Grimaçant de douleur, Siuan remua les épaules.
— Yukiri, marmonna-t-elle, il faut que tu améliores ton tissage…
La petite sœur grise jura entre ses dents. Agenouillée près d’un soldat qui avait perdu une main, elle se releva à contrecœur. Cet homme, elle ne l’avait pas guéri, le confiant à des thérapeutes plus classiques – du genre qui recouraient à des pansements.
Dépenser de l’énergie pour soigner ce blessé n’aurait pas été raisonnable, puisqu’il ne pourrait jamais plus se battre. Les sœurs devaient réserver leurs forces pour les hommes aptes à retourner sur le front.
Un raisonnement brutal ? Certes, mais à quoi s’attendre d’autre en des temps brutaux ?
Siuan et Yukiri passèrent au soldat suivant. Sans guérison, le manchot s’en tirerait. Enfin, probablement. Les sœurs jaunes étaient à Mayene, mais elles s’épuisaient à secourir les Aes Sedai survivantes et les soldats pas trop gravement amochés.
Dans tout le camp improvisé installé sur le sol de l’Arafel – à l’est du gué du fleuve – des soldats gémissaient ou sanglotaient. Tellement de blessés… Au sein des Aes Sedai présentes, Siuan et Yukiri comptaient parmi les rares encore en mesure d’intervenir. La plupart des autres s’étaient épuisées à ouvrir des portails afin de permettre à l’armée d’échapper à l’étau qui se refermait.
Les Shariens avaient attaqué agressivement. Par bonheur, sécuriser le camp de la Tour Blanche les avait occupés assez longtemps pour permettre aux soldats de fuir. Pas à tous, hélas…
Yukiri sonda le blessé puis hocha la tête. Siuan se pencha et canalisa un tissage thérapeutique. Dans cet exercice, elle n’avait jamais vraiment brillé, et même avec un angreal, ça lui coûtait d’énormes efforts. En guérissant sa plaie au flanc, elle ramena l’homme des portes de la mort. Il eut un spasme, parce que la plus grande partie de l’énergie requise pour le sauver venait de son propre corps.
Siuan vacilla puis se laissa tomber sur les genoux. Par la Lumière ! Elle titubait autant qu’une noble dame le premier jour d’une traversée en mer.
Yukiri étudia sa compagne puis s’empara de son angreal – une petite fleur de pierre.
— Va te reposer, Siuan.
Siuan serra les dents, mais elle ne tenta pas de reprendre le ter’angreal. Alors que le Pouvoir de l’Unique lui échappait, elle soupira, à la fois soulagée et attristée d’être privée de la beauté du saidar.
Yukiri passa au blessé suivant. Siuan s’étendit là où elle était, son corps protestant d’être couvert de bleus et perclus de douleur.
Pour elle, les détails de la bataille étaient brouillés. Elle se souvenait d’avoir vu le jeune Gawyn Trakand entrer sous le pavillon en criant qu’Egwene avait ordonné un repli.
Bryne avait réagi très vite, laissant tomber un ordre écrit dans son fameux portail horizontal. Sa nouvelle façon de transmettre les consignes – un message fermé par un long ruban attaché à la hampe d’une flèche dépourvue de tête mais lestée d’une pierre, pour qu’elle tombe plus vite.
Avant l’arrivée de Gawyn, Bryne était sur des charbons ardents. Le déroulement de la bataille lui déplaisant, il avait déduit de la façon d’agir des Trollocs que leurs maîtres mijotaient quelque chose. L’ordre de se replier, il l’avait sûrement rédigé à l’avance.
Puis il y avait eu des explosions – Yukiri leur criant de sauter dans le portail vertical. Un instant, Siuan avait cru que la sœur grise était devenue folle.
Une folle qui leur avait sauvé la vie à tous, semblait-il.
Que la Lumière me brûle ! pesta Siuan. Pas question que je reste étendue là comme un poisson pêché la veille et oublié sur le pont !
Après un coup d’œil au ciel, l’ancienne Chaire d’Amyrlin se redressa et entreprit de traverser le camp.
Bien que Siuan n’en ait jamais entendu parler, Yukiri maintenait que son tissage n’était pas si obscur que ça. Pour simplifier, il s’agissait d’un coussin d’Air géant conçu pour amortir une chute vertigineuse.
Le tissage avait attiré l’attention des Shariennes – bon sang, il ne manquait plus que ça, des Shariennes ! – mais tous les occupants du pavillon s’étaient esquivés à temps.
Siuan, Bryne, Yukiri et quelques officiers avaient chuté pendant une petite éternité – un souvenir qui retournait encore l’estomac pourtant solide de l’ancienne dirigeante. Lui donner le mal de mer à elle, il fallait le faire !
Selon Yukiri, ce tissage était peut-être le secret qui permettrait de découvrir comment voler. La fichue idiote ! Si le Créateur n’avait pas donné d’ailes aux humains, ce n’était pas pour rien.
Siuan trouva Bryne à la lisière du camp. Épuisé, il s’était laissé tomber sur une souche. Tenues par des pierres, deux cartes déroulées gisaient à ses pieds. Des documents froissés, car il s’en était emparé à la dernière seconde, alors que le pavillon se désintégrait autour d’eux.
Quel crétin ! Risquer sa vie pour des cartes…
— C’est ce que disent les rapports, annonça le général Haerm, qui conversait avec Bryne. Désolé, seigneur, mais les éclaireurs n’ont pas osé s’approcher de notre ancien camp.
Nouveau commandant des Compagnons illianiens, Haerm était un officier expérimenté.
— Pas de signe de la Chaire d’Amyrlin ? demanda Siuan.
Les deux militaires secouèrent la tête.
— Continue à ouvrir grand les yeux, jeune homme, fit l’ancienne dirigeante en pointant un index sur le général.
À l’évidence, l’usage de l’adjectif « jeune » le déconcerta. Logique, quand ça venait d’une femme au visage de gamine.
Que la Lumière me brûle !
— Je suis sérieuse. La Chaire d’Amyrlin est vivante et tu vas la trouver, compris ?
— Oui, Aes Sedai.
L’homme se voulait respectueux, mais ce n’était pas ça… Les Illianiens ne savaient pas comment se comporter avec les sœurs.
Bryne fit signe à l’officier de le laisser. Miracle, pour une fois, personne n’attendait de prendre la place de Haerm. Sans doute parce que tout le monde était mort de fatigue.
Un camp, oui, mais un camp de réfugiés, pas celui d’une armée. Dès leur arrivée, la plupart des hommes s’étaient enroulés dans leur couverture pour dormir. Pour roupiller n’importe où et n’importe quand, les militaires étaient encore plus doués que les marins…
Siuan ne pouvait blâmer personne. Avant l’arrivée des Shariens, elle tenait à peine debout. À présent, elle mourait de fatigue. Du coup, elle s’assit sur le sol, près de la souche de Bryne.
— Ton bras te fait toujours mal ? demanda le général.
Il tendit une main et lui massa l’épaule.
— Tu sens bien que oui, grogna Siuan.
— Toujours aussi agréable, ma chère.
— N’imagine pas que j’aie oublié : c’est à toi que je dois cette blessure.
— Moi ? fit Bryne, amusé.
— C’est toi qui m’as poussée dans le trou !
— Tu ne semblais pas décidée à bouger.
— Faux. J’allais plonger.
— Ben voyons !
— C’est ta faute, insista Siuan. J’ai trébuché… Ce n’était pas prévu. Et le tissage de Yukiri, quelle horrible chose !
— Il a fonctionné, dit Bryne. Peu de gens peuvent se vanter d’avoir survécu à une chute de trois cents pieds.
— Elle était trop contente…, marmonna Siuan. Voilà un moment qu’elle devait avoir envie de nous faire plonger. Tous ces discours sur le Voyage et les tissages connexes…
Siuan s’interrompit, en partie parce qu’elle était mécontente d’elle-même. Ce jour était assez moche pour qu’elle n’aggrave pas les choses en s’en prenant à Bryne.
— Combien de morts ? demanda-t-elle. (Un sujet guère meilleur, mais elle devait savoir.) Nous avons des rapports ?
— Presque la moitié des soldats…
Encore pire que ce que craignait Siuan.
— Et les Aes Sedai ?
— Il nous en reste environ deux cent cinquante… Mais beaucoup sont en état de choc parce qu’elles ont perdu leurs Champions.
Un désastre ? Non, un cataclysme ! Cent vingt Aes Sedai perdues en quelques heures. La Tour Blanche n’était pas près de s’en remettre…
— Je suis navré, Siuan…
— Au fond, la plupart de ces femmes me traitaient comme un tas d’entrailles de poisson. Quand j’étais la Chaire d’Amyrlin, elles me jalousaient. Après ma chute, elles riaient de moi, et depuis mon retour elles me considéraient comme une servante.
Sans cesser de lui masser l’épaule, Bryne acquiesça au propos de sa compagne. Malgré son faux cynisme, il sentait dans le lien à quel point elle était touchée. Parmi les défuntes, il y avait beaucoup de femmes de qualité. Et d’excellentes sœurs.
— Egwene est vivante, dit Siuan. Elle va nous surprendre, Bryne. Garde les yeux ouverts.
— Si je m’y attends, ça ne sera plus une surprise.
— Idiot !
— Tu as raison – sur les deux points. Je crois qu’Egwene nous surprendra, et je suis un imbécile.
— Bryne…
— C’est la vérité, Siuan. Comment ai-je pu ne pas voir qu’ils faisaient diversion ? Ils nous tenaient occupés jusqu’à l’arrivée de la nouvelle armée. Les Trollocs se sont repliés dans les collines. Ce n’est pas leur façon de faire. J’ai cru qu’ils voulaient nous attirer dans un piège. Convaincu qu’ils récupéraient les cadavres pour pouvoir attendre tranquillement, j’ai tergiversé. Si j’avais donné plus tôt l’ordre d’attaquer, ce drame aurait pu être évité. J’ai été trop prudent.
— Un homme qui pense toute la journée à la pêche qu’il a ratée à cause du mauvais temps finit par ne pas réagir assez vite quand le ciel s’éclaircit.
— Un bon proverbe, Siuan. Mais nous en avons un aussi, spécial pour les généraux. Il est de Fogh l’Infatigable. « Si tu n’apprends rien de tes défaites, elles domineront ta pensée. »
» Je ne comprends pas comment j’ai pu laisser arriver ça ! Je me suis entraîné et préparé pour faire tellement mieux. Ce n’est pas seulement une erreur que je peux ignorer. La Trame est en jeu !
Bryne se massa le front. À la lueur du soleil couchant, il semblait avoir vieilli, ses mains soudain… fragiles. À croire que cette défaite avait ajouté d’un coup une ou deux décennies à son compte. Il soupira, les épaules voûtées.
Siuan ne sut que dire. Alors, ils restèrent assis en silence.
Lyrelle attendait devant la porte de ce qu’on nommait la Tour Noire. Pour dissimuler son impatience, il lui fallait puiser dans les trésors de sa formation d’Aes Sedai.
Depuis le début, cette expédition était une catastrophe. Pour commencer, la « tour » leur avait interdit d’entrer avant que les sœurs rouges aient fini leurs petites affaires. Après, il y avait eu les problèmes avec les portails. Enfin, en succession, trois bulles maléfiques avaient frappé, des Suppôts avaient tenté en deux occasions d’assassiner la délégation et, cerise sur le gâteau, la Chaire d’Amyrlin l’avait fait prévenir que la Tour Noire, lors de l’Ultime Bataille, s’était rangée du côté des Ténèbres.
Sur ordre de la dirigeante suprême, Lyrelle avait envoyé la plupart de ses femmes soutenir Lan Mandragoran. Depuis, elle était restée en arrière avec quelques sœurs, histoire de garder un œil sur la Tour Noire. Et maintenant… ça. Que faire face à ce rebondissement ?
— Je te l’assure, fit le jeune Asha’man, il n’y a pas de danger. Nous avons chassé le M’Hael et tous ceux qui servaient le Ténébreux. Nous tous, nous marchons sous la Lumière.
Lyrelle se tourna vers ses compagnes : une représentante de chaque Ajah et trente autres sœurs en soutien – appelées en renfort le matin même, après que l’Asha’man eut pris langue avec Lyrelle. À contrecœur, ces femmes acceptaient son autorité, en tout cas ici.
— Nous allons en discuter, dit Lyrelle en faisant signe à l’homme en noir de se retirer.
— Que devons-nous faire ? demanda Myrelle quand il se fut éloigné.
La sœur verte était depuis le début avec Lyrelle – une des rares qu’elle n’avait pas envoyées au loin, en partie parce qu’elle voulait garder son Champion dans le coin.
— Si certains Asha’man combattent pour le Ténébreux…
— On peut de nouveau ouvrir des portails, rappela Seaine. Quelque chose a changé à la Tour Noire depuis le jour où nous avons senti qu’on y canalisait intensément le Pouvoir.
— Je ne me fie pas à ça…, fit Myrelle.
— Nous devons savoir ce qu’il en est, dit Seaine. Alors que l’Ultime Bataille est en cours, nous ne pouvons pas laisser la Tour Noire sans surveillance. Il faut régler le sort de ces hommes, d’une façon ou d’une autre.
Les Asha’man affirmaient qu’un petit nombre des leurs seulement avaient pris le parti du Ténébreux. Quant à l’utilisation intensive du Pouvoir, elle était due à une attaque de l’Ajah Noir.
— S’ils avaient voulu nous éliminer, dit Lyrelle, ils auraient profité du moment où on ne pouvait pas tisser de portails pour fuir. Pour l’heure, je postule qu’ils ont… fait le ménage dans leurs rangs. Comme a dû s’y résoudre la Tour Blanche.
— Donc, on entre ? demanda Myrelle.
— Oui. Nous lierons les hommes qui nous ont été promis, puis nous leur arracherons la vérité, s’il reste des doutes.
Le Dragon Réincarné avait interdit à Lyrelle et à ses compagnes de lier les Asha’man de haut grade. Cette restriction perturbait la sœur, mais elle avait mis au point un plan lors de sa première venue ici. En principe, son idée devrait fonctionner.
Après avoir demandé aux hommes une démonstration de leur aptitude à canaliser, elle lierait celui qu’elle jugerait le plus puissant. Ensuite, il l’aiderait à choisir les hommes en formation présentant le plus de potentiel, pour que ses sœurs puissent les lier aussi.
À partir de là… Eh bien, elle espérait que ça suffirait à contrôler la majorité de ces hommes. Par la Lumière, quel drame ! Des mâles capables de canaliser allant et venant sans complexe !
Lyrelle ne croyait pas une minute que la Source avait été purifiée. Mais bien entendu, ces Asha’man le répéteraient en boucle.
— Parfois, je voudrais revenir en arrière et me gifler pour me punir d’avoir accepté cette mission.
Myrelle sourit de cette déclaration de Lyrelle. Comme d’habitude, elle ne prenait pas les événements au sérieux.
Lyrelle, pour sa part, se désolait d’avoir été absente de la Tour Blanche si longtemps. La réunification, le combat contre les Seanchaniens… Dans des circonstances pareilles, une femme pouvait démontrer qu’elle était faite pour commander.
Les occasions se présentaient en des temps troublés, c’était bien connu. Et elle en avait laissé filer beaucoup. Lumière ! Cette idée la rendait malade.
— Nous allons entrer ! lança-t-elle à l’intention des hommes postés derrière le portail du complexe.
Baissant le ton, elle continua à la seule intention de ses sœurs.
— Unissez-vous à la Source et soyez prudentes. Nous ne savons pas ce qui peut se passer…
Si on en venait là, les sœurs feraient le poids face à un grand nombre d’Asha’man mal entraînés. Mais en principe, il ne devrait pas y avoir d’affrontement. Sauf qu’il fallait s’attendre à tout, avec des fous. Penser qu’ils se comporteraient logiquement était un pari très risqué.
Le grand portail s’ouvrit pour laisser passer les sœurs.
Avant même d’avoir construit leur tour, ces hommes en noir avaient pris soin d’ériger un mur d’enceinte. Selon Lyrelle, ça en disait long sur leur délabrement mental.
Elle talonna son cheval, Myrelle et les autres la suivant dans un martèlement de sabots. Unie à la Source, Lyrelle recourut au nouveau tissage qui permettait de savoir si un mâle était en train de canaliser dans les environs.
Quelqu’un vint les accueillir, mais ce ne fut pas le jeune homme qu’elles avaient vu un peu plus tôt.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Lyrelle quand elle reconnut Pevara Tazanovni.
Elle connaissait très vaguement cette représentante rouge.
— On m’a demandé de vous accompagner, dit Pevara, très détendue. Logain a pensé qu’un visage familier vous mettrait à l’aise.
Lyrelle se retint de grogner. Une Aes Sedai ne devait pas se montrer… guillerette ainsi. Son devoir était d’être calme, sur la retenue et – au minimum – austère. Dès qu’il posait les yeux sur elle, tout homme devait se demander ce qu’il avait fait de mal et comment il pouvait s’amender.
Pevara vint chevaucher à côté de Lyrelle pendant la traversée du terrain de la Tour Noire.
— Logain te salue bien bas, dit Pevara. C’est lui, le chef, à présent. Grièvement blessé pendant l’attaque, il n’est pas encore rétabli.
— Il s’en remettra ?
— Certainement, oui ! Il devrait aller bien d’ici un jour ou deux. Quand ils se joindront à l’Ultime Bataille, les Asha’man auront besoin d’un chef.
Dommage, pensa Lyrelle.
La Tour Noire aurait été plus facile à contrôler si elle n’avait pas eu un faux Dragon à sa tête. Hélas, Logain n’était pas mort…
— Je suis sûre que son aide sera précieuse, dit Lyrelle. Son autorité, en revanche… Eh bien, nous verrons… Explique-moi un peu, Pevara. J’ai entendu dire que lier un homme capable de canaliser et établir le lien avec un mâle normal était différent. Tu as fait cette expérience ?
— Oui.
— Et c’est vrai ? Un homme ordinaire, on peut le faire obéir via le lien, mais pas un Asha’man ?
Pevara eut un sourire presque mélancolique.
— Ah, ce serait bien pratique, mais c’est non : le lien ne peut pas contraindre un Asha’man à obéir. Il faut recourir à des moyens plus inventifs.
Très mauvais, ça, pensa Lyrelle.
— Et quand on y arrive, demanda Aledrin, qui chevauchait sur l’autre flanc de Lyrelle, jusqu’à quel point sont-ils dociles ?
— Ça dépend de chaque individu, je crois…
— Si on ne peut pas les contraindre, insista Lyrelle, est-ce qu’ils obéissent au moins à leur Aes Sedai pendant une bataille ?
— Probablement, répondit Pevara.
Un choix de mot plutôt ambigu, trouva Lyrelle.
— Mais je dois vous dire quelque chose à toutes, continua Pevara. La mission qu’on m’a confiée, comme à vous, est d’une parfaite stupidité.
— Vraiment ? demanda Lyrelle, très calme. Pourquoi donc ?
Après ce que les sœurs rouges avaient infligé à Siuan, elle n’était pas disposée à leur faire confiance.
— Naguère, j’étais comme vous, anxieuse de lier tous les Asha’man afin de les contrôler. Mais iriez-vous dans une ville inconnue pour y sélectionner cinquante hommes – au doigt mouillé – et les prendre pour Champions ? Lier les Asha’man pour le simple plaisir de les lier est ridicule. En tout cas, ça ne les rendra pas plus contrôlables. Je suis persuadé que certains d’entre eux feront d’excellents Champions. Mais comme avec tous les hommes, d’autres seraient terriblement mauvais. Je vous suggère de renoncer à votre plan – en prendre très exactement quarante-sept – et de choisir ceux qui sont désireux d’être liés. Vous y gagnerez de bien meilleurs Champions.
— Un conseil intéressant, dit Lyrelle. Mais comme tu l’as mentionné, nous aurons besoin des Asha’man sur tous les champs de bataille. Le temps manque pour finasser. Nous prendrons les quarante-sept plus puissants.
Pevara soupira mais ne fit aucun commentaire alors qu’elles dépassaient plusieurs hommes qui arboraient deux insignes sur le col de leur veste noire.
Lyrelle en eut des fourmis dans les bras – comme si de vrais insectes grouillaient sous sa peau. Des hommes capables de canaliser !
Selon Lelaine, la Tour Noire était vitale pour les plans de la Blanche. Certes, mais Lyrelle n’était pas la marionnette de Lelaine. Elle était une femme libre, et une représentante du même niveau que toutes les autres. Si elle trouvait un moyen de contrôler la Tour Noire, elle pourrait échapper enfin à la tutelle de Lelaine.
Pour une telle récompense, lier des Asha’man valait la peine. D’accord, mais ça ne voulait pas dire qu’elle aimerait ça. Cela posé, il faudrait que tous ces hommes soient sous contrôle, d’une façon ou d’une autre.
Rendu fou par la souillure, le Dragon serait incontrôlable. Mais ne pourrait-on pas le manipuler pour qu’il autorise que tous les Asha’man soient liés ?
Mais ne pas pouvoir contraindre via le lien serait dangereux.
En revanche, Lyrelle se voyait très bien aller au combat avec vingt ou trente Asha’man, tous liés et soumis à sa volonté. Comment pourrait-elle réussir ça ?
Les cavalières arrivèrent devant une rangée d’hommes en veste noire qui les attendaient à la lisière du village.
Lyrelle les compta rapidement pendant qu’elle approchait. Quarante-sept, en incluant celui qui se tenait devant les autres. Quel tour voulaient leur jouer ces hommes ?
Le premier d’entre eux avança. D’âge mûr, de constitution robuste, il semblait avoir très récemment traversé une rude épreuve. Des poches sous les yeux, le teint pâle, il marchait cependant d’un pas assuré et son regard, quand il croisa celui de Lyrelle, exprimait une détermination d’acier.
Ensuite, il s’inclina devant elle.
— Bienvenue, Aes Sedai, dit-il.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Androl Genhald. Je suis à la tête de tes quarante-sept, jusqu’à ce qu’ils aient été liés.
— Mes quarante-sept ? Je vois que tu as oublié les termes du contrat. On doit nous permettre de sélectionner tout Soldat ou dédié qui nous intéresse, et il n’aura pas le droit de refuser.
— C’est vrai, concéda Androl. Hélas, à part ceux-là, tous les hommes présents à la Tour Noire sont des Asha’man accomplis. Les autres Soldats ou dédiés ont été amenés à s’absenter pour des raisons urgentes. S’ils avaient été là, ils auraient bien entendu obéi aux ordres du Dragon. Par bonheur, nous avons réussi à garder quarante-sept candidats ici. Quarante-six, en réalité, car je suis déjà lié à Pevara Sedai.
— Nous attendrons le retour des autres, lâcha froidement Lyrelle.
— Manque de chance, j’ai peur qu’ils ne reviennent pas avant longtemps. Si tu veux participer à l’Ultime Bataille, tu devras faire ton choix très vite.
Lyrelle plissa les yeux à l’intention d’Androl, puis elle regarda Pevara, qui haussa les épaules.
— C’est une arnaque, dit Lyrelle à l’Asha’man. Enfantine, qui plus est…
— Moi, je la trouve plutôt intelligente, répliqua Androl, glacial. Digne d’une Aes Sedai, si j’ose dire ! On vous a promis que tous les membres de la Tour Noire seraient à votre disposition, sauf les Asha’man accomplis. Et ce sera le cas. Pour tous les hommes présents, du moins.
— Sans nul doute, tu as choisi les plus faibles d’entre tous.
— En réalité, nous avons pris ceux qui se sont portés volontaires. Des hommes de qualité, du premier jusqu’au dernier. Ce sont ceux qui ambitionnent de devenir des Champions.
— Le Dragon Réincarné entendra parler de cette histoire.
— D’après ce que je sais, fit Androl, en ce moment même, il est en route pour le mont Shayol Ghul. Tu comptes l’y rejoindre pour te plaindre de nous ?
Lyrelle pinça les lèvres.
— Voici où en sont les choses, Aes Sedai. Aujourd’hui, le Dragon Réincarné nous a envoyé un message. Dedans, il nous demande d’apprendre une dernière leçon : nous ne devons pas penser à nous comme à des armes, mais comme à des hommes. Parce que les hommes peuvent choisir leur destin, à l’inverse des armes. Voici tes hommes, Aes Sedai. Respecte-les.
Androl s’inclina de nouveau et s’éloigna. Pevara hésita, puis elle le suivit. Alors que la sœur rouge regardait l’Asha’man, Lyrelle vit s’éclairer son visage.
C’est donc ça ? Pas meilleure qu’une sœur verte, Pevara ! J’espérais mieux d’une femme de ton âge.
Lyrelle fut tentée de ne pas entrer dans ce jeu. Elle pouvait retourner voir la Chaire d’Amyrlin et se plaindre. Sauf que… Eh bien, les nouvelles au sujet du front d’Egwene se révélaient inquiétantes. On parlait de l’apparition d’une armée inconnue. Aucun détail n’était disponible.
Dans cette situation, la dirigeante n’aurait sûrement pas envie d’écouter des récriminations. D’autant plus qu’il devait aussi lui tarder d’en avoir fini avec la Tour Noire.
— Deux Champions pour chacune, lança Lyrelle à ses compagnes. Sauf pour une poignée de sœurs. Faolain et Theodrin, vous serez dans ce petit groupe. Bon, on se dépêche, maintenant ! Je veux partir d’ici le plus vite possible.
Pevara rattrapa Androl au moment où il entrait dans une cabane.
— Lumière, soupira-t-elle. J’avais oublié à quel point certaines d’entre nous sont glaciales.
— Oh, je ne sais pas trop…, fit Androl. On dit que quelques sœurs ne sont pas si mal.
— Méfie-toi de ces femmes, dit Pevara en jetant un regard dehors. Beaucoup te verront comme une menace ou un outil à utiliser.
— Nous les convaincrons qu’elles se trompent, dit Androl en entrant dans une pièce où Canler, Jonneth et Emarin attendaient, une tasse d’infusion fumante à la main.
Tous les trois, ils commençaient à se remettre du combat. Jonneth était presque rétabli. Emarin, en revanche, arborait les plus graves cicatrices – émotionnelles, pour la plupart. Comme Logain, il avait subi le protocole de conversion.
Pevara avait remarqué qu’il regardait souvent dans le vide, les traits marqués par la peur. L’expérience n’avait pas dû être agréable.
— Vous ne devriez pas être là, dit Pevara aux trois hommes. Je sais que Logain vous a promis de l’avancement, mais pour l’instant, sur votre col, vous n’avez que l’épée. Si une de ces femmes vous voit, elle pourra vous lier.
— Elles ne nous verront pas ! assura Jonneth, très jovial. Androl nous ferait passer par un portail avant que nous ayons pu dire « ouf ».
— C’est bien beau, tout ça, dit Canler, mais qu’allons-nous faire ?
— Tout ce que Logain nous demandera, répondit Androl.
Depuis sa captivité, Logain avait changé. Androl affirmait même qu’il était plus sombre, désormais. Moins prolixe, aussi. S’il semblait toujours aussi déterminé à participer à l’Ultime Bataille, il se contentait pour le moment d’étudier tout ce qu’on avait trouvé dans les appartements de Taim.
Pevara n’excluait pas l’idée que la conversion l’ait brisé intérieurement.
— Il pense découvrir quelque chose dans les cartes qu’il a trouvées dans la chambre de Taim, dit Emarin.
— Nous irons là où Logain jugera bon que nous soyons, dit Androl histoire de clore le débat.
Une déclaration claire et nette, mais qui, en réalité, n’en disait pas très long.
— Et le seigneur Dragon, que devient-il là-dedans ? demanda Pevara d’un ton presque serein.
Elle sentit le doute germer dans l’esprit d’Androl. L’Asha’man Naeff venait d’entrer, apportant des nouvelles et des ordres – et en même temps, des… conséquences. Le Dragon savait-il que tout ne se passait pas bien à la Tour Noire ?
— Il nous a abandonnés délibérément, grommela Androl.
— S’il avait pu venir, objecta Jonneth, il aurait été là, je te le jure.
— Il nous a laissé le choix entre vaincre tout seuls, dit Emarin, ou crever ici tout aussi seuls. Il est devenu très dur. Insensible, peut-être même…
— Aucune importance ! fit Androl. La Tour Noire a appris à survivre sans lui. Lumière ! Elle a toujours vécu ainsi. C’est Logain qui nous a rendu l’espoir. Donc, c’est à lui qu’ira mon allégeance.
Les autres acquiescèrent. Soudain, Pevara sentit que quelque chose d’important se passait.
Ils n’auraient pas pu compter longtemps sur lui, de toute façon. Lors de l’Ultime Bataille, le Dragon Réincarné mourra.
Que ce soit volontaire ou non, il leur avait donné l’occasion d’être des hommes libres.
— Cependant, fit Androl, je respecterai à la lettre son dernier ordre. Pas question d’être des armes. La souillure n’existe plus et nous ne nous battons pas pour mourir, mais pour vivre. Car nous avons une raison d’exister. Qu’on fasse passer le mot à tous les autres combattants. Quant à nous, jurons de soutenir Logain, notre nouveau chef. Puis filons participer à l’Ultime Bataille. Pas en tant que sbires du Dragon, ni de pions entre les doigts de la Chaire d’Amyrlin, mais comme de fiers membres de la Tour Noire. Des hommes libres !
— Des hommes libres ! approuvèrent les trois autres Asha’man.