Une fois Robinson quitté Rancy, j'ai bien cru qu'elle allait démarrer la vie, qu'on aurait par exemple un peu plus de malades que d'habitude, et puis pas du tout. D'abord il est survenu du chômage, de la crise dans les environs et ça c'est le plus mauvais. Et puis le temps s'est mis, malgré l'hiver, au doux et au sec, tandis que c'est l'humide et le froid qu'il nous faut pour la médecine. Pas d'épidémies non plus, enfin une saison contraire, bien ratée.
J'ai même aperçu des confrères qui allaient faire leurs visites à pied, c'est tout dire, d'un petit air amusé par la promenade, mais en vérité bien vexés et uniquement pour ne pas sortir leurs autos, par économie. Moi, je n'avais qu'un imperméable pour sortir. Était-ce pour cela que j'ai attrapé un rhume si tenace ? Ou bien est-ce que je m'étais habitué à manger vraiment trop peu ? Tout est possible. Est-ce les fièvres qui m'ont repris ? Enfin, toujours est-il que sur un petit coup de froid, juste avant le printemps, je me suis mis à tousser sans arrêt, salement malade. Un désastre. Certain matin il me devint tout à fait impossible de me lever. La tante à Bébert passait justement devant ma porte. Je la fis appeler. Elle monte. Je l'envoyai tout de suite toucher une petite note qu'on me devait encore dans le quartier. La seule, la dernière. Cette somme récupérée à moitié me dura dix jours, alité.
On a le temps de penser pendant dix jours allongé. Dès que je me trouverais mieux je m'en irais de Rancy, c'était ce que j'avais décidé. Deux termes en retard d'ailleurs… Adieu donc mes quatre meubles ! Sans rien en dire à personne bien entendu, je filerais, tout doucement et on ne me reverrait plus jamais à La Garenne-Rancy. Je partirais sans laisser ni de traces ni d'adresse. Quand la bête à misère, puante, vous traque, pourquoi discuter ? C'est rien dire et puis foutre le camp qu'est malin.
Avec mon diplôme, je pouvais m'établir n'importe où, ça c'était vrai… Mais ce ne serait autre part, ni plus agréable, ni pire… Un peu meilleur l'endroit dans les débuts, forcément, parce qu'il faut toujours un peu de temps pour que les gens arrivent à vous connaître, et pour qu'ils se mettent en train et trouvent le truc pour vous nuire. Tant qu'ils cherchent encore l'endroit par où c'est le plus facile de vous faire du mal, on a un peu de tranquillité, mais dès qu'ils ont trouvé le joint alors ça redevient du pareil au même partout. En somme, c'est le petit délai où on est inconnu dans chaque endroit nouveau qu'est le plus agréable. Après, c'est la même vacherie qui recommence. C'est leur nature. Le tout c'est de ne pas attendre trop longtemps qu'ils aient bien appris votre faiblesse les copains. Il faut écraser les punaises avant qu'elles aient retrouvé leurs fentes. Pas vrai ?
Quant aux malades, aux clients, je n'avais point d'illusion sur leur compte… Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d'ici. Le même pinard, le même cinéma, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante d'un bobard à l'autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques.
Mais puisque le malade lui, change bien de côté dans son lit, dans la vie, on a bien le droit aussi nous, de se chambarder d'un flanc sur l'autre, c'est tout ce qu'on peut faire et tout ce qu'on a trouvé comme défense contre son Destin. Faut pas espérer laisser sa peine nulle part en route. C'est comme une femme qui serait affreuse la Peine, et qu'on aurait épousée. Peut-être est-ce mieux encore de finir par l'aimer un peu que de s'épuiser à la battre pendant la vie entière. Puisque c'est entendu qu'on ne peut pas l'estourbir ?
Toujours est-il que j'ai filé bien en douce de mon entresol à Rancy. Ils étaient autour du vin de table et des marrons chez ma concierge quand je passai devant leur loge, pour la dernière fois. Ni vu, ni connu. Elle se grattait, et lui, penché sur le poêle, perclus de chaleur, il était déjà si bien bu que le violet lui faisait fermer les yeux.
Pour ces gens-là je me glissais dans l'inconnu comme dans un grand tunnel sans fin. Ça fait du bien trois êtres de moins à vous connaître donc à vous épier et à vous nuire, qui ne savent même plus du tout ce que vous êtes devenu. C'est bon. Trois, parce que je compte leur fille aussi, leur enfant Thérèse qui se blessait à en suppurer de furoncles, tellement qu'elle se démangeait sans cesse sous les puces et les punaises. C'est vrai qu'on était tellement piqué chez eux mes concierges, qu'en entrant dans leur loge on aurait dit qu'on pénétrait dans une brosse peu à peu.
Le long doigt du gaz dans l'entrée, cru et sifflant, s'appuyait sur les passants au bord du trottoir et les tournait en fantômes hagards et pleins, d'un seul coup, dans le cadre noir de la porte. Ils allaient ensuite se chercher un peu de couleur, les passants, ici et là, devant les autres fenêtres et les lampadaires et se perdaient finalement comme moi dans la nuit, noirs et mous.
On n'était même plus forcé de les reconnaître les passants. Pourtant ça m'aurait plu de les arrêter dans leur vague déambulage, une petite seconde, rien que le temps de leur dire, une bonne fois, que moi, je m'en allais me perdre au diable, que je partais, mais si loin, que je les emmerdais bien et qu'ils ne pouvaient plus rien me faire ni les uns ni les autres, rien tenter…
En arrivant au boulevard de la Liberté, les voitures de légumes montaient en tremblotant vers Paris. J'ai suivi leur route. En somme, j'étais déjà presque parti tout à fait de Rancy. Pas très chaud non plus. Alors question de me réchauffer, j'ai fait un petit crochet jusqu'à la loge de la tante à Bébert. Sa lampe boutonnait l'ombre dans le fond du couloir. « Pour en finir, que je me suis dit, faut bien que je lui dise “au revoir” à la tante. »
Elle était là sur sa chaise comme à son habitude, entre les odeurs de la loge, et le petit poêle réchauffant tout ça et sa vieille figure à présent toujours prête à pleurer depuis que Bébert était décédé et puis au mur, au-dessus de la boîte à ouvrage, une grande photo d'école de Bébert, avec son tablier, un béret et la croix. C'était un « agrandissement » qu'elle avait eu en prime avec du café. Je la réveille.
« Bonjour Docteur », qu'elle sursaute. Je me souviens bien encore de ce qu'elle m'a dit. « Vous avez l'air comme malade ! qu'elle a remarqué tout de suite. Asseyez-vous donc… Moi je vais pas bien non plus…
— Me voilà en train de faire un petit tour, que j'ai répondu, pour me donner une contenance.
— C'est bien tard, qu'elle a fait, pour un petit tour, surtout si vous allez vers la Place Clichy… L'avenue est froide au vent à cette heure-ci ! »
Elle se lève alors et se met en trébuchant par-ci par-là à nous faire un grog, et tout de suite à parler de tout en même temps, et des Henrouille et de Bébert forcément.
Pour l'empêcher d'en parler de Bébert, il y avait rien à faire, et pourtant cela lui faisait du chagrin et du mal et elle le savait aussi. Je l'écoutais sans jamais plus l'interrompre, j'étais comme engourdi. Elle essayait de me faire rappeler de toutes les gentilles qualités qu'il avait eues Bébert et qu'elle en faisait comme un étalage avec bien de la peine parce qu'il ne fallait rien oublier de ses qualités à Bébert et qu'elle recommençait et puis quand tout y était bien et qu'elle m'avait bien raconté toutes les circonstances de son élevage au biberon, elle retrouvait encore une petite qualité à Bébert qu'il fallait tout de même mettre à côté des autres, alors elle reprenait toute l'histoire par le commencement et cependant elle en oubliait quand même et elle était forcée finalement de pleurnicher un peu, d'impuissance. Elle s'égarait de fatigue. Elle s'endormait à coups de petits sanglots. Déjà elle n'avait plus la force de reprendre longtemps à l'ombre le petit souvenir du petit Bébert qu'elle avait bien aimé. Le néant était toujours près d'elle et sur elle-même un peu déjà. Un rien de grog et de fatigue et ça y était, elle s'endormait en ronflant comme un petit avion lointain que les nuages emportent. Il n'y avait plus personne à elle sur terre.
Pendant qu'elle était écroulée comme ça dans les odeurs je pensais que je m'en allais et que jamais je ne la reverrais sans doute la tante à Bébert, que Bébert était bien parti, lui, et sans faire de manières et pour de bon, qu'elle partirait aussi la tante pour le suivre et dans pas bien longtemps. Son cœur était malade d'abord, et tout à fait vieux. Il poussait du sang comme il pouvait son cœur dans ses artères, il avait du mal à remonter dans les veines. Elle s'en irait au grand cimetière d'à côté d'abord la tante, où les morts c'est comme une foule qui attend. C'est là qu'elle allait faire jouer Bébert avant qu'il soye tombé malade, au cimetière. Et ça serait bien fini alors après ça. On viendrait repeindre sa loge et on pourrait dire qu'on s'est tous rattrapés comme les boules du jeu qui tremblotent au bord du trou qui font des manières avant d'en finir.
Elles partent bien violentes et grondeuses elles aussi les boules, et elles ne vont jamais nulle part, en définitive. Nous non plus, et toute la terre ne sert qu'à ça, qu'à nous faire nous retrouver tous. Ce n'était plus bien loin pour la tante à Bébert à présent, elle n'avait presque plus d'élan. On ne peut pas se retrouver pendant qu'on est dans la vie. Y a trop de couleurs qui vous distrayent et trop de gens qui bougent autour. On ne se retrouve qu'au silence, quand il est trop tard, comme les morts. Moi aussi fallait que je bouge encore et que je m'en aille ailleurs. J'avais beau faire, beau savoir… Je ne pouvais pas rester en place avec elle.
Mon diplôme dans ma poche bombait en saillie, bien plus grosse saillie que mon argent et mes papiers d'identité. Devant le Poste de Police, l'Agent de garde attendait la relève de minuit et crachait aussi tant qu'il pouvait. On s'est dit bonsoir.
Après le truc à éclipse du coin du Boulevard, pour l'essence, c'était l'octroi et ses préposés verdoyants dans leur cage en verre. Les tramways ne marchaient plus. C'était le bon moment pour leur parler de l'existence aux préposés, de l'existence qui est toujours plus difficile, plus chère. Ils étaient deux là, un jeune et un vieux, à pellicules tous les deux, penchés sur des états grands comme ça. À travers leur vitre on apercevait les gros quais d'ombre des fortifs qui s'avancent hauts dans la nuit pour attendre des bateaux de si loin, des si nobles navires, qu'on en verra jamais des bateaux comme ça. C'est sûr. On les espère.
On bavarda donc ensemble un bon moment avec les préposés, et même nous prîmes encore un petit café qui réchauffait sur le poêlon. Ils me demandèrent si je partais en vacances des fois, pour rigoler, comme ça, dans la nuit, avec mon petit paquet à la main. « C'est exact » que je leur ai répondu. Inutile de leur expliquer des choses peu ordinaires aux préposés. Ils ne pouvaient pas m'aider à comprendre. Et un peu vexé par leur remarque, l'envie m'a pris tout de même d'être intéressant, de les étonner enfin, et je me mis à parler sur le pouce, comme ça, de la campagne de 1816, celle qui amena précisément les cosaques à l'endroit même où nous étions, à la Barrière, aux trousses du grand Napoléon.
Ceci invoqué avec désinvolture, bien entendu. Les ayant en peu de mots convaincus ces deux sordides de ma supériorité culturelle, de mon érudition primesautière, me voilà qui repars rasséréné vers la Place Clichy, par l'Avenue qui monte.
Vous remarquerez qu'il y a toujours deux prostituées en attente au coin de la rue des Dames. Elles tiennent ces quelques heures épuisées qui séparent le fond du jour au petit matin. Grâce à elles la vie continue à travers les ombres. Elles font la liaison avec leur sac à main bouffi d'ordonnances, de mouchoirs pour tout faire et les photos d'enfants à la campagne. Quand on se rapproche d'elles dans l'ombre, il faut faire attention parce qu'elles n'existent qu'à peine ces femmes, tant elles sont spécialisées, juste restées vivantes ce qu'il faut pour répondre à deux ou trois phrases qui résument tout ce qu'on peut faire avec elles. Ce sont des esprits d'insectes dans des bottines à boutons.
Faut rien leur dire, à peine les approcher. Elles sont mauvaises. J'avais de l'espace. Je me suis mis à courir par le milieu des rails. L'Avenue est longue.
Tout au bout c'est la statue du maréchal Moncey. Il défend toujours la Place Clichy depuis 1816 contre des souvenirs et l'oubli, contre rien du tout, avec une couronne en perles pas très chère. J'arrivai moi aussi près de lui en courant avec 112 ans de retard par l'Avenue bien vide. Plus de Russes, plus de batailles, ni de cosaques, point de soldats, plus rien sur la Place qu'un rebord du socle à prendre au-dessous de la couronne. Et le feu d'un petit brasero avec trois grelotteux autour qui louchaient dans la fumée puante. On n'était pas très bien.
Quelques autos s'enfuyaient tant qu'elles pouvaient vers les issues.
On se souvient des grands boulevards dans l'urgence comme d'un endroit moins froid que les autres. Ma tête ne marchait plus qu'à coups de volonté à cause de la fièvre. Possédé par le grog de la tante, je suis descendu fuyant devant le vent qui est moins froid quand on le reçoit par-derrière. Une vieille dame en bonnet près du métro Saint-Georges pleurait sur le sort de sa petite fille malade à l'hôpital, de méningite qu'elle disait. Elle en profitait pour faire la quête. Elle tombait mal.
Je lui ai donné des mots. Je lui ai parlé aussi moi du petit Bébert et d'une petite fille encore que j'avais soignée en ville moi et qui était morte pendant mes études, de méningite, elle aussi. Trois semaines que ça avait duré son agonie et même que sa mère dans le lit à côté ne pouvait plus dormir à cause du chagrin, alors elle s'est masturbée sa mère tout le temps des trois semaines d'agonie, et puis même qu'on ne pouvait plus l'arrêter après que tout a été fini.
Ça prouve qu'on ne peut pas exister sans plaisir même une seconde, et que c'est bien difficile d'avoir vraiment du chagrin. C'est comme ça l'existence.
On s'est quitté avec la vieille au chagrin devant les Galeries. Elle avait à décharger les carottes du côté des Halles. Elle suivait la route des légumes, comme moi, la même.
Mais le « Tarapout » m'a attiré. Il est posé sur le boulevard comme un gros gâteau en lumière. Et les gens y viennent de partout pressés comme des larves. Ils sortent de la nuit tout autour les gens avec les yeux tout écarquillés déjà pour venir se les remplir d'images. Ça n'arrête pas l'extase. C'est les mêmes qu'au métro du matin. Mais là devant le Tarapout ils sont contents, comme à New York ils se grattent le ventre devant la caisse, ils suintent un peu de monnaie et aussitôt les voilà tout décidés qui se précipitent en joie dans les trous de la lumière. On en était comme déshabillés par la lumière, tellement qu'il y en avait sur les gens, les mouvements, les choses, plein des guirlandes et des lampes encore. On aurait pas pu se parler d'une affaire personnelle dans cette entrée, c'était comme tout le contraire de la nuit.
Bien étourdi moi aussi, j'aborde alors à un petit café voisin. À la table d'à côté de moi, je regarde et voici Parapine mon ancien professeur, qui prenait un bock avec ses pellicules et tout. On se retrouve. On est contents. Il est survenu des grands changements dans son existence, qu'il me dit. Il lui faut dix minutes pour me les raconter. C'est pas drôle. Le Professeur Jaunisset à l'Institut était devenu si méchant à son égard, l'avait si tant persécuté qu'il avait dû s'en aller Parapine, démissionner et quitter son laboratoire et puis aussi c'était les mères des petites filles du Lycée qui étaient venues à leur tour pour l'attendre à la porte de l'Institut et lui casser la gueule. Histoires. Enquêtes. Angoisses.
Au dernier moment, par le moyen d'une annonce ambiguë dans un périodique médical, il avait pu raccrocher de justesse une autre petite espèce de subsistance. Pas grand-chose évidemment, mais tout de même un truc pas fatigant et bien dans ses cordes. Il s'agissait de l'application astucieuse des théories récentes du Professeur Baryton sur l'épanouissement des petits crétins par le cinéma. Un fameux pas en avant dans le subconscient. On ne parlait que de cela dans la ville. C'était moderne.
Parapine accompagnait ces clients spéciaux au Tarapout moderne. Il passait les prendre à la maison de santé moderne de Baryton en banlieue et puis les reconduisait après le spectacle, gâteux, repus de visions, heureux et saufs et plus modernes encore. Voilà tout. Dès qu'assis devant l'écran plus besoin de s'occuper d'eux. Un public en or. Tout le monde content, le même film dix fois de suite les ravissait. Ils n'avaient pas de mémoire. Ils jouissaient continuellement de la surprise. Leurs familles ravies. Parapine aussi. Moi aussi. On en rigolait d'aise et de boire des bocks et des bocks pour célébrer cette reconstitution matérielle de Parapine sur le plan du moderne. On ne s'en irait qu'à deux heures du matin après la dernière séance au Tarapout, c'était décidé, pour chercher ses crétins, les ramasser et les ramener dare-dare en auto à la maison du Docteur Baryton à Vigny-sur-Seine. Une affaire.
Puisqu'on était heureux l'un et l'autre de se retrouver on s'est mis à parler rien que pour le plaisir de se dire des fantaisies et d'abord sur les voyages qu'on avait faits l'un et l'autre et enfin sur Napoléon, comme ça, qui est survenu à propos de Moncey sur la Place Clichy dans le courant de la conversation. Tout devient plaisir dès qu'on a pour but d'être seulement bien ensemble, parce qu'alors on dirait qu'on est enfin libres. On oublie sa vie, c'est-à-dire les choses du pognon.
De fil en aiguille, même sur Napoléon on a trouvé des rigolades à se raconter. Parapine il la connaissait bien lui l'histoire à Napoléon. Ça l'avait passionné autrefois qu'il m'apprit, en Pologne, quand il était encore au Lycée. Il avait été bien élevé lui Parapine, pas comme moi.
Ainsi à ce propos il me raconta que pendant la retraite de Russie, les généraux à Napoléon ils avaient eu un sacré coton pour l'empêcher d'aller se faire pomper à Varsovie une dernière fois suprême par la Polonaise de son cœur. Il était ainsi, Napoléon, même au milieu des plus grands revers et des malheurs. Pas sérieux en somme. Même lui, l'aigle à sa Joséphine ! Le feu au train, c'est le cas de le dire envers et contre tout. Rien à faire d'ailleurs tant qu'on a le goût de jouir et de la rigolade et c'est un goût qu'on a tous. Voilà le plus triste. On ne pense qu'à ça ! Au berceau, au café, sur le trône, aux cabinets. Partout ! Partout ! Bistoquette ! Napoléon ou pas ! Cocu ou pas ! Plaisir d'abord ! Que crèvent les quatre cent mille hallucinés embérésinés jusqu'au plumet ! qu'il se disait le grand vaincu, pourvu que Poléon tire encore un coup ! Quel salaud ! Et allez donc ! C'est bien la vie ! C'est ainsi que tout finit ! Pas sérieux ! Le tyran est dégoûté de la pièce qu'il joue bien avant les spectateurs. Il s'en va baiser quand il n'en peut plus le tyran de sécréter des délires pour le public. Alors son compte est bon ! Le Destin le laisse tomber en moins de deux ! Ce n'est pas de les massacrer à tours de bras, que les enthousiastes lui font un reproche ! Que non ! Ça c'est rien ! Et comment qu'on lui pardonnerait ! Mais d'être devenu ennuyeux tout d'un coup c'est ça qu'on lui pardonne pas. Le sérieux ne se tolère qu'au chiqué. Les épidémies ne cessent qu'au moment où les microbes sont dégoûtés de leurs toxines. Robespierre on l'a guillotiné parce qu'il répétait toujours la même chose et Napoléon n'a pas résisté, pour ce qui le concerne, à plus de deux ans d'une inflation de Légion d'Honneur. Ce fut sa torture de ce fou d'être obligé de fournir des envies d'aventures à la moitié de l'Europe assise. Métier impossible. Il en creva.
Tandis que le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves, on peut l'acheter lui, se le procurer pour une heure ou deux, comme un prostitué.
Et puis des artistes en plus, de nos jours, on en a mis partout par précaution tellement qu'on s'ennuie. Même dans les maisons où on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. Les portes en vibrent. C'est à qui frémira davantage et avec le plus de culot, de tendresse, et s'abandonnera plus intensément que le copain. On décore à présent aussi bien les chiottes que les abattoirs et le Mont-de-Piété aussi, tout cela pour vous amuser, vous distraire, vous faire sortir de votre Destinée.
Vivre tout sec, quel cabanon ! La vie c'est une classe dont l'ennui est le pion, il est là tout le temps à vous épier d'ailleurs, il faut avoir l'air d'être occupé, coûte que coûte, à quelque chose de passionnant, autrement il arrive et vous bouffe le cerveau. Un jour, qui n'est rien qu'une simple journée de 24 heures c'est pas tolérable. Ça ne doit être qu'un long plaisir presque insupportable une journée, un long coït une journée, de gré ou de force.
Il vous en vient ainsi des idées dégoûtantes pendant qu'on est ahuri par la nécessité, quand dans chacune de vos secondes s'écrase un désir de mille autres choses et d'ailleurs.
Robinson était un garçon tracassé par l'infini aussi, dans son genre, avant qu'il lui soit arrivé son accident, mais maintenant il avait reçu son compte. Du moins je le croyais.
Je profitai que nous étions au café, tranquilles, pour raconter moi aussi à Parapine tout ce qui m'était arrivé depuis notre séparation. Il comprenait les choses lui, et même les miennes et je lui avouai que je venais de briser ma carrière médicale en quittant Rancy de façon insolite. C'est comme ça qu'on doit dire. Et il y avait pas de quoi rigoler. Pour retourner à Rancy, il fallait pas que j'y songe, vu les circonstances. Il en convenait lui-même Parapine.
Voilà que pendant qu'on se parlait bien agréablement ainsi, qu'on se confessait en somme, survint l'entracte du Tarapout et les musiciens du ciné qui débarquent en masse au bistrot. On prend du coup un verre en chœur. Lui Parapine il était bien connu des musiciens.
De fil en aiguille, j'apprends d'eux qu'on cherchait justement un Pacha pour la figuration de l'intermède. Un rôle muet. Il était parti celui qui le tenait le « Pacha », sans rien dire. Un beau rôle bien payé pourtant dans un prologue. Pas d'efforts. Et puis, ne l'oublions pas, coquinement entouré par une magnifique volée de danseuses anglaises, des milliers de muscles agités et précis. Tout à fait mon genre et ma nécessité.
Je fais l'aimable et j'attends les propositions du régisseur. Je me présente en somme. Comme il était si tard et qu'ils n'avaient pas le temps d'aller en chercher un autre de figurant jusqu'à la Porte Saint-Martin, il fut bien content le régisseur de me trouver sur place. Ça lui évitait des courses. À moi aussi. Il m'a examiné à peine. Il m'adopte donc d'emblée. On m'embarque. Pourvu que je ne boite pas, on ne m'en demande pas davantage, et encore…
Je pénètre dans ces beaux sous-sols chauds et capitonnés du cinéma Tarapout. Une véritable ruche de loges parfumées où les Anglaises dans l'attente du spectacle se détendent en jurons et cavalcades ambiguës. Tout de suite exubérant d'avoir retrouvé mon beefsteak je me hâtai d'entrer en relations avec ces jeunes et désinvoltes camarades. Elles me firent d'ailleurs les honneurs de leur groupe le plus gracieusement du monde. Des anges. Des anges discrets. C'est bon aussi de n'être ni confessé, ni méprisé, c'est l'Angleterre.
Grosses recettes au Tarapout. Dans les coulisses même tout était luxe, aisance, cuisses, lumières, savons, sandwichs. Le sujet du divertissement où nous paraissions tenait je crois du Turkestan. C'était prétexte à fariboles chorégraphiques et déhanchements musicaux et violentes tambourinades.
Mon rôle à moi, sommaire, mais essentiel. Ballonné d'or et d'argent, j'éprouvais d'abord quelque difficulté à m'installer parmi tant de portants et lampadaires instables, mais je m'y fis et parvenu là, gentiment mis en valeur, je n'avais plus qu'à me laisser rêvasser sous les projections opalines.
Un bon quart d'heure durant vingt bayadères londoniennes se démenaient en mélodies et bacchanales impétueuses pour me convaincre soi-disant de la réalité de leurs attraits. Je n'en demandais pas tant et songeais que cinq fois par jour, répéter cette performance c'était beaucoup pour des femmes, et sans faiblir encore, jamais, d'une fois à l'autre, tortillant implacablement des fesses avec cette énergie de race un peu ennuyeuse, cette continuité intransigeante qu'ont les bateaux en route, les étraves, dans leur labeur infini au long des Océans…