C'est pas le tout d'être rentré de l'Autre Monde ! On retrouve le fil des jours comme on l'a laissé à traîner par ici, poisseux, précaire. Il vous attend.
J'ai tourné encore pendant des semaines et des mois tout autour de la Place Clichy, d'où j'étais parti, et aux environs aussi, à faire des petits métiers pour vivre, du côté des Batignolles. Pas racontables ! Sous la pluie ou dans la chaleur des autos, juin venu, celle qui vous brûle la gorge et le fond du nez, presque comme chez Ford. Je les regardais passer, et passer encore, pour me distraire, les gens filant vers leur théâtre ou le Bois, le soir.
Toujours plus ou moins seul pendant les heures libres je mijotais avec des bouquins et des journaux et puis aussi avec toutes les choses que j'avais vues. Mes études une fois reprises, les examens je les ai franchis, à hue à dia, tout en gagnant ma croûte. Elle est bien défendue la Science, je vous le dis, la Faculté, c'est une armoire bien fermée. Des pots en masse, peu de confiture. Quand j'ai eu tout de même terminé mes cinq ou six années de tribulations académiques, je l'avais mon titre, bien ronflant. Alors, j'ai été m'accrocher en banlieue, mon genre, à La Garenne-Rancy, là, dès qu'on sort de Paris, tout de suite après la porte Brancion.
Je n'avais pas de prétention moi, ni d'ambition non plus, rien que seulement l'envie de souffler un peu et de mieux bouffer un peu. Ayant posé ma plaque à ma porte, j'attendis.
Les gens du quartier sont venus la regarder ma plaque, soupçonneux. Ils ont même été demander au Commissariat de Police si j'étais bien un vrai médecin. Oui, qu'on leur a répondu. Il a déposé son Diplôme, c'en est un. Alors, il fut répété dans tout Rancy qu'il venait de s'installer un vrai médecin en plus des autres. « Y gagnera pas son bifteck ! a prédit tout de suite ma concierge. Il y en a déjà bien trop des médecins par ici ! » Et c'était exactement observé.
En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. Il en passait des pleins paquets avec des pleines bordées d'ahuris brinquebalant, dès le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendaient vers le boulot.
Les jeunes semblaient même comme contents de s'y rendre au boulot. Ils accéléraient le trafic, se cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir ça. Mais quand on connaît depuis vingt ans la cabine téléphonique du bistrot, par exemple, si sale qu'on la prend toujours pour les chiottes, l'envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte où qu'on vous a mis. Les maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu'elles sont, plates façades, leur cœur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. Il n'oserait pas se montrer. Il envoie son gérant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu'il est bien aimable le proprio quand on le rencontre, Ça n'engage à rien.
La lumière du ciel à Rancy, c'est la même qu'à Detroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de loin qu'au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans, c'est nous.
Faut avoir le courage des crabes aussi, à Rancy, surtout quand on prend de l'âge et qu'on est bien certain d'en sortir jamais plus. Au bout du tramway voici le pont poisseux qui se lance au-dessus de la Seine, ce gros égout qui montre tout. Au long des berges, le dimanche et la nuit les gens grimpent sur les tas pour faire pipi. Les hommes ça les rend méditatifs de se sentir devant l'eau qui passe. Ils urinent avec un sentiment d'éternité, comme des matins. Les femmes, ça ne médite jamais. Seine ou pas. Au matin donc le tramway emporte sa foule se faire comprimer dans le métro. On dirait à les voir tous s'enfuir de ce côté-là, qu'il leur est arrivé une catastrophe du côté d'Argenteuil, que c'est leur pays qui brûle. Après chaque aurore, ça les prend, ils s'accrochent par grappes aux portières, aux rambardes. Grande déroute. C'est pourtant qu'un patron qu'ils vont chercher dans Paris, celui qui vous sauve de crever de faim, ils ont énormément peur de le perdre, les lâches. Il vous la fait transpirer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. C'est pas donné.
Et on s'engueule dans le tramway déjà, un bon coup pour se faire la bouche. Les femmes sont plus râleuses encore que des moutards. Pour un billet en resquille, elles feraient stopper toute la ligne. C'est vrai qu'il y en a déjà qui sont soûles parmi les passagères, surtout celles qui descendent au marché vers Saint-Ouen, les demi-bourgeoises. « Combien les carottes ? » qu'elles demandent bien avant d'y arriver pour faire voir qu'elles ont de quoi.
Comprimés comme des ordures qu'on est dans la caisse en fer, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en même temps, surtout quand c'est l'été. Aux fortifications on se menace, on gueule un dernier coup et puis on se perd de vue, le métro avale tous et tout, les complets détrempés, les robes découragées, bas de soie, les métrites et les pieds sales comme des chaussettes, cols inusables et raides comme des termes, avortements en cours, glorieux de la guerre, tout ça dégouline par l'escalier au coaltar et phéniqué et jusqu'au bout noir, avec le billet de retour qui coûte autant à lui tout seul que deux petits pains.
La lente angoisse du renvoi sans musique, toujours si près des retardataires (avec un certificat sec) quand le patron voudra réduire ses frais généraux. Souvenirs de « Crise » à fleur de peau, de la dernière fois sans place, de tous les Intransigeant qu'il a fallu lire, cinq sous, cinq sous… des attentes à chercher du boulot… Ces mémoires vous étranglent un homme, tout enroulé qu'il puisse être dans son pardessus « toutes saisons ».
La ville cache tant qu'elle peut ses foules de pieds sales dans ses longs égouts électriques. Ils ne reviendront à la surface que le dimanche. Alors, quand ils seront dehors faudra pas se montrer. Un seul dimanche à les voir se distraire, ça suffirait pour vous enlever à toujours le goût de la rigolade. Autour du métro, près des bastions croustille, endémique, l'odeur des guerres qui traînent, des relents de villages mi-brûlés, mal cuits, des révolutions qui avortent, des commerces en faillite. Les chiffonniers de la zone brûlent depuis des saisons les mêmes petits tas humides dans les fossés à contre-vent. C'est des barbares à la manque ces biffins pleins de litrons et de fatigue. Ils vont tousser au Dispensaire d'à côté, au lieu de balancer les tramways dans les glacis et d'aller pisser dans l'octroi un bon coup. Plus de sang. Pas d'histoires. Quand la guerre elle reviendra, la prochaine, ils feront encore une fois fortune à vendre des peaux de rats, de la cocaïne et des masques en tôle ondulée.
Moi, je m'étais trouvé pour la pratique un petit appartement au bord de la zone d'où j'apercevais bien les glacis et l'ouvrier toujours qui est dessus, à regarder rien, avec son bras dans un gros coton blanc, blessé du travail, qui sait plus quoi faire et quoi penser et qui n'a pas assez pour aller boire et se remplir la conscience.
Molly avait eu bien raison, je commençais à la comprendre. Les études ça vous change, ça fait l'orgueil d'un homme. Il faut bien passer par là pour entrer dans le fond de la vie. Avant, on tourne autour seulement. On se prend pour un affranchi mais on bute dans des riens. On rêve de trop. On glisse sur tous les mots. Ça n'est pas ça. Ce n'est rien que des intentions, des apparences. Faut autre chose au résolu. Avec la médecine, moi, pas très doué, tout de même je m'étais bien rapproché des hommes, des bêtes, de tout. Maintenant, il n'y avait plus qu'à y aller carrément, dans le tas. La mort court après vous, faut se dépêcher et faut manger aussi pendant qu'on cherche et puis passer en dessous la guerre par-dessus le marché. Ça fait bien des choses à accomplir. C'est pas commode.
En attendant, quant aux malades, il n'en venait pas « bézef ». Faut le temps de démarrer, qu'on me disait pour me rassurer. Le malade, pour l'instant, c'était surtout moi.
Y a guère plus lamentable que La Garenne-Rancy, trouvais-je, quand on n'a pas de clients. On peut le dire. Faudrait pas penser dans ces endroits-là, et moi qui y étais venu justement pour penser tranquille, et de l'autre bout de la terre encore ! Je tombais bien. Petit orgueilleux ! C'est venu sur moi noir et lourd… Y avait pas de quoi tire, et puis ça m'a plus lâché. Un cerveau, c'est tyran comme y a pas.
En bas de chez moi, demeurait Bézin, le petit brocanteur qui me disait toujours quand je m'arrêtais devant chez lui : « Faut choisir, Docteur ! Jouer aux courses ou bien prendre l'apéritif, c'est l'un ou l'autre !… On peut pas tout faire !… Moi, c'est l'apéro que je préfère ! J'aime pas le jeu… »
Pour lui, celui d'apéritif qu'il préférait, c'était la gentiane-cassis. Pas méchant d'habitude et puis après du picolo, pas très gentil… Quand il allait au ravitaillement à la Foire aux puces, il restait des trois jours dehors, en « expédition », comme il appelait ça. On le ramenait. Alors, il prophétisait :
« L'avenir, je vois comment qu'y sera… Ça sera comme une partouze qui n'en finira plus… Et avec du cinéma entre… Y a qu'à voir comment que c'est déjà… »
Il voyait même plus loin encore dans ces cas-là : « Je vois aussi qu'ils boiront plus… Je suis le dernier, moi, qui bois dans l'avenir… Faut que je me dépêche… Je connais mon vice… »
Tout le monde toussait dans ma rue. Ça occupe. Pour voir le soleil, faut monter au moins jusqu'au Sacré-Cœur, à cause des fumées.
De là alors, c'est un beau point de vue ; on se rend bien compte que dans le fond de la plaine, c'était nous, et les maisons où on demeurait. Mais quand on les cherche en détail, on les retrouve pas, même la sienne, tellement que c'est laid et pareillement laid tout ce qu'on voit.
Plus au fond encore, c'est toujours la Seine à circuler comme un grand glaire en zigzag d'un pont à l'autre.
Quand on habite à Rancy, on se rend même plus compte qu'on est devenu triste. On a plus envie de faire grand-chose, voilà tout. À force de faire des économies sur tout, à cause de tout, toutes les envies vous sont passées.
Pendant des mois j'ai emprunté de l'argent par-ci et par-là. Les gens étaient si pauvres et si méfiants dans mon quartier qu'il fallait qu'il fasse nuit pour qu'ils se décident à me faire venir, moi, le médecin pas cher pourtant. J'en ai parcouru ainsi des nuits et des nuits à chercher des dix francs et des quinze à travers les courettes sans lune.
Au matin, la rue devenait comme un grand tambour de tapis battus.
Ce matin-là, j'ai rencontré Bébert sur le trottoir, il gardait la loge de sa tante partie dehors aux commissions. Lui aussi soulevait un nuage du trottoir avec un balai, Bébert.
Qui ne ferait pas sa poussière dans ces endroits-là, sur les sept heures, passerait pour un fameux cochon dans sa propre rue. Carpettes secouées, signe de propreté, ménage bien tenu. Ça suffit. On peut puer de la gueule, on est tranquille après ça. Bébert avalait toute celle qu'il soulevait de poussière et puis celle aussi qu'on lui envoyait des étages. Il arrivait cependant aux pavés quelques taches de soleil mais comme à l'intérieur d'une église, pâles et adoucies, mystiques.
Bébert m'avait vu venir. J'étais le médecin du coin, à l'endroit où l'autobus s'arrête. Teint trop verdâtre, pomme qui ne mûrira jamais, Bébert. Il se grattait et de le voir, ça m'en donnait à moi aussi envie de me gratter. C'est que, des puces j'en avais, c'est vrai, moi aussi, attrapé pendant la nuit au-dessus des malades. Elles sautent dans votre pardessus volontiers parce que c'est l'endroit le plus chaud et le plus humide qui se présente. On vous apprend tout ça à la Faculté.
Bébert abandonna sa carpette pour me souhaiter le bonjour. De toutes les fenêtres on nous regardait parler ensemble.
Tant qu'il faut aimer quelque chose, on risque moins avec les enfants qu'avec les hommes, on a au moins l'excuse d'espérer qu'ils seront moins carnes que nous autres plus tard. On ne savait pas.
Sur sa face livide dansotait cet infini petit sourire d'affection pure que je n'ai jamais pu oublier. Une gaieté pour l'univers.
Peu d'êtres en ont encore un petit peu après les vingt ans passés de cette affection facile, celle des bêtes. Le monde n'est pas ce qu'on croyait ! Voilà tout ! Alors, on a changé de gueule ! Et comment ! Puisqu'on s'était trompé ! Tout de la vache qu'on devient en moins de deux ! Voilà ce qui nous reste sur la figure après vingt ans passés ! Une erreur ! Notre figure n'est qu'une erreur.
« Hé ! qu'il me fait Bébert, Docteur ! Pas qu'on en a ramassé un Place des Fêtes cette nuit ? Qui avait la gorge coupée avec un rasoir ? C'était-y vous qu'étiez de service ? C'est-y vrai ?
— Non, c'était pas moi de service, Bébert, c'était pas moi, c'était le Docteur Frolichon…
— Tant pis, parce que ma tante elle a dit qu'elle aurait bien aimé que ça soye vous… Que vous lui auriez tout raconté…
— Ce sera pour la prochaine fois, Bébert.
— C'est souvent, hein, qu'on en tue des gens par ici ? » a remarqué Bébert encore.
Je traversai sa poussière, mais la machine balayeuse municipale passait tout juste, vrombissante, à ce moment-là, et ce fut un grand typhon qui s'élança impétueux des ruisseaux et combla toute la rue par d'autres nuages encore, plus denses, poivrés. On ne se voyait plus. Bébert sautait de droite à gauche, éternuant et hurlant, réjoui. Sa tête cernée, ses cheveux poisseux, ses jambes de singe étique, tout cela dansait, convulsif, au bout du balai.
La tante à Bébert rentrait des commissions, elle avait déjà pris le petit verre, il faut bien dire également qu'elle reniflait un peu l'éther, habitude contractée alors qu'elle servait chez un médecin et qu'elle avait eu si mal aux dents de sagesse. Il ne lui en restait plus que deux des dents par-devant, mais elle ne manquait jamais de les brosser. « Quand on est comme moi, qu'on a servi chez un médecin, on connaît l'hygiène. » Elle donnait des consultations médicales dans le voisinage et même assez loin jusque sur Bezons.
Il m'aurait intéressé de savoir si elle pensait quelquefois à quelque chose la tante à Bébert. Non, elle ne pensait à rien. Elle parlait énormément sans jamais penser. Quand nous étions seuls, sans indiscrets alentour, elle me tapait à son tour d'une consultation. C'était flatteur dans un sens.
« Bébert, Docteur, faut que je vous dise, parce que vous êtes médecin, c'est un petit saligaud !… Il se “touche” ! Je m'en suis aperçue depuis deux mois et je me demande qui est-ce qui a pu lui apprendre ces saletés-là ?… Je l'ai pourtant bien élevé moi ! Je lui défends… Mais il recommence…
— Dites-lui qu'il en deviendra fou », conseillai-je, classique.
Bébert, qui nous entendait, n'était pas content.
« J' me touche pas, c'est pas vrai, c'est le môme Gagat qui m'a proposé…
— Voyez-vous, j' m'en doutais, fit la tante, dans la famille Gagat, vous savez, ceux du cinquième ?… C'est tous des vicieux. Le grand-père, il paraît qu'il courait après les dompteuses… Hein, j' vous le demande, des dompteuses ?… Dites-moi, Docteur, pendant qu'on est là, vous pourriez pas lui faire un sirop pour l'empêcher de se toucher ?… »
Je la suivis jusque dans sa loge pour prescrire un sirop antivice pour le môme Bébert. J'étais trop complaisant avec tout le monde, et je le savais bien. Personne ne me payait. J'ai consulté à l'œil, surtout par curiosité. C'est un tort. Les gens se vengent des services qu'on leur rend. La tante à Bébert en a profité comme les autres de mon désintéressement orgueilleux. Elle en a même salement abusé. Je me laissais aller, mentir. Je les suivais. Ils me tenaient, pleurnichaient les clients malades, chaque jour davantage, me conduisaient à leur merci. En même temps ils me montraient de laideurs en laideurs tout ce qu'ils dissimulaient dans la boutique de leur âme et ne le montraient à personne qu'à moi. On ne payera jamais ces hideurs assez cher. Seulement elles vous filent entre les doigts comme des serpents glaireux.
Je dirai tout un jour, si je peux vivre assez longtemps pour tout raconter.
« Attention, dégueulasses ! Laissez-moi faire des amabilités encore pendant quelques années. Ne me tuez pas encore. Avoir l'air servile et désarmé, je dirai tout. Je vous l'assure et vous vous replierez d'un coup alors comme les chenilles baveuses qui venaient en Afrique foirer dans ma case et je vous rendrai plus subtilement lâches et plus immondes encore, si et tant que vous en crèverez peut-être, enfin. »
« Est-ce qu'il est sucré ? questionnait Bébert à propos du sirop.
— Lui sucrez pas surtout, recommanda la tante. À cette petite charogne… Il ne mérite pas que ça soye sucré et puis y m'en vole bien assez du sucre comme ça ! Il a tous les vices, tous les culots ! Il finira par assassiner sa mère !
— J'ai pas de mère, rétorqua Bébert tranchant et qui perdait pas le nord.
— Merde ! fit la tante alors. J' vais te foutre une tournée de martinet si tu me réponds ! » Et la voilà qui va le décrocher le martinet, mais lui, il était déjà filé dans la rue. « Vicieuse ! » qu'il lui crie en plein couloir. La tante en rougit et revint vers moi. Silence. On change de conversation.
« Vous devriez peut-être, Docteur, aller voir la dame à l'entresol du 4 de la rue des Mineures… C'est un ancien employé de notaire, on lui a parlé de vous… Je lui ai dit que vous étiez un médecin tout ce qu'il y a de gentil avec les malades. »
Je sais tout de suite qu'elle est en train de me mentir, la tante. Son médecin préféré à elle, c'est Frolichon. C'est toujours lui qu'elle recommande quand elle peut, moi elle me débine au contraire en chaque occasion. Mon humanitarisme me vaut de sa part une haine animale. C'est une bête elle, faut pas l'oublier. Seulement Frolichon qu'elle admire la fait payer comptant, alors elle me consulte, moi, sur le pouce. Pour qu'elle m'ait recommandé, il faut donc que ce soit encore un truc absolument gratuit ou encore une sale affaire bien douteuse. En m'en allant, je pense tout de même à Bébert.
« Faut le sortir que je lui dis, il ne sort pas assez cet enfant-là…
— Où voulez-vous qu'on aille tous les deux ? Je peux pas aller bien loin avec ma loge…
— Allez au moins jusqu'au Parc avec lui, le dimanche…
— Mais il y a encore plus de monde et de poussière qu'ici au Parc… On est les uns sur les autres. »
Sa remarque est pertinente. Je cherche un autre endroit à lui conseiller.
Timidement, je propose le cimetière.
Le cimetière de La Garenne-Rancy, c'est le seul espace un peu boisé d'un peu d'étendue dans la région.
« Tiens c'est vrai, j'y pensais pas, on pourrait bien y aller ! »
Bébert revenait justement.
« Eh toi, Bébert, est-ce que ça te plairait d'aller te promener au cimetière ? Faut que je lui demande, Docteur, parce que pour les promenades il a aussi sa vraie tête de cochon, faut que je vous avertisse !… »
Bébert justement n'a pas d'opinion. Mais l'idée plaît à la tante et ça suffit. Elle a un faible pour les cimetières la tante, comme tous les Parisiens. On dirait à ce propos qu'elle va se mettre enfin à penser. Elle examine le pour et le contre. Les fortifications, c'est trop voyou… Au Parc, y a décidément trop de poussière… Tandis que le cimetière, c'est vrai, c'est pas mal.. Et puis les gens qui viennent là le dimanche, c'est plutôt des gens convenables et qui se tiennent… Et puis, en plus, ce qui est bien commode, c'est qu'au retour on peut faire ses commissions en rentrant par le boulevard de la Liberté, où il y a encore des boutiques d'ouvertes le dimanche.
Et elle a conclu : « Bébert, va-t'en reconduire le Docteur chez Mme Henrouille, rue des Mineures… Tu sais bien où qu'elle demeure, hein Bébert, Mme Henrouille ? »
Bébert sait où tout est pourvu que ça soye l'occasion d'une vadrouille.