Malgré tout, j'ai bien fait de rentrer à Rancy dès le lendemain, à cause de Bébert qui est tombé malade juste à ce moment. Le confrère Frolichon venait de partir en vacances, la tante a hésité et puis elle m'a demandé de le soigner quand même son neveu, sans doute parce que j'étais le moins cher parmi les autres médecins qu'elle connaissait.

C'est survenu après Pâques. Il commençait à faire bon. Les premiers vents du sud passaient sur Rancy, ceux aussi qui rabattent toutes les suies des usines sur les croisées des fenêtres.

Elle a duré des semaines la maladie de Bébert. J'y allais deux fois par jour pour le voir. Les gens du quartier m'attendaient devant la loge, sans en avoir l'air et sur le pas de leurs maisons, les voisins aussi. C'était comme une distraction pour eux. On venait pour savoir de loin, si ça allait plus mal ou mieux. Le soleil qui passe à travers trop de choses ne laisse jamais à la rue qu'une lumière d'automne avec des regrets et des nuages.

Des conseils, j'en ai reçu beaucoup à propos de Bébert. Tout le quartier, en vérité, s'intéressait à son cas. On parlait pour et puis contre mon intelligence. Quand j'entrais dans la loge, il s'établissait un silence critique et assez hostile, écrasant de sottise surtout. Elle était toujours remplie par des commères amies la loge, les intimes, et elle sentait donc fort le jupon et l'urine de lapin. Chacun tenait à son médecin préféré, toujours plus subtil, plus savant. Je ne présentais qu'un seul avantage moi, en somme, mais alors celui qui vous est difficilement pardonné, celui d'être presque gratuit, ça fait tort au malade et à sa famille un médecin gratuit, si pauvre soit-elle.

Bébert ne délirait pas encore, il n'avait seulement plus du tout envie de bouger. Il se mit à perdre du poids chaque jour. Un peu de chair jaunie et mobile lui tenait encore au corps en tremblotant de haut en bas à chaque fois que son cœur battait. On aurait dit qu'il était partout son cœur sous sa peau tellement qu'il était devenu mince Bébert en plus d'un mois de maladie. Il m'adressait des sourires raisonnables quand je venais le voir. Il dépassa ainsi très aimablement les 39 et puis les 40 et demeura là pendant des jours et puis des semaines, pensif.

La tante à Bébert avait fini par se taire et nous laisser tranquilles. Elle avait tout dit ce qu'elle savait, alors elle allait pleurnicher, déconcertée, dans les coins de sa loge, l'un après l'autre. Du chagrin enfin lui était venu tout au bout des mots, elle n'avait pas l'air de savoir qu'en faire du chagrin, elle essayait de se le moucher, mais il lui revenait son chagrin dans la gorge et des larmes avec, et elle recommençait. Elle s'en mettait partout et comme ça elle arrivait à être encore un peu plus sale que d'habitude et elle s'en étonnait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » qu'elle faisait. Et puis c'était tout. Elle était arrivée au bout d'elle-même à force de pleurer et les bras lui retombaient et elle en restait bien ahurie devant moi.

Elle revenait quand même encore un bon coup en arrière dans son chagrin et puis elle se redécidait à repartir en sanglotant. Ainsi, pendant des semaines que ça a duré ces allées et venues dans sa peine. Il fallait pressentir que cette maladie tournerait mal. Une espèce de typhoïde maligne c'était, contre laquelle tout ce que je tentais venait buter, les bains, le sérum… le régime sec… les vaccins… Rien n'y faisait. J'avais beau me démener, tout était vain. Bébert passait, irrésistiblement emmené, souriant. Il se tenait tout en haut de sa fièvre comme en équilibre, moi en bas à cafouiller. Bien entendu, on conseilla un peu partout et impérieusement encore à la tante de me liquider sans ambages et de faire appeler en vitesse un autre médecin, plus expérimenté, plus sérieux.

L'incident de la fille « aux responsabilités » avait été retenu à la ronde et commenté énormément. On s'en gargarisait dans le quartier.

Mais comme les autres médecins avertis de la nature du cas à Bébert se défilèrent, je demeurai finalement. Puisqu'il m'était échu, Bébert, je n'avais qu'à continuer, songeaient-ils justement les confrères.

Il ne me restait plus en fait de ressources qu'à aller jusqu'au bistrot pour téléphoner de temps en temps à quelques autres praticiens par-ci, par-là, au loin, que je connaissais plus ou moins bien dans Paris, dans les hôpitaux, pour leur demander ce qu'ils feraient eux, ces malins, ces considérés, devant une typhoïde comme celle qui me tracassait. Ils me donnaient des bons conseils tous, en réponse, des bons conseils inopérants, mais j'éprouvais quand même du plaisir à les entendre se donner du mal ainsi et gratuitement enfin pour le petit inconnu que je protégeais. On finit par se réjouir de pas grand-chose, du très peu que la vie veut bien nous laisser de consolant.

Pendant que je raffinais ainsi, la tante à Bébert s'effondrait de droite à gauche au hasard des chaises et des escaliers, elle ne sortait de son ahurissement que pour manger. Mais jamais par exemple elle ne passa au travers d'un seul repas, il faut le dire. On ne l'aurait d'ailleurs pas laissée s'oublier. Ses voisins veillaient sur elle. Ils la gavaient entre les sanglots. « Ça soutient ! » qu'ils lui affirmaient. Et même qu'elle se mit à engraisser.

En fait d'odeur de choux de Bruxelles, au plus fort de la maladie de Bébert, ce fut dans la loge une véritable orgie. C'était la saison et il lui en venait de partout en cadeau des choux de Bruxelles, tout cuits, bien fumants. « Cela me donne des forces, c'est vrai !… qu'elle admettait volontiers. Et ça fait bien uriner ! »

Avant la nuit, à cause des coups de sonnette, pour dormir plus légèrement et entendre le premier appel tout de suite, elle se gavait de café, comme cela les locataires ne le réveillaient pas Bébert en sonnant des deux ou trois fois de suite. Passant devant la maison le soir j'entrais pour voir si tout ça n'était pas fini des fois. « Vous croyez pas que c'est avec la camomille au rhum qu'il a voulu boire chez la fruitière le jour de la course cycliste qu'il l'a attrapée sa maladie ? » qu'elle supposait tout haut la tante. Cette idée la tracassait depuis le début. Idiote.

« Camomille ! » murmurait faiblement Bébert, en écho perdu dans la fièvre. À quoi bon la dissuader ? J'effectuais une fois de plus les deux ou trois menus simulacres professionnels qu'on attendait et puis j'allais reprendre la nuit, pas fier, parce que comme ma mère, je n'arrivais jamais à me sentir entièrement innocent des malheurs qui arrivaient.

Vers le dix-septième jour je me suis dit tout de même que je ferais bien d'aller demander ce qu'ils en pensaient à l'Institut Bioduret[20] Joseph d'un cas de typhoïde de ce genre et leur demander en même temps un petit conseil et peut-être même un vaccin qu'ils me recommanderaient. Ainsi, j'aurais tout fait, tout tenté, même les bizarreries et s'il mourait Bébert, eh bien, on n'aurait peut-être rien à me reprocher. J'arrivai là-bas à l'Institut au bout de Paris, derrière La Villette, un matin sur les onze heures. On me fit d'abord promener à travers des laboratoires et des laboratoires à la recherche d'un savant. Il ne s'y trouvait encore personne dans ces laboratoires, pas plus de savants que de public, rien que des objets bousculés en grand désordre, des petits cadavres d'animaux éventrés, des bouts de mégots, des becs de gaz ébréchés, des cages et des bocaux avec des souris dedans en train d'étouffer, des cornues, des vessies à la traîne, des tabourets défoncés, des livres et de la poussière, encore et toujours des mégots, leur odeur et celle de pissotière, dominantes. Puisque j'étais bien en avance, je décidai d'aller faire un tour, pendant que j'y étais, jusqu'à la tombe du grand savant Bioduret Joseph qui se trouvait dans les caves mêmes de l'Institut parmi les ors et les marbres. Fantaisie bourgeoiso-byzantine de haut goût. La quête se faisait en sortant du caveau, le gardien grognait même à cause d'une pièce belge qu'on lui avait refilée. C'est à cause de ce Bioduret que nombre de jeunes gens optèrent depuis un demi-siècle pour la carrière scientifique. Il en advint autant de ratés qu'à la sortie du Conservatoire. On finit tous d'ailleurs par se ressembler après un certain nombre d'années qu'on n'a pas réussi. Dans les fossés de la grande déroute, un « Lauréat de Faculté » vaut un « Prix de Rome ». Question d'autobus qu'on ne prend pas tout à fait à la même heure. C'est tout.

Il me fallut attendre encore assez longtemps dans les jardins de l'Institut, petite combinaison de maison d'arrêt et de square public, jardins, fleurs déposées soigneusement au long de ces murs ornés avec malveillance.

Tout de même, quelques garçons du petit personnel finirent par arriver les premiers, nombre d'entre eux portaient déjà des provisions du marché voisin, en de grands filets, et traînaient la savate. Et puis, les savants franchirent à leur tour la grille, plus traînards encore, plus réticents que leurs modestes subalternes, par petits groupes mal rasés et chuchoteurs. Ils allaient se disperser au long des couloirs en lissant les peintures. Rentrée de vieux écoliers grisonnants, à parapluie, stupéfiés par la routine méticuleuse, les manipulations désespérément dégoûtantes, soudés pour des salaires de disette et à longueur de maturité dans ces petites cuisines à microbes, à réchauffer cet interminable mijotage de raclures de légumes, de cobayes asphyxiques et d'autres incertaines pourritures.

Ils n'étaient plus en fin de compte eux-mêmes que de vieux rongeurs domestiques, monstrueux, en pardessus. La gloire de nos jours ne sourit guère qu'aux riches, savants ou non. Les plébéiens de la Recherche ne pouvaient compter pour les maintenir en haleine que sur leur propre peur de perdre leur place dans cette boîte à ordures chaude, illustre et compartimentée. C'était au Titre de savant officiel qu'ils tenaient essentiellement. Titre grâce auquel les pharmaciens de la ville leur accordaient encore quelque confiance pour l'analyse, chichement rétribuée d'ailleurs, des urines et des crachats de la clientèle. Casuel bourbeux du savant.

Dès son arrivée, le chercheur méthodique allait se pencher rituellement pendant quelques minutes au-dessus des tripes bilieuses et corrompues du lapin de l'autre semaine, celui qu'on exposait classiquement à demeure, dans un coin de la pièce, bénitier d'immondice. Lorsque l'odeur en devenait véritablement intenable, on en sacrifiait un autre de lapin, mais pas avant, à cause des économies auxquelles le Professeur Jaunisset, grand secrétaire de l'Institut, tenait en ce temps-là une main fanatique.

Certaines pourritures animales subissaient de ce fait, par économie, d'invraisemblables dégradations et prolongations. Tout est question d'habitude. Certains garçons des laboratoires bien entraînés eussent fort bien cuisiné dans un cercueil en activité tellement la putréfaction et ses relents ne les gênaient plus. Ces modestes auxiliaires de la grande recherche scientifique arrivaient même à cet égard à surpasser en économie le Professeur Jaunisset lui-même, pourtant fameusement sordide, et le battaient à son propre jeu, profitant du gaz de ses étuves par exemple pour se confectionner de nombreux pot-au-feu personnels et bien d'autres lentes ratatouilles, plus périlleuses encore.

Lorsque les savants avaient achevé de procéder à l'examen distrait des boyaux du cobaye et du lapin rituels, ils étaient parvenus doucement au deuxième acte de leur vie scientifique quotidienne, celui de la cigarette. Essai de neutralisation des puanteurs ambiantes et de l'ennui par la fumée du tabac. De mégot en mégot, les savants venaient tout de même à bout de leur journée, sur les cinq heures. On remettait alors doucement les putréfactions à tiédir dans l'étuve branlante. Octave, le garçon, dissimulait ses haricots fin cuits en un journal pour mieux les passer impunément devant la concierge. Feintes. Tout prêt le dîner qu'il emportait à Gargan. Le savant, son maître, déposait encore un petit quelque chose d'écrit dans un coin du livret d'expériences, timidement, comme un doute, en vue d'une communication prochaine pleinement oiseuse, mais justificative de sa présence à l'Institut et des chétifs avantages qu'elle comportait, corvée qu'il faudrait bien se décider à effectuer tout de même avant longtemps devant quelque Académie infiniment impartiale et désintéressée.

Le véritable savant met vingt bonnes années en moyenne à effectuer la grande découverte, celle qui consiste à se convaincre que le délire des uns ne fait pas du tout le bonheur des autres et que chacun ici-bas se trouve indisposé par la marotte du voisin.

Le délire scientifique plus raisonné et plus froid que les autres est en même temps le moins tolérable d'entre tous. Mais quand on a conquis quelques facilités pour subsister même assez chichement dans un certain endroit, à l'aide de certaines grimaces, il faut bien persévérer ou se résigner à crever comme un cobaye. Les habitudes s'attrapent plus vite que le courage et surtout l'habitude de bouffer.

Je cherchais donc mon Parapine à travers l'Institut, puisque j'étais venu tout exprès de Rancy pour le trouver. Il s'agissait donc de persévérer dans ma recherche. Ça n'allait pas tout seul. Je m'y repris en plusieurs fois, hésitant longuement entre tant de couloirs et de portes.

Il ne déjeunait pas du tout ce vieux garçon et ne dînait guère que deux ou trois fois par semaine au plus, mais là alors énormément, selon la frénésie des étudiants russes dont il conservait tous les usages fantasques.

On lui accordait à ce Parapine, dans son milieu spécialisé, la plus haute compétence. Tout ce qui concernait les maladies typhoïdes lui était familier, soit animales, soit humaines. Sa notoriété datait de vingt ans déjà, de l'époque où certains auteurs allemands prétendirent un beau jour avoir isolé des vibrions eberthiens[21] vivants dans l'excrétat vaginal d'une petite fille de dix-huit mois. Ce fut un beau tapage dans le domaine de la vérité. Heureux, Parapine riposta dans le moindre délai au nom de l'Institut national et surpassa d'emblée ce fanfaron teuton en cultivant lui, Parapine, le même germe mais à l'état pur et dans le sperme d'un invalide de soixante et douze ans. Célèbre d'emblée, il ne lui restait plus jusqu'à sa mort, qu'à noircir régulièrement quelques colonnes illisibles dans divers périodiques spécialisés pour se maintenir en vedette. Ce qu'il fit sans mal d'ailleurs depuis ce jour d'audace et de chance.

Le public scientifique sérieux lui faisait à présent crédit et confiance. Cela dispensait le public sérieux de le lire.

S'il se mettait à critiquer ce public, il n'y aurait plus de progrès possible. On resterait un an sur chaque page.

Quand j'arrivai devant la porte de sa cellule, Serge Parapine était en train de cracher aux quatre coins du laboratoire d'une salive incessante, avec une grimace si dégoûtée qu'il vous en faisait réfléchir. Il se rasait de temps à autre Parapine, mais il conservait cependant aux méplats des joues toujours assez de poils pour avoir l'air d'un évadé. Il grelottait constamment ou du moins il en avait l'air, bien que ne quittant jamais son pardessus, grand choix de taches et surtout de pellicules qu'il essaimait ensuite à menus coups d'ongles alentour, tout en ramenant sa mèche, oscillante toujours, sur son nez vert et rose.

Pendant mon stage dans les écoles pratiques de la Faculté, Parapine m'avait donné quelques leçons de microscope et témoigné en diverses occasions de quelque réelle bienveillance. J'espérais qu'il ne m'avait depuis ces temps déjà lointains pas tout à fait oublié et qu'il serait à même de me donner peut-être un avis thérapeutique de tout premier ordre pour le cas de Bébert qui m'obsédait en vérité.

Décidément, je me découvrais beaucoup plus de goût à empêcher Bébert de mourir qu'un adulte. On n'est jamais très mécontent qu'un adulte s'en aille, ça fait toujours une vache de moins sur la terre, qu'on se dit, tandis que pour un enfant, c'est tout de même moins sûr. Il y a l'avenir.

Parapine mis au courant de mes difficultés ne demanda pas mieux que de m'aider et d'orienter ma thérapeutique périlleuse, seulement il avait appris lui, en vingt années, tellement de choses et des si diverses et de si souvent contradictoires sur le compte de la typhoïde qu'il lui était devenu bien pénible à présent, et comme qui dirait impossible, de formuler au sujet de cette affection si banale et des choses de son traitement le moindre avis net ou catégorique.

« D'abord, y croyez-vous, cher confrère, vous, aux sérums ? qu'il commença par me demander. Hein ? qu'en dites-vous ?… Et les vaccins donc ?… En somme quelle est votre impression ?… D'excellents esprits ne veulent plus à présent en entendre parler des vaccins… C'est audacieux, confrère, certes… Je le trouve aussi… Mais enfin ? Hein ? Quand même ? Ne trouvez-vous pas qu'il y a du vrai dans ce négativisme ?… Qu'en pensez-vous ? »

Les phrases procédaient dans sa bouche par bonds terribles parmi des avalanches d'« R » énormes.

Pendant qu'il se débattait tel un lion parmi d'autres furieuses et désespérées hypothèses, Jaunisset, qui vivait encore à cette époque, l'illustre grand secrétaire, vint à passer juste sous nos fenêtres précis et sourcilleux.

À sa vue, Parapine pâlit encore si possible davantage et changea nerveusement de conversation, hâtif de me témoigner tout de suite tout le dégoût que provoquait en lui la seule vue quotidienne de ce Jaunisset par ailleurs universellement glorifié. Il me le qualifia ce Jaunisset fameux en l'espace d'un instant, de faussaire, de maniaque de l'espèce la plus redoutable et le chargea encore de plus de crimes monstrueux et inédits et secrets qu'il n'en fallait pour peupler un bagne entier pendant un siècle.

Et je ne pouvais plus l'empêcher de me donner, Parapine, cent et mille haineux détails sur le métier bouffon de chercheur auquel il était bien obligé pour avoir à bouffer de s'astreindre, haine plus précise, plus scientifique vraiment, que celles qui émanent des autres hommes placés dans des conditions similaires dans les bureaux ou magasins.

Il tenait ces propos à très haute voix et je m'étonnais de sa franchise. Son garçon de laboratoire nous écoutait. Il avait terminé lui aussi sa petite cuisine et s'agitait encore pour la forme entre les étuves et les éprouvettes, mais il avait tellement pris l'habitude le garçon, d'entendre Parapine dans le cours de ses malédictions, pour ainsi dire quotidiennes, qu'il tenait à présent ces propos si exorbitants fussent-ils, pour absolument académiques et insignifiants. Certaines petites expériences personnelles qu'il poursuivait avec beaucoup de gravité, le garçon, dans une des étuves du laboratoire lui semblaient, à l'encontre de ce que racontait Parapine, prodigieuses et délicieusement instructives. Les fureurs de Parapine ne parvenaient point à l'en distraire. Avant de s'en aller, il refermait la porte de l'étuve sur ses microbes personnels, comme sur un tabernacle, tendrement, scrupuleusement.

« Vous avez vu mon garçon, confrère ? Vous l'avez vu mon vieux crétin de garçon ? que fit Parapine à son propos, dès qu'il fut sorti. Eh bien voici trente ans bientôt, qu'à balayer mes ordures il entend autour de lui ne parler que de science et fort copieusement et sincèrement ma foi… cependant, loin d'en être dégoûté, c'est lui et lui seul à présent qui a fini par y croire ici même ! À force de tripoter mes cultures il les trouve merveilleuses ! Il s'en pourlèche… La moindre de mes singeries l'enivre ! N'en va-t-il pas d'ailleurs de même dans toutes les religions ? N'y a-t-il point belle lurette que le prêtre pense à tout autre chose qu'au Bon Dieu que son bedeau y croit encore… Et dur comme fer ? C'est à vomir en vérité !… Mon abruti ne pousse-t-il point le ridicule jusqu'à copier le grand Bioduret Joseph dans son costume et sa barbiche ! L'avez-vous noté ?… Entre nous, à ce propos, le grand Bioduret ne différait tellement de mon garçon que par sa réputation mondiale et l'intensité de ses lubies… Avec sa manie de rincer parfaitement les bouteilles et de surveiller d'incroyablement près l'éclosion des mites, il m'a toujours semblé monstrueusement vulgaire à moi cet immense génie expérimental… Otez un peu au grand Bioduret sa prodigieuse mesquinerie ménagère et dites-moi donc un peu ce qu'il en reste d'admirable ? Je vous le demande ? Une figure hostile de concierge chicaneur et malveillant. C'est tout. Au surplus, il l'a bien prouvé à l'Académie son caractère de cochon pendant les vingt années qu'il y passa, détesté par presque tous, il s'y est engueulé à peu près avec tout le monde, et pas qu'un peu… C'était un mégalomane ingénieux… Et voilà tout. »

Parapine s'apprêtait à son tour, doucement, au départ. Je l'aidai à se passer une sorte d'écharpe autour du cou et en dessus de ses pellicules de toujours encore une espèce de mantille. Alors l'idée lui revint que j'étais venu le voir à propos de quelque chose de très précis et d'urgent. « C'est vrai, fit-il, qu'à vous ennuyer avec mes petites affaires, j'oubliais votre malade ! Pardonnez-moi confrère et revenons bien vite à notre sujet ! Mais que vous dirais-je après tout que vous ne sachiez déjà ! Parmi tant de théories vacillantes, d'expériences discutables, la raison commanderait au fond de ne pas choisir ! Faites donc au mieux allez confrère ! Puisqu'il faut que vous agissiez, faites au mieux ! Pour moi d'ailleurs, je puis ici vous l'assurer en confidence, cette affection typhique est arrivée à me dégoûter au-delà de toute limite ! De toute imagination même ! Quand je l'abordai dans ma jeunesse la typhoïde, nous n'étions que quelques chercheurs à prospecter ce domaine et nous pouvions, en somme, aisément nous compter, nous faire valoir mutuellement… Tandis qu'à présent, que vous dire ? Il en arrive de Laponie mon cher ! du Pérou ! Tous les jours davantage ! Il en vient de partout des spécialistes ! On en fabrique en série au Japon ! J'ai vu le monde devenir en moins de quelques ans une véritable pétaudière de publications universelles et saugrenues sur ce même sujet rabâché. Je me résigne pour y garder ma place et la défendre certes tant bien que mal, à produire et reproduire mon même petit article d'un congrès, d'une revue à l'autre, auquel je fais simplement subir vers la fin de chaque saison, quelques subtiles et anodines modifications, bien accessoires… Mais cependant croyez-moi, confrère, la typhoïde, de nos jours, est aussi galvaudée que la mandoline ou le banjo. C'est à crever je vous le dis ! Chacun veut en jouer un petit air à sa façon. Non, j'aime autant vous l'avouer, je ne me sens plus de force à me tracasser davantage, ce que je cherche pour achever mon existence, c'est un petit coin de recherches bien tranquilles, qui ne me vaillent plus ni ennemis, ni élèves, mais cette médiocre notoriété sans jalousie dont je me contente et dont j'ai grand besoin. Entre autres fadaises, j'ai songé à l'étude de l'influence comparative du chauffage central sur les hémorroïdes dans les pays du Nord et du Midi. Qu'en pensez-vous ? De l'hygiène ? Du régime ? C'est à la mode ces histoires-là ! n'est-ce pas ? Une telle étude convenablement conduite et traînée en longueur me conciliera l'Académie j'en suis persuadé, qui compte un nombre majoritaire de vieillards que ces problèmes de chauffage et d'hémorroïdes ne peuvent laisser indifférents. Regardez ce qu'ils ont fait pour le cancer qui les touche de près !… Qu'elle m'honore par la suite l'Académie, d'un de ses prix d'hygiène ? Que sais-je ? Dix mille francs ? Hein ? Voilà de quoi me payer un voyage à Venise… J'y fus savez-vous à Venise dans ma jeunesse, mon jeune ami… Mais oui ! On y dépérit aussi bien de faim qu'ailleurs… Mais on y respire une odeur de mort somptueuse qu'il n'est pas facile d'oublier par la suite… »

Dans la rue, nous dûmes revenir sur nos pas en vitesse pour chercher ses caoutchoucs qu'il avait oubliés. Nous nous mîmes ainsi en retard. Et puis nous nous hâtâmes vers un endroit dont il ne me parlait pas.

Par la longue rue de Vaugirard, parsemée de légumes et d'encombrements, nous arrivâmes tout au bord d'une place entourée de marronniers et d'agents de police. Nous nous faufilâmes dans l'arrière-salle d'un petit café où Parapine se jucha derrière un carreau, à l'abri d'un brise-bise.

« Trop tard ! fit-il dépité. Elles sont sorties déjà !

— Qui ?

— Les petites élèves du Lycée… Il en est de charmantes vous savez… Je connais leurs jambes par cœur. Je ne demande plus autre chose pour la fin de mes journées… Allons-nous-en ! Ce sera pour un autre jour… »

Et nous nous quittâmes vraiment bons amis.

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