20 Dans la vallée de Thakan’dar

Plus tard dans la journée, après sa rencontre avec Rand, Egwene brandit le sa’angreal de Vora et tissa du Feu. Des flux apparurent devant elle, minces rubans scintillants, pour former un tissage complexe. Alors qu’elle sentait presque la chaleur qui émanait de sa création, sa lueur conféra une teinte orange à sa peau.

Dès qu’elle eut achevé son ouvrage, une boule de feu aussi grosse qu’un rocher décrivit en rugissant une trajectoire parabolique qui s’acheva sur le flanc lointain d’une colline.

Des Trollocs volèrent dans les airs, déchiquetés par l’explosion.

Près d’Egwene, Romanda ouvrit un portail. Elle comptait parmi les sœurs jaunes qui avaient insisté pour rester sur le front, afin d’assurer les guérisons urgentes. Avec sa petite équipe, cette femme avait sauvé des dizaines de vies.

Aujourd’hui, cependant, il n’y aurait pas d’occasion de guérir. Comme Bryne l’avait prévu, les Trollocs s’étaient repliés dans les collines. Grâce à un jour et demi de repos, la plupart des Aes Sedai étaient requinquées. Pas au summum de leur puissance, après une semaine de terribles combats, mais dans une forme acceptable.

Gawyn traversa le portail dès qu’il fut ouvert, son épée au poing. Egwene le suivit, Romanda, Lelaine, Leane, Silviana, Raemassa et une poignée de Champions sur ses talons. Quelques soldats passèrent en dernier.

Le petit groupe déboucha sur la colline que la Chaire d’Amyrlin venait juste de nettoyer. Sous ses pieds, elle sentit que la terre était encore chaude, et une odeur de chair brûlée planait dans l’air.

La colline se trouvait au milieu des forces adverses. Partout, des monstres fuyaient vers la sécurité. Alors que Romanda maintenait le portail, Silviana tissa un dôme d’Air pour arrêter les flèches. Les autres sœurs entreprirent de harceler les Trollocs.

Ceux-ci réagirent assez mollement. Regroupés dans ces collines pour attaquer ensuite les vallées, ils attendaient que les forces d’Egwene s’y aventurent. En principe, un tel mouvement aurait conduit à un désastre. Depuis les hauteurs, les monstres auraient pu bombarder les soldats de projectiles, et la cavalerie n’aurait pas été à son aise sur un terrain pareil. L’avantage de l’altitude permettant aux Blafards et aux Trollocs de repérer les points faibles adverses, toutes les attaques auraient été dévastatrices.

Egwene et ses officiers avaient fait le nécessaire pour priver l’ennemi de cette supériorité. Arroseurs arrosés, les monstres se débandaient alors que les Aes Sedai prenaient un par un les sommets des collines.

Quelques Trollocs tentèrent de reconquérir ces buttes. Une minorité, car les autres s’enfuirent pour sauver leur peau.

La cavalerie légère d’Egwene se lança dans la bataille. En quelques minutes, la position de rêve des Trollocs se transforma en un sanglant cauchemar. Les archers des Ténèbres tués par les sœurs, les cavaliers massacraient comme à la parade.

Puis les fantassins attaquèrent en formations très denses qui firent reculer les monstres, les poussant contre le pied des collines où les Aes Sedai pourraient les carboniser par centaines.

Hélas, les Créatures des Ténèbres avaient peu à peu appris à combattre le Pouvoir de l’Unique. À moins que les Blafards sachent désormais les « encourager » plus efficacement.

Très vite, des unités mieux organisées partirent à l’assaut des collines. En même temps, d’autres réussirent à résister avec succès aux fantassins.

Bryne a raison, pensa Egwene en éliminant un groupe de Trollocs qui avait presque réussi à fondre sur sa position. Les Blafards sont de nouveau liés aux Trollocs.

Dernièrement, les Créatures des Ténèbres hésitaient à recourir à cette méthode. Car en tuant les Myrddraals, on pouvait très facilement éliminer des centaines de Trollocs. Là, cependant, c’était sans doute le seul moyen de forcer les monstres à charger sur le versant de ces collines.

Si elle repérait les Myrddraals liés aux Trollocs les plus proches d’elle, Egwene pourrait arrêter tout ce joli monde avec un seul tissage de Feu. Manque de chance, les Blafards, pas si bêtes que ça, se cachaient parmi les monstres.

— Ils approchent, dit Lelaine, le souffle court.

— Reculez ! ordonna Egwene.

Tout le groupe repassa par le portail de Romanda, qui traversa la dernière au moment où des Trollocs prenaient pied au sommet de la colline. Un des monstres, très semblable à un ours, franchit le portail sur les talons de la sœur.

Il s’écroula raide mort, de la fumée s’élevant de sa dépouille. De l’autre côté du portail, ses congénères grognèrent de rage.

Egwene regarda ses compagnes, puis elle haussa les épaules et propulsa un enfer de flammes à travers le passage.

Quelques monstres s’écroulèrent, les autres s’enfuyant après avoir lâché leurs armes.

— C’est efficace, constata Leane.

Elle croisa les bras et regarda le portail en arquant un sourcil impeccablement taillé. Au milieu de l’Ultime Bataille, cette femme, chaque matin, prenait le temps de se faire une beauté.

En se repliant, le petit groupe était retourné dans le camp, à présent presque vide. Les renforts étant prêts à relever les premières vagues, il ne restait que cinq cents hommes pour protéger le pavillon de Bryne.

Dans sa bourse, Egwene gardait encore les sceaux factices. La révélation de Rand l’avait remuée. Comment retrouver les vrais sceaux ? Si les sbires du Ténébreux les brisaient au mauvais moment, ce serait une catastrophe.

Les avaient-ils cassés ? Et dans ce cas, le monde l’aurait-il déjà su ? Egwene éprouvait une terreur dont elle ne parvenait pas à se libérer. Pourtant, la guerre était là, et elle n’avait qu’une solution : continuer à se battre.

Pour les sceaux, il faudrait trouver un moyen de les récupérer. Rand avait juré d’essayer. Sa vieille amie n’aurait pas parié qu’il réussirait.

— Ils se battent avec une rage incroyable, dit Gawyn.

À quelques pas d’Egwene, il observait le champ de bataille avec sa longue-vue. Chez lui, la Chaire d’Amyrlin sentit une grande mélancolie. Au cœur d’un affrontement, sans hommes à commander – par exemple sa Jeune Garde –, il se sentait inutile.

— Les Trollocs sont stimulés par les Blafards, dit Egwene. Le lien est un excellent moyen de contrôle.

— Oui, mais pourquoi résistent-ils si férocement ? demanda Gawyn, l’œil toujours rivé à sa longue-vue. Ils se fichent de ces terres ! Tout prouve que les collines sont perdues pour eux, et pourtant, ils ne lâchent pas. Les Trollocs sont des prédateurs qui gagnent ou qui fichent le camp. Ils ne tiennent pas une position… Pourtant, c’est ce qu’ils font ici. Comme si les Blafards, même après une telle déroute, pensaient être dans une situation avantageuse.

— Qui sait pourquoi les Blafards agissent comme ils agissent ? intervint Lelaine, les yeux rivés sur le portail encore ouvert.

Egwene suivit son regard. Le sommet de la colline était désert – une image étrange au milieu d’une bataille. Au cœur de la petite vallée, entre cette butte et une autre, les soldats d’Egwene et les monstres s’étripaient. Dans une cacophonie de cris, de grognements et de cliquetis d’armes, des piquiers reculaient, leurs armes sanglantes levées tandis que des hallebardiers prenaient le relais pour tenter de repousser les Trollocs.

Les Créatures des Ténèbres essuyaient de lourdes pertes. Et c’était vraiment incompréhensible. Bryne lui-même avait parié qu’ils se replieraient.

— Quelque chose cloche, dit Egwene, tous les petits poils de ses bras hérissés.

Oubliant les sceaux, elle se concentra sur son armée en danger.

— Rassemblons les Aes Sedai et ordonnons à nos troupes de battre en retraite.

Les autres femmes regardèrent leur dirigeante comme si elle avait perdu l’esprit. Sans hésiter, Gawyn fonça vers le pavillon de Bryne pour transmettre ces ordres.

— Mère, fit Romanda, laissant se dissiper son portail. Qu’est-ce que… ?

De l’autre côté du camp, à l’opposé du champ de bataille, une sorte d’éclair zébra l’air. La base d’un portail plus grand que tous ceux qu’Egwene avait vus. Presque aussi large que le camp, en réalité.

Le passage donnait sur un paysage qui n’avait rien à voir avec le sud du Kandor. Une plaine semée de broussailles et d’arbres mal en point. Bien qu’ils fussent noircis, comme partout ailleurs, ces végétaux n’en restaient pas moins peu familiers. Presque… étrangers…

Sur cette plaine inconnue, une grande armée attendait en silence. Alors que des milliers d’étendards flottaient au vent, Egwene n’en reconnut aucun.

Les fantassins portaient des cuirasses rembourrées et renforcées de chaînes d’acier qui leur tombaient jusqu’aux genoux. D’autres arboraient des sortes de chemises métalliques qui semblaient composées de pièces rondes attachées les unes aux autres.

Beaucoup de ces soldats brandissaient des haches, mais là encore, Egwene n’en avait jamais vu de semblables. Leur long manche, assez fin, se terminait par une grosse boule tandis que leur tranchant, étroit et long, faisait presque penser à une pique.

Les poignées de toutes les armes – des masses jusqu’aux épées – se révélaient d’une étrange conception, presque… organique. Lisses, toutes de tailles différentes, elles étaient composées d’un bois rouge sombre le long duquel, sur les côtés, figuraient des points colorés.

Egwene avait enregistré tous ces détails en une fraction de seconde. À présent, elle cherchait à déterminer l’origine de cette étrange force. Incapable de trouver un indice, elle sentit soudain qu’on canalisait le Pouvoir.

L’aura du saidar, dans la plaine inconnue, enveloppait des centaines de femmes à cheval, chacune vêtue d’une robe coupée dans une soie noire qui semblait très raide. Sans être nouées à la taille, ces tenues serrées sur les épaules s’évasaient en descendant le long du corps. Des pompons multicolores pendaient au bout de courtes lanières, juste sous le cou des inconnues au visage entièrement tatoué.

— Coupez-vous de la Source ! s’écria Egwene en joignant l’action à la parole. Il ne faut pas qu’elles vous repèrent.

La Chaire d’Amyrlin s’écarta sur le côté alors que l’aura du saidar se dissipait. Lelaine imita son mouvement.

Ignorant cet ordre, Romanda lâcha un juron et voulut ouvrir un portail pour s’enfuir.

Une dizaine de lances de feu fondirent sur l’endroit où elle se tenait, ne lui laissant même pas le temps de crier.

Alors qu’une tempête de Pouvoir de l’Unique dévastait le camp, Egwene et les autres sœurs s’éparpillèrent.

La Chaire d’Amyrlin atteignit le pavillon de Bryne au moment où Gawyn en sortait, le pas hésitant. Le prenant par le bras, Egwene l’entraîna au sol avec elle – une fraction de seconde avant qu’une boule de feu passe au-dessus de leurs têtes puis s’écrase sur un cercle de tentes.

— Que se passe-t-il ? lança Gawyn.

— Une armée venue de Shara, souffla Lelaine, accroupie à côté des deux jeunes gens.

— Tu en es sûre ? demanda Egwene.

— Oui. Les rapports des Cairhieniens, avant la guerre des Aiels, sont très nombreux, même s’ils manquent de détails. Ils n’ont pas pu voir grand-chose, mais ce qu’ils décrivaient ressemble beaucoup à cette armée.

— Une armée ? répéta Gawyn. (Il se tordit le cou pour regarder la force qui traversait le portail géant.) Par le sang et les cendres ! Ils sont des milliers !

— Bien trop nombreux pour qu’on les affronte, dit Egwene tout en réfléchissant à la vitesse de l’éclair. Pris entre les Trollocs et ces Shariens, nous n’aurons aucune chance. Il faut se replier.

— Je viens de transmettre cet ordre à Bryne, dit Gawyn. Mais nous replier vers où ? Les Trollocs devant, cette armée derrière… Nous serons écrasés !

Bryne allait réagir très vite à l’ordre, envoyant un messager à chaque capitaine du front…

Oh non !

Sentant que quelqu’un canalisait le Pouvoir à l’intérieur du pavillon, Egwene prit Gawyn par le bras et l’entraîna à l’écart. Lelaine cria et se jeta dans la direction opposée.

Les Shariennes réagirent immédiatement. Sous la tente, le sol explosa, la détruisant en une fraction de seconde. Des pans de toile volèrent dans les airs en même temps que des pierres et des mottes de terre.

Egwene bascula en arrière. L’aidant à se relever, Gawyn la tira derrière une charrette renversée dont une roue avait explosé. Le chargement, du bois de chauffe, brûlait déjà.

Gawyn plaça Egwene derrière le berceau de la charrette, à l’endroit le mieux abrité. Baissant la tête, ils ne bougèrent pas tandis que le bois de chauffe se consumait et que des flammes montaient du sol.

La chaleur se révéla éprouvante, mais supportable…

Accroupie, Egwene cligna des yeux pour essayer d’en chasser la fumée – qui piquait atrocement – puis elle tenta de repérer Lelaine. Mais…

Par la Lumière ! Siuan et Bryne étaient sous ce pavillon, avec Yukiri et plusieurs officiers.

Tandis qu’une averse de Feu s’abattait sur le camp, Egwene et Gawyn restèrent où ils étaient. Au moindre mouvement, les Shariennes frappaient instantanément. Des servantes qui couraient en tous sens furent carbonisées en un éclair.

— Prépare-toi à foncer, dit Gawyn. Dès que l’averse de Feu cessera.

Les flammes disparurent, mais aussitôt après, la cavalerie lourde de Shara passa à l’attaque. Équipés d’arc, ces guerriers tirèrent sur tout ce qui bougeait, abattant une multitude d’hommes d’une flèche dans le dos. Ensuite, le gros de la troupe entra dans le camp en formation serrée.

Egwene attendit, guettant la première occasion de fuir.

Aucune ne se présenta.

Gawyn la tira en arrière, macula ses joues de suie et lui fit signe de s’allonger. Puis il l’imita et les recouvrit de sa cape-caméléon. Avec la fumée du bois de chauffe, on ne les repérerait peut-être pas.

Alors que le cœur d’Egwene battait la chamade, Gawyn lui appliqua sur le nez et la bouche un mouchoir qu’il avait humidifié avec sa gourde. En plaquant un autre sur son visage, il respira à travers ce filtre. Egwene essaya de faire comme lui, mais elle ne parvenait presque plus à inspirer, tant les soldats adverses étaient près de leur cachette…

Un des Shariens se tourna vers la charrette puis inspecta le tas de bois en feu. Par bonheur, grâce à la fumée, il ne vit pas les deux jeunes gens.

Egwene songea à la cape-caméléon de son Champion. Avec sa couleur qui s’adaptait au décor, s’ils ne bougeaient pas, Gawyn et elle seraient quasiment invisibles.

Pourquoi n’ai-je pas une cape semblable ? Elles ne devraient pas être réservées aux Champions…

Les Shariens s’acharnaient à éliminer les domestiques. Ceux qui couraient, ils les abattaient avec leur arc à la portée incroyablement longue. Les autres, ils les coinçaient puis les forçaient à s’allonger sur le sol avant de les exécuter.

Egwene brûlait d’envie de s’unir à la Source afin d’intervenir. Oui, faire pleuvoir du feu et des éclairs sur ces envahisseurs ! Avec le ter’angreal de Vora, elle pourrait…

Non, il ne fallait pas y penser. Elle était entourée d’ennemis, les réactions très rapides des Shariennes montrant qu’elles étaient à l’affût des Aes Sedai. Si elle canalisait le Pouvoir, elle serait morte en une fraction de seconde.

Elle se serra contre Gawyn, sous sa cape, avec l’espoir qu’aucune Sharienne n’approcherait assez pour sentir son aptitude à canaliser le saidar.

Pour dissimuler son don, elle pouvait avoir recours à un tissage. Mais ça impliquait de canaliser… Un risque trop élevé…

Les deux jeunes gens restèrent cachés pendant plus d’une heure. Sans le ciel plombé qui générait une pénombre permanente, on les aurait sans doute repérés, cape-caméléon ou non. Lorsque deux ou trois soldats ennemis jetèrent des seaux d’eau sur le bois en feu, la Chaire d’Amyrlin faillit pousser un petit cri. Trempée par les éclaboussures, elle parvint à s’en abstenir.

Pas moyen d’apercevoir l’ombre de son armée – de quoi redouter le pire. Les Shariennes et une bonne partie des guerriers traversaient le camp en direction du champ de bataille. Sans Bryne et sans la Chaire d’Amyrlin, que feraient les soldats quand une force armée inattendue les prendrait à revers ?

Egwene en eut la nausée. Combien d’hommes étaient morts ou agonisants ?

La sentant s’agiter, Gawyn la prit par le bras, secoua la tête puis articula muettement quelques mots :

Il faut attendre la nuit.

Nos hommes meurent !

Tu ne peux rien y faire.

La stricte vérité… Egwene laissa Gawyn la tenir tendrement, son odeur familière la réconfortant. Mais comment attendre pendant que des sœurs et des soldats qui dépendaient d’elle se faisaient massacrer ? Une bonne partie des Aes Sedai étaient sur ce front. Si l’armée tombait, et ces femmes avec elle…

Je suis la Chaire d’Amyrlin ! Je serai forte et je survivrai. Tant que je n’abdiquerai pas, la Tour Blanche résistera.

Pourtant, elle se serra contre Gawyn.


Aviendha rampait entre les rochers comme un lézard qui cherche de la chaleur en hiver. Malgré leurs cals, ses doigts commençaient à l’élancer à cause du froid.

Le mont Shayol Ghul était glacial, et l’air empestait comme s’il sortait d’un tombeau.

Sur la gauche d’Aviendha, Rhuarc rampait aussi, et un Chien de Pierre nommé Shaen faisait de même sur sa droite. Les deux hommes portaient le bandeau rouge des siswai’aman.

Qu’est-ce qui avait poussé Rhuarc, un chef de tribu, à arborer un bandeau pareil ? Eh bien, il n’en avait jamais parlé, faisant comme si cette longueur de tissu rouge n’existait pas. Tous les siswai’aman se comportaient comme lui.

Amys rampait sur la droite de Shaen. Pour une fois, personne n’avait vu d’objection à ce que des Matriarches se joignent aux éclaireurs. Dans un lieu pareil et en un tel moment, les yeux d’une femme capable de canaliser pouvaient voir ce qu’un être ordinaire aurait raté.

Sans un bruit malgré les colliers qui pendaient à son cou, Aviendha continua à avancer. Sur cette roche, aucun végétal ne poussait, pas même la mousse ou le lichen. Les éclaireurs étaient très profondément enfoncés dans les Terres Dévastées, à présent. Peut-être aussi profondément qu’il était possible.

Rhuarc atteignit la crête le premier, et Aviendha le vit aussitôt se tendre. Elle le rejoignit, garda la tête basse pour ne pas être repérée, et jeta un coup d’œil en bas.

Le souffle coupé, elle se tendit aussi.

Sur ce lieu, elle avait entendu bien des histoires. Par exemple au sujet de la forge géante qui se dressait presque au pied de la pente, un cours d’eau noire coulant juste à côté.

Cette eau avait été empoisonnée au point que la toucher soit mortel. Des cheminées se dressaient dans la vallée comme des plaies béantes, colorant de rouge le brouillard qui les entourait.

Jeune Promise, Aviendha, les yeux ronds, avait écouté une vénérable Maîtresse du Toit parler des créatures qui travaillaient dans la forge du Ténébreux. Des êtres ni vivants ni morts qui ne disaient jamais un mot et marchaient comme des automates – un peu à l’instar des aiguilles d’une horloge.

Ces forgerons n’accordaient aucune attention aux cages remplies d’humains dont le sang servirait à tremper les lames fraîchement fabriquées. Pour eux, ces gens auraient tout aussi bien pu être de la limaille de fer. Bien qu’elle fût trop loin pour entendre les gémissements des prisonniers, Aviendha les sentait. Sur la roche, ses doigts se crispèrent.

Le mont Shayol Ghul dominait la vallée, ses pentes noires évoquant la lame dentelée d’un couteau. Les côtés étaient zébrés de fissures, comme la peau d’un homme qui a reçu cent coups de fouet, chacun laissant une cicatrice dont s’échappait de la vapeur. Était-ce cette vapeur qui créait le brouillard qui recouvrait en permanence le site ? En ce jour, cette brume semblait bouillir, comme si la vallée était une tasse géante remplie d’un liquide très chaud.

— Quel endroit terrible…, souffla Amys.

Dans sa voix, Aviendha n’avait jamais entendu vibrer une telle terreur. Transie, la jeune Aielle frissonna plus fort qu’à cause du vent mordant qui traversait ses vêtements.

Régulièrement, des bruits sourds rappelaient que les forgerons travaillaient sans cesse. Une colonne de fumée montait de la forge la plus proche et ne semblait pas vouloir se dissiper. Espèce de cordon ombilical qui liait la terre au ciel, elle semblait se ficher comme d’une guigne de la foudre qui s’abattait toutes les trente secondes.

Oui, Aviendha avait entendu des récits sur ce lieu. Mais ils étaient très loin de la réalité. Cet enfer, on ne pouvait pas le décrire. Pour comprendre, il fallait le voir de ses yeux.

Un léger bruit annonça l’arrivée de quelqu’un. Peu après, Rodel Ituralde se hissa jusqu’au niveau de Rhuarc. Pour un type des terres mouillées, il rampait rudement bien.

— Tu étais trop impatient pour attendre notre rapport ? demanda le chef de tribu.

— Aucun rapport ne vaut un bon coup d’œil sur le site, dit Ituralde. Ai-je jamais promis de rester à l’arrière ? Je vous ai dit d’ouvrir la marche, et vous l’avez fait…

Ituralde leva sa longue-vue et ombragea la lentille avec sa main libre. Par un temps pareil, la précaution était probablement inutile.

Rhuarc se rembrunit. Comme les autres Aiels venus au nord, il avait accepté de suivre un général des terres mouillées. Ça n’impliquait pas d’avoir envie de le côtoyer. Cette guerre, il allait falloir la livrer sans se sentir à l’aise avec les uns et les autres. Mais qu’il soit moral ou physique, la quête du confort tuait plus d’hommes que les Trollocs…

Espérons que cette forme de collaboration suffira, pensa Aviendha en sondant de nouveau la vallée. Pour mon peuple, pour Rand et pour la mission qui l’attend…

Assister à la fin des Aiels avait révulsé et terrifié la jeune Matriarche. En même temps, ça lui avait ouvert les yeux. Si la disparition des Aiels était le sacrifice exigé pour que Rand l’emporte, elle n’hésiterait pas. Folle de rage, elle maudirait jusqu’au nom du Créateur, mais elle s’acquitterait du prix demandé. Que représentait la mort d’un peuple, quand le monde risquait de sombrer dans les ténèbres ?

Avec l’aide de la Lumière, ça n’arriverait pas. Et si la Lumière le voulait, là encore, son implication dans la Paix du Dragon aiderait à protéger son peuple. Le risque d’échouer n’arrêterait pas Aviendha. Les Aiels se battraient. Quand on dansait avec les lances, se réveiller du rêve qu’était la vie était toujours une possibilité.

— Intéressant, fit Ituralde, sa longue-vue vissée à l’œil. Votre opinion, les Aiels ?

— Nous devons créer de toutes pièces une diversion, dit Rhuarc. Nous pourrons dévaler la pente, gagner l’est de la forge, libérer les prisonniers et tout dévaster. Le Ténébreux se focaliserait sur nous, oubliant pour un temps le Car’a’carn, ce qui interromprait les livraisons d’armes aux Myrddraals.

— De combien de temps aura besoin le Dragon ? demanda Ituralde. Qu’en dis-tu, Aiel ? Quel délai allons-nous lui accorder pour sauver le monde ?

— Il se battra, dit Amys. Après être entré dans la montagne, il défiera l’Aveugleur. Pendant une heure ? Trois ? Je n’ai jamais vu un duel durer plus longtemps que ça – même entre deux adversaires de force égale.

Ituralde se fendit d’un sourire.

— Autorisons-nous à espérer qu’il y aura bien plus qu’un duel, lors de cette bataille de titans.

— Je ne suis pas idiote, Rodel Ituralde, dit sèchement Amys. Je doute fort que le Car’a’carn lutte avec des lances et un bouclier. Cela dit, quand il a purifié la Source, n’a-t-il pas eu besoin d’une seule journée ? Ce sera peut-être pareil, cette fois.

— Peut-être, fit Ituralde, et peut-être pas… (Il baissa sa longue-vue et regarda les Aiels.) Vers quelle possibilité penchez-vous ?

— La moins favorable, dit Aviendha.

— Donc, nous devons prévoir de tenir aussi longtemps que le Dragon en aura besoin. Des jours, des semaines, des mois… Voire des années. Le temps qu’il faudra.

Rhuarc acquiesça.

— Que proposes-tu, général ?

— Le défilé qui conduit à la vallée est très étroit. Les rapports des éclaireurs indiquent que la plupart des Créatures des Ténèbres sont dans la Flétrissure, de l’autre côté de ce passage. Mais ces monstres n’aiment pas s’attarder ici… Si nous pouvons fermer le défilé et nous emparer de la vallée – à savoir éliminer les forgerons et les quelques Blafards qui s’y trouvent – nous tiendrons indéfiniment. Les Aiels sont excellents quand il s’agit de frapper puis de se replier. Que la Lumière me brûle, j’ai payé pour le savoir ! Vous attaquerez la forge et nous nous chargerons du défilé.

— C’est un bon plan, approuva Rhuarc.

Abandonnant leur crête, les quatre guerriers allèrent rejoindre Rand à mi-versant de la butte, où il les attendait, vêtu de rouge et d’or. Les bras dans le dos, il était en compagnie d’une vingtaine de Promises, de six Asha’man, de Nynaeve et de Moiraine.

Il semblait très perturbé par quelque chose, sentit aussitôt Aviendha. Étrange, alors qu’il aurait dû être content. Après tout, il avait convaincu les Seanchaniens de participer à l’Ultime Bataille. Mais lors de sa rencontre avec Egwene al’Vere, quelque chose avait dû le déstabiliser. Quoi donc ?

Rand se retourna et leva les yeux vers le sommet du mont Shayol Ghul. Aussitôt, ses émotions changèrent. Désormais, il ressemblait à un homme qui trouve une fontaine dans la Tierce-Terre et savoure d’avance l’idée de boire de l’eau fraîche. Là aussi, Aviendha capta son excitation. Et de la peur, aussi, bien entendu. Aucun guerrier ne s’en débarrassait jamais totalement. Rand la contrôlait en lui opposant sa soif d’en découdre pour savoir enfin quelle était sa valeur.

Homme comme femme, un être humain ne se connaissait jamais lui-même avant d’avoir été poussé à ses limites. Avant d’avoir dansé avec la mort, vu son sang jaillir pour arroser la terre et enfoncé sa lame dans le cœur battant d’un ennemi. Rand al’Thor brûlait de connaître ces moments-là, et elle le comprenait parfaitement. Après si longtemps, elle s’étonnait de découvrir à quel point ils se ressemblaient.

Elle vint se camper près de lui et il se déplaça juste assez pour que leurs épaules se touchent. Puisqu’il ne l’enlaçait pas, elle ne lui prit pas la main. Il n’était pas à elle, et elle n’était pas à lui. Mais qu’ils soient côte à côte à regarder dans la même direction était bien plus significatif que tous ces gestes.

— Ombre de mon cœur, dit Rand en regardant un Asha’man ouvrir un portail, que vois-tu ?

— Une tombe.

— La mienne ?

— Non, celle de ton ennemi. L’endroit où il était enfoui jadis, et où il le sera de nouveau bientôt.

En Rand, quelque chose se durcit. Aviendha sentit sa détermination d’acier.

— Tu prévois de le tuer… L’Aveugleur en personne ?

— Oui.

Aviendha attendit la suite.

— Certains disent que je suis fou de m’en croire capable.

L’escorte de Rand traversa le portail pour retourner au champ de Merrilor.

— Aucun guerrier ne doit s’engager dans une bataille sans avoir l’intention qu’elle finisse un jour, dit Aviendha.

Suite à ses mots, elle hésita, car une autre idée venait de lui traverser l’esprit.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Rand.

— Eh bien… La plus grande victoire, c’est de faire un gai’shain de ton ennemi.

— Je doute que celui-là y consentira…

— Pas de plaisanterie, Rand al’Thor ! fit Aviendha en flanquant un coup de coude au Dragon. Tu dois envisager cette possibilité. En termes de ji’e’toh, qu’est-ce qui serait le mieux ? Emprisonner le Ténébreux ou en faire un gai’shain ? Oui, quelle serait la meilleure option ?

— Aviendha, cette fois, j’ai peur de ne pas me soucier de ce qu’est la « meilleure option »…

— Un guerrier doit toujours tenir compte du ji’e’toh. Ne t’ai-je donc rien appris ? Ne parle pas ainsi, ou tu m’humilieras devant les autres Matriarches.

— Avec la façon dont notre relation a évolué, j’espérais en avoir fini avec les sermons, Aviendha.

— Tu croyais que te rapprocher de moi mettrait un terme à mes leçons ? demanda l’Aielle, stupéfiée. Rand al’Thor, j’ai fréquenté des épouses des terres mouillées, et j’ai vu que…

Rand secoua la tête, puis il se dirigea vers le portail, Aviendha sur les talons. Il semblait amusé, et c’était une bonne chose. Du coup, une partie de son anxiété l’avait abandonné. Mais en réalité, ça n’avait pas été une plaisanterie. En matière d’humour, les gens des terres mouillées étaient… lamentables. Parfois, ils ne comprenaient même pas à quel moment il fallait rire.

De l’autre côté du portail, le petit groupe entra dans un camp énorme composé en fait d’une multitude de camps plus petits.

Rand commandait les Promises, les siswai’aman et la plupart des Matriarches.

À côté du camp des Aiels se dressait celui des Aes Sedai. Rand en commandait environ quarante – toutes celles qui lui avaient prêté serment plus celles qui étaient liées à ses Asha’man.

Il pouvait aussi compter sur Rodel Ituralde et ses hommes, pour l’essentiel des Domani. Avec sa barbe clairsemée et son grain de beauté sur la joue, leur roi était de la partie, mais il avait laissé le commandement au grand capitaine.

Voyant le monarque lui faire signe, Ituralde le rejoignit pour lui présenter son rapport. En présence de Rand, Alsalam semblait mal à l’aise ; en conséquence, il ne participait à aucune patrouille quand le Dragon en était. Aviendha approuvait cet arrangement. Cet Alsalam, elle n’était pas sûre de lui faire confiance.

Au-delà des tentes aielles campait une troupe imposante : l’armée de Tear, y compris le corps d’élite nommé les Défenseurs de la Pierre, dont le chef s’appelait Rodrivar Tihera. Le roi de ce pays était également présent. Après Rand, c’était le chef suprême de cette armée.

Les Teariens seraient la clé de voûte du plan d’Ituralde. Même si Aviendha enrageait de devoir l’admettre, le général avait raison. En défense, les Aiels n’étaient pas très bons. Bien sûr, ils auraient pu tenir le défilé, mais ils seraient bien plus utiles ailleurs.

Les Teariens, eux, seraient parfaits. Disposant de compagnies de piquiers bien entraînés, ils pouvaient aussi compter sur un régiment d’arbalétriers dont les armes seraient équipées de la nouvelle manivelle – que les forgerons venaient juste d’apprendre à fabriquer. Toute la semaine précédente, ils avaient travaillé d’arrache-pied pour convertir les anciennes arbalètes.

Parmi les forces de Rand, il y avait un autre groupe, et là, Aviendha n’en revenait pas. Des fidèles du Dragon en grand nombre ! Campant ensemble, ils arboraient un étendard où l’image du Dragon se superposait à celle de l’antique symbole des Aes Sedai. Cette « unité » était composée de gens du peuple, de soldats, de seigneurs, de dames et de quelques Aes Sedai accompagnées de leurs Champions. Ces braves venaient de toutes les nations, y compris de la Tierce-Terre, et n’avaient qu’un point commun : avoir renoncé à toutes leurs loyautés et brisé tous leurs liens pour participer à l’Ultime Bataille.

À leur sujet, Aviendha avait entendu une rumeur dérangeante. Plusieurs Aiels, disait-on, étaient des gai’shain qui avaient abandonné la tenue blanche et la reprendraient, prétendaient-ils, après l’Ultime Bataille.

L’avènement de Rand était censé débarrasser les hommes de tous leurs liens affectifs. Quand il était là, les serments se dépréciaient, et toutes les loyautés, voire alliances, devenaient secondaires face à la nécessité de se mettre à son service lors du dernier combat pour la survie de l’humanité.

Quelque chose poussait Aviendha à traiter ces gens d’imbéciles, mais elle utilisait peut-être ce mot à la légère. Une Matriarche aurait dû avoir une vision des choses plus précise que ça.

Une fois de l’autre côté du portail, Aviendha s’autorisa enfin à se couper de la Source. Aussitôt, le monde lui parut plus terne, comme si la possibilité de percevoir les merveilles de la vie lui était ôtée. Chaque fois, c’était la même chose : une sensation de vide et de perte de substance.

Ituralde et Rhuarc rejoignirent le roi Darlin afin d’évoquer la bataille à venir. Aviendha, elle, accompagna Rand jusqu’à sa tente.

— Le couteau, il fonctionne, dit le Dragon. (Il sortit de sa poche l’arme, ordinaire et sans tranchant aiguisé, glissée dans un fourreau noir.) Un artham. J’en ai entendu parler durant l’Âge des Légendes, mais personne n’en avait créé un. Je me demande qui a finalement réussi…

— Tu es certain qu’il est efficace ? demanda Aviendha. Le Ténébreux t’a peut-être observé, mais sans se montrer.

— Non, j’aurais senti qu’il se concentrait sur moi. C’est efficace ! Avec cet artefact, il ne me sentira pas jusqu’à ce que je sois arrivé devant la brèche. Et quand il saura que je suis là, il aura du mal à me voir et à me… viser. Aviendha, quand je pense que tu as trouvé cet objet, que tu l’as identifié, et qu’Elayne me l’a donné… La Trame nous tisse exactement là où nous devons être.

Rand sourit puis ajouta :

— Elayne avait l’air triste, quand elle m’a offert ce couteau. Je crois qu’une part d’elle-même voulait le garder pour son propre usage – parce qu’elle aurait pu maudire mille fois le Ténébreux sans attirer son attention.

— Tu crois que c’est le moment de plaisanter ? grogna Aviendha avec un regard noir.

— Si j’ai jamais eu besoin de rire un peu, c’est maintenant, dit Rand, sans une once de joie dans la voix.

Alors qu’ils atteignaient sa tente, son anxiété était revenue en force.

— Qu’est-ce qui te perturbe ? demanda Aviendha.

— Nos ennemis détiennent les sceaux.

— Quoi ?

— Egwene est la seule à le savoir, mais c’est la triste vérité. Ils ont été volés. Peut-être là où je les ai cachés, ou après que je les lui ai donnés.

— Donc, ils sont brisés !

— Non, parce que je le sentirais… Je crois que nos ennemis attendent… Peut-être parce qu’ils savent qu’en les brisant ils me procureront l’occasion de reconstruire la prison du Ténébreux. Ils les briseront au pire moment pour nous, afin que le Ténébreux puisse toucher le monde – sans doute pour lui donner la force de vaincre, quand nous nous affronterons.

— Nous trouverons un moyen de les en empêcher, assura Aviendha.

— La guerrière, toujours…, fit Rand avec un sourire.

— Bien entendu.

Qu’aurait-elle pu être d’autre ?

— J’ai un autre souci. Quand j’entrerai pour combattre leur maître, les Rejetés tenteront de me frapper. Le Ténébreux ne peut pas me voir ni déterminer où je suis. Du coup, il répartit ses forces entre les différents fronts. Contre Lan, les Ténèbres tentent tout pour vaincre. Même chose devant Cairhien, où combat Elayne. La seule qui semble s’en sortir, c’est Egwene.

» Sur tous ces fronts, le Ténébreux me cherche, et il n’hésite pas à engager d’immenses troupes. Quand nous attaquerons le mont Shayol Ghul, nous devrons tenir la vallée face à des hordes d’adversaires. Les Rejetés, eux, utiliseront des portails pour rejoindre leur maître. Nos Teariens ne les empêcheront pas de passer, même chose pour les Seigneurs de la Terreur, mâles et femelles. Ma confrontation contre le Ténébreux les attirera, comme ce fut le cas quand j’ai purifié le saidin. Mais l’appel sera mille fois plus fort ! Ils viendront avec le feu et le tonnerre, et ils feront un massacre.

— Nous aussi.

— J’espère bien… Mais je ne peux pas t’emmener dans la grotte du Ténébreux, Aviendha.

Même si elle la combattit, la poignarda et la laissa mourir, Aviendha éprouva une profonde déception.

— Je m’en doutais… Mais n’ose pas penser m’envoyer en sécurité, Rand al’Thor. Tu risquerais…

— Loin de moi cette idée ! Si j’essayais, tu me ferais la peau, et de toute façon, on n’est plus en sécurité nulle part. Si je ne peux pas t’emmener dans la grotte, c’est parce que tu devras être dans la vallée pour t’occuper des Rejetés et des sceaux. J’ai besoin de toi, Aviendha ! Pendant ce combat, il faut que vous soyez toutes les trois mes yeux et mes mains. Min, je l’enverrai auprès d’Egwene. Sur ce front, il va se passer quelque chose, j’en suis certain. Elayne se battra dans le Sud, et toi… J’ai besoin que tu surveilles mes arrières dans la vallée de Thakan’dar.

» Je laisserai des ordres pour les Aes Sedai et les Asha’man. Ituralde commande nos troupes, mais les hommes en noir et les sœurs, c’est toi qui les dirigeras. Tu dois empêcher mes ennemis d’entrer dans la grotte après moi. Dans ce duel, tu seras ma lance. Si on m’attaque quand je serai face au Ténébreux, je ne pourrai rien faire. Pour gagner, j’aurai besoin de toute ma concentration et de toute ma puissance. En un sens, je serai un bébé couché au pied d’un arbre dans la forêt, à la merci des bêtes sauvages.

— En quoi est-ce différent de ta situation habituelle, Rand al’Thor ?

Rand sourit. Aviendha se félicita de pouvoir voir et apprécier ce sourire.

— Je croyais que l’heure n’était pas à la plaisanterie ?

— Il faut bien que quelqu’un te rappelle à l’humilité, dit l’Aielle. Il serait désolant que tu attrapes la grosse tête simplement parce que tu vas sauver le monde.

Rand sourit encore puis guida sa compagne jusqu’à la tente où attendait Min. Nynaeve et Moiraine patientaient devant – l’une en fulminant, l’autre sereine comme à son habitude.

Avec des cheveux trop courts pour être nattés, Nynaeve avait l’air… bizarre. Aujourd’hui, elle s’était fait une sorte de chignon.

Assise sur un rocher, Callandor sur les genoux, Moiraine gardait une main protectrice posée sur sa poignée. À côté d’elle, Thom taillait un morceau de bois en sifflotant en sourdine.

— Tu aurais dû me choisir, Rand, grogna Nynaeve, les bras croisés.

— Tu as une mission à accomplir. As-tu essayé, comme je te l’ai ordonné ?

— Sans relâche. Impossible de contourner le défaut, Rand. Tu ne peux pas utiliser Callandor. Ce serait trop dangereux.

Rand approcha de Moiraine et saisit l’épée que la sœur lui tendait. La levant au niveau de ses yeux, il étudia sa surface cristalline. À son contact, l’arme brilla faiblement.

Sur ces entrefaites, Min sortit de la tente.

— Min, j’ai une tâche à te confier, souffla Rand. Egwene s’en tire très bien, et j’ai le pressentiment que son front sera décisif. Je veux que tu la rejoignes pour garder un œil sur elle et sur l’Impératrice du Seanchan, qui devrait venir la retrouver dès que ses forces seront prêtes.

— Tu as affecté les Seanchaniens sur le champ de bataille d’Egwene ? demanda Moiraine, stupéfiée. Tu trouves ça… prudent ?

— Ces derniers temps, je ne distingue plus la sagesse de la folie. Mais je serais rassuré si quelqu’un surveillait un peu ces deux factions… Min, tu veux bien le faire ?

— J’espérais…

Min détourna le regard.

Tu espérais qu’il t’emmènerait dans la grotte, pensa Aviendha.

Ça, Rand ne le pouvait pas.

— Désolé, mais j’ai besoin de toi ailleurs.

— Je ferai ce que tu voudras.

— Rand, intervint Nynaeve, quand tu attaqueras le Ténébreux, emporteras-tu Callandor ? Ses faiblesses… Lorsque tu canaliseras le Pouvoir dans cet objet, n’importe qui pourra te contrôler. Tes ennemis seront en mesure de t’utiliser, et de te vider – via l’épée – d’une énorme quantité de saidin. Tu seras impuissant et carbonisé, alors qu’ils auront gagné assez de force pour raser des montagnes et détruire des villes.

— J’emporterai l’arme, dit Rand.

— Mais c’est un piège !

— Oui, soupira Rand, très las. Un piège dans lequel je dois me précipiter, le laissant se refermer sur moi. (Soudain, il inclina la tête en arrière et éclata de rire.) Comme d’habitude ! Pourquoi devrais-je être étonné ? Nynaeve, fais passer le mot. Dis à Ituralde, à Rhuarc et au roi Darlin que nous nous lancerons demain à l’assaut du mont Shayol Ghul. Oui, nous déclarerons qu’il est à nous ! Puisque nous devons fourrer nos têtes dans la gueule du lion, faisons en sorte qu’il s’étouffe avec.


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