D'un côté, on ne le regretta pas, mais tout de même ce départ créait un sacré vide dans la maison.
D'abord la façon dont il était parti nous rendait tristes et pour ainsi dire malgré nous. Elle n'était pas naturelle la façon dont il était parti. On se demandait ce qui allait pouvoir nous arriver à nous après un coup pareil.
Mais on a pas eu le temps de se le demander longtemps, ni même de s'ennuyer non plus. Quelques jours à peine après qu'on l'a eu reconduit à la gare Baryton, voilà une visite qui s'annonce pour moi au bureau, pour moi tout spécialement. L'abbé Protiste.
Je lui en ai appris alors moi des nouvelles ! Et des belles ! Et la façon fameuse surtout dont Baryton nous avait plaqués tous pour s'en aller vadrouiller dans les Septentrions !… Il n'en revenait pas Protiste en apprenant ça, et puis quand il a eu compris à la fin il ne discernait plus dans ce changement que le profit que je pouvais tirer moi d'une situation pareille. « Cette confiance de votre Directeur m'apparaît comme la plus flatteuse des promotions, mon cher Docteur ! » qu'il me rabâchait à n'en plus finir.
J'avais beau essayer de le calmer, mis en verve, il n'en démordait plus de sa formule et de me prédire le plus magnifique des avenirs, une splendide carrière médicale comme il disait. Je ne pouvais plus l'interrompre.
Avec bien du mal on est revenus tout de même aux choses sérieuses, à cette ville de Toulouse précisément, dont il arrivait lui, de la veille. Bien entendu je l'ai laissé me raconter à son tour ce qu'il savait. J'ai même fait l'étonné, le stupéfait, quand il m'a eu appris l'accident qui était arrivé à la vieille.
« Comment ? Comment ? que je l'interrompais moi. Elle est morte ?… Mais quand donc ça s'est-il passé voyons ? »
De fil en aiguille il a bien fallu qu'il se mette à table.
Sans me raconter absolument que c'était Robinson qui l'avait basculée la vieille, dans son petit escalier, il ne m'a tout de même pas empêché de le supposer… Elle avait pas eu le temps de dire ouf ! paraît-il. On se comprenait… C'était du joli, du soigné… À la seconde fois qu'il s'y était repris, il l'avait pas loupée la vieille.
Heureusement qu'il passait dans le quartier, à Toulouse, Robinson, pour tout à fait aveugle encore. On était donc pas allé chercher plus qu'un accident, bien tragique certes, mais tout de même bien explicable dès qu'on réfléchissait un peu à tout, aux circonstances, à l'âge de la vieille personne, et aussi à ce que ça s'était passé sur la fin d'une journée, la fatigue… Moi je ne tenais pas à en savoir davantage pour le moment. J'en avais reçu déjà bien assez comme ça des confidences.
Quand même, j'ai eu du mal à le faire changer de conversation l'Abbé. Ça le travaillait son histoire. Il y revenait encore et toujours dans l'espérance sans doute de me faire me couper, de me compromettre qu'on aurait dit… C'était midi !… Il pouvait courir… Alors il y a tout de même renoncé et s'est contenté de me parler de Robinson, de sa santé… De ses yeux… De ce côté-là, il allait beaucoup mieux… Mais c'était le moral qui était toujours mauvais chez lui. Le moral décidément, ça n'allait plus du tout ! Et cela en dépit de la sollicitude, de l'affection que les deux femmes n'arrêtaient pas de lui prodiguer… Il n'arrêtait pas en échange de se plaindre, de son sort et de la vie.
Moi, ça ne me surprenait pas de l'entendre dire tout ça le curé. Je le connaissais le Robinson moi. De tristes, ingrates dispositions qu'il avait. Mais je me méfiais de l'Abbé bien davantage encore… Je ne pipais pas pendant qu'il me parlait. Il en fut donc pour ses frais de confidences.
« Votre ami, Docteur, en dépit d'une vie matérielle devenue à présent agréable, facile, et d'autre part des perspectives d'un heureux mariage prochain, déçoit toutes nos espérances, je dois vous l'avouer… N'est-il pas repris par ce goût funeste pour les escapades, ce goût de dévoyé que vous lui connûtes en d'autres temps ?… Que pensez-vous de ces dispositions, mon cher Docteur ? »
Il ne songeait là-bas en somme, qu'à tout plaquer Robinson, si je comprenais bien, la fiancée et sa mère en étaient vexées d'abord et puis elles en éprouvaient tout le chagrin qu'on pouvait imaginer. Voilà ce qu'il était venu pour me raconter l'abbé Protiste. Tout cela était assez troublant certes et pour ma part, j'étais bien résolu à me taire, à ne plus intervenir, à aucun prix, dans les petites affaires de cette famille… Entretien avorté, nous nous quittâmes au tramway avec l'Abbé, assez fraîchement pour tout dire. En rentrant à l'Asile je n'avais pas l'esprit tranquille.
C'est très peu de temps après cette visite que nous reçûmes par l'Angleterre les premières nouvelles de Baryton. Quelques cartes postales. Il nous souhaitait à tous « une bonne santé et bonne chance ». Il nous écrivit encore quelques lignes insignifiantes, de-ci, de-là. Par une carte sans texte, nous apprîmes qu'il était passé en Norvège, et quelques semaines plus tard un télégramme vint nous rassurer un peu : « Bonne traversée ! » de Copenhague…
Ainsi que nous l'avions prévu, l'absence du patron fut commentée tout à fait méchamment dans Vigny même et aux environs. Il valait mieux pour l'avenir de l'Institut que nous ne donnions désormais sur les motifs de cette absence qu'un minimum d'explications, aussi bien devant nos malades, qu'aux confrères des alentours.
Des mois s'écoulèrent encore, mois de grande prudence, ternes, silencieux. Nous finîmes par éviter tout à fait d'évoquer le souvenir même de Baryton entre nous. D'ailleurs son souvenir nous faisait à tous comme un peu honte.
Et puis revint l'été. Nous ne pouvions pas demeurer tout le temps au jardin en train de surveiller les malades. Pour nous prouver à nous-mêmes que nous étions malgré tout un peu libres on s'aventurait jusqu'au bord de la Seine, histoire de sortir.
Après le remblai de l'autre rive, c'est la grande plaine de Gennevilliers qui commence, une bien belle étendue grise et blanche où les cheminées se profilent doucement dans les poussières et dans la brume. Tout près du halage se tient le bistrot des mariniers, il garde l'entrée du canal. Le courant jaune vient pousser sur l'écluse.
On regardait ça nous autres en contrebas pendant des heures, et à côté, l'espèce de long marécage aussi dont l'odeur revient sournoise jusque sur la route des autos. On s'habitue. Elle n'en avait plus de couleur cette boue, tellement qu'elle était vieille et fatiguée par des crues. Sur les soirs l'été, elle devenait parfois comme douce, la boue, quand le ciel, en rose, tournait au sentiment. C'est là sur le pont qu'on venait pour écouter l'accordéon, celui des péniches, pendant qu'elles attendent devant la porte, que la nuit finisse pour passer au fleuve. Surtout celles qui descendent de Belgique sont musicales, elles portent de la couleur partout, du vert et du jaune, et à sécher des linges plein des ficelles et encore des combinaisons framboise que le vent gonfle en sautant dedans par bouffées.
À l'estaminet des mariniers, je venais souvent tout seul encore, à l'heure morte qui suit le déjeuner, quand le chat du patron est bien tranquille, entre les quatre murs, comme enfermé dans un petit ciel en ripolin bleu rien que pour lui.
Là, moi aussi, somnolent au début d'une après-midi, attendant, bien oublié que je croyais, que ça passe.
J'ai vu quelqu'un arriver de loin, qui montait par la route. J'ai pas eu à hésiter longtemps. À peine sur le pont je l'avais déjà reconnu. C'était mon Robinson lui-même. Pas d'erreur possible ! « Il vient par ici pour me rechercher ! que je me suis dit d'emblée… Le curé a dû lui passer mon adresse !… Faut que je m'en débarrasse en vitesse ! »
À l'instant je le trouvai abominable de me déranger au moment juste où je commençais à me refaire un bon petit égoïsme. On se méfie de ce qui arrive par les routes, on a raison. Le voilà donc parvenu tout près du bistrot. Je sors. Il a l'air surpris de me voir. « D'où viens-tu encore ? que je lui demande, ainsi, pas aimable. — De La Garenne… qu'il me répond. — Bon, ça va ! As-tu mangé ? » que je le questionne. Il en avait pas trop l'air d'avoir mangé, mais il ne voulait pas paraître la crever tout de suite en arrivant. « Te voilà encore en vadrouille alors ? » que j'ajoute. Parce que je peux bien le dire à présent, j'étais pas content du tout de le revoir. Ça me faisait aucun plaisir.
Parapine arrivait aussi du côté du canal, à ma rencontre. Ça tombait bien. Il était fatigué Parapine d'être aussi fréquemment de garde à l'Asile. C'est vrai que j'en prenais un peu à mon aise avec le service. D'abord, en ce qui concerne la situation, on aurait bien donné quelque chose, l'un comme l'autre, pour savoir au juste quand il allait revenir le Baryton. On espérait que ça serait bientôt qu'il aurait fini de vadrouiller pour le reprendre son bazar et s'en occuper lui-même. C'était de trop pour nous. Nous n'étions pas des ambitieux, ni l'un ni l'autre et on s'en foutait nous des possibilités d'avenir. C'était un tort d'ailleurs.
Faut lui rendre une justice encore à Parapine, c'est qu'il ne posait jamais de questions sur la gérance commerciale de l'Asile, sur la façon de m'y prendre avec les clients, seulement je le renseignais tout de même, malgré lui pour ainsi dire, et alors je parlais tout seul. Dans le cas de Robinson, c'était important de le mettre au courant.
« Je t'ai déjà parlé de Robinson n'est-ce pas ? que je lui ai demandé en manière d'introduction. Tu sais bien mon ami de la guerre ?… Tu y es ? »
Il me les avait bien entendu raconter cent fois les histoires de guerre et les histoires d'Afrique aussi et cent fois de façons bien diverses. C'était ma manière.
« Eh bien, que je continuai, le voici à présent Robinson qui revient en chair et en os de Toulouse, pour nous voir… On va dîner ensemble à la maison. » En fait, en m'avançant ainsi au nom de la maison je me sentais un peu gêné. C'était une espèce d'indiscrétion que je commettais. Il m'aurait fallu pour la circonstance posséder une autorité liante, engageante, qui me faisait tout à fait défaut. Et puis Robinson lui-même ne me facilitait pas les choses. Sur le chemin qui nous ramenait au pays, il se montrait déjà tout curieux et inquiet, surtout au sujet de Parapine dont la figure longue et pâle à côté de nous l'intriguait. Il avait cru d'abord que c'était un fou aussi, Parapine. Depuis qu'il savait où nous demeurions à Vigny il en voyait partout des fous. Je le rassurai.
— Et toi, lui demandai-je, as-tu au moins retrouvé un boulot quelconque depuis que tu es de retour ?
— Je vais en chercher… qu'il se contenta de me répondre.
— Mais tes yeux sont-ils bien guéris ? Tu y vois bien maintenant avec ?
— Oui, j'y vois presque comme avant…
— Alors, t'es bien content ? » que je lui fais.
Non, il était pas content. Il avait autre chose à faire qu'à être content. Je me gardai de lui parler de Madelon tout de suite. C'était entre nous un sujet qui restait trop délicat. Nous passâmes un bon moment devant l'apéritif et j'en profitai pour le mettre au courant de bien des choses de l'Asile et d'autres détails encore. J'ai jamais pu m'empêcher de bavarder à tort et à travers. Pas bien différent somme toute de Baryton. Le dîner s'acheva dans la cordialité. Après, je ne pouvais tout de même pas le renvoyer tel quel à la rue Robinson Léon. Je décidai sur-le-champ qu'on lui monterait dans la salle à manger un petit lit-cage en attendant. Parapine n'émettait toujours pas d'avis. « Tiens Léon ! que j'ai dit moi, voici de quoi te loger tant que tu n'auras pas encore trouvé de place… — Merci » qu'il a répondu simplement et depuis ce moment, chaque matin, il s'en allait par le tramway à Paris soi-disant à la recherche d'un emploi de représentant.
Il en avait assez de l'usine, qu'il disait, il voulait « représenter ». Il s'est peut-être donné du mal pour en trouver une de représentation, faut être juste, mais enfin toujours est-il qu'il l'a pas trouvée.
Un soir il est rentré de Paris plus tôt qu'à l'habitude. J'étais encore au jardin moi, en train de surveiller les abords du grand bassin. Il est venu me retrouver là pour me dire deux mots.
« Écoute ! qu'il a commencé.
— Je t'écoute, que j'ai répondu.
— Tu pourrais pas me donner un petit emploi toi ici même ?… Je trouve rien ailleurs…
— T'as bien cherché ?
— Oui, j'ai bien cherché…
— Un emploi dans la maison que tu veux ? Mais à quoi faire ? T'en trouves donc pas un petit boulot à Paris ? Veux-tu qu'on se renseigne pour toi avec Parapine auprès des gens qu'on connaît ? »
Ça le gênait que je lui propose d'intervenir à propos de son emploi.
« C'est pas qu'on en trouve pas absolument, qu'il a continué alors. On en trouverait peut-être… Du petit travail… Bien… Mais tu vas comprendre… Il faut absolument que j'aie l'air d'être malade du cerveau… C'est urgent et c'est indispensable que j'aie l'air malade du cerveau…
— Bon ! que je lui fais alors moi, ne m'en dis pas davantage !…
— Si, si, Ferdinand, au contraire, il faut que je t'en dise bien davantage, et qu'il insistait, que tu me comprennes bien… Et puis comme je te connais d'abord, t'es long à comprendre et à te décider…
— Vas-y alors, que je lui fais, résigné, raconte…
— Si j'ai pas l'air fou, ça va aller mal, que je te garantis… Ça va barder… Elle est capable de me faire arrêter… Tu me comprends-t-y à présent ?
— C'est de Madelon qu'il s'agit ?
— Oui, bien sûr c'est d'elle !
— C'est gentil !
— Tu peux le dire…
— Vous êtes fâchés tout à fait alors ?
— Comme tu vois…
— Viens par ici, si tu veux me donner des détails ! que je l'interrompis moi alors, et que je l'entraînai à côté. Ce sera plus prudent à cause des fous… Ils peuvent comprendre aussi des choses et en raconter des bien plus drôles encore… tout fous qu'ils sont… »
Nous montâmes dans une des pièces de l'isolement et une fois là ce ne fut pas long à ce qu'il me reconstitue toute la combinaison, surtout que j'étais déjà bien fixé sur ses capacités et aussi que l'abbé Protiste m'avait laissé supposer le reste…
À la seconde reprise il avait pas raté l'affaire. On ne pouvait plus prétendre qu'il avait vasouillé encore une fois ! Ça non ! Pas du tout. Rien à dire.
« Tu comprends la vieille, elle me courait de plus en plus… Surtout depuis le moment où j'ai commencé à aller un peu mieux des yeux, c'est-à-dire quand j'ai commencé à pouvoir me conduire tout seul dans la rue… J'ai revu des choses à partir de ce moment-là… Et je l'ai revue elle aussi la vieille… Y a pas à dire, je voyais plus qu'elle !… Je l'avais là tout le temps devant moi !… C'est comme si elle m'avait bouché l'existence !… Je crois bien qu'elle le faisait exprès d'être là… Rien que pour m'empoisonner… C'est pas explicable autrement !… Et puis dans la maison où on était tous, tu la connais hein la maison, c'était pas facile de pas s'engueuler ?… T'as vu comment que c'était petit !… On se montait dessus ! On peut pas dire autrement !…
— Et les marches du caveau, elles tenaient pas fort hein ? »
J'avais remarqué moi-même comme il était dangereux l'escalier en visitant la première fois avec Madelon, qu'elles branlaient déjà les marches.
« Non, pour ça c'était presque du tout fait, qu'il a admis, bien franchement.
— Et les gens de là-bas ? l'interrogeai-je encore. Les voisins, les curés, les journalistes… Ils ont pas fait leurs petites remarques, eux, quand c'est arrivé ?…
— Non, faut croire… Et puis, ils me croyaient pas capable… Ils me prenaient pour un dégonflé… Un aveugle… Tu comprends ?…
— Enfin, pour ça tu peux t'estimer heureux, parce qu'autrement ?… Et Madelon ? qu'est-ce qu'elle faisait dans la combine ? Elle en était aussi ?
— Pas tout à fait… Mais un peu quand même, forcément, puisque le caveau, tu comprends, il devait nous revenir en totalité à tous les deux après que la vieille serait passée… C'était arrangé de cette manière-là… On devait s'établir tous les deux dedans…
— Pourquoi alors après que ça n'a plus marché vos amours ?
– Ça, tu sais, c'est compliqué à expliquer…
— Elle voulait plus de toi ?
— Mais si, au contraire, elle en voulait bien, et même qu'elle restait tout ce qu'il y a de portée sur la question du mariage… Sa mère aussi en voulait bien et encore plus fort qu'avant, et que ça se fasse dare-dare à cause des momies de la mère Henrouille qui nous revenaient et qu'on avait bien de quoi vivre tous les trois désormais tranquilles…
— Qu'est-ce qui s'est passé entre vous alors ?
— Eh bien, je voulais, moi, qu'elles me foutent la paix ! Tout simplement… La mère et la fille…
– Écoute, Léon !… que je l'arrêtai net en entendant ces mots-là. Écoute-moi… C'est pas sérieux non plus ta salade… Mets-toi à leur place à Madelon et à sa mère… Est-ce que t'aurais été content toi à leur place ? Comment ? En arrivant là-bas t'avais à peine de chaussures, pas de situation, rien, t'arrêtais pas de râler la longueur des journées, que la vieille gardait tout ton pognon et patati et patata… Elle défile, tu la fais défiler plutôt… Et tu recommences à refaire des grimaces quand même et tes petites allures… Mets-toi à leur place à ces deux femmes, mets-y-toi un peu !… C'est pas supportable !… Et comment moi alors que je t'aurais envoyé te faire mettre !… Tu le méritais cent fois, qu'elles t'envoyent au ballon ! J'aime autant te le dire ! »
Voilà comment que je lui parlais moi à Robinson.
« Possible qu'il m'a répondu alors, du tac au tac, mais toi t'as beau être un médecin et bien instruit et tout, tu comprends rien à ma nature…
— Tais-toi tiens Léon ! que je finis par lui dire et pour conclure. Tais-toi, petit malheureux, avec ta nature ! Tu t'exprimes comme un malade !… Je regrette bien que Baryton soye actuellement parti aux quatre cents diables, autrement il t'aurait pris en traitement lui ! C'est ce qu'on pourrait faire de mieux pour toi d'ailleurs ! Ça serait de t'enfermer d'abord ! Tu m'entends ! T'enfermer ! Il s'en serait occupé lui Baryton de ta nature !
— Si t'avais eu ce que j'ai eu, et passé par où j'ai passé, qu'il s'est rebiffé en m'entendant, t'aurais été bien malade aussi sans doute ! Je te le garantis ! Et peut-être pire que moi encore ! Dégonflard comme je te connais !… » Là-dessus il se met à m'engueuler d'abondance tout comme s'il avait eu des droits.
Je le regardais bien pendant qu'il m'engueulait. J'avais l'habitude d'être maltraité comme ça par des malades. Ça ne me gênait plus.
Il avait bien maigri depuis Toulouse et puis quelque chose que je lui connaissais pas encore lui était comme monté sur la figure, on aurait dit comme un portrait, sur ses traits mêmes, avec de l'oubli déjà, du silence tout autour.
Dans les histoires de Toulouse, il y avait encore autre chose, en moins grave évidemment, qu'il n'avait pas pu digérer, mais en y repensant il lui en revenait tout de même de la bile. C'était d'avoir été obligé de graisser la patte à tout un monde de trafiqueurs pour rien. Il avait pas digéré d'avoir été obligé de donner des commissions à droite, à gauche, au moment de la reprise du caveau, au curé, à la chaisière, à la mairie, aux vicaires et à bien d'autres encore, et tout ça sans résultat en somme. Ça le bouleversait quand il en reparlait. Du vol qu'il appelait ces façons-là.
« Et alors, est-ce que vous vous êtes mariés en fin de compte ? que je lui demandai, pour conclure.
— Mais non que je te dis ! Je ne voulais plus !
— Elle était tout de même pas mal la petite Madelon ? Tu peux pas dire le contraire ?
— C'est pas là la question…
— Mais bien sûr que si que c'est la question. Puisque vous étiez libres que tu me dis… Si vous teniez absolument à quitter Toulouse, vous pouviez bien laisser le caveau en gérance à sa mère pendant un temps… Vous seriez revenus plus tard…
— Pour ce qui est du physique, reprit-il, tu peux le dire, elle était vraiment gentille, je l'admets, tu m'avais bien tuyauté en somme, surtout imagine que comme un fait exprès quand j'ai revu pour la première fois, c'est pour ainsi dire elle que j'ai revue en premier, dans une glace… Tu imagines ?… À la lumière !… Y avait bien à peu près deux mois que la vieille était tombée… La vue m'est revenue comme d'un coup sur elle Madelon, en essayant de lui regarder la figure… Un coup de lumière en somme… Tu me comprends ?
— C'était pas agréable ?
— Si c'était agréable… Mais y a pas que ça…
— T'es foutu le camp tout de même…
— Oui, mais je vais t'expliquer puisque tu veux comprendre, c'est elle d'abord qui s'est mise à me trouver drôle… Que j'avais plus d'entrain… Que j'étais plus aimable… Des chichis, des flaflas…
— C'était peut-être des remords qui te travaillaient ?
— Des remords ?
— Je ne sais pas moi…
— T'appelleras ça comme tu voudras, mais j'étais pas en train… Voilà tout… Je crois tout de même pas que c'était des remords…
— T'étais malade alors ?
– Ça doit être plutôt ça, malade… Voilà d'ailleurs une heure au moins que j'essaye de te le faire dire que je suis malade… T'admettras que tu y mets du temps…
— Bon ! Ça va ! que je lui réponds. On le dira que t'es malade, puisque tu crois que c'est le plus prudent…
— Tu feras bien, qu'il a encore insisté, parce que je garantis rien en ce qui la concerne… Elle est bien capable de bouffer le morceau avant qu'il soye longtemps… »
C'était comme une sorte de conseil qu'il avait l'air de me donner, et j'en voulais pas de son conseil. J'aimais pas ce genre-là du tout à cause des complications qui allaient recommencer.
« Tu crois toi, qu'elle boufferait le morceau ? que je lui demandai encore pour m'assurer… Mais elle était quand même un peu ta complice ?… Ça devrait la faire réfléchir un moment avant de se mettre à baver ?
— Réfléchir ?… qu'il ressaute lui alors en m'entendant. On voit bien que tu la connais pas… » Ça le faisait rigoler de m'entendre. « Mais elle n'hésiterait pas une seconde !… Comme je te le dis ! Si tu l'avais fréquentée comme moi, tu n'en douterais pas ! C'est une amoureuse que je te répète !… T'en as donc jamais fréquenté toi des amoureuses ? Quand elle est amoureuse, elle est folle, c'est bien simple ! Folle ! Et c'est de moi qu'elle est amoureuse et qu'elle est folle !… Tu te rends compte ? Tu comprends ? Alors tout ce qui est fou ça l'excite ! C'est bien simple ! Ça l'arrête pas ! Au contraire !… »
Je ne pouvais pas lui dire que ça m'étonnait quand même un peu, qu'elle en soit arrivée en quelques mois à ce degré de frénésie Madelon, parce que tout de même, je l'avais connue un petit peu moi-même, Madelon… J'avais mon idée à son sujet, mais je ne pouvais pas la dire.
D'après la façon dont elle se débrouillait à Toulouse et telle que je l'avais entendue quand j'étais derrière le peuplier le jour de la péniche, c'était difficile de me figurer qu'elle avait pu changer de dispositions à ce point en si peu de temps… Elle m'avait semblé plus débrouillarde que tragique, gentiment affranchie et bien contente de se caser avec des petites histoires et son petit chiqué partout où ça pouvait prendre. Mais pour le moment, où nous en étions, je n'avais plus rien à dire. J'avais qu'à laisser passer. « Bon ! Bien ! Ça va ! que je conclus. Et sa mère alors ? Elle a dû faire un peu de bruit aussi la mère, quand elle a compris que tu te débinais pour de bon ?…
— Tu parles ! Même qu'elle répétait toute la journée que j'avais un caractère de cochon et remarque, ça, juste au moment où j'aurais eu besoin au contraire qu'on me parle bien aimablement !… Quelle musique !… En somme ça ne pouvait plus durer avec la mère non plus, si bien que j'ai proposé à Madelon de leur laisser le caveau à elles deux, pendant que moi de mon côté, j'irais faire un tour, voyager tout seul, revoir un peu de pays…
« “T'iras avec moi, qu'elle a protesté alors… Je suis ta fiancée n'est-ce pas ?… T'iras avec moi, Léon, ou t'iras pas du tout !… Et puis d'abord qu'elle insistait, t'es pas encore assez guéri…
« — Si, que je suis guéri et que j'irai tout seul !” que je répondais moi… On n'en sortait pas.
« “Une femme accompagne toujours son mari ! faisait la mère. Vous n'avez qu'à vous marier !” Elle la soutenait rien que pour m'exciter.
« En entendant ces trucs-là, moi, ça me faisait souffrir. Tu me connais ! Comme si j'avais eu besoin d'une femme pour aller à la guerre moi ! Et pour en sortir ! Et en Afrique j'en avais-t-y des femmes ? Et en Amérique, est-ce que j'avais une femme moi ?… Tout de même de les entendre discuter comme ça là-dessus pendant des heures ça me donnait mal au ventre ! La colique ! Je sais bien à quoi ça sert les femmes tout de même ! Toi aussi hein ? À rien ! J'ai voyagé moi quand même ! Un soir enfin qu'elles m'avaient mis bien à bout avec leurs salades, j'ai fini par lui balancer d'un coup à la mère tout ce que je pensais d'elle ! “Vous êtes qu'une vieille noix, que je lui ai dit… Vous êtes encore plus con que la mère Henrouille !… Si vous aviez connu un peu plus de gens et des pays comme j'en ai connu moi vous iriez pas si vite à donner des conseils à tout le monde et c'est toujours pas en ramassant vos bouts de suif dans le coin de votre dégueulasse d'église que vous l'apprendrez jamais la vie ! Sortez donc un peu aussi vous ça vous fera du bien ! Allez donc vous promener un peu vieille ordure ! Ça vous rafraîchira ! Vous aurez moins de temps pour faire des prières, vous sentirez moins la vache !…”
« Voilà comment que je l'ai traitée, moi, sa mère ! Je te réponds qu'il y avait longtemps que ça me turlupinait de l'engueuler et qu'elle en avait salement besoin en plus… Mais tout compte fait ça serait plutôt à moi que ça a fait du bien… Ça m'a comme délivré de la situation… Seulement on aurait dit aussi la carne qu'elle n'attendait que ce moment-là que je me déboutonne pour me traiter à son tour de tous les noms de salauds qu'elle savait ! Elle en a bavé alors et même plus qu'il en fallait. “Voleur ! Fainéant ! qu'elle m'agonisait… Vous avez même pas de métier !… Ça va faire un an bientôt que je vous nourris ma fille et moi !… Propre à rien !… Maquereau !…” T'entends ça d'ici ? Une vraie scène de famille… Elle a comme réfléchi un bon coup et puis elle l'a dit plus bas, mais tu sais alors elle l'a dit et puis de tout son cœur “Assassin !… Assassin !” qu'elle m'a appelé. Ça m'a refroidi un peu.
« La fille en entendant ça elle avait comme peur que je la butte sur place sa mère. Elle s'est jetée entre nous deux. Elle lui a fermé la bouche à sa mère avec sa propre main. Elle a bien fait. Elles étaient donc d'accord les carnes ! que je me disais moi. C'était évident. Enfin, j'ai passé… C'était plus le moment des violences… Et puis je m'en foutais après tout qu'elles soient d'accord… Tu pourrais croire qu'après s'avoir bien soulagé, elles allaient à présent me laisser tranquille ?… Penses-tu ! Mais non ! Ça serait pas les connaître… La fille a remis ça. Elle avait le feu au cœur et puis au cul… Ça l'a reprise de plus belle…
« “Je t'aime Léon, tu vois bien que je t'aime, Léon…”
« Elle ne savait que ce truc-là, son “je t'aime”. Comme si ç'avait été la réponse à tout.
« “Tu l'aimes encore ? que repiquait sa mère en l'entendant. Mais tu ne vois donc pas que c'est rien qu'un voyou ? Un moins que rien ? Maintenant qu'il a retrouvé ses yeux, grâce à nos soins, il va t'en donner du malheur ma fille ! C'est moi qui te le jure ! Moi ta maman !…”
« Tout le monde a pleuré pour finir la scène, même moi parce que je ne voulais pas me mettre trop mal avec ces deux salopes, me fâcher de trop malgré tout.
« Je suis donc sorti, mais on s'était dit bien trop de choses pour que ça puisse résister encore longtemps notre face à face. Ça a traîné tout de même des semaines à se disputer de-ci de-là, et puis à se surveiller pendant des jours et surtout des nuits.
« On pouvait pas se décider à se séparer mais le cœur n'y était plus. On avait encore surtout des craintes qui nous retenaient ensemble.
« “T'en aimes donc une autre ? qu'elle me demandait elle, Madelon, de temps en temps.
« — Mais non voyons ! que j'essayais de la rassurer moi. Mais non !” C'était clair cependant qu'elle me croyait pas. Pour elle, il fallait qu'on aime quelqu'un dans la vie et y avait pas à en sortir.
« “Dis-moi, que je lui répondais, ce que je pourrais bien en faire moi d'une autre femme ?” Mais c'était sa manie l'amour. Je savais plus quoi lui raconter pour la calmer. Elle allait chercher des trucs comme j'en avais jamais entendu auparavant. J'aurais jamais cru qu'elle cachait des choses comme ça dans sa tête.
« “Tu m'as pris mon cœur, Léon ! qu'elle m'accusait, et puis sérieusement. Tu veux partir ! qu'elle me menaçait. Pars ! Mais je te préviens que je vais mourir de chagrin Léon !…” Moi j'allais être la cause de sa mort de chagrin ? À quoi ça rime tout ça, hein ? Je te le demande ? “Mais non voyons tu vas pas mourir ! que je la rassurais. Je t'ai rien pris du tout d'abord ! Je t'ai même pas fait d'enfant voyons ! Réfléchis ! Je t'ai pas donné de maladies non plus ? Non ? Alors ? Je veux seulement m'en aller, voilà tout ! Comme qui dirait m'en aller en vacances. C'est bien simple pourtant… Essaye d'être raisonnable…” Et plus j'essayais de lui faire comprendre mon point de vue et moins que ça lui plaisait mon point de vue. En somme on se comprenait plus du tout. Elle en devenait comme enragée à l'idée que je pouvais penser vraiment ce que je disais, que c'était rien que du véritable, du simple et du sincère.
« Elle croyait en plus que c'était toi qui me poussais à foutre le camp… Voyant alors qu'elle me retiendrait pas en me faisant honte de mes sentiments elle a essayé de me retenir d'une autre manière.
« “Va pas croire Léon, qu'elle m'a dit alors, que je tiens à toi, à cause des affaires du caveau !… L'argent tu sais moi ça m'est bien égal au fond… Ce que je voudrais, Léon, c'est rester avec toi… C'est être heureuse… Voilà tout… C'est bien naturel… Je veux pas que tu me quittes… C'est trop de se quitter quand on s'est aimés comme on s'aimait tous les deux… Jure-moi au moins Léon que tu ne t'en iras pas pour longtemps ?…”
« Et ainsi de suite que ça a duré sa crise pendant des semaines. On peut dire qu'elle était amoureuse et bien emmerdante… Elle y revenait chaque soir à sa folie d'amour. En fin de compte, elle a tout de même bien voulu qu'on laisse le caveau à sa mère en garde, à condition qu'on partirait tous les deux chercher ensemble du travail à Paris… Toujours ensemble !… Tu parles d'un numéro ! Elle voulait bien comprendre n'importe quoi, sauf que moi je m'en aille seul de mon côté et elle du sien… Pour ça rien à faire… Alors plus elle avait l'air d'y tenir et plus elle me rendait malade moi, forcément !
« C'était pas la peine d'essayer de la rendre raisonnable. Je me rendais compte à force que c'était du vrai temps perdu, ou parti pris et que ça la rendait plutôt plus enragée encore. Il a bien fallu que je me mette donc moi à en inventer des trucs pour m'en débarrasser de son amour comme elle disait… C'est de là que l'idée m'est venue de lui faire peur en lui racontant comme ça que je devenais un peu fou de temps à autre… Que ça me prenait par crises… Sans avertir… Elle m'a regardé de travers, d'un drôle d'œil… Elle savait pas trop si c'était pas encore un bobard… Seulement tout de même à cause des aventures que je lui avais racontées auparavant et puis de la guerre qui m'avait touché et puis de la dernière combine surtout avec la mère Henrouille et puis aussi de ma drôle de façon d'être devenu avec elle soudain ça lui a donné à réfléchir tout de même…
« Pendant plus d'une semaine qu'elle a réfléchi, et elle m'a laissé bien tranquille… Elle avait dû en confier deux mots à sa mère de mes accès… Toujours est-il qu'elles insistaient moins pour me garder… Ça y est que je me disais moi, ça va aller ! Me voilà libre…” Déjà je me voyais me défiler bien tranquille, en douce, du côté de Paris, sans rien casser !… Mais attends ! Voilà que je veux faire trop bien… Je fignole… Je croyais avoir trouvé le fin truc pour leur prouver une fois pour toutes que c'était bien vrai… Que j'étais bien tout ce qu'il y avait de dingo à mes heures… Sens ! que je lui fais un soir à Madelon. Sens là derrière ma tête, la bosse ! Tu la sens bien la cicatrice dessus et c'est une grosse bosse que j'ai hein ?…”
« Quand elle l'a eu bien tâtée ma bosse derrière la tête, ça l'a émue comme je peux pas te dire… Mais par exemple ça l'a excitée encore davantage, ça l'a pas dégoûtée du tout !… “C'est là que j'ai été blessé dans les Flandres. C'est là qu'on m'a trépané… que j'insistais moi.
« — Ah ! Léon ! qu'elle a bondi alors en sentant la bosse, je te demande bien pardon, mon Léon !… J'ai douté de toi jusqu'à présent, mais je te demande bien pardon du fond du cœur ! Je me rends compte ! J'ai été infâme avec toi ! Si ! si ! Léon j'ai été abominable !… Jamais plus je ne serai méchante avec toi ! Je te le jure ! Je veux expier Léon ! Tout de suite ! Ne m'empêche pas d'expier, dis ?…, Je te rendrai ton bonheur ! Je te soignerai bien, va ! À partir d'aujourd'hui ! Je serai bien patiente pour toujours avec toi ! Je serai si douce ! Tu verras Léon ! Je te comprendrai si bien que tu ne pourras plus te passer de moi ! Je te le redonne tout mon cœur, je t'appartiens !… Tout ! Toute ma vie Léon je te la donne ! Mais dis-moi que tu me pardonnes au moins, dis Léon ?…”
« J'avais rien dit comme ça, moi, rien. C'est elle qui avait tout dit, alors, c'était bien facile qu'elle se réponde à elle-même… Comment donc qu'il fallait s'y prendre pour qu'elle s'arrête ?
« D'avoir tâté ma cicatrice et ma bosse ça l'avait comme qui dirait soûlée d'amour d'un seul coup ! Elle revoulait la prendre dans ses mains ma tête, plus la lâcher et me rendre heureux jusqu'à l'Éternité, que je veuille ou non ! À partir de cette scène-là sa mère a plus eu le droit à la parole pour m'engueuler. Elle la laissait pas causer, Madelon, sa mère. Tu l'aurais pas reconnue, elle voulait me protéger jusqu'à la gauche !
« Fallait que ça finisse ! J'aurais bien sûr préféré qu'on se quitte en bons amis… Mais c'était même plus la peine d'essayer… Elle se tenait plus d'amour et elle était butée. Un matin, pendant qu'elles étaient parties aux commissions la mère et elle, j'ai fait comme toi t'avais fait, un petit paquet, et je me suis tiré en douce… Tu peux pas dire après ça que j'ai pas eu assez de patience ?… Seulement je te répète on pouvait plus rien en faire… Maintenant, tu sais tout… Quand je te dis qu'elle est capable de tout cette petite et qu'elle peut très bien venir me relancer ici même d'un moment à l'autre faut pas alors que tu viennes me répondre que j'ai des visions ! Je sais ce que je dis ! Je la connais moi ! Et on serait plus tranquilles à mon avis si elle me trouvait déjà comme enfermé avec les fous… Comme ça je serais bien plus à mon aise pour faire celui qui ne comprend plus rien… Avec elle, c'est ça qu'il faut… Pas comprendre… »
Deux ou trois mois auparavant tout ce qu'il venait de me raconter là Robinson, m'aurait encore intéressé, mais j'avais comme vieilli tout d'un coup.
Au fond, j'étais devenu de plus en plus comme Baryton, je m'en foutais. Tout ça qu'il me racontait Robinson de son aventure à Toulouse n'était plus pour moi du danger bien vivant, j'avais beau essayer de m'exciter sur son cas, ça sentait le renfermé son cas. On a beau dire et prétendre, le monde nous quitte bien avant qu'on s'en aille pour de bon.
Les choses auxquelles on tenait le plus, vous vous décidez un beau jour à en parler de moins en moins, avec effort quand il faut s'y mettre. On en a bien marre de s'écouter toujours causer… On abrège… On renonce… Ça dure depuis trente ans qu'on cause… On ne tient plus à avoir raison. L'envie vous lâche de garder même la petite place qu'on s'était réservée parmi les plaisirs… On se dégoûte… Il suffit désormais de bouffer un peu, de se faire un peu de chaleur et de dormir le plus qu'on peut sur le chemin de rien du tout. Il faudrait pour reprendre de l'intérêt trouver de nouvelles grimaces à exécuter devant les autres… Mais on n'a plus la force de changer son répertoire. On bredouille. On se cherche bien encore des trucs et des excuses pour rester là avec eux les copains, mais la mort est là aussi elle, puante, à côté de vous, tout le temps à présent et moins mystérieuse qu'une belote. Vous demeurent seulement précieux les menus chagrins, celui de n'avoir pas trouvé le temps pendant qu'il vivait encore d'aller voir le vieil oncle à Bois-Colombes, dont la petite chanson s'est éteinte à jamais un soir de février. C'est tout ce qu'on a conservé de la vie. Ce petit regret bien atroce, le reste on l'a plus ou moins bien vomi au cours de la route, avec bien des efforts et de la peine. On n'est plus qu'un vieux réverbère à souvenirs au coin d'une rue où il ne passe déjà presque plus personne.
Tant qu'à s'ennuyer, le moins fatigant, c'est encore de le faire avec des habitudes bien régulières. Je tenais à ce que tout soit couché à dix heures, dans la maison. C'est moi qui éteignais l'électricité. Les affaires allaient toutes seules.
D'ailleurs nous ne nous mîmes pas en frais d'imagination. Le système Baryton des « Crétins au cinéma » nous occupait suffisamment. Des économies, la maison n'en réalisait plus beaucoup. Le gaspillage, qu'on se disait, ça le ferait peut-être revenir le patron puisque ça lui donnait des angoisses.
Nous avions acheté un accordéon pour que Robinson puisse faire danser nos malades au jardin pendant l'été. C'était difficile de les occuper à Vigny les malades, jour et nuit. On ne pouvait pas les envoyer tout le temps à l'église, ils s'y ennuyaient trop.
De Toulouse, nous ne reçûmes plus aucune nouvelle, l'abbé Protiste ne revint jamais non plus me voir. L'existence à l'Asile s'organisa monotone, furtive. Moralement, nous n'étions pas à notre aise. Trop de fantômes, par-ci, par-là.
Des mois passèrent encore. Robinson reprenait de la mine. À Pâques, nos fous s'agitèrent un peu, des femmes en claires toilettes passèrent et repassèrent devant nos jardins. Printemps précoce. Bromures.
Au Tarapout le personnel avait été depuis le temps de ma figuration bien des fois renouvelé. Les petites Anglaises filées bien loin, m'apprit-on, en Australie. On ne les reverrait plus…
Les coulisses depuis mon histoire avec Tania, m'étaient interdites. Je n'insistai pas.
Nous nous mîmes à écrire des lettres un peu partout et surtout aux Consulats des pays du Nord, pour obtenir quelques indices sur les passages éventuels de Baryton. Nous ne reçûmes de ceux-ci aucune réponse intéressante.
Parapine accomplissait posément et silencieusement son service technique à mes côtés. Depuis vingt-quatre mois, il n'avait guère prononcé plus de vingt phrases en tout. J'étais amené à décider à peu près seul les petits arrangements matériels et administratifs que la situation quotidienne réclamait. Il m'arrivait de commettre quelques gaffes, Parapine ne me les reprochait jamais. On s'accordait ensemble à coups d'indifférence. D'ailleurs un roulement suffisant de malades assurait le côté matériel de notre institution. Réglés les fournisseurs et le loyer, il nous restait encore largement de quoi vivre, la pension d'Aimée à sa tante payée régulièrement, bien entendu.
Je trouvais Robinson beaucoup moins inquiet à présent qu'au moment de son arrivée. Il avait repris de la mine et trois kilos. En somme, semblait-il, tant qu'il y aurait des petits fous dans les familles, on serait bien content de nous trouver, bien commodes que nous étions à proximité de la capitale. Notre jardin seul valait le voyage. On venait exprès de Paris pour les admirer nos corbeilles et nos bosquets de roses au bel été.
C'est au cours d'un de ces dimanches de juin qu'il m'a semblé reconnaître Madelon, pour la première fois, au milieu d'un groupe de promeneurs, immobile un instant, juste devant notre grille.
Tout d'abord je n'ai rien voulu communiquer de cette apparition à Robinson, pour ne pas l'effrayer, et puis tout de même, ayant bien réfléchi, quelques jours plus tard, je lui recommandai de ne plus s'éloigner désormais, pour un temps au moins, en ces vagues promenades alentour, dont il avait pris l'habitude. Ce conseil l'inquiéta. Il n'insista pas cependant pour en savoir davantage.
Vers la fin juillet, nous reçûmes de Baryton quelques cartes postales, de Finlande cette fois. Cela nous fit plaisir, mais il ne nous parlait nullement de son retour Baryton, il nous souhaitait seulement une fois de plus « Bonne chance » et mille choses amicales.
Deux mois s'éloignèrent et puis d'autres… La poussière de l'été retomba sur la route. L'un de nos aliénés, vers la Toussaint, fit un petit scandale devant notre Institut. Ce malade, auparavant tout à fait paisible et convenable, subit mal l'exaltation mortuaire de la Toussaint. On ne sut à temps l'empêcher de hurler par sa fenêtre qu'il ne voulait plus jamais mourir… Les promeneurs n'en finissaient pas de le trouver tout à fait cocasse… Au moment où survenait cette algarade j'eus à nouveau, mais cette fois bien plus précisément que la première fois, l'impression très désagréable de reconnaître Madelon au premier rang d'un groupe, juste au même endroit, devant la grille.
Au cours de la nuit qui suivit, je fus réveillé par l'angoisse, j'essayai d'oublier ce que j'avais vu, mais tous mes efforts pour oublier demeurèrent vains. Mieux valait encore ne plus essayer de dormir.
Depuis longtemps, je n'étais retourné à Rancy. Tant qu'à être attaqué par le cauchemar, je me demandais s'il ne valait pas mieux aller faire un tour de ce côté, d'où tous les malheurs venaient, tôt ou tard… J'en avais laissé là-bas derrière moi des cauchemars… Essayer d'aller au-devant d'eux, pouvait à la rigueur passer pour une espèce de précaution… Pour Rancy, le plus court chemin, en venant de Vigny, c'est de suivre par le quai jusqu'au pont de Gennevilliers, celui qui est tout à plat, tendu sur la Seine. Les brumes lentes du fleuve se déchirent au ras de l'eau, se pressent, passent, s'élancent, chancellent et vont retomber de l'autre côté du parapet autour des quinquets acides. La grosse usine des tracteurs qui est à gauche se cache dans un grand morceau de nuit. Elle a ses fenêtres ouvertes par un incendie morne qui la brûle en dedans et n'en finit jamais. Passé l'usine, on est seul sur le quai… Mais y a pas à s'y perdre… C'est d'après la fatigue qu'on se rend à peu près compte qu'on est arrivé.
Il suffit alors de tourner encore à gauche par la rue des Bournaires et ça n'est plus bien loin. C'est pas difficile à se retrouver à cause du fanal vert et rouge du passage à niveau qui est toujours allumé.
Même en pleine nuit j'y serais allé, moi, les yeux fermés sur le pavillon des Henrouille. J'y avais été assez souvent, autrefois…
Cependant, ce soir-là quand je fus parvenu jusque devant leur porte, je me suis mis à réfléchir au lieu de m'avancer…
Elle était seule à présent la fille pour l'habiter le pavillon, que je me pensais… Ils étaient tous morts, tous… Elle avait dû savoir, ou du moins elle s'était doutée de la façon dont elle avait fini sa vieille à Toulouse… Quel effet que ça avait bien pu lui faire ?
Le réverbère du trottoir blanchissait la petite marquise en vitres comme avec de la neige au-dessus du perron. Je suis resté là, au coin de la rue, rien qu'à regarder, longtemps. J'aurais bien pu aller sonner. Sûrement qu'elle m'aurait ouvert. Après tout, on n'était pas fâchés ensemble. Il faisait glacial là où je m'étais mis en arrêt…
La rue finissait en fondrière encore, comme de mon temps. On avait promis des travaux, on les avait pas entrepris… Il ne passait plus personne.
C'est pas que j'aie eu peur d'elle, de la fille Henrouille. Non. Mais tout d'un coup, là, j'avais plus envie de la revoir. Je m'étais trompé en cherchant à la revoir. Là, devant chez elle, je découvrais soudain qu'elle n'avait plus rien à m'apprendre… Ça aurait même été ennuyeux qu'elle me parle à présent, voilà tout. Voilà ce que nous étions devenus l'un pour l'autre.
J'étais arrivé plus loin qu'elle dans la nuit à présent, plus loin même que la vieille Henrouille qui était morte… On était plus tous ensemble… On s'était quittés pour de bon… Pas seulement par la mort, mais par la vie aussi… Ça s'était fait par la force des choses… Chacun pour soi ! que je me disais… Et je suis reparti de mon côté, vers Vigny.
Elle n'avait pas assez d'instruction pour me suivre à présent la fille Henrouille… Du caractère ça oui, elle en avait… Mais pas d'instruction ! C'était ça le hic. Pas d'instruction ! C'est capital l'instruction ! Alors elle pouvait plus me comprendre, ni comprendre ce qui se passait autour de nous, aussi vache et têtue qu'elle puisse être… Ça ne suffit pas… Faut encore du cœur et du savoir pour aller plus loin que les autres… Par la rue des Sanzillons j'ai pris pour m'en retourner vers la Seine et puis par l'impasse Vassou. C'était réglé mon tracas ! Content presque ! Fier parce que je me rendais compte que ça valait plus la peine d'insister du côté de la bru Henrouille, j'avais fini par la perdre en route la vache !… Quel morceau ! On avait sympathisé à notre manière… On s'était bien compris autrefois avec la fille Henrouille… Pendant longtemps… Mais maintenant, elle était plus assez bas pour moi, elle pouvait pas descendre… Me rejoindre… Elle avait pas l'instruction et la force. On ne monte pas dans la vie, on descend. Elle pouvait plus. Elle pouvait plus descendre jusque là où j'étais moi… Y avait trop de nuit pour elle autour de moi.
En passant devant l'immeuble où la tante à Bébert était concierge, je serais bien entré aussi, rien que pour voir ceux qui l'occupaient à présent sa loge, là où je l'avais soigné Bébert et de là où il était parti. Peut-être qu'il y était encore son portrait en écolier au-dessus du lit… Mais il était trop tard pour réveiller du monde. Je suis passé sans me faire reconnaître…
Un peu plus loin, au faubourg de la Liberté, j'ai retrouvé la boutique à Bézin le brocanteur encore allumée… Je ne m'y attendais pas… Mais rien qu'avec un petit bec dans le milieu de l'étalage. Bézin, lui, il connaissait tous les trucs et les nouvelles du quartier à force d'être chez les bistrots et si bien connu depuis la Foire aux Puces jusqu'à la Porte Maillot.
Il aurait pu m'en raconter des histoires s'il avait été réveillé. J'ai poussé sa porte. Son timbre a sonné, mais personne m'a répondu. Je savais qu'il couchait dans le fond de la boutique, dans sa salle à manger à vrai dire… C'est là qu'il était lui aussi, dans le noir, avec la tête sur la table, entre ses bras, assis de travers près du dîner froid qui l'attendait, des lentilles. Il avait commencé à manger. Le sommeil l'avait saisi tout de suite en rentrant. Il ronflait fort. Il avait bu aussi, c'est vrai. Je m'en souviens bien du jour, un jeudi, le jour du marché aux Lilas… Il avait des occasions plein une « toilette » encore étendue par terre à ses pieds.
Je l'avais toujours trouvé bon gars moi, Bézin, pas plus ignoble qu'un autre. Rien à dire. Bien complaisant, pas difficile. J'allais pas me mettre à le réveiller par curiosité, à cause de mes petites questions… Je suis donc reparti après avoir fermé son gaz.
Il avait du mal à se défendre, bien sûr, dans son espèce de commerce. Mais lui au moins, il avait pas de mal à s'endormir.
Je m'en retournai triste quand même du côté de Vigny, en pensant que tous ces gens, ces maisons, ces choses sales et mornes ne me parlaient plus du tout, droit au cœur comme autrefois, et que moi tout mariole que je pouvais paraître, je n'avais peut-être plus assez de force non plus, je le sentais bien, pour aller encore loin, moi, comme ça, tout seul.