréhendé quelques-uns qui tentaient de fuir, Elayne avait menacé de les faire pendre.

Elle devient plus dure, songea Galad en revenant vers le camp, ses bottes lui semblant peser des tonnes. C’est une bonne chose.

Enfant, Elayne écoutait le plus souvent son cœur. Aujourd’hui, devenue reine, elle agissait en tant que telle. Mais il lui restait encore à mieux régler sa boussole morale. Si elle n’était pas une mauvaise personne, Galad aurait voulu qu’elle voie les choses avec la même lucidité que lui. Cela dit, elle n’était pas la seule tête couronnée dans ce cas.

Et Galad commençait à accepter que ça ne changerait pas. Au fond, quelle importance, tant que ces dirigeants faisaient de leur mieux ? En lui, ce qui l’aidait à voir sans coup férir la vérité était sans nul doute un cadeau de la Lumière. Mépriser les autres parce qu’ils n’avaient pas reçu ce présent n’était pas juste. Comme il aurait été inique de mépriser un homme né avec une seule main, et donc condamné à être un escrimeur médiocre.

La plupart des survivants, nota Galad, étaient assis sur le sol aux rares endroits où il n’y avait ni sang ni dépouilles. Même si l’arrivée des Asha’man avait inversé le sort des armes, ces hommes n’avaient pas l’air de vainqueurs.

Le flot de lave avait donné à l’armée d’Elayne le temps de se regrouper et d’attaquer. Ensuite, la bataille avait été d’une incroyable sauvagerie. Les Trollocs ne se rendaient jamais, et là, on ne les avait pas autorisés à tourner casaque pour sauver leur peau. En conséquence, Galad et tous les autres avaient lutté et saigné bien au-delà du moment où leur victoire ne faisait plus de doute.

Tous les Trollocs étaient morts, à présent, et les humains survivants contemplaient un océan de cadavres. Normalement, ils auraient dû se mettre en quête de blessés, mais cette tâche devait leur paraître accablante.

Avec les nuages bas, le soleil couchant colorait l’horizon de rouge, une lueur sanglante dansant sur le visage des vivants et des morts.

Galad atteignit enfin la longue colline qui matérialisait le point de démarcation entre les deux champs de bataille. Oubliant à quel point il avait envie d’un bon lit, il gravit le versant. Tout bien pesé, même une paillasse l’aurait comblé de bonheur. Voire un rocher plat, dans un coin tranquille.

L’air plus mordant, au sommet de la colline, lui fit un choc. À force de sentir le sang et la mort, c’était une brise fraîche qui lui paraissait anormale, désormais. Secouant la tête, il dépassa des Frontaliers qui traversaient lentement des portails. Les Asha’man étaient allés contenir les Trollocs afin qu’une partie des soldats de Mandragoran puisse quitter le front.

D’après ce qu’on disait, les armées frontalières n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes. Pour Mandragoran et ses hommes, la trahison des grands capitaines avait eu des conséquences dramatiques. Certes, mais pensaient-ils que cette bataille, ici, avait été une partie de plaisir pour Galad ou pour quiconque d’autre ? Une horreur, oui ! Pourtant, on ne pouvait contester que les Frontaliers avaient beaucoup souffert.

Au sommet de la colline, alors qu’il balayait du regard la marée noire de charognards, Galad dut se retenir de vomir. Là où tombaient les sbires du Ténébreux, d’autres sbires à lui s’offraient un festin.

Quand il trouva enfin Elayne, le discours enflammé qu’elle tenait à Tam al’Thor et à Arganda surprit Galad.

— Mat a raison ! Merrilor fera un bon champ de bataille. J’aimerais pouvoir laisser aux hommes plus de temps pour se reposer. Mais nous n’avons que quelques jours pour arriver avant les Trollocs… (Elle secoua la tête.) Nous aurions dû nous douter, pour les Shariens. Quand le paquet de cartes ne contient plus assez d’atouts pour le Ténébreux, il en rajoute, tout simplement.

Pour ne pas déchoir, Galad se força à rester pendant que la jeune reine haranguait ses officiers. Pourtant, il fit une entorse à l’honneur, se laissant tomber sur un tabouret avant de piquer du nez.

— Galad, dit Elayne, tu devrais permettre à un Asha’man de te débarrasser de la fatigue. Ton entêtement à les traiter comme des parias est ridicule.

Galad carra les épaules.

— Ça n’a rien à voir avec les Asha’man ! s’écria-t-il.

Trop bavarde, sa réponse. Il n’avait pas à se justifier.

— Cette fatigue me rappelle tout ce que nous avons perdu aujourd’hui. Mes hommes doivent la subir, et je ferai comme eux. Sinon, je risque d’oublier leur épuisement et de les pousser trop loin.

Elayne plissa le front.

Galad ne s’en formalisa pas. Voilà longtemps qu’il ne se souciait plus de heurter sa sensibilité. Parfois, il suffisait qu’il parle du beau temps, ou du goût d’une infusion, pour qu’elle prenne la mouche.

Combien Galad regrettait l’absence d’Aybara. Ce type était un vrai chef – un des rares qu’il ait rencontrés –, et on pouvait lui parler sans craindre qu’il se vexe. Après la bataille, les Capes Blanches devraient peut-être s’installer à Deux-Rivières.

Bien sûr, entre Aybara et lui, il y avait un contentieux. Mais tout pouvait s’arranger…

Dans ma tête, je viens de les appeler Capes Blanches. Voilà comme je vois les Fils de la Lumière, désormais.

Depuis très longtemps, il ne se trompait plus accidentellement…

— Majesté, dit Arganda.

Il se tenait près de Logain, le chef des Asha’man, et de Havien Nurelle, le nouveau commandant des Gardes Ailés. Talmanes, de la Compagnie de la Main Rouge, approchait à pas lents avec quelques officiers du Saldaea et de la Légion du Dragon. Non loin de là, l’ancien Haman, un Ogier, assis sur le sol, regardait sans le voir le coucher de soleil.

— Majesté, reprit Arganda, je sais que tu considères cette victoire comme un triomphe…

— C’en est un ! coupa Elayne. Nous devons convaincre les hommes de voir les choses ainsi. Il y a moins de huit heures, je pensais que notre armée serait détruite. Et nous avons gagné.

— Au prix de la moitié de nos forces, rappela Arganda.

— C’est quand même une victoire ! insista Elayne. On s’attendait à disparaître.

— Aujourd’hui, dit Nurelle, le seul vainqueur, c’est le boucher.

— Non, intervint Tam al’Thor. La reine a raison. Les gars doivent comprendre que leurs frères d’armes ne sont pas tombés pour rien. Nous devons présenter les événements comme une victoire. Ils devront s’inscrire ainsi dans les livres d’histoire, et il faut que nos soldats les voient de cette façon.

— C’est un mensonge, s’entendit dire Galad.

— Pas vraiment, répliqua al’Thor. Tous, nous avons perdu des amis aujourd’hui. Mais nous focaliser sur les morts, c’est exactement ce que le Ténébreux veut que nous fassions. Je défie quiconque de me prouver que j’ai tort. Nous devons regarder la Lumière, pas les Ténèbres, sinon, elles nous engloutiront.

— En l’emportant ici, insista Elayne, nous nous sommes gagné un sursis. Grâce à ça, nous pourrons nous regrouper au champ de Merrilor et jeter nos dernières forces dans le combat contre le Ténébreux.

— Par la Lumière, soupira Talmanes. On va repasser par tout ça, pas vrai ?

— Oui, admit Elayne à contrecœur.

Galad sonda l’océan de cadavres et en frissonna de terreur.

— Au champ de Merrilor, ce sera pire. Que la Lumière nous protège, ce sera encore pire !


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