C'est pas la peine de se débattre, attendre ça suffit, puisque tout doit finir par y passer dans la rue. Elle seule compte au fond. Rien à dire. Elle nous attend. Faudra qu'on y descende dans la rue, qu'on se décide, pas un, pas deux, pas trois d'entre nous, mais tous. On est là devant à faire des manières et des chichis, mais ça viendra.
Dans les maisons, rien de bon. Dès qu'une porte se referme sur un homme, il commence à sentir tout de suite et tout ce qu'il emporte sent aussi. Il se démode sur place, corps et âme. Il pourrit. S'ils puent les hommes, c'est bien fait pour nous. Fallait qu'on s'en occupe ! Fallait les sortir, les expulser, les exposer. Tous les trucs qui puent sont dans la chambre et à se pomponner et puent quand même.
Parlant de familles, je connais comme ça un pharmacien moi, avenue de Saint-Ouen, qui a une belle affiche dans son étalage, une jolie réclame : Trois francs la boîte pour purger toute la famille ! Une affaire ! On rote ! On fait ensemble, en famille. On se hait à plein sang, c'est le vrai foyer, mais personne ne réclame, parce que c'est tout de même moins cher que d'aller vivre à l'hôtel.
L'hôtel, parlons-en, c'est plus inquiet, c'est pas prétentieux comme un appartement, on s'y sent moins coupable. La race des hommes n'est jamais tranquille et pour descendre au jugement dernier qui se passera dans la rue, évidemment qu'on est plus proche à l'hôtel. Ils peuvent y venir les anges à trompettes, on y sera les premiers nous, descendus de l'hôtel.
On essaye de pas se faire trop remarquer à l'hôtel. Ça ne vaut rien. Déjà dès qu'on s'engueule un peu fort ou trop souvent, ça va mal, on est repérés. À la fin on ose à peine pisser dans le lavabo, tellement que tout s'entend d'une chambre à l'autre. On finit forcément par les acquérir les bonnes manières, comme les officiers dans la marine de guerre. Tout peut se mettre à trembler de la terre au ciel d'un moment à l'autre, on est prêts, on s'en fout nous autres puisqu'on se « pardonne » déjà dix fois par jour rien qu'en se rencontrant dans les couloirs, à l'hôtel.
Faut apprendre à reconnaître aux cabinets, l'odeur de chacun des voisins du palier, c'est commode. C'est difficile de se faire des illusions dans un garni. Les clients n'ont pas de panache. C'est en douce qu'ils voyagent sur la vie d'un jour à l'autre sans se faire remarquer, dans l'hôtel comme dans un bateau qui serait pourri un peu et puis plein de trous et qu'on le saurait.
Celui où je suis allé me loger, il attirait surtout.les étudiants de la province. Ça y sentait le vieux mégot et le petit déjeuner, dès les premières marches. On le retrouvait de loin dans la nuit, à cause du feu en lumière grise qu'il avait au-dessus de sa porte et aux lettres brèches en or qui lui pendaient après le balcon comme un vieux énorme râtelier. Un monstre à loger abruti de crasseuses combines.
De chambres à chambres par le couloir on se faisait des visites. Après mes années d'entreprises miteuses dans la vie pratique, des aventures comme on dit, j'étais revenu vers eux les étudiants.
Leurs désirs c'étaient toujours les mêmes, solides et rances, ni plus ni moins insipides qu'autrefois, aux temps où je les avais quittés. Les êtres avaient changé mais pas les idées. Ils allaient encore, comme toujours, les uns et les autres, brouter plus ou moins de médecine, des bouts de chimie, des comprimés de Droit, et des zoologies entières, à des heures à peu près régulières, à l'autre bout du quartier. La guerre en passant sur leur classe n'avait rien fait bouger du tout en eux et quand on se mêlait à leurs rêves, par sympathie, ils vous menaient tout droit à leur âge de quarante ans. Ils se donnaient ainsi vingt années devant eux, deux cent quarante mois d'économies tenaces pour se fabriquer un bonheur.
C'était une image d'Épinal qui leur servait de bonheur en même temps que de réussite, mais bien graduée, soigneuse. Ils se voyaient au dernier carré eux, entourés d'une famille peu nombreuse mais incomparable et précieuse jusqu'au délire. Ils ne l'auraient cependant pour ainsi dire jamais regardée leur famille. Pas la peine. Elle est faite pour tout excepté pour être regardée la famille. D'abord c'est la force du père, son bonheur, d'embrasser sa famille sans jamais la regarder, sa poésie.
En fait de nouveauté, ils auraient été à Nice, en automobile avec l'épouse dotée, et peut-être adopté l'usage du chèque pour les transferts de banque. Pour les parties honteuses de l'âme, emmené sans doute aussi l'épouse un soir au bobinard. Pas davantage. Le reste du monde se trouve enfermé dans les journaux quotidiens et gardé par la police.
Le séjour à l'hôtel puceux les rendait pour le moment un peu honteux et facilement irritables mes camarades. Le bourgeois jeunet à l'hôtel, l'étudiant, se sent en pénitence, et puisqu'il est entendu qu'il ne peut pas encore faire d'économies, alors il réclame de la Bohème pour s'étourdir et encore de la Bohème, ce désespoir en café crème.
Vers les débuts du mois nous passions par une brève et vraie crise d'érotisme, tout l'hôtel en vibrait. On se lavait les pieds. Une randonnée d'amour était organisée. L'arrivée des mandats de province nous décidait. J'aurais peut-être pu obtenir les mêmes coïts, de mon côté au Tarapout avec mes Anglaises de la danse et gratuitement encore, mais à la réflexion je renonçai à cette facilité à cause des histoires et des malheureux jaloux petits maquereaux d'amis qui traînent toujours dans les coulisses après les danseuses.
Comme nous lisions nombre de journaux cochons à notre hôtel, on en connaissait des trucs et des adresses pour baiser dans Paris ! Faut bien avouer que c'est amusant les adresses. On se laisse entraîner, même moi qui avais fait le passage des Bérésinas et des voyages et connu bien des complications dans le genre cochon, la partie des confidences ne me semblait jamais tout à fait épuisée. Il subsiste en vous toujours un petit peu de curiosité de réserve pour le côté du derrière. On se dit qu'il ne vous apprendra plus rien le derrière, qu'on a plus une minute à perdre à son sujet, et puis on recommence encore une fois cependant rien que pour en avoir le cœur net qu'il est bien vide et on apprend tout de même quelque chose de neuf à son égard et ça suffit pour vous remettre en train d'optimisme.
On se reprend, on pense plus clairement qu'avant, on se remet à espérer alors qu'on espérait plus du tout et fatalement on y retourne au derrière pour le même prix. En somme, toujours des découvertes dans un vagin pour tous les âges. Une après-midi donc, que je raconte ce qui s'est passé, nous partîmes à trois locataires de l'hôtel, à la recherche d'une aventure à bon marché. C'était expéditif grâce aux relations de Pomone qui tenait office lui, de tout ce qui peut se désirer en façon d'ajustements et de compromis érotiques dans son quartier des Batignolles. Son registre à Pomone abondait d'invitations à tous les prix, il fonctionnait ce providentiel, sans faste aucun, au fond d'une courette dans un mince logis si peu éclairé qu'il fallait pour s'y guider autant de tact et d'estime que dans une pissotière inconnue. Plusieurs tentures qu'il fallait écarter vous inquiétaient avant de l'atteindre ce proxénète, assis toujours dans un faux demi-jour pour aveux.
À cause de cette pénombre, je ne l'ai, à vrai dire, jamais observé tout à fait à mon aise Pomone, et bien que nous ayons longuement conversé ensemble, collaboré même pendant un certain temps et qu'il m'ait fait des sortes de propositions et toutes sortes d'autres dangereuses confidences, je serais bien incapable de le reconnaître aujourd'hui si je le rencontrais en enfer.
Il me souvient seulement que les amateurs furtifs qui attendaient leur tour d'entrevue dans son salon se tenaient toujours fort convenablement, pas de familiarité entre eux, il faut le dire, de la réserve même, comme chez une espèce de dentiste qui n'aimerait pas du tout le bruit, non plus que la lumière.
C'est grâce à un étudiant en médecine que j'ai fait sa connaissance à Pomone. Il fréquentait chez lui l'étudiant pour se constituer un petit casuel, grâce à son truc, doté qu'il était, le veinard, d'un pénis formidable. On le convoquait l'étudiant pour animer avec ce polard fameux des petites soirées bien intimes, en banlieue. Surtout les dames, celles qui ne croyaient pas qu'on puisse en avoir « une grosse comme ça » lui faisaient fête. Divagations de petites filles surpassées. Dans les registres de la Police il figurait notre étudiant sous un terrible pseudonyme : Balthazar !
Les conversations s'établissaient difficilement entre les clients en attente. La douleur s'étale, tandis que le plaisir et la nécessité ont des hontes.
Ce sont des péchés qu'on le veuille ou non d'être baiseurs et pauvres. Quand Pomone fut au courant de mon état et de mon passé médical, il ne se tint plus de me confier son tourment. Un vice l'épuisait. Il l'avait contracté en se « touchant » continuellement sous sa propre table pendant les conversations qu'il tenait avec ses clients, des chercheurs, des tracassés du périnée. « C'est mon métier, vous comprenez ! C'est pas facile de m'en empêcher… Avec tout ce qu'ils viennent me raconter les saligauds !… » La clientèle l'entraînait en somme aux abus, tels ces bouchers trop gras qui toujours ont tendance à se bourrer de viandes. En plus, je crois bien qu'il avait les basses tripes constamment réchauffées par une mauvaise fièvre qui lui venait des poumons. Il fut emporté d'ailleurs quelques années plus tard par la tuberculose. Les bavardages infinis des clientes prétentieuses l'épuisaient aussi dans un autre genre, toujours tricheuses, créatrices de tas d'histoires et de chichis à propos de rien et de leurs derrières dont à les entendre on n'aurait pas trouvé le pareil en bouleversant les quatre parties du monde.
Les hommes il fallait surtout leur présenter des consentantes et des admiratrices pour leurs lubies passionnées. Ils n'en avaient plus qu'ils en avaient encore les clients de l'amour à partager, autant que ceux de Mme Herote. Il arrivait dans un seul courrier matinal de l'agence Pomone assez d'amour inassouvi pour éteindre à jamais toutes les guerres de ce monde. Mais voilà, ces déluges sentimentaux ne dépassent jamais le derrière. C'est tout le malheur.
Sa table disparaissait sous ce fouillis dégoûtant de banalités ardentes. Dans mon désir d'en savoir davantage, je décidai de m'intéresser pendant quelque temps au classement de ce grand fricotage épistolaire. On procédait il me l'apprit, par espèces d'affections, comme pour les cravates ou les maladies, les délires d'abord d'un côté et puis les masochistes et les vicieux d'un autre, les flagellants par ici, les « genre gouvernante » sur une autre page et ainsi pour le tout. C'est pas long avant de tourner à la corvée les amusettes. On l'a bien été chassés du Paradis ! Ça on peut bien le dire ! Pomone était de cet avis aussi avec ses mains moites et son vice interminable qui lui infligeait en même temps plaisir et pénitence. Au bout de quelques mois j'en savais assez sur son commerce et sur son compte. J'espaçai mes visites.
Au Tarapout on continuait à me trouver bien convenable, bien tranquille, un figurant ponctuel, mais après quelques semaines d'accalmie le malheur me revint par un drôle de côté et je fus bien obligé, brusquement encore, d'abandonner ma figuration pour continuer ma sale route.
Considérés à distance ces temps du Tarapout ne furent en somme qu'une sorte d'escale interdite et sournoise. Toujours bien habillé par exemple, j'en conviens, pendant ces quatre mois, tantôt prince, centurion par deux fois, aviateur un autre jour et largement et régulièrement payé. J'ai mangé au Tarapout pour des années. Une vie de rentier sans les rentes. Traîtrise ! Désastre ! Un certain soir on a bouleversé notre numéro pour je ne sais quelle raison. Le nouveau prologue représentait les quais de Londres. Tout de suite, je me suis méfié, nos Anglaises avaient là-dedans à chanter, comme ça, faux et soi-disant sur les bords de la Tamise, la nuit, moi je faisais le policeman. Un rôle tout à fait muet, à déambuler de droite à gauche devant le parapet. D'un coup, comme je n'y pensais plus, leur chanson est devenue plus forte que la vie et même qu'elle a fait tourner le destin en plein du côté du malheur. Alors pendant qu'elles chantaient, je ne pouvais plus penser à autre chose moi qu'à toute la misère du pauvre monde et à la mienne surtout, qu'elles me faisaient revenir comme du thon, les garces, avec leur chanson, sur le cœur. Je croyais pourtant l'avoir digéré, oublié le plus dur ! Mais c'était le pire que tout, c'était une chanson gaie la leur qui n'y arrivait pas. Et avec ça, elles se dandinaient mes compagnes, tout en chantant, pour essayer que ça vienne. On y était bien alors, on pouvait le dire, c'était comme si on s'étalait sur la misère, sur les détresses… Pas d'erreur ! À vadrouiller dans le brouillard et dans la plainte ! Elle en dégoulinait de se lamenter, on en vieillissait minute par minute avec elles. Le décor en suintait aussi lui, de la grande panique. Et elles continuaient cependant les copines. Elles n'avaient pas l'air de comprendre toute la mauvaise action du malheur sur nous tous que ça provoquait leur chanson… Elles se plaignaient de toute leur vie en gambillant, en rigolant, bien en mesure… Quand ça vient d'aussi loin, si sûrement, on peut pas se tromper, ni résister.
On en avait partout de la misère, malgré le luxe qui était dans la salle, sur nous, sur le décor, ça débordait, il en jutait sur toute la terre malgré tout. Pour des artistes c'était des artistes… Il en montait d'elles de la poisse, sans qu'elles veuillent l'arrêter ou même le comprendre. Leurs yeux seulement étaient tristes. C'est pas assez les yeux. Elles chantaient la déroute d'exister et de vivre et elles ne comprenaient pas. Elles prenaient ça encore pour de l'amour, rien que pour de l'amour, on leur avait pas appris le reste à ces petites. Un petit chagrin qu'elles chantaient soi-disant ! Qu'elles appelaient ça ! On prend tout pour des chagrins d'amour quand on est jeune et qu'on ne sait pas…
Where I go… where I look…
It's only for you… ou…
Only for you… ou…
Comme ça qu'elles chantaient.
C'est la manie des jeunes de mettre toute l'humanité dans un derrière, un seul, le sacré rêve, la rage d'amour. Elles apprendraient plus tard peut-être où tout ça finissait, quand elles ne seraient plus roses du tout, quand la poisse sérieuse de leur sale pays les aurait reprises, toutes les seize, avec leurs grosses cuisses de jument, leurs nichons sauteurs… Elle les tenait déjà d'ailleurs la misère au cou, au corps, les mignonnes, elles n'y couperaient pas elles. Au ventre, au souffle, qu'elle les tenait déjà la misère par toutes les ondes de leurs voix minces et fausses aussi.
Elle était dedans. Pas de costume, pas de paillettes, pas de lumière, pas de sourire pour la tromper, pour lui faire des illusions à elle, sur les siens, elle les retrouve où ils se cachent les siens ; elle s'amuse à les faire chanter seulement en attendant leur tour, toutes les bêtises de l'espérance. Ça la réveille, et ça la berce et ça l'excite la misère.
Notre peine est ainsi, la grande, une distraction.
Alors tant pis pour celui qui chante des chansons d'amour ! L'amour c'est elle la misère et rien qu'elle encore, elle toujours, qui vient mentir dans notre bouche, la fiente, c'est tout. Elle est partout la vache, faut pas la réveiller sa misère même au chiqué. Pas de chiqué pour elle. Trois fois par jour, elles remettaient pourtant ça, quand même, mes Anglaises, devant le décor et avec des mélodies d'accordéon. Forcément ça devait très mal tourner.
Je les laissais faire mais je peux dire que je l'ai vue venir, moi, la catastrophe.
Une des petites d'abord est tombée malade. Mort aux mignonnes qui agacent les malheurs ! Qu'elles en crèvent et que c'est tant mieux ! À propos, faut pas s'arrêter non plus au coin des rues derrière les accordéons, c'est souvent là qu'on attrape du mal, le coup de vérité. Une Polonaise est venue donc pour remplacer celle qui était malade, dans leur ritournelle. Elle toussait aussi la Polonaise, entre-temps. Une longue fille puissante et pâle c'était. Tout de suite nous devînmes confidents. En deux heures je connus tout de son âme, pour le corps j'attendis encore un peu. Sa manie à cette Polonaise c'était de se mutiler le système nerveux avec des béguins impossibles. Forcément, elle était entrée dans la sale chanson des Anglaises comme dans du beurre, avec sa douleur et tout. Ça commençait d'un petit ton gentil leur chanson, ça n'avait l'air de rien, comme toutes les choses pour danser, et puis voilà que ça vous faisait pencher le cœur à force de vous faire triste comme si on allait perdre à l'entendre l'envie de vivre, tellement que c'était vrai que tout n'arrive à rien, la jeunesse et tout, et on se penchait alors bien après les mots et après qu'elle était déjà passée la chanson et partie loin leur mélodie pour se coucher dans le vrai lit à soi, le sien, vrai de vrai, celui du bon trou pour en finir. Deux tours de refrain et on en avait comme envie de ce doux pays de mort, du pays pour toujours tendre et oublieux tout de suite comme un brouillard. C'était des voix de brouillard qu'elles avaient en somme.
On la reprenait en chœur, tous, la complainte du reproche, contre ceux qui sont encore par là, à traîner vivants, qui attendent au long des quais, de tous les quais du monde qu'elle en finisse de passer la vie, tout en faisant des trucs, en vendant des choses et des oranges aux autres fantômes et des tuyaux et des monnaies fausses, de la police, des vicieux, des chagrins, à raconter des machins, dans cette brume de patience qui n'en finira jamais…
Tania qu'elle s'appelait ma nouvelle copine de Pologne. Sa vie était en fièvre pour le moment, je l'ai compris, à cause d'un petit employé quadragénaire de banque qu'elle connaissait depuis Berlin. Elle voulait y retourner dans son Berlin et l'aimer malgré tout et à tout prix. Pour retourner le trouver là-bas, elle aurait fait n'importe quoi.
Elle pourchassait les agents théâtraux, ces prometteurs d'engagements, au fond de leurs escaliers pisseux. Ils lui pinçaient les cuisses, ces méchants, en attendant des réponses qui n'arrivaient jamais. Mais elle remarquait à peine leurs manipulations tellement son amour lointain la prenait tout entière. Une semaine ne se passa pas dans de telles conditions sans que survienne une fameuse catastrophe. Elle avait bourré le Destin de tentations depuis des semaines et des mois, comme un canon.
La grippe emporta son prodigieux amant. Nous apprîmes le malheur un samedi soir. Aussitôt reçue la nouvelle, elle m'entraîna, échevelée, hagarde, à l'assaut de la gare du Nord. Ceci n'était rien encore, mais dans son délire, elle prétendait au guichet, arriver à temps à Berlin pour l'enterrement. Il fallut deux chefs de gare pour la dissuader, lui faire comprendre que c'était bien trop tard.
Dans l'état où elle s'était mise on ne pouvait songer à la quitter. Elle y tenait d'ailleurs à son tragique et encore plus à me le montrer en pleine transe. Quelle occasion ! Les amours contrariées par la misère et les grandes distances, c'est comme les amours de marin, y a pas à dire c'est irréfutable et c'est réussi. D'abord, quand on a pas l'occasion de se rencontrer souvent, on peut pas s'engueuler, et c'est déjà beaucoup de gagné. Comme la vie n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges, plus qu'on est loin et plus qu'on peut en mettre dedans des mensonges et plus alors qu'on est content, c'est naturel et c'est régulier. La vérité c'est pas mangeable.
Par exemple à présent c'est facile de nous raconter des choses à propos de Jésus-Christ. Est-ce qu'il allait aux cabinets devant tout le monde Jésus-Christ ? J'ai l'idée que ça n'aurait pas duré longtemps son truc s'il avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout pour l'amour.
Une fois bien assurés avec Tania qu'il n'y avait plus de train possible pour Berlin, nous nous rattrapâmes sur les télégrammes. Au Bureau de la Bourse, nous en rédigeâmes un fort long, mais pour l'envoyer c'était encore une difficulté, nous ne savions plus du tout à qui l'adresser. Nous ne connaissions plus personne à Berlin sauf le mort. Nous n'eûmes plus à partir de ce moment que des mots à échanger à propos du décès. Ils nous ont servi à faire deux ou trois fois encore le tour de la Bourse les mots, et puis comme il fallait nous occuper à bercer la douleur quand même, nous montâmes lentement vers Montmartre, tout en bafouillant des chagrins.
Dès la rue Lepic on commence à rencontrer des gens qui viennent chercher de la gaieté en haut de la ville. Ils se dépêchent. Arrivés au Sacré-Cœur, ils se mettent à regarder en bas la nuit qui fait le grand creux lourd avec toutes les maisons entassées dans son fond.
Sur la petite place, dans le café qui nous sembla, d'après les apparences, être le moins coûteux, nous entrâmes. Tania me laissait pour la consolation et la reconnaissance l'embrasser où je voulais. Elle aimait bien boire aussi. Sur les banquettes autour de nous des festoyeurs un peu soûls dormaient déjà. L'horloge au-dessus de la petite église se mit à sonner des heures et puis des heures encore à n'en plus finir. Nous venions d'arriver au bout du monde, c'était de plus en plus net. On ne pouvait aller plus loin, parce qu'après ça il n'y avait plus que les morts.
Ils commençaient sur la Place du Tertre, à côté, les morts. Nous étions bien placés pour les repérer. Ils passaient juste au-dessus des Galeries Dufayel[27], à l'est par conséquent.
Mais tout de même il faut savoir comment on les retrouve, c'est-à-dire du dedans et les yeux presque fermés, parce que les grands buissons de lumière des publicités ça gêne beaucoup, même à travers les nuages, pour les apercevoir, les morts. Avec eux les morts, j'ai compris tout de suite qu'ils avaient repris Bébert, on s'est même fait un petit signe tous les deux Bébert et puis aussi, pas loin de lui, avec la fille toute pâle, avortée enfin, celle de Rancy, bien vidée cette fois de toutes ses tripes.
Y avait plein d'anciens clients encore à moi par-ci par-là et des clientes auxquelles je ne pensais plus jamais, et encore d'autres, le nègre dans un nuage blanc, tout seul, celui qu'on avait cinglé d'un coup de trop, là-bas, je l'ai reconnu depuis Topo, et le père Grappa donc le vieux lieutenant de la forêt vierge ! À ceux-là j'avais pensé de temps à autre, au lieutenant, au nègre à torture et aussi à mon Espagnol, ce curé, il était venu le curé avec les morts cette nuit pour les prières du ciel et sa croix en or le gênait beaucoup pour voltiger d'un ciel à l'autre. Il s'accrochait avec sa croix dans les nuages, aux plus sales et aux plus jaunes et à mesure j'en reconnaissais encore bien d'autres des disparus, toujours d'autres… Tellement nombreux qu'on a honte vraiment, d'avoir pas eu le temps de les regarder pendant qu'ils vivaient là à côté de vous, des années…
On n'a jamais assez de temps c'est vrai, rien que pour penser à soi-même.
Enfin tous ces salauds-là, ils étaient devenus des anges sans que je m'en soye aperçu ! Il y en avait à présent des pleins nuages d'anges et des extravagants et des pas convenables, partout. Au-dessus de la ville en vadrouille ! J'ai recherché Molly parmi eux c'était le moment, ma gentille, ma seule amie, mais elle n'était pas venue avec eux… Elle devait avoir un petit ciel rien que pour elle, près du Bon Dieu, tellement qu'elle avait toujours été gentille Molly… Ça m'a fait plaisir de pas la retrouver avec ces voyous-là, parce que c'étaient bien les voyous des morts ceux-là, des coquins, rien que la racaille et la clique de fantômes qu'on avait rassemblés ce soir au-dessus de la ville. Surtout du cimetière d'à côté qu'il en venait et il en venait encore et des pas distingués. Un petit cimetière pourtant, des communards même[28], tout saignants qui ouvraient grande la bouche comme pour gueuler encore et qui ne pouvaient plus… Ils attendaient les communards, avec les autres, ils attendaient La Pérouse[29], celui des Iles, qui les commandait tous cette nuit-là pour le rassemblement… Il n'en finissait pas La Pérouse de s'apprêter, à cause de sa jambe en bois qui s'ajustait de travers… et qu'il avait toujours eu du mal d'abord à la mettre sa jambe en bois et puis aussi à cause de sa grande lorgnette qu'il fallait lui retrouver.
Il ne voulait plus sortir dans les nuages sans l'avoir autour du cou sa lorgnette, une idée, sa fameuse longue-vue d'aventures, une vraie rigolade, celle qui vous fait voir les gens et les choses de loin, toujours de plus loin par le petit bout et toujours plus désirables forcément à mesure et malgré qu'on s'en rapproche. Des cosaques enfouis près du Moulin n'arrivaient pas à s'extirper de leurs tombes[30]. Ils faisaient des efforts que c'était effrayant, mais ils avaient essayé bien des fois déjà… Ils retombaient toujours au fond des tombes, ils étaient encore soûls depuis 1820.
Tout de même un coup de pluie les fit jaillir eux aussi, rafraîchis finalement, bien au-dessus de la ville. Ils s'émiettèrent alors dans leur ronde et bariolèrent la nuit de leur turbulence, d'un nuage à l'autre… L'Opéra surtout les attirait, qu'il semblait, son gros brasier d'annonces au milieu, ils en giclaient les revenants pour rebondir à l'autre bout du ciel et tellement agités et si nombreux qu'ils vous en donnaient la berlue. La Pérouse équipé enfin voulut qu'on le grimpe d'aplomb sur le dernier coup des quatre heures, on le soutint, on le harnacha pile dessus. Installé, enfourché enfin, il gesticule encore tout de même et se démène. Le coup de quatre heures l'ébranle pendant qu'il se boutonne. Derrière La Pérouse, c'est la grande ruée du ciel. Une abominable débâcle, il en arrive tournoyants des fantômes des quatre coins, tous les revenants de toutes les épopées… Ils se poursuivent, ils se défient et se chargent siècles contre siècles. Le Nord demeure alourdi longtemps par leur abominable mêlée. L'horizon se dégage en bleuâtre et le jour enfin monte par un grand trou qu'ils ont fait en crevant la nuit pour s'enfuir.
Après ça pour les retrouver, ça devient tout à fait difficile. Il faut savoir sortir du Temps.
C'est du côté de l'Angleterre qu'on les retrouve quand on y arrive, mais le brouillard est de ce côté-là tout le temps si dense, si compact que c'est comme des vraies voiles qui montent les unes devant les autres, depuis la Terre jusqu'au plus haut du ciel et pour toujours. Avec l'habitude et de l'attention on peut arriver à les retrouver quand même, mais jamais pendant bien longtemps à cause du vent qui rapproche toujours des nouvelles rafales et des buées du large.
La grande femme qui est là, qui garde l'Ile c'est la dernière. Sa tête est bien plus haute encore que les buées les plus hautes. Il n'existe plus qu'elle de vivante un peu dans l'Ile. Ses cheveux rouges au-dessus de tout, dorent encore un peu les nuages, c'est tout ce qui reste du soleil.
Elle essaye de se faire du thé qu'on explique.
Il faut bien qu'elle essaye puisqu'elle est là pour l'éternité. Elle n'en finira jamais de le faire bouillir son thé à cause du brouillard qui est devenu bien trop dense et bien trop pénétrant. De la coque d'un bateau qu'elle se sert pour théière, le plus beau, le plus grand des bateaux, le dernier qu'elle a pu trouver dans Southampton, elle s'en fait chauffer du thé, par vagues et encore des vagues… Elle remue… Elle tourne le tout avec une rame qui est énorme… Ça l'occupe.
Elle regarde rien d'autre, sérieuse pour toujours qu'elle est et penchée.
La ronde est passée tout à fait au-dessus d'elle mais elle a même pas bougé, elle a l'habitude qu'ils viennent tous les fantômes du continent se perdre par ici… C'est fini.
Elle tripote, ça lui suffit, le feu qu'est sous la cendre, entre deux forêts mortes, avec ses doigts.
Elle essaye de l'animer, tout est à elle à présent, mais son thé il ne bouillira plus jamais.
Il n'y a plus de vie pour les flammes.
Plus de vie au monde pour personne qu'un petit peu pour elle encore et tout est presque fini…