On peut dire qu'on en a eu alors de la fête plein les yeux ! Et plein la tête aussi ! Bim et Boum ! Et Boum encore ! Et que je te tourne ! Et que je t'emporte ! Et que je te chahute ! Et nous voilà tous dans la mêlée, avec des lumières, du boucan, et de tout ! Et en avant pour l'adresse et l'audace et la rigolade ! Zim ! Chacun essayait dans son pardessus de paraître à son avantage, d'avoir l'air déluré, un peu distant quand même pour montrer aux gens qu'on s'amusait ailleurs d'habitude, dans des endroits bien plus coûteux, « expensifs » comme on dit en anglais.
D'astucieux, d'allègres rigolos qu'on se donnait l'air, malgré la bise, humiliante aussi elle et cette peur déprimante d'être trop généreux avec les distractions et d'avoir à le regretter le lendemain, peut-être même pendant toute une semaine.
Un grand renvoi de musique monte du manège. Il n'arrive pas à la vomir sa valse de Faust le manège, mais il fait tout ce qu'il peut. Elle lui descend sa valse et elle lui remonte encore autour du plafond rond qui tourbillonne avec ses mille tartes de lumières en ampoules. C'est pas commode. Il souffre de musique dans le tuyau de son ventre l'orgue. Voulez-vous un nougat ? Ou préférez-vous un carton ? À votre choix !…
Parmi nous autres, au tir, c'est Madelon, chapeau relevé sur le front, la plus adroite. « Regarde ! qu'elle fait à Robinson. Je tremble pas moi ! Et pourtant on a bien bu ! » C'est pour vous donner le ton exact de la conversation. Nous sortions donc du restaurant. « Encore un ! » Madelon l'a gagnée la bouteille de champagne ! « Ping et pong ! Et mouche ! » Je lui fais moi alors un grand pari, qu'elle me rattrapera pas dans l'autodrome. « Chiche ! » qu'elle répond bien en train. « Chacun la sienne ! » Et hop ! J'étais content qu'elle ait accepté. C'était un moyen pour me rapprocher d'elle. Sophie n'était pas jalouse. Elle avait des raisons.
Robinson monte donc derrière avec Madelon dans un baquet et moi dans un autre devant avec Sophie, et on s'en colle une série de fameuses collisions ! Et je te cabosse ! Et je te cramponne ! Mais je vois tout de suite qu'elle n'aime pas ça qu'on la bouscule Madelon. Lui non plus d'ailleurs Léon, il n'aime plus ça. On peut dire qu'il est pas à son aise avec nous. Au passage pendant qu'on se raccroche aux rambardes, des petits marins se mettent à nous peloter de force, hommes et femmes, et nous font des offres. On grelotte. On se défend. On rigole. Il en arrive de partout des peloteurs et encore avec de la musique et de l'élan et de la cadence ! On en prend dans ces espèces de futailles à roulettes de telles secousses qu'à chaque fois qu'on se bigorne les yeux vous en sortent des orbites. La joie quoi ! La violence avec de la rigolade ! Tout l'accordéon des plaisirs ! Je voudrais me remettre bien avec elle Madelon avant qu'on quitte la fête. J'y tiens, mais elle répond plus du tout à mes avances. Non, positivement. Elle me boude même. Elle me tient à distance. J'en demeure perplexe. Ça la reprend ses humeurs. Je m'attendais à mieux. Au physique d'ailleurs aussi elle a changé, et en tout.
Je remarque qu'à côté de Sophie elle perd, elle est terne. L'amabilité lui allait mieux, mais on dirait qu'elle sait à présent des choses supérieures. Ça m'agace. Je la regiflerais volontiers, pour voir si elle reviendrait, ou qu'elle me dise ce qu'elle sait de supérieur, à moi. Mais sourires ! On est dans la fête, c'est pas pour pleurnicher ! Il faut fêter !
Elle a trouvé du travail chez une tante, qu'elle raconte à Sophie, après ça, pendant qu'on marche. Rue du Rocher, une tante corsetière. Faut bien la croire.
C'était pas difficile à se rendre compte dès ce moment-là qu'en fait de réconciliation c'était une entrevue ratée. Et pour ma combinaison aussi, c'était raté. C'était même une faillite.
On avait eu tort de chercher à se revoir. Sophie, elle, ne comprenait pas encore bien la situation. Elle ne sentait pas qu'on venait seulement en se revoyant de compliquer les choses… Robinson aurait dû me dire lui, me prévenir, qu'elle était butée à ce point-là… C'était dommage ! Bien ! Tzim ! Tzim ! Toujours et quand même ! En avant pour le « Caterpillar » ! comme on l'appelle. C'est moi qui propose, c'est moi qui paye, question de tenter de me rapprocher une fois de plus de Madelon. Mais elle se défile constamment, elle m'évite, elle profite de la foule pour grimper sur une autre banquette, devant, avec Robinson, je suis refait. Des vagues et des remous d'obscurité nous ahurissent. Rien à faire, que je me conclus tout bas, moi. Et Sophie est enfin de mon avis. Elle comprend que j'avais été en tout ça victime encore de mon imagination cochonne. « Tu vois ! Elle est vexée ! Je crois qu'on ferait mieux de les laisser tranquilles à présent… Nous, on pourrait peut-être aller faire un tour au Chabanais avant de rentrer… » C'était une proposition qui lui plaisait bien à Sophie, parce qu'elle avait entendu parler bien des fois du Chabanais quand elle était encore à Prague et elle ne demandait pas mieux que de l'essayer le Chabanais à présent pour pouvoir juger, par elle-même. Mais nous calculâmes que ça nous reviendrait trop cher le Chabanais d'après la somme d'argent que nous avions emportée. Il a fallu donc nous réintéresser à la fête.
Robinson pendant qu'on était dans le Caterpillar avait dû avoir une scène avec Madelon. Ils en descendirent tout à fait agacés tous les deux de ce Carrousel. Décidément, elle était pas à prendre ce soir-là avec des pincettes. Pour calmer et arranger les choses, je leur proposai une distraction bien occupante, un concours de pêche au goulot de bouteilles. Madelon s'y mit en rechignant. Elle nous gagna cependant tout ce qu'elle voulut. Elle arrivait avec son anneau juste au-dessus du bouchon et elle te l'enfilait sur le coup de la cloche ! Là ! Clic ! et ça y était. Le marchand n'en revenait pas. Il lui remit en lot « une demie Grand-Duc de Malvoison ». C'est dire si elle était adroite, mais quand même elle était pas satisfaite. « Elle la boirait pas… » qu'elle nous a annoncé tout de suite… « Que c'était du mauvais… » C'est Robinson donc qui se la déboucha pour la boire. Hop ! En coup de trompette encore ! C'était drôle de sa part, parce qu'il ne buvait pour ainsi dire jamais.
On passe après ça devant la noce en zinc. Pan ! Pan ! On s'explique tous dessus avec des balles dures. C'est triste ce que moi je suis pas habile… Je le félicite Robinson. Il me gagne à n'importe quel jeu lui aussi. Mais ça le fait pas sourire non plus son adresse. On dirait qu'on les a entraînés tous les deux dans une véritable corvée décidément. Pas moyen de les ranimer, de les dérider. « C'est à la fête qu'on est ! » que je hurle moi, pour une fois j'étais à bout d'invention.
Mais ça leur était égal que je les stimule et que je leur répète ces choses dans les oreilles. Ils ne m'entendaient pas. « Et la jeunesse alors ? que je leur demandai. Qu'est-ce qu'on en fait ?… Elle s'amuse donc plus la jeunesse ? Qu'est-ce que je dirais moi qui ai dix piges de plus que vous autres ? Ma cocotte ! » Ils me regardaient alors, Madelon et lui, comme s'ils s'étaient trouvés devant un intoxiqué, un gazé, un baveux, et que ça vaille même plus la peine qu'on me réponde… Comme si c'était plus la peine d'essayer même de me parler, que je comprendrais plus à coup sûr quoi qu'ils puissent m'expliquer… Rien à rien… Peut-être qu'ils ont raison ? que je me suis dit alors et j'ai regardé bien inquiet, tout autour de nous, les autres gens.
Mais ils faisaient ce qu'il fallait eux, les autres gens pour s'amuser, ils étaient pas là comme nous à branlocher des petits chagrins. Pas du tout ! Ils en prenaient eux les gens de la fête ! Pour un franc par ici !… Là pour cinquante centimes !… De la lumière… Des boniments, de la musique et des bonbons… Comme des mouches qu'ils s'agitaient avec même en plus leurs petites larves entre les bras, bien livides, blafards bébés, qui disparaissent à force d'être pâles dans le trop de lumière. Un peu de rose seulement autour du nez qu'il leur restait aux bébés à l'endroit des rhumes et des embrassades.
Parmi tous les stands, je l'ai bien reconnu tout de suite en passant le « Tir des Nations », un souvenir, j'en ai rien remarqué aux autres. Voilà quinze ans — que je me suis dit, rien que pour moi. — Voilà quinze ans qui viennent de passer… Une paye ! On en a perdu des copains en route ! J'aurais bien cru qu'il n'en serait jamais sorti lui-même de la boue qui le tenait là-bas à Saint-Cloud le « Tir des Nations… ». Mais il était bien retapé, presque neuf en somme à présent, avec une musique et tout. Rien à dire. On tirait dedans à pleins cartons. Ça travaille toujours un Tir. L'œuf était revenu là aussi, comme moi, au milieu, au bout de presque rien, à sautiller. C'était deux francs. Nous passâmes, on avait trop froid pour essayer, valait mieux marcher. Mais c'était pas parce qu'on manquait de monnaie, on en avait encore plein les poches de la monnaie à faire du bruit, la petite musique de la poche.
J'aurais bien tenté n'importe quoi, à ce moment-là pour qu'on se change les idées, mais personne n'y mettait du sien. Si Parapine avait été avec nous, ça aurait été encore pire sans doute, triste comme il était dès qu'il y avait du monde. Heureusement, il était resté à garder l'Asile. Pour mon compte, je regrettais bien d'être venu. Madelon se mit alors tout de même à rire, mais c'était pas drôle du tout son rire. Robinson ricanait à côté d'elle pour ne pas faire autrement. Sophie du coup, s'est mise à nous faire des plaisanteries. C'était complet.
Comme nous passions devant la baraque du photographe, il nous a repérés l'artiste, hésitants. On n'y tenait pas à y passer nous à sa photo, sauf Sophie peut-être. Mais nous voici exposés à son appareil quand même à force d'hésiter devant sa porte. Nous nous soumettons à son commandement traînard, là, sur la passerelle en carton qu'il avait dû construire lui-même, d'un supposé navire La Belle-France. C'était écrit sur les fausses ceintures de sauvetage. Nous restâmes ainsi un bon moment les yeux droits devant nous à défier l'avenir. D'autres clients attendaient impatients qu'on en descende de la passerelle et déjà ils se vengeaient d'attendre en nous trouvant moches, et ils nous le disaient en plus et tout haut.
Ils profitaient qu'on ne pouvait pas bouger. Mais Madelon, elle, avait pas peur, elle les engueula en retour avec tout l'accent du Midi. Ça s'entendait bien. C'était tassé comme réponse.
Magnésium. On tique tous. Une photo chacun. On est plus laids qu'avant. Il pleut à travers la toile. On a les pieds vaincus par en dessous, par la fatigue, bien gelés. Le vent nous a découvert pendant qu'on posait, des trous partout, même que le pardessus finit par en exister à peine.
Faut recommencer à déambuler entre les baraques. J'osais pas proposer de rentrer à Vigny. C'était trop tôt. L'orgue à sentiments du manège profite de ce qu'on la grelottait déjà pour vous faire trembloter encore un peu plus par les nerfs. C'est la faillite du monde entier dont il rigole, l'instrument. Il en hurle à la déroute parmi ses mirlitons argentés, l'air va crever dans la nuit d'à côté, à travers les rues pisseuses qui descendent des Buttes.
Les petites bonnes de Bretagne toussent bien davantage que l'hiver dernier c'est vrai, quand elles arrivaient seulement à Paris. C'est leurs cuisses marbrées vert et bleu qui ornent, comme elles peuvent, les harnais des chevaux de bois. Les gars d'Auvergne qui payent les tours pour elles, prudents titulaires aux Postes, ne les fricotent qu'en capotes, c'est connu. Ils ne tiennent pas à l'attraper deux fois. Elles se tortillent les bonnes en attendant l'amour dans le fracas salement mélodieux du manège. Un peu mal au cœur elles en ont, mais elles posent quand même par six degrés de froid, parce que c'est le moment suprême, le moment d'essayer sa jeunesse sur l'amant définitif qui est peut-être là, conquis déjà, blotti parmi les couillons de cette foule transie. Il n'ose pas encore l'Amour… Tout arrive comme au cinéma pourtant et le bonheur avec. Qu'il vous adore un seul soir et jamais ne vous quittera plus ce fils de propriétaire… Ça s'est vu, ça suffit. D'ailleurs il est bien, d'ailleurs il est beau, d'ailleurs il est riche.
Dans le kiosque à côté près du métro, la marchande elle, s'en fout de l'avenir, elle se gratte sa vieille conjonctivite et se la purule lentement avec les ongles. C'est bien du plaisir, obscur et pour rien. Voilà six ans que ça lui dure cet œil et que ça la démange de mieux en mieux.
Les promeneurs en tas, groupés par la crève froide, se pressurent à se fondre autour de la loterie. Sans y parvenir. Brasero de derrières. Ils trottent vite alors et bondissent pour se réchauffer au nœud de foule que font les gens d'en face, devant le veau à deux têtes.
Protégé par la vespasienne, un petit jeune homme que le chômage guette fait son prix pour un couple de province que l'émotion fait rougir. Le cogne des mœurs a bien compris la combine, mais il s'en fout, son rencard à lui pour le moment c'est la sortie du café Miseux. Y a une semaine qu'il le guette le café Miseux. Ça ne peut se passer qu'au tabac ou dans l'arrière-boutique du libraire cochon d'à côté. En tout cas y a longtemps que c'est signalé. L'un des deux procure, à ce qu'on raconte, des mineures qui ont l'air de vendre des fleurs. Encore des lettres anonymes. Le « Marron » du coin « en croque » aussi lui, pour son compte. Bien forcé d'ailleurs. Tout ce qui est sur le trottoir appartient à la Police.
L'espèce de mitrailleuse qu'on entend en rage dans l'air de ce côté-là, par rafales, c'est seulement la moto du type au « Disque de la Mort ». Un « évadé » qu'on dit, mais c'est pas sûr. En tout cas, ça fait deux fois déjà qu'il a crevé sa tente, ici même, et puis il y a deux ans déjà à Toulouse. Qu'il en finisse alors un bon coup avec son engin ! Qu'il se la casse une bonne fois la gueule et la colonne avec et qu'on en parle plus ! Ça rendrait méchant de l'entendre ! Le tramway aussi d'ailleurs, tel qu'il est avec sa sonnette, ça fait tout de même deux vieux de Bicêtre qu'il a écrasés, au ras des baraques, en moins d'un mois. L'autobus par contre, c'est un tranquille. Il arrive en douce sur la Place Pigalle, avec plein de précautions, plutôt en titubant, à coups de trompette, bien essoufflé, avec ses quatre personnes dedans, bien prudentes et lentes à sortir comme des enfants de chœur.
D'étalages en groupes, et de manèges en loteries, à force de déambuler, nous étions parvenus au bout de la fête, dans le gros vide tout noir où les familles vont faire pipi… Demi-tour donc ! En revenant sur nos pas, on a mangé des marrons pour se donner la soif. C'est mal à la bouche qu'on en a eu, mais pas soif. Un asticot aussi dans les marrons, un mignon. C'est Madelon qui est tombée dessus, comme un fait exprès. C'est même à partir de ce moment-là que les choses se sont mises à ne plus aller du tout entre nous, jusque-là on se retenait encore un peu, mais le coup du marron ça l'a rendue absolument furieuse.
Au moment où elle allait jusqu'au ruisseau pour le cracher l'asticot, Léon lui a dit en plus quelque chose comme pour l'empêcher, je ne sais plus quoi, ni ce qui lui prenait, mais cette façon d'aller cracher ça lui plaisait pas du tout soudain à Léon. Il lui demanda assez sottement si elle avait trouvé dedans un pépin ?… C'était pas une question à lui poser non plus… Et voilà Sophie qui trouve moyen de s'en mêler de leur discussion, elle comprenait pas pourquoi ils se disputaient… Elle voulait savoir.
Ça les agace donc encore davantage, d'être interrompus par Sophie, une étrangère, forcément. Juste un groupe de braillards passe entre nous et on est séparés. C'étaient des jeunes gens qui faisaient la retape en réalité, mais avec des mimiques, des mirlitons et toutes sortes de cris d'effrayés. Quand on a pu se rejoindre ils se disputaient encore Robinson et elle.
« Voilà bien venu, pensais-je, le moment de rentrer… Si on les laisse ici ensemble encore quelques minutes, ils vont nous faire un scandale au milieu de la fête même… C'en est assez pour aujourd'hui ! » Tout était raté, fallait l'avouer. « Veux-tu qu'on parte ? » que je lui ai proposé. Il me regarde alors comme surpris. Cependant cela me semblait la décision la plus sage et la plus indiquée. « Vous en avez donc pas suffisamment comme ça de la fête ? » que j'ajoute. Il me fit signe alors qu'il faudrait mieux que je demande d'abord l'avis à Madelon. Je voulais bien moi lui demander son avis à Madelon, mais je trouvais pas ça très malin.
« Mais, on va l'emmener avec nous, Madelon ! que je finis par dire.
— L'emmener ? Où ça donc que tu veux l'emmener ? qu'il fait.
— Mais à Vigny, voyons ! » que je réponds.
C'était la gaffe !… Une de plus. Mais je pouvais pas me dédire, j'avais parlé.
« Nous avons bien une chambre de libre là-bas pour elle à Vigny ! que j'ajoute. C'est pas les chambres qui nous manquent voyons !… On pourra d'ailleurs faire un petit souper tous ensemble, avant d'aller se coucher… Ça sera plus gai qu'ici toujours où on la gèle littéralement depuis deux heures ! Ça sera pas difficile… » Elle répondait rien Madelon à mes propositions. Elle me regardait même pas pendant que je parlais mais elle ne perdait tout de même pas un mot de ce que je venais de raconter. Enfin, ce qui était dit, l'était bien.
Quand je me suis trouvé un peu à l'écart, elle s'est rapprochée de moi en douce pour me demander si des fois c'était pas un tour que je voulais lui jouer encore en l'invitant à Vigny. J'ai rien répondu. On ne peut pas raisonner avec une femme jalouse comme elle était, ça aurait été encore des prétextes à des histoires à n'en plus finir. Et puis je ne savais pas au juste de qui et de quoi elle était jalouse. C'est souvent difficile à déterminer ces sentiments-là qui viennent de la jalousie. De tout en somme j'imagine qu'elle était jalouse, comme tout le monde.
Sophie ne savait plus trop comment se tenir, mais elle continuait à insister pour se rendre aimable. Elle avait même pris Madelon par le bras, mais Madelon elle, était bien trop enragée et contente en plus d'être en rage pour se laisser distraire par des gentillesses. Nous nous faufilâmes avec bien de la peine à travers la foule pour atteindre le tramway, place Clichy. Au moment juste où nous allions l'attraper le tramway, un nuage a crevé sur la place, la pluie s'est mise à tomber en cascades. Le ciel s'est répandu.
Toutes les autos furent prises d'assaut en un instant. « Tu vas pas encore me faire un affront devant les gens ?… Dis Léon ? » que j'entendais Madelon lui redemander à mi-voix tout à côté de nous. Ça ne marchait pas. « T'en as déjà assez, hein, de me voir ?… Dis-le donc que t'en as assez ? qu'elle reprenait. Dis-le donc ? C'est pas souvent que tu me vois pourtant !… Mais tu préfères être avec eux deux tout seul hein ?… Vous couchez tous ensemble, je parie, quand je suis pas là ?… Dis-le que t'aimes mieux être avec eux qu'avec moi !… Dis-le, pour que je t'entende… » Et puis elle restait après ça sans rien dire, sa figure se fermait en grimace autour de son nez qui lui remontait et lui tirait sur la bouche. On attendait sur le trottoir. « Tu vois comment qu'ils me traitent tes amis ?… Dis Léon ? » qu'elle reprenait.
Mais Léon lui, il faut lui rendre cette justice, il ne répliquait pas, il ne la provoquait pas, il regardait de l'autre côté, les façades et le boulevard et les voitures.
Cependant c'était un violent à ses heures, Léon. Comme elle voyait que ça ne prenait pas ces espèces de menaces, elle le relançait d'une autre façon, et puis à la tendresse qu'elle lui refaisait ça, tout en attendant. « Je t'aime bien moi, mon Léon, dis tu m'entends, que je t'aime bien ?… Tu te rends compte de ce que j'ai fait pour toi au moins ?… C'était peut-être pas la peine que je vienne aujourd'hui ?… Tu m'aimes pas quand même un petit peu Léon ? C'est pas possible que tu m'aimes pas du tout… T'as du cœur, dis Léon, t'en as un peu tout de même du cœur ?… Pourquoi alors que tu le méprises mon amour ?… On avait fait un beau rêve tous les deux ensemble… Comme tu es cruel avec moi quand même !… Tu l'as méprisé mon rêve Léon ! Tu l'as sali !… Tu peux dire que tu l'as détruit mon idéal… Tu veux donc que j'y croie plus à l'amour dis ?… Et à présent, tu veux que je m'en aille pour toujours alors ? C'est bien ça que tu veux ?… » Tout qu'elle lui demandait pendant qu'il pleuvait à travers le store du café.
Ça dégoulinait au milieu des gens. Décidément elle était bien comme il m'avait prévenu. Il avait rien inventé, en ce qui concernait son vrai caractère. J'aurais pas pu imaginer qu'ils étaient parvenus si vite à de pareilles intensités sentimentales, c'était ainsi.
Comme les voitures et tout le trafic faisaient beaucoup de bruit autour de nous, j'en ai profité pour lui glisser un petit mot à Robinson à l'oreille quand même au sujet de la situation, pour essayer qu'on se décolle d'elle maintenant et qu'on en finisse au plus vite, puisque c'était raté, qu'on s'esquive en douceur avant que tout tourne au vinaigre et qu'on se fâche à mort. C'était à craindre. « Veux-tu que je te trouve un prétexte moi ? que je lui ai soufflé. Et qu'on se défile chacun de notre côté ? — Fais pas ça surtout ! qu'il m'a répondu. Fais pas ça ! Elle serait capable de piquer une crise ici même et on pourrait plus l'arrêter ! » J'insistai pas.
Après tout, c'est peut-être que ça lui faisait plaisir de se faire engueuler publiquement Robinson et puis aussi il la connaissait mieux que moi. Comme l'averse finissait on a trouvé un taxi. On se précipite et nous voilà casés les uns contre les autres. D'abord, on ne se dit rien. On en avait gros entre nous et puis j'avais comme ça assez gaffé pour ma part. Je pouvais attendre un petit peu avant de m'y remettre.
Moi et Léon nous prîmes les strapontins de devant et les deux femmes occupèrent le fond du taxi. Les soirs de fête, c'est très encombré la route d'Argenteuil, surtout jusqu'à la Porte. Après, il faut encore compter une bonne heure pour arriver à Vigny à cause des voitures. C'est pas commode de rester une heure sans rien se dire, face à face, à se regarder, surtout quand il fait sombre et qu'on est un peu inquiets les uns à cause des autres.
Toutefois, si nous étions restés comme ça, vexés, mais chacun pour soi, rien ne serait arrivé. C'est encore aujourd'hui mon opinion quand j'y repense.
Somme toute c'est à cause de moi qu'on s'est reparlé et que la dispute a repris alors tout de suite et de plus belle. Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l'air de rien les mots, pas l'air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu'ils arrivent par l'oreille par l'énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d'eux des mots et le malheur arrive.
Des mots, il y en a des cachés parmi les autres, comme des cailloux. On les reconnaît pas spécialement et puis les voilà qui vous font trembler pourtant toute la vie qu'on possède, et tout entière, et dans son faible et dans son fort… C'est la panique alors… Une avalanche… On en reste là comme un pendu, au-dessus des émotions… C'est une tempête qui est arrivée, qui est passée, bien trop forte pour vous, si violente qu'on l'aurait jamais crue possible rien qu'avec des sentiments… Donc, on ne se méfie jamais assez des mots, c'est ma conclusion. Mais d'abord que je raconte les choses… : Le taxi suivait doucement son tram à cause des réparations… « Rron… et rron… » qu'il faisait. Un caniveau chaque cent mètres… Seulement ça ne me suffisait pas à moi le tram devant. Toujours bavard et enfantin, je m'impatientais… Ça ne m'était pas supportable cette petite allure d'enterrement et cette indécision partout… Je me dépêchais de le casser le silence pour tâcher de savoir ce qu'il pouvait bien avoir dans le derrière. J'observai, ou plutôt j'essayai d'observer, puisqu'on n'y voyait presque plus, dans son coin à gauche, dans le fond du taxi, Madelon. Elle gardait la figure tournée vers le dehors, vers le paysage, vers la nuit à vrai dire. Je constatai avec dépit qu'elle était toujours aussi entêtée. Un vrai emmerdeur, moi, d'autre part. Je l'interpellai, rien que pour lui faire tourner la tête de mon côté.
« Dites donc Madelon ! que je lui demandai. Vous avez peut-être un projet d'amusement vous que vous n'osez pas nous confier ? Voulez-vous qu'on s'arrête quelque part avant de rentrer ? Dites-le tout de suite ?…
— S'amuser ! s'amuser ! qu'elle m'a répondu comme insultée. Vous ne pensez jamais qu'à ça vous autres ! À l'amusement !… » Et du coup, toute une série de soupirs qu'elle a poussés, profonds, comme j'en ai rarement entendu de si touchants.
« Je fais ce que je peux ! que je lui réponds. C'est dimanche !
— Et toi Léon ? qu'elle lui demande alors à lui. Toi, est-ce que tu fais aussi tout ce que tu peux, dis ? » C'était direct.
« Tu parles ! » qu'il lui a répondu.
Je les regardais tous les deux dans le moment où on passait devant les réverbères. C'était la colère. Madelon s'est alors penchée comme pour l'embrasser. C'était dit décidément que ce soir-là on raterait pas une seule gaffe à faire.
Le taxi allait à nouveau tout à fait doucement à cause des camions, partout échelonnés devant nous. Ça l'agaçait lui justement d'être embrassé et il l'a repoussée assez brusquement faut le dire. Bien sûr, c'était pas aimable comme geste, surtout que ça se passait devant nous autres.
Quand nous arrivâmes au bout de l'avenue de Clichy, à la Porte, la nuit était bien tombée déjà, les boutiques s'allumaient. Sous le pont du chemin de fer, qui résonne toujours si fort, je l'entends moi quand même qui lui redemandait encore : « Tu veux pas m'embrasser Léon ? » Elle repiquait. Lui il répondait toujours pas. Du coup, elle s'est tournée vers moi et elle m'a apostrophé directement. C'était l'affront qu'elle supportait pas.
« Qu'est-ce que vous lui avez encore fait à Léon pour qu'il soye devenu si méchant ? Osez donc me le dire tout de suite ?… Quels trucs que vous lui avez encore racontés ?… » Voilà comment qu'elle me provoquait.
« Mais rien du tout ! que je lui réponds. Je lui ai rien raconté du tout !… Je m'occupe pas de vos disputes !… »
Et le plus fort, c'est que c'était vrai, que je lui avais rien raconté du tout à son sujet à Léon. Il était libre, c'était son affaire à lui de rester avec elle ou bien de s'en séparer. Ça ne me regardait pas, mais c'était pas la peine d'essayer de la convaincre, elle était plus raisonnable et on a recommencé à se taire face à face, dans le taxi, mais l'air restait tellement chargé d'engueulade que ça ne pouvait pas résister longtemps. Elle avait pris pour me parler une de ces voix minces que je ne lui connaissais pas encore, une voix monotone aussi comme une personne tout à fait déterminée. En retrait comme elle s'était placée dans le coin du taxi, je ne pouvais presque plus apercevoir ses gestes et ça me gênait beaucoup.
Sophie pendant ce temps-là, me tenait par la main. Elle ne savait plus où se fourrer Sophie, du coup, la pauvre fille.
Comme nous venions de dépasser Saint-Ouen, c'est Madelon qui a recommencé la séance des griefs qu'elle avait contre Léon et avec une frénétique ampleur, en lui reposant des questions à n'en plus finir et tout haut à présent à propos de son affection et de sa fidélité. Pour nous deux Sophie et moi, c'était embarrassant au possible. Mais elle était tellement montée que ça lui était absolument égal que nous l'écoutions, au contraire. Évidemment, c'était pas malin non plus de ma part de l'avoir enfermée dans cette boîte avec nous, ça résonnait et ça lui donnait l'envie, avec sa nature, de nous jouer la grande scène. C'était encore une belle initiative à moi le taxi…
Lui Léon, il ne réagissait plus. D'abord, il était fatigué par la soirée qu'on venait de passer ensemble et puis toujours il manquait un peu de sommeil, c'était sa maladie.
« Calmez-vous, voyons ! que je trouvai quand même le moyen de lui faire entendre à Madelon, vous vous expliquerez tous les deux en arrivant… Vous avez bien le temps !…
— Arriver ! arriver ! qu'elle me répond alors sur un ton pas imaginable. Arriver ? On n'arrivera jamais que je vous dis !… Et puis d'abord j'en ai assez moi de toutes vos sales manières ! qu'elle a continué, je suis une fille propre moi !… Je vaux mieux que vous tous ensemble moi !… Bande de cochons… Vous avez beau essayer de me mettre en boîte… Vous êtes pas dignes de me comprendre !… Vous êtes bien trop pourris tous autant que vous êtes pour me comprendre !… Tout ce qui est propre et tout ce qui est beau, vous pouvez plus le comprendre ! »
Elle nous attaquait en somme dans notre amour-propre et ainsi de suite et j'avais beau me tenir bien en place strictement sur mon strapontin, et le mieux que je pouvais, et ne plus piper d'un seul soupir pour ne pas l'exciter davantage, à chaque changement de vitesse du taxi, elle repartait quand même en transe. Il suffit d'un rien dans ces moments-là pour déclencher le pire, et c'est comme si elle avait joui rien que de nous rendre malheureux, elle ne pouvait plus s'empêcher d'aller tout de suite tout au bout de sa nature.
« Et croyez pas que ça va se passer comme ça ! qu'elle a continué à nous menacer. Et que vous allez pouvoir vous débarrasser de la môme en douce ! Ah ! non alors ! J'aime autant vous le dire tout de suite ! Non, ça n'ira pas comme vous le désirez ! Ignobles que vous êtes tous… Vous avez fait mon malheur ! Je vais vous réveiller moi, tout dégueulasses autant que vous êtes !… »
Du coup, elle se pencha vers Robinson et elle l'attrapa par son pardessus et elle se met à le secouer à deux bras. Il ne faisait rien lui pour se dégager. J'allais pas intervenir. On aurait même pu croire que ça lui donnait du plaisir à Robinson de la voir s'exciter encore un peu plus à son sujet. Il ricanait, c'était pas naturel, il oscillait pendant qu'elle l'engueulait comme un pantin à travers la banquette, le nez en bas, le cou mou.
Au moment où j'allais faire tout de même un petit geste de remontrance pour interrompre ces grossièretés, elle s'est rebiffée et elle m'en a cassé un morceau à moi-même… Celui qu'elle avait sur le cœur depuis longtemps… Ce fut à mon tour je peux le dire ! et devant tout le monde. « Vous tenez-vous donc tranquille, satyre ! qu'elle m'a dit comme ça. C'est pas une affaire qui vous regarde entre Léon et moi ! Vos violences, Monsieur, j'en veux plus ! Vous m'entendez ? Hein ? J'en veux plus ! Si jamais vous relevez une seule fois la main sur moi, elle vous apprendra Madelon, comment qu'il faut vous conduire dans la vie !… À faire les copains cocus et puis après à frapper sur leurs femmes !… Il est culotté ce saligaud-là ! Vous avez donc pas honte ? » Léon lui d'entendre ces vérités, il s'en est comme réveillé un peu. Il ricanait plus. Je me demandai même pendant un petit instant si on n'allait pas se provoquer, se tabasser, mais on n'avait pas la place d'abord pour se battre, à quatre comme on était dans le taxi. Ça me rassurait. C'était trop étroit.
Surtout qu'on roulait assez vite à présent sur les pavés des boulevards de la Seine et que ça secouait bien de trop, même pour se bouger…
« Viens Léon ! qu'elle lui a commandé alors ! Viens que je te demande pour la dernière fois ! Tu m'entends, viens ? Laisse-les tomber ! T'entends pas ce que je te dis ? »
Une vraie comédie.
« Arrête-le voyons, le taxi Léon ! Arrête-le ou je vais l'arrêter moi-même ! »
Mais lui Léon, il bougeait toujours pas de sa banquette. Il était vissé.
« Tu veux pas venir alors ? qu'elle a recommencé, tu veux pas venir ? »
Elle m'avait prévenu qu'en ce qui me concernait c'était mieux que je me tienne à présent peinard. J'avais mon compte. « Tu viens pas ? » qu'elle lui répétait. Le taxi continuait en vitesse, c'était libre la route devant à présent et on était encore bien plus chahutés. Comme des colis qu'on était, par-ci, par-là.
« Bon, qu'elle a conclu, puisqu'il lui répondait rien. C'est bien ! Ça va ! C'est toi-même qui l'auras voulu ! Demain ! Tu m'entends, pas plus tard que demain j'irai moi, au Commissaire, et je lui expliquerai, moi, au Commissaire, comment qu'elle est tombée dans son escalier la mère Henrouille ! Tu m'entends, à présent, dis Léon ?… T'es content ?… Tu fais plus le sourd ? Ou bien que tu viens tout de suite avec moi ou bien que j'irai le voir demain matin !… Alors, tu veux-t-y venir, ou tu veux pas ? Explique-toi !… » C'était carré comme menace.
Il s'est tout de même décidé à lui répondre un peu à ce moment-là.
« Mais t'es dedans toi aussi, dis donc ! qu'il lui a fait. T'as rien à dire… »
De l'entendre répondre ça, elle s'est pas calmée du tout, au contraire. « Je m'en fous bien ! qu'elle lui a répondu. D'être dedans ! Tu veux-t-y dire qu'on ira en prison tous les deux ?… Que j'ai été ta complice ?… C'est ça que tu veux dire ?… Mais je demande pas mieux moi !… »
Et elle s'est mise à ricaner du coup, comme une hystérique, comme si elle avait jamais rien connu de plus réjouissant…
« Mais je demande pas mieux que je te répète ! Mais ça me plaît à moi la prison que je te dis !… Va pas croire que je vais me dégonfler à cause de ta prison !… J'irai autant qu'on voudra, en prison moi ! Mais t'iras aussi alors toi dis ma vache ?… Tu te foutras pas de moi plus longtemps dis au moins !… Je suis à toi, bon ! mais t'es à moi ! T'avais qu'à rester avec moi là-bas ! Je connais qu'un amour moi, Monsieur ! Je suis pas une putain moi ! »
Et elle nous défiait moi et Sophie en même temps, tout en disant ça. C'était pour la fidélité ce qu'elle en disait, pour la considération.
Malgré tout on roulait encore et il se décidait toujours pas à le faire arrêter le taxi.
« Tu viens pas alors ? T'aimes mieux aller au bagne ? Bon !… Tu t'en fous que je te dénonce ?… De ce que je t'aime ?… Tu t'en fous aussi hein ?… Et tu t'en fous de mon avenir ?… Tu te fous de tout toi d'abord n'est-ce pas ? Dis-le ?
— Oui, dans un sens, qu'il a répondu… T'as raison… Mais c'est pas plus de toi que d'une autre, que je m'en fous… Va pas prendre ça pour une insulte surtout !… T'es gentille au fond toi… Mais j'ai plus envie qu'on m'aime… Ça me dégoûte !… »
Elle s'attendait pas à ce qu'on lui dise une chose comme ça, bien en face, là, et tellement qu'elle en fut surprise qu'elle savait plus très bien par où la reprendre l'engueulade qu'elle avait commencée. Elle était assez déconcertée, mais elle s'y est remise quand même. « Ah ! ça te dégoûte !… Comment que ça te dégoûte que tu veux dire ?… Explique-toi donc sale ingrat…
— Non ! c'est pas toi, c'est tout qui me dégoûte ! qu'il lui a répondu. J'ai pas envie… Faut pas m'en vouloir pour ça…
— Comment, que tu dis ? Répète-le un peu ?… Moi et tout ? » Elle cherchait à comprendre. « Moi et tout ? Explique donc ça ? Qu'est-ce que ça veut dire ?… Moi et tout ?… Parle pas chinois !… Dis-le-moi là en français, devant eux, pourquoi que je te dégoûte à présent ? Tu bandes pas donc comme les autres, dis gros salaud quand tu fais l'amour ? Tu bandes pas alors hein ?… Ose le dire là ici ?… Devant tout le monde que tu bandes pas ?… »
Malgré sa fureur ça portait un peu à rire la manière dont elle se défendait avec ses remarques. Mais j'ai pas eu le temps de rigoler longtemps, parce qu'elle est revenue à la charge. « Et lui, donc là, qu'elle a fait, il en jouit pas chaque fois qu'il peut m'attraper dans un coin ! Ce dégueulasse ! Ce peloteur, qu'il ose donc venir me dire le contraire ?… Mais dites-le donc tous que vous voulez changer !… Avouez-le !… Que c'est du nouveau qu'il vous faut !… De la partouze !… Pourquoi pas de la pucelle ? Bande de dépravés ! Bande de cochons ! Pourquoi que vous cherchez des prétextes ?… Vous êtes des blasés et voilà tout ! Vous avez plus seulement le courage de vos vices ! Ils vous font peur vos vices ! »
Et alors c'est Robinson, qui a pris sur lui de lui répondre. Il était monté aussi à la fin, et il gueulait à présent aussi fort qu'elle.
« Mais si ! qu'il lui a répondu. Que j'en ai du courage ! et sûrement bien autant que toi !… Seulement moi si tu veux tout savoir… Tout absolument… Eh bien, c'est tout, qui me répugne et qui me dégoûte à présent ! Pas seulement toi !… Tout !… L'amour surtout !… Le tien aussi bien que celui des autres… Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que je te dise à quoi ça ressemble moi ? Ça ressemble à faire l'amour dans des chiottes ! Tu me comprends-t-y à présent ?… Et tous les sentiments que tu vas chercher pour que je reste avec toi collé, ça me fait l'effet d'insultes si tu veux savoir… Et tu t'en doutes même pas en plus parce que c'est toi qui es une dégueulasse parce que tu t'en rends pas compte… Et tu t'en doutes même pas non plus que tu es une dégoûtante !… Ça te suffit de répéter tout ce que bavent les autres… Tu trouves ça régulier… Ça te suffit parce qu'ils t'ont raconté les autres qu'il y avait pas mieux que l'amour et que ça prendrait avec tout le monde et toujours… Eh bien moi je l'emmerde leur amour à tout le monde !… Tu m'entends ? Plus avec moi que ça prend ma fille… leur dégueulasse d'amour !… Tu tombes de travers !… T'arrives trop tard ! Ça prend plus, voilà tout !… Et c'est pour ça que tu te mets dans les colères !… T'y tiens quand même toi à faire l'amour au milieu de tout ce qui se passe ?… De tout ce qu'on voit ?… Ou bien c'est-y que tu vois rien ?… Je crois plutôt que tu t'en fous !… Tu fais la sentimentale pendant que t'es une brute comme pas une… Tu veux en bouffer de la viande pourrie ? Avec ta sauce à la tendresse ?… Ça passe alors ?… Pas à moi !… Si tu sens rien tant mieux pour toi ! C'est que t'as le nez bouché ! Faut être abrutis comme vous l'êtes tous pour pas que ça vous dégoûte… Tu cherches à savoir ce qu'il y a entre toi et moi ?… Eh bien entre toi et moi, y a toute la vie… Ça te suffit pas des fois ?
— Mais c'est propre chez moi, qu'elle s'est rebiffée elle… On peut être pauvre et être propre quand même dis donc ! Quand est-ce que t'as vu que c'était pas propre chez moi ? C'est ça que tu veux dire en m'insultant ?… J'ai le derrière propre moi, Monsieur !… Tu peux peut-être pas en dire autant !… Ni tes pieds non plus !
— Mais j'ai jamais dit ça Madelon ! J'ai rien dit comme ça du tout !… Que c'est pas propre chez toi ?… Tu vois bien que tu ne comprends rien ! » C'est tout ce qu'il avait trouvé à lui répondre pour la calmer.
« Tu dis que t'as rien dit alors ? T'as rien dit ? Écoutez-le à présent qui m'insulte plus bas que terre et qui prétend encore qu'il a rien dit ! Mais il faudra le tuer pour qu'il puisse plus mentir davantage ! C'est pas assez de la taule pour un cochon pareil ! Un sale maquereau pourri !… Ça suffit pas !… C'est l'échafaud qu'il lui faudrait ! »
Elle voulait plus être calmée. On ne comprenait plus rien à leur dispute dans le taxi. On entendait que des gros mots dans le boucan que faisait l'auto, le battement des roues dans la pluie et dans le vent qui se jetait contre notre portière par bourrasques. Des menaces, il en restait plein entre nous. « C'est ignoble… » qu'elle a répété à plusieurs reprises. Elle pouvait plus parler d'autre chose… « C'est ignoble ! » Et puis elle a essayé le grand jeu : « Tu viens ? qu'elle lui a fait. Tu viens Léon ? Un ?… Tu viens-t-y ? Deux ?… » Elle a attendu. « Trois ?… Tu viens pas alors ?… — Non ! qu'il lui a répondu, sans bouger d'un pouce. Fais comme tu veux ! » qu'il a même ajouté. C'était une réponse.
Elle a dû se reculer un peu sur la banquette, tout au fond. Elle devait tenir le revolver à deux mains parce que quand le feu lui est parti c'était comme tout droit de son ventre et puis presque ensemble encore deux coups, deux fois de suite… De la fumée poivrée alors qu'on a eue plein le taxi.
On roulait encore quand même. C'est sur moi qu'il est retombé Robinson, sur le côté, par saccades, en bafouillant. « Hop ! et Hop ! » Il arrêtait pas de gémir « Hop ! et Hop ! » Le chauffeur avait sûrement entendu.
Il a ralenti qu'un peu d'abord, pour se rendre compte. Enfin il s'est arrêté tout à fait devant un bec de gaz.
Dès qu'il a eu ouvert la portière, Madelon l'a repoussé violemment, elle s'est jetée en dehors. Elle a dégringolé le remblai à pic. Elle a filé dans la nuit du champ en plein par la boue. J'avais beau la rappeler, elle était déjà loin.
Je ne savais plus trop quoi décider moi avec le blessé. Le ramener à Paris ça aurait été dans un sens plus pratique… Mais nous n'étions plus loin de notre maison… Les gens du pays auraient pas compris la manœuvre… On l'a donc casé avec Sophie entre des pardessus et tassé dans le coin même où Madelon s'était mise pour tirer. « Doucement ! » que j'ai recommandé au chauffeur. Seulement il allait encore bien trop vite, il était pressé. Ça faisait gémir Robinson davantage les cahots.
Une fois qu'on a été arrivés devant la maison, il voulait même pas nous donner son nom le chauffeur, il était inquiet à cause des histoires que ça allait lui attirer avec la police, les témoignages…
Il prétendait aussi qu'il y avait sûrement des taches de sang sur les coussins. Il voulait tout de suite repartir sans attendre. Mais j'avais pris son numéro.
Dans le ventre qu'il avait reçu les deux balles Robinson, peut-être les trois je ne savais pas encore au juste combien.
Elle avait tiré droit devant elle ça je l'avais vu. Ça ne saignait pas, les blessures. Entre Sophie et moi malgré qu'on le retienne, il cahotait tout de même beaucoup, sa tête baladait. Il parlait, mais c'était difficile de le comprendre. C'était déjà du délire. « Hop ! et Hop ! » qu'il continuait de chantonner. Il aurait eu le temps de mourir avant qu'on arrive.
La rue était nouvellement pavée. Dès que nous fûmes devant notre grille, j'ai envoyé la concierge chercher Parapine dans sa chambre, en vitesse. Il est descendu tout de suite et c'est avec lui et un infirmier que nous avons pu monter Léon jusque dans son lit. Une fois déshabillé on a pu l'examiner et tâter la paroi du ventre. Elle était déjà bien tendue la paroi sous les doigts, à la palpation et même mate par endroits. Deux trous l'un au-dessus de l'autre que j'ai retrouvés, pas de troisième, l'une des balles avait dû se perdre.
Si j'avais été à sa place à Léon, j'aurais préféré pour moi une hémorragie interne, ça vous inonde le ventre, c'est rapidement fait. On se remplit le péritoine et on n'en parle plus. Tandis que par une péritonite, c'est de l'infection en perspective, c'est long.
On pouvait se demander encore ce qu'il allait faire, pour en finir. Son ventre gonflait, il nous regardait Léon, bien fixe déjà, il geignait, mais pas trop. C'était comme une espèce de calme. Je l'avais vu déjà bien malade moi, et dans bien des endroits différents, mais cette fois-ci c'était une affaire où tout était nouveau, les soupirs et les yeux et tout. On ne le retenait plus qu'on aurait dit, il s'en allait de minute en minute. Il transpirait des si grosses gouttes que c'était comme s'il avait pleuré avec toute sa figure. Dans ces moments-là, c'est un peu gênant d'être devenu aussi pauvre et aussi dur qu'on est devenu. On manque de presque tout ce qu'il faudrait pour aider à mourir quelqu'un. On a plus guère en soi que des choses utiles pour la vie de tous les jours, la vie du confort, la vie à soi seulement, la vacherie. On a perdu la confiance en route. On l'a chassée, tracassée la pitié qui vous restait, soigneusement au fond du corps comme une sale pilule. On l'a poussée la pitié au bout de l'intestin avec la merde. Elle est bien là qu'on se dit.
Et je restais, devant Léon, pour compatir, et jamais j'avais été aussi gêné. J'y arrivais pas… Il ne me trouvait pas… Il en bavait… Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi, bien sûr, pour mourir, pour l'aider à mourir plutôt, plus doucement. Il faisait des efforts pour se rendre compte si des fois le monde aurait pas fait des progrès. Il faisait l'inventaire, le grand malheureux, dans sa conscience… S'ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu'il avait vécu lui, s'il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux… Mais il n'y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l'amour de la vie des autres. De ça, j'en avais pas, ou vraiment si peu que c'était pas la peine de le montrer. J'étais pas grand comme la mort moi. J'étais bien plus petit. J'avais pas la grande idée humaine moi. J'aurais même je crois senti plus facilement du chagrin pour un chien en train de crever que pour lui Robinson, parce qu'un chien c'est pas malin, tandis que lui il était un peu malin malgré tout Léon. Moi aussi j'étais malin, on était des malins… Tout le reste était parti au cours de la route et ces grimaces mêmes qui peuvent encore servir auprès des mourants, je les avais perdues, j'avais tout perdu décidément au cours de la route, je ne retrouvais rien de ce qu'on a besoin pour crever, rien que des malices. Mon sentiment c'était comme une maison où on ne va qu'aux vacances. C'est à peine habitable. Et puis aussi c'est exigeant un agonique. Agoniser ne suffit pas. Il faut jouir en même temps qu'on crève, avec les derniers hoquets faut jouir encore, tout en bas de la vie, avec de l'urée plein les artères.
Ils pleurnichent encore parce qu'ils ne jouissent plus assez les mourants… Ils réclament… Ils protestent. C'est la comédie du malheur qui cherche à passer de la vie dans la mort même.
Il a repris un peu de ses sens quand Parapine lui a eu fait sa piqûre de morphine. Il nous a même raconté des choses alors à propos de ce qui venait d'arriver. « C'est mieux que ça se finisse comme ça… » qu'il a dit, et puis : « Ça fait pas si mal que j'aurais cru… » Lorsque Parapine lui a demandé à quel endroit qu'il souffrait exactement, on voyait bien qu'il était déjà un peu parti, mais aussi qu'il tenait malgré tout à nous dire encore des choses… La force lui manquait et puis les moyens. Il pleurait, il étouffait et il riait tout de suite après. C'était pas comme un malade ordinaire, on ne savait pas comment se tenir devant lui.
C'était comme s'il essayait de nous aider à vivre à présent nous autres. Comme s'il nous avait cherché à nous des plaisirs pour rester. Il nous tenait par la main. Chacun une. Je l'embrassai. Il n'y a plus que ça qu'on puisse faire sans se tromper dans ces cas-là. On a attendu. Il a plus rien dit. Un peu plus tard, une heure peut-être, pas davantage, c'est l'hémorragie qui s'est décidée, mais alors abondante, interne, massive. Elle l'a emmené.
Son cœur s'est mis à battre de plus en plus vite et puis tout à fait vite. Il courait son cœur après son sang, épuisé, là-bas, minuscule déjà, tout à la fin des artères, à trembler au bout des doigts. La pâleur lui est montée du cou et lui a pris toute la figure. Il a fini en étouffant. Il est parti d'un coup comme s'il avait pris son élan, en se resserrant sur nous deux, des deux bras.
Et puis il est revenu là, devant nous, presque tout de suite, crispé, déjà en train de prendre tout son poids de mort.
On s'est levés nous, on s'est dégagés de ses mains. Elles sont restées en l'air ses mains, bien raides, dressées toutes jaunes et bleues sous la lampe.
Dans la chambre ça faisait comme un étranger à présent Robinson, qui viendrait d'un pays atroce et qu'on n'oserait plus lui parler.