Et la musique est revenue dans la fête celle qu'on entend d'aussi loin qu'on se souvienne depuis les temps qu'on était petit, celle qui ne s'arrête jamais par-ci par-là, dans les encoignures de la ville, dans les petits endroits de la campagne, partout où les pauvres vont s'asseoir au bout de la semaine, pour savoir ce qu'ils sont devenus. Paradis ! qu'on leur dit. Et puis on fait jouer de la musique pour eux, tantôt ci tantôt là, d'une saison dans l'autre, elle clinque, elle moud tout ce qui faisait danser l'année d'avant les riches. C'est la musique à la mécanique qui tombe des chevaux de bois, des automobiles qui n'en sont pas, des montagnes pas russes du tout et du tréteau du lutteur qui n'a pas de biceps et qui ne vient pas de Marseille, de la femme qui n'a pas de barbe, du magicien qui est cocu, de l'orgue qui n'est pas en or, derrière le tir dont les œufs sont vides. C'est la fête à tromper les gens du bout de la semaine.

Et on va la boire la canette sans mousse ! Mais le garçon, lui, pue vraiment de l'haleine sous les faux bosquets. Et la monnaie qu'il rend contient des drôles de pièces, si drôles qu'on n'a pas encore fini de les examiner des semaines et des semaines après et qu'on les refile avec bien de la peine et quand on fait la charité. C'est la fête quoi. Faut être amusant quand on peut, entre la faim et la prison, et prendre les choses comme elles viennent. Puisqu'on est assis, faut déjà pas se plaindre. C'est toujours ça de gagné. « Le Tir des Nations » le même, je l'ai revu, celui que Lola avait remarqué, il y avait bien des années passées à présent, dans les allées du Parc de Saint-Cloud. On revoit de tout dans les fêtes, c'est des renvois de joie les fêtes. Depuis le temps elles avaient dû revenir se promener les foules dans la grande allée de Saint-Cloud… Des promeneurs. La guerre était bien finie. Au fait, était-ce toujours le même propriétaire au Tir ? Est-ce qu'il est revenu de la guerre celui-là ? Tout m'intéresse. J'ai reconnu les cibles, mais en plus on tirait à présent sur des aéroplanes. Du nouveau. Le progrès. La mode. La noce y était toujours, les soldats aussi et la Mairie avec son drapeau. Tout en somme. Avec même bien plus de choses encore à tirer qu'autrefois.

Mais les gens s'amusaient bien davantage dans le manège aux automobiles, des inventions récentes, à cause des espèces d'accidents qu'on n'arrêtait pas d'avoir là-dedans et des secousses épouvantables que ça vous donne dans la tête et aux tripes. Il en venait sans cesse d'autres ahuris et gueulailleurs pour se tamponner sauvagement et retomber tout le temps en vrac à se démolir la rate au fond des baquets. Et on ne pouvait pas les faire s'arrêter. Jamais ils ne demandaient grâce, jamais ils ne semblaient avoir été aussi heureux. Certains en déliraient. Fallait les arracher à leurs catastrophes. On leur aurait donné la mort en prime pour vingt sous qu'ils se seraient précipités sur le truc. Sur les quatre heures, devait jouer au milieu de la fête, l'Orphéon. Pour le réunir l'Orphéon, c'était la croix et la bannière, à cause des bistrots qui les voulaient tous, tour à tour, les musiciens. Toujours le dernier manquait. On l'attendait. On allait le chercher. Le temps qu'on l'attende, qu'on revienne, on prenait soif, et en voilà encore deux qui disparaissaient. C'était tout à recommencer.

Les cochons en épices, perdus à force de poussière, tournaient en reliques et donnaient de la soif atroce aux gagnants.

Les familles, elles, attendent le feu d'artifice pour aller se coucher. Attendre, c'est la fête aussi. Dans l'ombre tressaillent mille litres vides qui grelottent à chaque instant sous les tables. Des pieds agités consentants ou contradicteurs. On n'entend plus les musiques à force de connaître les airs, ni les cylindres poussifs à moteurs derrière les baraques où s'animent les choses qu'il faut voir pour deux francs. Le cœur à soi quand on est un peu bu de fatigue vous tape le long des tempes. Bim ! Bim ! qu'il fait, contre l'espèce de velours tendu autour de la tête et dans le fond des oreilles. C'est comme ça qu'on arrive à éclater un jour. Ainsi soit-il ! Un jour quand le mouvement du dedans rejoint celui du dehors et que toutes vos idées alors s'éparpillent et vont s'amuser enfin avec les étoiles.

Il survenait beaucoup de pleurs à travers la fête à cause des enfants qu'on écrasait par-ci par-là entre les chaises sans le faire exprès et puis ceux aussi auxquels on apprenait à résister à leurs désirs, aux petits gros plaisirs que leur feraient encore et encore des tours de chevaux de bois. Faut profiter de la fête pour se constituer un caractère. Il n'est jamais trop tôt pour s'y prendre. Ils ne savent pas encore ces mignons que tout se paye. Ils croient que c'est par gentillesse que les grandes personnes derrière les comptoirs enluminés incitent les clients à s'offrir les merveilles qu'ils amassent et dominent et défendent avec des vociférants sourires. Ils ne connaissent pas la loi les enfants. C'est à coups de gifles que les parents la leur apprennent la loi et les défendent contre les plaisirs.

Il n'y a jamais de fête véritable que pour le commerce et en profondeur encore et en secret. C'est le soir qu'il se réjouit le commerce quand tous les inconscients, les clients, ces bêtes à bénéfices sont partis, quand le silence est revenu sur l'esplanade et que le dernier chien a projeté enfin sa dernière goutte d'urine contre le billard japonais. Alors les comptes peuvent commencer. C'est le moment où le commerce recense ses forces et ses victimes, avec des sous.

Le soir du dernier dimanche de la fête la bonne de Martrodin le bistrot s'est blessée, assez profondément, à la main, en découpant du saucisson.

Vers les dernières heures de cette même soirée tout est devenu assez net autour de nous, comme si les choses décidément en avaient eu assez de traîner d'un bord à l'autre du destin, indécises, et fussent toutes en même temps sorties de l'ombre et mises à me parler. Mais il faut se méfier des choses et des gens de ces moments-là. On croit qu'elles vont parler les choses et puis elles ne disent tien du tout et sont reprises par la nuit bien souvent sans qu'on ait pu comprendre ce qu'elles avaient à vous raconter. Moi du moins, c'est mon expérience.

Enfin, toujours est-il que j'ai revu Robinson au café de Martrodin ce même soir-là, justement comme j'allais panser la bonne du bistrot. Je me souviens exactement des circonstances. À côté de nous consommaient des Arabes, réfugiés par paquets sur les banquettes et qui somnolaient. Ils n'avaient l'air de s'intéresser en rien à ce qui se passait autour d'eux. En parlant à Robinson j'évitais de le remettre sur la conversation de l'autre soir, quand je l'avais surpris à porter des planches. La blessure de la bonne était difficile à suturer et je n'y voyais pas très clair dans le fond de la boutique. Cela m'empêchait de parler, l'attention. Dès que ce fut fini, il m'attira dans un petit coin Robinson et tint lui-même à me confirmer que c'était arrangé son affaire et pour bientôt. Voilà une confidence qui me gênait beaucoup et dont je me serais bien passé.

« Bientôt quoi ?

— Tu le sais bien…

— Encore ça ?…

— Devine combien qu'ils me donnent à présent ? »

Je ne tenais pas à le deviner.

« Dix mille !… Rien que pour me taire…

— C'est une somme !

— Me voilà tiré d'affaire tout simplement, ajouta-t-il, ce sont ces dix mille francs-là qui m'ont toujours manqué à moi !… Les dix mille francs de début quoi !… Tu comprends ?… Moi j'ai jamais eu à vrai dire de métier mais avec dix mille francs !… »

Il avait dû déjà les faire chanter…

Il me laissait me rendre compte de tout ce qu'il allait pouvoir effectuer, entreprendre, avec ces dix mille francs… Il me donnait le temps d'y réfléchir, lui redressé le long du mur, dans la pénombre. Un monde nouveau. Dix mille francs !

Tout de même en y repensant à son affaire, je me demandais si je ne courais pas quelque risque personnel, si je ne glissais pas à une sorte de complicité en n'ayant par l'air de réprouver tout de suite son entreprise. J'aurais dû le dénoncer même. De la morale de l'humanité, moi je m'en fous, énormément, ainsi que tout le monde d'ailleurs. Qu'y puis-je ? Mais il y a toutes les sales histoires, les sales chichis que remue la Justice au moment d'un crime rien que pour amuser les contribuables, ces vicieux… On ne sait plus alors comment en sortir… J'avais vu ça moi. Misère pour misère, je préférais encore celle qui ne fait pas de bruit à toute celle qu'on étale dans les journaux.

Somme toute, j'étais intrigué et empoisonné en même temps. Venu jusque-là, le courage me manquait une fois de plus pour aller vraiment au fond des choses. Maintenant qu'il s'agissait d'ouvrir les yeux dans la nuit j'aimais presque autant les garder fermés. Mais Robinson semblait tenir à ce que je les ouvrisse, à ce que je me rende compte.

Pour changer un peu, tout en marchant, je portai la conversation sur le sujet des femmes. Il ne les aimait pas beaucoup lui, les femmes.

« Moi, tu sais, je m'en passe des femmes qu'il disait, avec leurs beaux derrières, leurs grosses cuisses, leurs bouches en cœur et leurs ventres dans lesquels il y a toujours quelque chose qui pousse, tantôt des mômes, tantôt des maladies… C'est pas avec leurs sourires qu'on le paye son terme ! N'est-ce pas ? Même moi dans mon gourbi, si j'en avais une de femme, j'aurais beau montrer ses fesses au propriétaire le quinze du mois ça lui ferait pas me faire une diminution !… »

C'était l'indépendance qu'était son faible à Robinson. Il le disait lui-même. Mais le patron Martrodin en avait déjà assez de nos « apartés » et de nos petits complots dans les coins.

« Robinson, les verres ! Nom de Dieu ! qu'il commanda. C'est-y moi qui vais vous les laver ? »

Robinson bondit du coup.

« Tu vois, qu'il m'apprit, je fais ici un extra ! »

C'était la fête décidément. Martrodin éprouvait mille difficultés à finir de compter sa caisse, ça l'agaçait. Les Arabes partirent, sauf les deux qui sommeillaient encore contre la porte.

« Qu'est-ce qu'ils attendent ceux-là ?

— La bonne ! qu'il me répond le patron.

– Ça va, les affaires ? que je demande alors pour dire quelque chose.

— Comme ça… Mais c'est dur ! Tenez Docteur, voilà un fonds que j'ai acheté soixante billets comptant avant la crise. Il faudrait bien que je puisse en tirer au moins deux cents… Vous vous rendez compte ?… C'est vrai que j'ai du monde, mais c'est surtout des Arabes… Alors ça ne boit pas ces gens-là… Ça n'a pas encore l'habitude… Faudrait que j'aie des Polonais. Ça Docteur, ça boit les Polonais on peut le dire… Où j'étais avant dans les Ardennes, j'en avais moi des Polonais et qui venaient des fours à émailler, c'est tout vous dire, hein ? C'est ça qui leur donnait chaud, les fours à émailler !… Il nous faut ça à nous !… La soif !… Et le samedi tout y passait… Merde ! que c'était du boulot ! La paye entière ! Rac !… Ceux-ci les bicots, c'est pas de boire qui les intéresse, c'est plutôt de s'enc… c'est défendu de boire dans leur religion qu'il paraît, mais c'est pas défendu de s'enc… »

Il les méprisait Martrodin, les bicots. « Des salauds quoi ! Il paraît même qu'ils font ça à ma bonne !… c'est des enragés hein ? En voilà des idées, hein ? Docteur ? je vous demande ? »

Le patron Martrodin comprimait de ses doigts courts les petites poches séreuses qu'il avait sous les yeux. « Comment vont les reins ? » que je lui demandai en le voyant faire. Je le soignais pour les reins. « On ne prend plus de sel au moins ?

— Encore de l'albumine Docteur ! J'ai fait faire l'analyse avant-hier au pharmacien… Oh, je m'en fous moi de crever qu'il ajoutait, d'albumine ou d'autre chose, mais ce qui me dégoûte c'est de travailler comme je travaille… à petits bénéfices !… »

La bonne en avait terminé avec sa vaisselle, mais son pansement ayant été si souillé par les graillons qu'il fallut le refaire. Elle m'offrit un billet de cent sous. Je ne voulais pas les accepter ses cent sous, mais elle y tenait absolument de me les donner. Sévérine qu'elle s'appelait.

« Tu t'es fait couper les cheveux Sévérine ? que je remarquai.

— Faut bien ! C'est la mode ! qu'elle a dit. Et puis les cheveux longs avec la cuisine d'ici, ça retient toutes les odeurs…

— Ton cul y sent bien pire ! que dérangé dans ses comptes par notre bavardage l'interrompit Martrodin. Et ça les empêche pourtant pas tes clients…

— Oui, mais c'est pas pareil, que rétorqua la Sévérine, bien vexée. Y a des odeurs pour toutes les parties… Et vous patron voulez-vous que je vous dise un peu quoi que vous sentez ?… Pas seulement une seule partie de vous, mais vous tout entier ? »

Elle était bien mise en colère Sévérine. Martrodin ne voulut pas entendre le reste. Il se remit en grognant dans ses sales comptes.

Sévérine ne pouvait pas arriver à quitter ses chaussons à cause de ses pieds gonflés par le service et à remettre ses chaussures. Elle les a donc gardés pour s'en aller.

« Je dormirai bien avec ! qu'elle a même remarqué tout haut finalement.

— Allons, va fermer la lumière au fond ! lui ordonna Martrodin encore. On voit bien que c'est pas toi qui me la payes l'électricité !

— Je dormirai bien ! » qu'elle gémit Sévérine encore une fois comme elle se relevait.

Martrodin n'en finissait pas dans ses additions. Il avait enlevé son tablier et puis son gilet pour mieux compter. Il peinait. Du fond invisible du débit nous parvenait un cliquetis de soucoupes, le travail de Robinson et de l'autre plongeur. Martrodin traçait des larges chiffres enfantins avec un crayon bleu qu'il écrasait entre ses gros doigts d'assassin. La bonne roupillait devant nous, dégingandée à pleine chaise. De temps en temps, elle reprenait dans son sommeil un peu de conscience.

« Ah ! mes pieds ! Ah ! mes pieds ! » qu'elle faisait alors et puis retombait en somnolence.

Mais Martrodin s'est mis à la réveiller d'un bon coup de gueule.

« Eh ! Sévérine ! Emmène-les donc dehors tes bicots ! J'en ai marre moi !… Foutez-moi tous le camp d'ici, nom de Dieu ! Il est l'heure. »

Eux les Arabes ne semblaient justement pas pressés du tout malgré l'heure. Sévérine s'est réveillée à la fin. « C'est vrai qu'il faut que j'aille ! qu'elle a convenu. Je vous remercie patron ! » Elle les emmena avec elle tous les deux les bicots. Ils s'étaient mis ensemble pour la payer.

« Je les fais tous les deux ce soir, qu'elle m'expliqua en partant. Parce que dimanche prochain je pourrai pas à cause que je vais à Achères voir mon gosse. Vous comprenez samedi prochain c'est le jour de la nourrice. »

Les Arabes se levèrent pour la suivre. Ils n'avaient pas l'air effronté du tout. Sévérine les regardait quand même un peu de travers à cause de la fatigue. « Moi, je suis pas de l'avis du patron, j'aime mieux les bicots moi ! C'est pas brutal comme les Polonais les Arabes, mais c'est vicieux… Y a pas à dire c'est vicieux… Enfin, ils feront bien tout ce qu'ils voudront, je crois pas que ça m'empêchera de dormir ! Allons-y ! qu'elle les a appelés. En avant les gars ! »

Et les voilà donc partis tous les trois, elle un peu en avant d'eux. On les a vus traverser la place refroidie, plantée des débris de la fête, le dernier bec de gaz du bout a éclairé leur groupe brièvement blanchi et puis la nuit les a pris. On entendit encore un peu leurs voix et puis plus rien du tout. Il n'y avait plus rien.

J'ai quitté le bistrot à mon tour sans avoir reparlé à Robinson. Le patron m'a souhaité bien des choses. Un agent de police arpentait le boulevard. Au passage on remuait le silence. Ça faisait sursauter un commerçant par-ci par-là embarbouillé de son calcul agressif comme un chien en train de ronger. Une famille en vadrouille occupait toute la rue en gueulant au coin de la place Jean-Jaurès, elle n'avançait plus du tout la famille, elle hésitait devant une ruelle comme une escadrille de pêche par mauvais vent. Le père allait buter d'un trottoir à l'autre et n'en finissait pas d'uriner.

La nuit était chez elle.

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