Alors que les dés roulaient dans sa tête, Mat, au sommet du plateau, avisa Grady en compagnie d’Olver et Noal. Sous son bras, le jeune flambeur portait l’étendard de Rand, enroulé serré. Partout, sur un tapis de sang, des corps gisaient au milieu des armes abandonnées et des pièces d’armure.
Ici, le combat était terminé faute d’ennemis.
De sa selle, Noal sourit à Mat. Perché devant le vieil homme, Olver serrait le cor contre lui. Après la guérison de Grady – debout à côté du cheval –, le gamin semblait épuisé, mais il rayonnait de fierté.
Noal, un des Héros du Cor… Bon sang, mais c’était évident ! Jain l’Explorateur en personne ! Eh bien, Mat n’aurait pour rien au monde changé de place avec lui. Noal aimait sans doute ça, mais le jeune flambeur, lui, n’était pas du genre à danser quand quelqu’un d’autre le lui ordonnait. Même pour l’immortalité, il ne s’y résoudrait jamais.
— Grady, dit-il, tu as fait du sacré bon boulot, en amont de la rivière. Les flots sont arrivés pile quand on en avait besoin.
L’Asha’man avait le teint grisâtre, comme s’il avait vu des horreurs.
— Qui étaient ces… ? commença-t-il.
— Je t’expliquerai une autre fois, répondit Mat. Pour l’heure, j’ai besoin d’un fichu portail.
— Pour aller où ?
Mat prit une très profonde inspiration.
— Au mont Shayol Ghul.
Et que la Lumière brûle le crétin que je suis !
Grady secoua la tête.
— C’est impossible, Cauthon.
— Tu es trop fatigué ?
— Je le suis, oui, mais ce n’est pas à cause de ça. Là-bas, il s’est passé quelque chose. Quand on tente d’ouvrir un portail, il est… repoussé. Comme si la Trame était faussée, si ça peut avoir un sens. Cette vallée n’est plus une seule destination, désormais, mais une multitude, et aucun portail ne peut se focaliser dessus.
— Grady, pour moi, ça a autant de sens que dire qu’on peut jouer de la harpe sans avoir de doigts.
— Il est impossible de Voyager jusqu’au mont Shayol Ghul, Cauthon ! Choisis une autre destination.
— Au plus près, où peux-tu m’envoyer ?
L’Asha’man haussa les épaules.
— Dans un des camps d’éclaireurs, à une journée de marche.
Une journée de marche ? Avec cette attraction de plus en plus forte…
— Mat, dit Olver, il va falloir que je vienne avec toi dans la Flétrissure. Vous aurez besoin des héros, je parie.
C’était en partie l’enjeu de tout ça. Et l’attraction se faisait insupportable.
Par les maudites cendres, Rand, fiche-moi la paix ! Tu…
Mat abandonna ses imprécations, car il venait d’avoir une idée. Un camp d’éclaireurs ?
— Un camp de Seanchaniens, tu veux dire ?
— Oui, confirma Grady. Depuis que les portails sont inutilisables sur le front, ils nous envoient régulièrement des rapports.
— Ne reste pas planté là avec l’air idiot ! s’écria Mat. Ouvre-moi un portail ! Viens, Olver. On a encore du pain sur la planche.
— Ahhhh…, fit Shaisam en volant au-dessus du champ de bataille de la vallée de Thakan’dar.
Quelle perfection ! Quel plaisir ! Ses ennemis s’entre-tuaient, et lui, il était devenu… immense.
Car son esprit habitait chaque tentacule de brume qui volait au-dessus de ce côté de la vallée. Les âmes des Trollocs étaient… eh bien, peu satisfaisantes. Mais justement, on pouvait atteindre la satiété en se nourrissant de beaucoup de grains très simples. Et Shaisam s’était outrageusement goinfré de ces âmes… basiques.
Cachés dans la brume, ses Vaisseaux titubaient le long de la pente abrupte. Des Trollocs avec la peau du visage cloquée, comme s’ils avaient bouilli. Et des yeux de mort, exclusivement blancs.
Shaisam n’avait presque plus besoin d’eux, puisque leurs âmes lui avaient fourni assez d’énergie pour qu’il se reconstruise. Du coup, il n’était presque plus fou. Enfin, non, pas presque plus, mais un peu moins…
Tandis qu’il marchait au cœur de la nappe de brume, il songea que sa renaissance n’était pas encore complète. Pour l’achever, il devrait trouver un endroit à infecter – un lieu où les barrières entre les mondes seraient minces. Là, il instillerait son moi dans la pierre et y enchâsserait sa conscience. Le processus prendrait des années, mais quand il serait achevé, le tuer deviendrait beaucoup plus difficile.
Pour l’instant, Shaisam était fragile. L’enveloppe mortelle qui marchait au cœur de son esprit… Eh bien, il était lié à elle. Fain, s’était-elle appelée avant. Padan Fain.
Cependant, il était immense, car les âmes avaient donné naissance à plus de brume. En retour, celle-ci avait trouvé d’autres « grains » pour lui.
Ici, des humains combattaient des Créatures des Ténèbres. Et tous lui fourniraient de la puissance.
Ses Vaisseaux émergèrent sur le champ de bataille. Aussitôt, les guerriers des deux camps les affrontèrent. Shaisam en trembla de joie. Ces fous ne voyaient et ne comprenaient rien. Les Vaisseaux n’étaient pas là pour se battre, mais pour faire diversion.
Alors que la bataille se déroulait, il projeta son essence au sein de tentacules de brume qu’il enfonça dans le corps des hommes et des Trollocs occupés à s’éventrer. Il fit de même avec des Myrddraals, modifiant leur esprit pour mieux les utiliser.
Bientôt, toutes ces armées seraient à lui.
Il lui faudrait bien ça si son antique ennemi… et son cher ami décidaient de l’attaquer.
Ces deux amis – ou ennemis – étaient pour l’instant occupés l’un avec l’autre. Excellent, ça !
Shaisam continua son assaut, frappant des combattants des deux camps et les consommant. Certains essayaient de se défendre en se précipitant dans la brume – bref, en s’offrant à son étreinte mortelle. Bien entendu, ça leur coûtait la vie.
La brume, c’était son véritable moi. Quand il se nommait encore Fain, il avait tenté de la générer, mais il était bien trop immature.
Nul ne pouvait l’atteindre, car aucune créature vivante ne pouvait résister à sa brume. Jadis, il avait été une chose sans esprit. Mais ce n’était pas vraiment lui. Ce qui était piégé en lui, un peu comme le contenu d’une graine, avait été emporté par la mort – cette pure merveille –, puis avait trouvé un terreau fertile au cœur de la chair d’un homme.
Les trois coexistaient en lui. La brume, un homme et le Maître. Cette merveilleuse dague – son enveloppe physique l’arborait, à présent – était devenue un objet délicieux, à la fois nouveau et ancien.
Ainsi, cette brume, c’était lui tout en ne l’étant pas du tout. Décérébrée, son enveloppe physique transportait néanmoins son esprit. Miraculeusement, grâce aux nuages qui obscurcissaient le ciel, il n’avait pas à s’inquiéter d’être réduit en cendres par le soleil.
De la part de son vieil ennemi, il était si gentil de l’accueillir ainsi ! Au cœur de la brume, son enveloppe physique riait aux éclats tandis que son esprit – la brume elle-même – se réjouissait de la perfection de toute chose.
Cet endroit serait un jour à lui. Mais d’abord, il devrait se repaître de Rand al’Thor, qui possédait l’âme la plus forte de toutes.
Quelle fantastique célébration !
Gaul s’accrochait aux rochers, devant l’entrée de la Fosse de la Perdition. Les vents le martyrisaient, projetant sur son corps du sable et des éclats de pierre qui constellaient son corps de petites plaies.
À l’intention du vortex de ténèbres, au-dessus de lui, il lâcha un rire triomphant.
— Donne tout ce que tu as ! lança-t-il, vibrant de défi. Moi, j’ai vécu dans la Tierce-Terre. Et on m’a toujours dit que l’Ultime Bataille serait grandiose. Pas une balade vers la forteresse de ma mère, en ramassant des pâquerettes en chemin…
Comme pour lui répondre, le vent souffla plus fort, mais il se plaqua contre la pierre, ne lui laissant aucune prise sur son corps. Son shoufa s’étant envolé, il avait noué autour de sa bouche un morceau de tissu arraché à sa chemise. Dans un poing, il brandissait une lance – la dernière, les autres étant brisées ou entre les mains de Tueur.
Gaul avança en direction de la gueule de la grotte, parfaitement visible, mais défendue par un fin voile écarlate.
Devant cette ouverture, une silhouette vêtue de cuir se campait agressivement. Autour d’elle, le vent retomba.
Plissant les yeux pour mieux voir dans la tempête, Gaul se faufila en silence dans le dos de l’homme et frappa avec sa lance.
Tueur se retourna, lâcha un juron et dévia l’attaque, son bras devenu aussi solide que de l’acier.
— Que la Lumière te brûle ! cria-t-il à Gaul. Tu ne peux pas te tenir tranquille, pour une fois ?
L’Aiel recula. Tueur fondit sur lui, mais les loups arrivèrent à cet instant précis. Vivace, Gaul fila se cacher derrière des rochers. Ici, Tueur était très puissant, mais pas au point de pouvoir assassiner ce qu’il ne voyait pas.
Féroces, les loups le harcelèrent jusqu’à ce qu’il disparaisse. Ici, ils étaient des centaines à errer dans le brouillard.
Tueur en avait abattu des dizaines. Dans son esprit, Gaul dit adieu à celui qui venait de périr dans cette escarmouche. S’il ne pouvait pas parler aux loups, contrairement à Perrin, il les considérait comme ses frères de la Lance.
Gaul rampa lentement et avec la plus grande prudence. Ses vêtements et sa peau, il le savait, se confondaient avec la couleur de la roche. Comme il semblait très bien qu’il en soit ainsi, eh bien, il en était ainsi.
Les loups et lui ne pourraient probablement pas vaincre Tueur. Mais ça ne les empêcherait pas d’essayer de toutes leurs forces.
Depuis quand Perrin Aybara était-il parti ? Deux heures, peut-être…
Si les Ténèbres se sont emparées de toi, mon ami, je prie pour que tu aies eu le temps de cracher dans l’œil de l’Aveugleur avant de te réveiller du rêve qu’est la vie.
Tueur réapparut, mais Gaul ne rampa pas en avant. À plusieurs reprises, l’homme lui avait envoyé des leurres, sous la forme de statues de pierre. Et cette silhouette ne bougeait pas.
Gaul regarda autour de lui, toujours très prudemment, alors que des loups s’approchaient du leurre pour le renifler.
Le faux leurre commença à les tuer.
Furieux, Gaul sortit de sa cachette. Apparemment, c’était ce qu’espérait Tueur, car il propulsa aussitôt une des lances qu’il avait arrachées à l’Aiel.
Touché au flanc, Gaul tomba à genoux.
Tueur éclata de rire puis leva les mains. Des bourrasques en jaillirent, soulevant les loups dans les airs.
Avec les rugissements du vent, Gaul entendit à peine leurs gémissements.
— Ici, cria Tueur, couvrant la tempête, je suis un roi ! Ici, je vaux bien plus que les Rejetés ! Cet endroit m’appartient, et je…
Gaul se demanda si la douleur ne lui embrouillait pas les idées. Il aurait juré que le vent commençait à retomber.
— Ici, je…
La tempête cessa.
Le silence s’abattit sur toute la vallée. Soudain tendu, Tueur tourna un regard inquiet vers l’entrée de la grotte. Là, rien ne semblait avoir changé.
— Tu n’es pas un roi, dit une voix très douce.
Gaul tourna la tête. Derrière lui, sur une saillie rocheuse, une silhouette arborait la tenue vert et marron d’un forestier de Deux-Rivières, les vestiges du vent faisant onduler doucement les pans de son manteau.
Les yeux fermés, la tête légèrement inclinée, comme si son menton était pointé vers le soleil – pourtant invisible derrière les nuages –, Perrin était de retour dans le rêve des loups.
— Ce lieu appartient aux loups, dit-il. Pas à toi, à moi ou à n’importe quel homme. Ici, tu ne peux pas être un roi, Tueur. Tu n’y as aucun sujet, et il en sera ainsi à jamais.
— Louveteau arrogant ! Combien de fois devrai-je te tuer ?
Perrin prit une grande inspiration.
— J’ai ri aux éclats en découvrant que Fain a massacré ta famille ! cria Tueur. Tu m’entends, j’ai ri ! J’étais censé l’abattre, tu sais. Les Ténèbres le trouvent fou et pourri, mais c’est le premier qui a réussi à te faire vraiment souffrir.
Perrin ne répondit rien.
— Luc voulait faire partie de quelque chose d’important, cria Tueur. En cela, nous sommes semblables, même si je cherchais à être capable de canaliser. Le Ténébreux ne peut pas accorder ce don à un homme, mais pour nous il a trouvé quelque chose de différent – et de bien meilleur. Pour ça, il faut qu’une âme puisse se mêler à… quelque chose d’autre. Comme ce qui t’est arrivé, Aybara. Oui, comme ce qui t’est arrivé…
— Nous n’avons rien en commun, Tueur, dit paisiblement Perrin.
— Au contraire ! C’est pour ça que j’ai ri ! Sais-tu qu’il existe une prophétie, au sujet de Luc ? Cette prédiction dit qu’il sera important pendant l’Ultime Bataille. C’est pour ça que nous sommes là. D’abord, nous te tuerons, puis ce sera le tour d’al’Thor. Exactement comme nous avons tué ton ami le loup…
Sur sa saillie rocheuse, Perrin ouvrit les yeux. Gaul recula d’instinct. Les yeux jaunes brillaient comme des phares.
La tempête se leva de nouveau. Pourtant, elle sembla inoffensive comparée à celle qui se déchaînait dans le regard du jeune seigneur.
Gaul sentit une sorte de pression émaner de son ami. Comme celle du soleil, à midi, quand on venait de passer quatre jours sans boire.
Après avoir observé Perrin quelques instants, l’Aiel plaqua une main sur son flanc blessé et fila à toutes jambes.
Alors qu’il s’accrochait à la selle d’une créature volante, à des centaines de pieds d’altitude, le vent cinglait les joues de Mat.
— Par le sang et les cendres ! s’écria le jeune flambeur, une main tenant son chapeau et l’autre serrant le pommeau de la selle.
Bon, il était tenu par des sangles, mais elles semblaient si fines. Beaucoup trop fines. N’aurait-on pas dû en prévoir davantage ? Peut-être dix ou vingt… Ou même une centaine, tant qu’à faire.
Les morat’to’raken étaient des fous furieux. Tous, jusqu’au dernier ! Dire que ces gens faisaient ça tous les jours ! Qu’est-ce qui clochait dans leur caboche ?
Sanglé en face de Mat, Olver se fendait la pipe.
Le pauvre petit… Il a tellement peur qu’il en perd la raison…
— Nous y voilà, mon prince ! cria Sulaan, la morat’to’raken qui pilotait le monstre volant.
Très jolie, au demeurant. Et totalement givrée.
— Nous survolons la vallée. Tu es sûr de vouloir t’y poser ?
— Non, par pitié ! cria Mat.
— Une excellente réponse…
Sulaan fit piquer sa bestiole de malheur.
— Par le sang et les cendres ! s’étrangla Mat.
Olver rigola de plus belle.
Le to’raken descendait vers une longue vallée où des gens s’étripaient. Plutôt que de s’appesantir sur le moment présent – un vol à dos de lézard, avec une Seanchanienne dingue et un gamin dérangé –, Mat préféra se concentrer sur ce qui se passait en bas.
Les piles de cadavres de Trollocs racontaient l’histoire mieux qu’une carte d’état-major. Les monstres étaient entrés dans la vallée par un défilé à présent situé derrière le jeune flambeur. Mais ils avaient payé le prix fort.
Désormais, le lézard volait vers le mont Shayol Ghul, tout au fond de la vallée.
En bas, c’était le chaos. Des bandes d’Aiels et de Trollocs arpentaient le site, s’égorgeant de-ci de-là. Un groupe de soldats – mais pas des Aiels – défendait le chemin qui donnait accès à la Fosse de la Perdition. La seule formation digne de ce nom que Mat repéra dans ce bazar.
D’un côté de la vallée, une brume très dense flottait au-dessus du sol. Au début, Mat pensa que c’était celle des Héros du Cor. À tort, puisque l’instrument était attaché à sa selle, à côté de son ashandarei. De plus, ce brouillard était trop… argenté, si c’était le bon adjectif.
Mat eut l’impression d’avoir déjà vu quelque part cette brume. Puis il sentit quelque chose qui en émanait. Une impression de froid vite suivie par les échos d’une voix… qui murmurait dans sa tête. Aussitôt, il comprit de quoi il s’agissait.
Lumière !
— Mat, regarde ! cria Olver. Des loups !
Des fauves noirs presque aussi grands que des chevaux attaquaient les soldats qui interdisaient tout accès à la grotte. Ces « loups » faisaient un massacre parmi les soldats. Comme si les choses n’étaient pas déjà assez compliquées…
— Ce ne sont pas des loups, fit Mat, sinistre. La Horde Sauvage est arrivée à Thakan’dar.
Avec un peu de chance, la Horde et Mashadar s’entre-détruiraient. En tout cas, il était permis de l’espérer. Mais avec les dés qui roulaient toujours dans sa tête, le jeune flambeur n’aurait pas misé un rond là-dessus.
Les forces de Rand – soit ce qu’il restait des Aiels, des Domani, des fidèles et des Défenseurs teariens – allaient être écrasées par les Chiens des Ténèbres. Quant aux survivants, Mashadar s’en emparerait.
Deux adversaires en même temps, c’était trop…
Mais la voix… Ce n’était pas seulement celle de Mashadar, la brume sans esprit. Fain était dans le coin – et la dague aussi.
Le mont Shayol Ghul dominait le champ de bataille. Au-dessus du pic, les nuages bouillonnaient. Bizarrement, des blancs venus du sud se mêlaient aux noirs, se collant les uns aux autres par duos. Chaque unité à moitié noire et à moitié blanche faisait penser à…
Le to’raken vira sur une aile puis piqua vers le sol.
— Attention ! cria Mat, tirant sur son chapeau. Tu essaies de nous tuer ?
— Toutes mes excuses, mon prince ! Je cherche simplement un endroit sûr où te déposer.
— Un endroit sûr, ici ? Tu vas devoir chercher longtemps.
— Pas trop, j’espère… Dhana est puissante, mais…
Tirée du sol, une flèche noire heurta la tête de Sulaan sans la transpercer. Une dizaine d’autres frisèrent la moustache que Mat n’avait pas, et une se ficha dans une aile du to’raken.
Mat éructa un juron, lâcha son chapeau et tendit un bras vers Sulaan tandis qu’Olver criait de terreur. Assommée, la Seanchanienne lâcha ses rênes. En bas, un groupe de Voiles Rouges se préparait à lâcher une nouvelle volée de projectiles.
Mat défit ses sangles puis bondit – enfin, rampa – par-dessus Olver et la pilote inconsciente. Puis il saisit les rênes du to’raken paniqué. Ce ne devait pas être plus compliqué que diriger un cheval, non ?
Tirant sur les rênes, comme il avait vu Sulaan le faire, il fit obliquer leur monture pour esquiver une nouvelle volée de flèches. Hélas, trois ou quatre se plantèrent dans les ailes de la créature volante.
À présent, la bête filait tout droit vers une des parois de la vallée. Debout sur la selle – une acrobatie dont il n’aurait même pas osé rêver –, Mat tira sur les rênes, déterminé à empêcher le to’raken affolé de les tuer tous.
Plusieurs fois, le jeune flambeur faillit tomber dans le vide, mais il parvint à rester en place, les phalanges blanches sur les fichues rênes.
Le vent emporta très loin les mots qu’Olver venait de prononcer. Ses ailes blessées moins efficaces que d’habitude, le to’raken criait de douleur.
Quand il piqua davantage, Mat se demanda qui pilotait qui, dans cette catastrophe.
Le contact avec le sol fut très violent. Alors que retentissaient des bruits d’os brisés – fasse la Lumière que ce soient ceux du to’raken –, Mat partit en vol plané et atterrit rudement sur la roche éventrée.
Après quelques roulés-boulés, il s’immobilisa enfin.
Sonné, il inspira et expira à fond.
— C’était la plus mauvaise idée que j’aie eue de ma vie, maugréa-t-il. (Il hésita.) Non, j’ai fait pire.
Après tout, il avait décidé de capturer Tuon.
Quand il se redressa, ses jambes semblaient toujours en état de marcher. Bien sûr, il boitait un peu, mais ça ne l’empêcha pas d’approcher du to’raken agonisant.
— Olver ? Olver ?
Toujours attaché à sa selle, le gamin clignait des yeux et secouait la tête pour s’éclaircir les idées.
— Mat, dit-il, la prochaine fois, tu devrais me laisser piloter. Je crois que tu ne t’en es pas très bien tiré…
— S’il y a une prochaine fois, je veux bien manger tout un sac de pièces d’or de Tar Valon.
Mat coupa les sangles qui retenaient sa lance et le cor, qu’il donna à Olver, son légitime propriétaire. Cherchant l’étendard de Rand, normalement attaché autour de sa taille, il ne le trouva plus.
— L’étendard ! s’écria-t-il, paniqué. Je l’ai laissé tomber !
Observant les signes que les nuages noirs et blancs dessinaient dans le ciel, Olver sourit.
— Aucun problème, dit-il, nous sommes déjà sous l’étendard de Rand.
Sur ces mots, il porta le cor à sa bouche et souffla dedans.