Quand Elayne trouva Bashere, il faisait les cent pas le long de la berge orientale du fleuve.
Pour la jeune reine, le bord de l’eau était un des derniers endroits qui semblaient vivants, ces derniers temps. Il y avait tant de désolation, désormais. Des arbres sans feuilles, de l’herbe rachitique, des animaux tapis dans leurs tanières et refusant d’en sortir…
Le fleuve, au moins, continuait de couler. Même si la végétation restait piteuse, c’était un signe de vie.
La rivière Alguenya comptait parmi ces grands cours d’eau qu’on jugeait placides de loin, mais qui pouvaient sans difficulté entraîner une femme dans leurs flots et la noyer. Pendant une partie de chasse, des années plus tôt, Bryne avait fait la leçon à Gawyn sur ce sujet. Bien entendu, il s’adressait aussi à Elayne, même s’il avait toujours pris garde à ne pas outrepasser ses prérogatives face à la Fille-Héritière.
« Attention au courant », avait-il dit. « En eau douce, c’est un des pièges les plus dangereux qui existent sous la Lumière. Uniquement parce que les hommes sous-estiment ce phénomène. L’onde peut paraître étale quand rien ne tente de lutter contre elle. Or, les poissons se laissent entraîner par le courant et les hommes s’en tiennent loin. Sauf les idiots qui cherchent à frimer. »
Elayne avança sur la berge rocheuse. Ses gardes restèrent en retrait – pour une fois, Birgitte n’était pas du lot. À des lieues en aval, elle supervisait les compagnies d’archers occupées à cribler de flèches les radeaux chargés de Trollocs qui tentaient de traverser le cours d’eau.
Avec l’aide des dragons de Talmanes, la Championne faisait un massacre. Pourtant, tôt ou tard, des hordes de monstres se déverseraient sur l’autre rive.
Elayne avait retiré ses forces d’Andor une semaine plus tôt. Longtemps, Bashere et elle avaient été satisfaits de leurs résultats. Jusqu’à ce qu’ils découvrent le piège.
— Stupéfiant, pas vrai ? lança la jeune reine en se campant à côté de Bashere.
Le maréchal la regarda et hocha la tête.
— Nous n’avons rien de comparable, au pays.
— Et l’Arinelle ?
— Elle n’est jamais aussi large avant de sortir du Saldaea… Ici, on dirait presque qu’un océan sépare les deux rives. À l’idée de la réaction des Aiels quand ils ont vu ça, après avoir traversé la Colonne Vertébrale du Monde, je ne peux pas m’empêcher de sourire.
La reine et le militaire se turent un moment.
— C’est mauvais à quel point ? demanda soudain Elayne.
— Très mauvais… J’aurais dû comprendre, que la Lumière me brûle ! Ça crevait les yeux.
— Tu ne peux pas tout prévoir, Bashere.
— Désolé, mais c’est exactement ce que je suis censé faire.
La progression vers l’est, à partir du bois de Braem, s’était déroulée selon le plan. En brûlant les ponts, sur le fleuve Erinin et la rivière Alguenya, les forces d’Elayne avaient contraint les Trollocs à tenter de traverser derrière elles. À présent, elles étaient sur la route qui remontait vers la capitale du Cairhien. Bashere avait décidé que la confrontation finale avec les Trollocs aurait lieu dans des collines qui se dressaient le long de cette voie, à vingt lieues au sud de Cairhien.
Les Ténèbres avaient plusieurs coups d’avance sur la Lumière. Au nord de la position actuelle d’Elayne, des éclaireurs avaient repéré une seconde armée de Trollocs en route pour la capitale du Cairhien – vidée de ses défenseurs par la reine, pour grossir les rangs de son armée. Désormais, la cité était remplie de réfugiés, à l’instar de Caemlyn quelque temps plus tôt.
— Comment ont-ils réussi ça ? demanda la jeune reine. Ces Trollocs ne peuvent pas venir de la brèche de Tarwin.
— Ils n’auraient pas eu le temps…, approuva Bashere.
— Les Chemins, encore ?
— Peut-être… Et peut-être pas.
— Comment, alors ? D’où vient cette armée ?
Une horde de monstres assez proche de Cairhien pour toquer à ses portes…
— J’ai commis l’erreur de penser comme un humain, dit Bashere. J’ai tenu compte de la vitesse de marche des Trollocs, mais pas de la façon dont les Myrddraals peuvent les pousser au-delà de leurs limites. Une erreur grotesque ! Dans le bois, l’armée adverse a dû se séparer en deux, une moitié fonçant directement vers le nord, en direction de Cairhien. C’est la seule explication que je trouve…
— Nous avons progressé aussi vite que possible, dit Elayne. Comment ont-ils pu nous devancer ?
Ses forces disposaient de portails, mais pas en nombre suffisant – faute de personnes capables de canaliser – pour que tout le monde puisse y recourir. Cela dit, elle pouvait faire Voyager les véhicules de l’intendance, les blessés et les civils utiles. Du coup, les soldats avançaient sans entraves au rythme de militaires bien entraînés.
— Nous avons marché aussi vite que possible sans prendre de risques, corrigea Bashere. Un officier humain ne pousserait jamais ses hommes au point que certains tombent raides morts. Les Trollocs ont coupé par la forêt, sur un terrain très accidenté. Des cours d’eau et des marécages à traverser, de jour comme de nuit. Par la Lumière, des milliers de monstres ont dû tomber d’épuisement ! Les Blafards ont accepté de payer ce prix, et maintenant, ils nous ont pris dans un étau. Cairhien risque d’être détruite.
— Je ne permettrai pas que ça arrive, dit Elayne après un long silence. Pas une deuxième fois. Il faut tout faire pour empêcher ça.
— Est-ce seulement possible ?
— J’en suis sûre ! Bashere, tu es un des plus grands génies militaires du monde. Et tu disposes de ressources qu’aucun chef n’a jamais eues. Les dragons, la Famille, des Ogiers résolus à se battre… Tu peux réussir, je le sais !
— Pour quelqu’un qui me connaît depuis peu, tu me fais une grande confiance.
— Rand se fie à toi ! Même durant les pires moments – quand il regardait presque tout le monde avec suspicion –, il n’a jamais douté de toi.
Bashere parut ébranlé.
— Il y a un moyen…
— Lequel ?
— Avancer le plus vite possible et frapper les Trollocs près de Cairhien. Ils doivent être fatigués. Si nous les écrasons avant que la horde venue du sud soit là, nous aurons une chance. Mais ce sera difficile. Les Trollocs du Nord veulent probablement prendre la capitale et s’en servir contre nous quand ceux du Sud arriveront.
— Pouvons-nous ouvrir des portails en ville puis la tenir ?
— J’en doute… Pas dans l’état où sont nos Aes Sedai et les femmes de la Famille… Mais surtout, nous devrons détruire les Trollocs du Nord, pas seulement les contenir. Si nous leur donnons le temps de récupérer de leur marche forcée, ils attendront l’autre armée, puis, avec l’aide des Seigneurs de la Terreur, ils briseront Cairhien comme une simple noix. Elayne, il n’y a pas d’autre option. Nous devons attaquer et massacrer l’armée du Nord tant qu’elle est affaiblie. À ce prix, nous aurons une chance de tenir contre celle du Sud. En cas d’échec, l’étau se resserra et nous écrabouillera.
— C’est un risque que nous devons prendre, dit Elayne. Peaufine ton plan, Bashere. Nous ferons en sorte qu’il réussisse.
Egwene entra en Tel’aran’rhiod.
Le Monde des Rêves avait toujours été dangereux et imprévisible. Ces derniers temps, c’était encore pire.
Dans le songe, le reflet de la belle cité de Tear était un cauchemar où les bâtiments semblaient érodés par une bonne centaine d’années de tempêtes incessantes. Le mur d’enceinte, désormais, ne mesurait plus qu’une dizaine de pieds de haut, le reste ayant été emporté par les vents. Et à l’intérieur, c’était la même chose avec les maisons et les boutiques…
Les sangs glacés par ce spectacle, Egwene se tourna vers la Pierre. Elle, au moins, n’avait pas changé. Haute, solide et insensible à l’agression des vents.
Cette vision réconforta la jeune dirigeante.
Elle se transporta dans le Cœur de la citadelle, où elle retrouverait les Matriarches. Ça aussi, c’était réconfortant. Même en ces temps de tempête et de bouleversements, ces femmes étaient aussi solides que la Pierre.
Amys, Bair et Melaine attendaient la Chaire d’Amyrlin. Avant qu’elles remarquent sa présence, Egwene surprit la fin de leur conversation.
— J’ai vu la même chose qu’elle, disait Bair, mais à travers les yeux de mes propres descendants. Je pense que nous verrons toutes la même chose, si nous y retournons pour la troisième fois. Ce devrait être obligatoire.
— Trois visites ? fit Melaine. C’est un grand changement… Nous ne savons toujours pas si la deuxième montrera ces visions-là ou les anciennes.
Consciente qu’elle écoutait aux portes, Egwene se racla la gorge. Aussitôt silencieuses, les Matriarches se tournèrent vers elle.
— Je ne voulais pas vous déranger…, fit la Chaire d’Amyrlin.
Marchant entre les colonnes, elle approcha des Aielles.
— Aucun problème, dit Bair. Nous aurions dû tenir notre langue… C’est nous qui t’avons invitée ici, après tout.
— Je suis ravie de te voir, Egwene al’Vere, dit Melaine avec un sourire affectueux.
Le ventre très rond, la Matriarche ne devait pas être loin du terme.
— Selon les rapports, ton armée se couvre de ji.
— Nous nous en sortons bien, oui, dit Egwene en s’asseyant sur le sol à côté des Aielles. Vous aurez aussi l’occasion de briller, Melaine.
— Le Car’a’carn procrastine, soupira Amys, et les lances s’impatientent. Nous devons attaquer l’Aveugleur.
— Le Dragon aime travailler à ses plans, dit Egwene. Mes amies, je ne peux pas rester longtemps avec vous. Je dois le rencontrer un peu plus tard dans la journée.
— Pour parler de quoi ? demanda Bair, très curieuse.
— Je n’en sais rien, avoua Egwene. Sur le sol de ma tente, j’ai trouvé une lettre de lui. Il veut me voir, mais pas comme le Dragon rencontre la Chaire d’Amyrlin. Comme deux vieux amis…
— Dis-lui de ne plus tergiverser, fit Bair. Mais nous devons te parler de quelque chose.
— Quoi donc ?
— As-tu déjà vu une chose pareille ? demanda Melaine.
Elle se concentra, et le sol, entre les femmes, se craquela. Imposant sa volonté au Monde des Rêves, elle créait quelque chose qu’elle désirait montrer à Egwene.
Au début, la jeune dirigeante fut déconcertée. Des fissures dans la pierre ? Bien entendu qu’elle en avait déjà vu ! Avec les tremblements de terre qui se multipliaient, ces derniers temps, c’était même un spectacle très commun.
Sauf que… Ces fissures-là avaient quelque chose de particulier. En se penchant, Egwene vit qu’elles semblaient s’ouvrir sur… le néant. Une obscurité sans fond. Rien de naturel là-dedans.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Nos guerriers nous disent avoir vu ce phénomène, expliqua Amys. Ceux qui se battent en Andor et ceux qui luttent dans les Terres Dévastées avec Rand al’Thor. On dirait qu’il s’agit de fissures dans la Trame. Elles restent noires un moment, puis redeviennent de banales craquelures.
— C’est un signe très dangereux, ajouta Bair. Nous avons envoyé l’une des nôtres dans les Terres Frontalières, où combat Lan Mandragoran. Là-bas, ces fissures sont plus fréquentes.
— Surtout quand les Seigneurs de la Terreur se battent, dit Amys. Et qu’ils utilisent le tissage qu’on nomme les Torrents de Feu.
Egwene en frissonna de peur.
— Les Torrents de Feu affaiblissent la Trame. Pendant la guerre du Pouvoir, même les Rejetés ont cessé de les utiliser, craignant de détisser le monde.
— Alors, il faut prévenir nos alliés, dit Amys. Ils ne doivent pas recourir à ce tissage.
— Les Aes Sedai n’en ont pas le droit, révéla Egwene. Mais je ferai savoir que personne ne devra passer outre cet interdit.
— C’est très sage de ta part, approuva Melaine. Pour des femmes qui font si grand cas des règles et des lois, je trouve que les Aes Sedai sont très promptes à s’en exempter quand elles le peuvent.
— Nous faisons confiance à nos sœurs, lâcha Egwene. Les Serments sont là pour les limiter. Sinon, c’est à leur propre sagesse de les guider. Si Moiraine n’avait pas violé la règle, au sujet des Torrents, Perrin serait mort. Même chose pour Mat, si Rand s’était montré trop pointilleux. Mais je parlerai à mes filles.
Les Torrents de Feu inquiétaient Egwene. Pas parce qu’ils existaient ou avaient tel ou tel effet, mais à cause de leur dangerosité. Pourtant, quand ils s’étaient rencontrés dans le Monde des Rêves, Perrin ne lui avait-il pas dit que c’était un tissage comme un autre ?
Il semblait injuste que les Ténèbres puissent recourir à une arme qui détissait la Trame comme si elle… s’effilochait. Face à ça, comment se défendre et comment neutraliser ces effets ?
— Nous ne t’avons pas fait venir seulement pour ça, Egwene al’Vere, dit Melaine. As-tu vu les changements, dans le Monde des Rêves ?
— Oui. Ici, la tempête est encore pire.
— À partir de maintenant, dit Amys, nous ne viendrons plus très souvent. La décision est prise. De toute façon, même si nous nous plaignons un peu de lui, le Car’a’carn prépare bel et bien son armée à attaquer. Dans peu de temps, nous marcherons avec lui vers le fief du Ténébreux.
— Qu’il en soit ainsi…, fit Egwene.
— Je suis fière de toi, petite, dit soudain Amys.
Ce roc de femme semblait avoir des larmes aux yeux.
Tout le monde se leva et Egwene enlaça les trois Aielles.
— Que la Lumière vous protège, Amys, Melaine et Bair. Transmettez mon amour à toutes les autres.
— Ce sera fait, Egwene al’Vere, assura Bair. Puisses-tu trouver de l’eau et de l’ombre, maintenant et à jamais.
Les trois Aielles se volatilisèrent. Prenant une grande inspiration, Egwene leva les yeux. La Pierre grinçait comme un navire pris dans un gros grain. Autour d’elle, la roche elle-même semblait osciller.
Cet endroit, elle l’avait aimé – pas la Pierre, mais Tel’aran’rhiod. Elle y avait appris tant de choses ! Alors qu’elle se préparait à en sortir, elle comprit qu’il était comme un fleuve en crue. Familier et aimé, peut-être, mais trop dangereux pour qu’elle s’y aventure. Surtout quand la Tour Blanche avait besoin d’elle.
— Au revoir à toi, Tel’aran’rhiod, mon vieil ami, souffla-t-elle. Jusqu’à ce que je rêve de nouveau…
Egwene s’autorisa à se réveiller.
Gawyn attendait à côté du lit, comme d’habitude. Ils étaient revenus à la Tour Blanche, Egwene habillée de pied en cap, dans la chambre attenante à son bureau. Le soir n’était pas encore tombé, mais la convocation des Matriarches ne comptait pas parmi celles qu’on ignore.
— Il est là, annonça Gawyn avec un coup d’œil pour la porte donnant sur le bureau.
— Dans ce cas, rejoignons-le.
Elle se leva et tira sur sa robe. Puis elle fit un petit signe à Gawyn. Ensemble, ils allèrent à la rencontre du Dragon Réincarné.
Flanqué de deux Promises qu’Egwene ne connaissait pas, Rand sourit quand il vit sa vieille amie.
— C’est à quel sujet ? demanda celle-ci d’une voix lasse. Me convaincre de briser les sceaux ?
— Tu es devenue cynique…
— Lors de nos deux dernières rencontres, tu as tout fait pour me mettre en rage. Et je devrais m’attendre à autre chose ?
— Te mettre en rage ? Non, je ne suis pas là pour ça. Regarde plutôt. (Rand sortit de sa poche un très joli ruban.) Tiens, c’est pour toi. Tu en cherchais tout le temps pour te nouer les cheveux.
— Tu sous-entends que je suis une enfant ? demanda Egwene, agacée.
Pour la réconforter, Gawyn lui posa une main sur l’épaule.
— Quoi ? Mais non ! Egwene, je veux m’excuser. Pour moi, tu es comme une sœur. Je n’ai jamais eu de frère ou de sœur. Ou du moins, j’ai un frère, mais il ne me connaît pas. Il n’y avait que toi. Je ne cherche pas à t’énerver.
Un instant, Rand ressembla au garçon innocent et loyal qu’il était. Du coup, Egwene en oublia sa frustration.
— Rand, je suis occupée. Nous le sommes tous. Les choses comme ça devront attendre. Tes soldats s’impatientent.
— Leur tour viendra bientôt… Avant que ce soit fini, ils se demanderont pourquoi ils étaient si pressés. Et ils penseront avec mélancolie aux jours passés à attendre.
Le ruban toujours à la main, Rand serra le poing.
— Je… Eh bien, je ne voulais pas partir me battre en restant sur une dispute avec toi – même si le sujet était capital.
— Rand, Rand…
Egwene avança, prit le ruban et enlaça son vieil ami. Ces derniers temps, il n’avait pas été facile à vivre, mais il était arrivé à Egwene de penser la même chose de ses parents.
— Je te soutiens, Rand. Ça ne veut pas dire que je briserai les sceaux, mais je te soutiens.
Egwene s’écarta de Rand. Pas question d’avoir les larmes aux yeux. Même s’ils se faisaient à l’évidence leurs adieux.
— Un moment, dit soudain Gawyn. Un frère ? Tu aurais un frère ?
— Je suis le fils de Tigraine, dit Rand en haussant les épaules. Né après qu’elle fut allée dans le désert des Aiels pour devenir une Promise.
Alors qu’Egwene avait compris depuis des lustres, Gawyn en resta comme foudroyé.
— Tu es le frère de Galad ?
— Demi-frère… Pour un Fils de la Lumière, ça ne signifierait pas grand-chose. Nous avons la même mère. Son père, comme le tien, était Taringail, mais le mien était un Aiel.
— Je crois que Galad te surprendrait, souffla Gawyn. Alors, Elayne…
— Je ne vais pas te raconter l’histoire de ta famille, mais Elayne n’a aucun lien de parenté avec moi.
Rand se tourna vers Egwene.
— Puis-je les voir ? Les sceaux, je veux dire… Avant de partir pour le mont Shayol Ghul, j’aimerais les regarder une dernière fois. Je te promets de ne rien leur faire.
À contrecœur, Egwene sortit les artefacts de la bourse où elle les rangeait. Toujours sonné, Gawyn approcha de la fenêtre, l’ouvrit et laissa entrer dans le bureau la lumière de la fin d’après-midi.
La Tour Blanche était si… tranquille. Ses armées parties, ses maîtresses à la guerre…
Egwene déballa le premier sceau et le tendit à Rand. Juste au cas où, pas question de lui confier les trois en même temps. Bon, elle lui faisait confiance, mais était-on jamais trop prudent ?
Rand étudia le sceau comme s’il cherchait la sagesse dans ses lignes sinueuses.
— Je les ai fabriqués, dit-il, pour qu’ils ne se brisent jamais. Pourtant, en le faisant, je savais qu’ils faibliraient un jour… Tout se délite quand il y touche.
Egwene tendit un autre sceau, mais en le tenant fermement. Le briser accidentellement n’aurait pas été très malin. Dans sa bourse remplie de tissu, les artefacts étaient soigneusement emballés.
Elle se décomposait à l’idée de les casser. Mais Moiraine avait affirmé qu’elle le ferait.
Pour elle, ça n’avait pas de sens. Mais les mots qu’elle avait lus, plus les propos de Moiraine… Eh bien, si l’heure de briser les sceaux sonnait un jour, il faudrait qu’elle les ait à portée de la main. En conséquence, elle portait sur elle des objets qui pouvaient provoquer la disparition du monde.
Rand devint soudain aussi pâle qu’un mort.
— Egwene, ça ne m’abuse pas…
— Que veux-tu dire ?
— C’est un faux ! Bon, ça n’est pas grave. Mais dis-moi la vérité : tu as fait fabriquer des copies et j’en tiens une en main.
— Je n’ai rien fait de tel.
— Par la Lumière ! C’est un faux ! Un faux !
— Quoi ? (Egwene reprit le sceau, le toucha et ne sentit rien de spécial.) Comment peux-tu en être sûr ?
— Je les ai créés ! Mon travail, je sais le reconnaître. Ce n’est pas un des sceaux ! C’est… Quelqu’un les a volés !
— Depuis que tu me les as remis, ils ne m’ont pas quittée une seconde.
— Alors, ça s’est passé avant. Après les avoir trouvés, je ne les ai pas examinés de près. Il a su d’une façon ou d’une autre où je les avais cachés.
Rand prit le deuxième sceau et… secoua la tête.
— Un faux… (Il s’empara du troisième.) Et celui-là aussi. Egwene, c’est lui qui les a. Je ne sais comment, il les a volés. Le Ténébreux détient les clés de sa prison.
Durant la plus grande partie de sa vie, Mat aurait donné cher pour que les gens le regardent le moins possible. Parce que sinon, ils plissaient le front, accusateurs, devant tous les problèmes dont il était à l’évidence la cause – alors qu’en réalité il n’avait rien fait du tout. Sans parler des coups d’œil désapprobateurs, quand il se baladait innocemment avec pour seul objectif d’être agréable et souriant. Quel garçon ne chipait pas une tourte de temps en temps ? Rien de grave là-dedans. C’était ne pas le faire qui aurait été inquiétant.
Mais la vie avait été plus dure pour Mat que pour les autres garçons. Sans aucune raison, tout le monde le tenait à l’œil. Perrin, lui, aurait pu voler des tourtes à longueur de journée. Les gens lui auraient souri, ébouriffant ses cheveux. Mat, ces brutes le chargeaient avec un balai en main.
Quand il entrait dans une salle de jeu, il attirait aussi les regards – comme s’il était là pour tricher (ce qu’il n’avait jamais fait) ou comme si les autres joueurs l’enviaient.
Bref, depuis toujours, à ses yeux, passer inaperçu était un plaisir d’esthète. De quoi faire sauter le bouchon d’une bonne bouteille, histoire de fêter ça.
Aujourd’hui, son vœu était exaucé et ça le rendait malade.
— Tu pourrais me regarder ! s’indigna-t-il. Vraiment. Que la Lumière te brûle, tu pourrais !
— Si je le faisais, je devrais baisser les yeux, répondit la servante qui empilait des carrés de tissu sur une table basse placée contre le mur.
— Tes yeux sont déjà baissés ! Rivés sur le sol, même ! Je veux que tu les lèves !
La Seanchanienne continua à travailler. Le teint clair, des taches de rousseur sous les yeux, elle était agréable à regarder, même pour quelqu’un qui préférait les nuances plus sombres, ces derniers temps. Cela dit, si cette fille lui avait souri, ça ne lui aurait pas déplu. Comment parler à une femme quand on ne pouvait pas essayer de la faire sourire ?
D’autres servantes entrèrent, les yeux baissés et du tissu sur les bras. Mat était dans ce qui devait être ses « appartements » au palais. Un fief bien trop grand pour ses besoins. Si Talmanes et quelques Bras Rouges venaient s’installer avec lui, les lieux paraîtraient peut-être moins vides.
Mat approcha de la fenêtre. En bas, sur l’esplanade Mol Hara, une armée se mettait en formation. Apparemment, ça risquait de prendre plus longtemps que le jeune flambeur l’aurait voulu. Le général Galgan – Mat l’avait à peine croisé et il se méfiait de lui, quoi que dise Tuon sur les tueurs incompétents qu’il engageait – rassemblait les forces du Seanchan retirées des frontières, mais beaucoup trop lentement. À cause de ce repli, il craignait de perdre la plaine d’Almoth.
Mat n’avait trouvé aucune raison d’apprécier ce type. En plus, s’il traînait les pieds pour ça…
— Très Honoré ? demanda la servante.
Mat se retourna et arqua un sourcil. Plusieurs da’covale étant arrivés avec la livraison de tissu, il les vit enfin et rougit jusqu’à la racine des cheveux. Ces gens ne portaient presque rien – et ce presque rien était transparent.
Bon, Mat pouvait jeter un coup d’œil, non ? Si les femmes avaient voulu qu’on ne les regarde pas, elles se seraient couvertes. D’accord, mais qu’en penserait Tuon ?
Je ne suis pas à elle, pensa Mat, avec une inflexible détermination. Je ne serais pas « maritalisé » par cette femme !
La servante aux taches de rousseur – une so’jhin, la moitié de la tête rasée – désigna la femme qui était entrée à la traîne des da’covale. D’âge mûr, les cheveux noirs en chignon, elle n’avait pas un pouce du crâne rasé. La silhouette en forme de poire, elle affichait un sourire maternel.
Sans vergogne, elle étudia Mat. Quel bonheur, quelqu’un qui le regardait enfin ! Dommage que cette inconnue le fasse tellement penser à un maquignon qui achète des chevaux au marché.
— Noir pour son nouveau statut, fit la femme en tapant dans ses mains. Vert pour son héritage. Un vert sombre, comme celui d’une forêt… Que quelqu’un aille chercher des bandeaux, pour son œil. Et qu’on brûle cet affreux chapeau.
— Quoi ? s’écria Mat tandis que les servantes s’agitaient autour de lui pour lui subtiliser ses frusques. Minute, papillon ! Que se passe-t-il ?
— Tes nouvelles tenues, Très Honoré. Je me nomme Nata et je serai ta couturière personnelle.
— Pas question de brûler mon chapeau ! Essaie, et nous verrons si tu peux voler quand on te jette du quatrième étage. Tu as pigé ?
La couturière hésita.
— Oui, Très Honoré. Qu’on ne brûle pas ses habits. Conservez-les, au cas où il en aurait besoin un jour.
Nata semblait douter que ça arriverait.
Alors que Mat ouvrait la bouche pour protester, une des da’covale souleva le couvercle d’un coffret. Dedans, des bijoux brillaient : rubis, émeraudes, gouttes de feu…
Mat en eut la gargamelle coincée. Dans ce coffret, il y avait une fortune.
Sonné, il s’aperçut à peine que les servantes le déshabillaient. Quand elles s’en prirent à sa chemise, il les laissa faire, mais s’accrocha cependant à son foulard.
Ses joues rouges, déduisit-il, n’avaient aucun lien avec le fait que des femmes lui retiraient son pantalon. L’explication, c’était la surprise.
Un des serviteurs esquissa un geste vers les sous-vêtements du jeune flambeur.
— Sans aucun doigt aux mains, tu serais amusant à regarder, grogna ce dernier.
Le da’covale écarquilla les yeux et blêmit. La tête baissée, il s’inclina et recula.
Mat n’était pas pudibond, mais les sous-vêtements, c’était sacré.
Nata eut un claquement de langue. Aussitôt, les servantes commencèrent à draper Mat de tissu – du vert foncé si sombre qu’on le distinguait à peine du noir qui l’accompagnait.
— Nous allons devoir te confectionner une garde-robe qui couvre les combats, les fêtes de cour, les fonctions privées et les apparitions en public. C’est…
— Non, dit Mat. L’armée suffira…
— Mais…
— Femme, nous en sommes à l’Ultime Bataille. Si nous survivons, tu pourras me faire confectionner un joli chapeau pour les jours de fête. Tant que nous serons en guerre, ça me suffira.
La servante hocha la tête.
Non sans mécontentement, Mat se leva, les bras sur le côté, et laissa les couturières prendre des mesures puis l’envelopper dans du tissu.
S’il devait accepter qu’on lui lance tout le temps un « Très Honoré » ou un « Votre Grandeur », il pouvait au moins être attifé convenablement.
De plus, il avait fini par se lasser de ses anciens vêtements. La couturière seanchanienne se montra très économe en dentelle – une véritable honte ! – mais Mat refusa de faire comme s’il connaissait mieux son métier qu’elle.
Enfin, un homme ne pouvait pas se plaindre de tout ! Les gens n’aimaient pas les geignards, et lui non plus…
Alors que les autres s’occupaient des mesures, une servante approcha avec un coffret où était exposée une collection de bandeaux. Le jeune flambeur hésita devant cet étalage de richesse, car chaque modèle était orné d’éclats de gemmes et de grosses pierres.
— Celui-ci, dit Mat en désignant le dernier modèle de la rangée.
Un bandeau noir, avec seulement deux rubis très bien taillés et fixés aux deux bouts de l’attache.
Toujours pendant les mesures, on fit essayer l’accessoire au Prince des Corbeaux.
Quand le bandeau fut en place, Nata ordonna à ses filles de vêtir Mat de la tenue qu’elle avait apportée. De toute évidence, en attendant que sa nouvelle garde-robe soit terminée, il n’aurait pas le droit de remettre ses vieux vêtements.
La tenue se révéla assez simple. Une longue tunique d’excellente qualité, pour l’essentiel. Mat aurait préféré un pantalon, mais ça irait question confort. En revanche, les filles la recouvrirent avec une sorte de robe plus raide. De la soie vert sombre outrageusement brodée de motifs entrelacés. Assez grandes pour laisser passer un cheval, les manches pesaient des tonnes.
— J’ai cru demander une tenue de guerrier ! s’écria Mat.
— C’en est une, répondit Nata. L’uniforme de cérémonie d’un militaire membre de la famille impériale. En toi, beaucoup de gens verront avant tout un étranger. Aucun n’osera douter de ta loyauté, mais il serait préférable que tes soldats te considèrent d’abord comme le Prince des Corbeaux, et ensuite comme une pièce rapportée. Es-tu d’accord ?
— J’imagine, oui…
Les servantes continuèrent en bouclant une ceinture ornementée autour de la taille de Mat, puis en plaçant des bandes du même style autour de ses avant-bras, sous les manches géantes. La ceinture était une bonne chose, se dit le jeune flambeur, parce qu’elle lui amincissait la taille, qui aurait sinon paru éléphantesque avec l’espèce de robe amidonnée.
Manque de chance, l’accessoire vestimentaire suivant fut le plus ridicule de tous. Une sorte de tabard, lui aussi amidonné, qui pesait un quintal mais était ouvert sur les côtés, donnant l’impression qu’il portait un tablier sur le torse et dans le dos. Un tablier si large sur les épaules qu’il aurait sans doute du mal à passer certaines portes. Comme s’il était enfermé dans une armure de tissu.
— Dis donc, Nata, fit Mat, ce ne serait pas une farce que vous me faites parce que je viens de débarquer ?
— Une farce, Très Honoré ?
— Tu ne peux pas…
Mat se tut, car quelqu’un passait devant sa porte ouverte. Un officier, aurait-on dit. Vêtu d’un « uniforme » semblable au sien en moins ornementé et surtout en moins large. La tenue de cérémonie d’un membre du Sang, apparemment, mais pas apparenté à la famille impériale. Quoi qu’il en soit, ces atours étaient presque aussi somptueux que les siens.
Le type s’arrêta, s’inclina devant Mat puis continua son chemin.
— Que la Lumière me brûle ! grogna le jeune flambeur.
Nata claqua de nouveau dans ses mains et les da’covale entreprirent de surcharger Mat de pierres précieuses. Des rubis, pour l’essentiel, ce qui le mit très mal à l’aise. Mais c’était sûrement une coïncidence, pas vrai ?
Sur le coup, le jeune flambeur ne sut pas ce qu’il devait penser de cette quincaillerie. La vendre, peut-être… Ou jouer avec. S’il posait ça sur une table de jeu, il finirait la soirée propriétaire de tous les bâtiments d’Ebou Dar…
La ville est déjà à Tuon, s’avisa-t-il. Et je l’ai épousée.
Conclusion, il était un homme riche. Richissime, même.
S’asseyant, il se laissa laquer les ongles et réfléchit aux conséquences de toute cette affaire.
Au sujet de l’argent, ça faisait un moment qu’il ne s’inquiétait plus, puisqu’il pouvait toujours en gagner au jeu. Mais là, ça changeait tout. S’il avait tout ce qu’on peut avoir, à quoi bon jouer ? Certes, mais ça ne promettait pas d’être amusant, comme vie. Les gens n’étaient pas censés couvrir un type de bijoux. Il devait au contraire s’enrichir en comptant sur son intelligence, sa chance ou son talent.
La séance de laquage terminée, le jeune flambeur baissa les bras.
— Que la Lumière me brûle ! Voilà que je suis un fichu noble !
Il soupira, arracha son chapeau des mains d’une servante stupéfiée qui passait devant lui avec ses vieilles frusques, et le vissa sur sa tête.
— Très Honoré, dit Nata, pardonne mon audace, mais il est dans mes attributions de te conseiller sur la mode. Avec cet uniforme, ton chapeau jure atrocement.
— Et alors ? lança Mat en se dirigeant vers la porte – qu’il faillit devoir franchir en se mettant de profil. Si je dois avoir l’air d’un bouffon, autant faire ça avec panache ! Quelqu’un peut me conduire à l’endroit où vos maudits généraux se réunissent ? J’aimerais savoir à quoi ressemblent nos troupes.