Au moment où j'allais pour prendre mon billet, il m'ont retenu encore, pour une semaine de plus fut-il convenu. Histoire de me montrer les environs de Toulouse, les bords du fleuve bien frais, dont on m'avait beaucoup parlé, et de me faire visiter surtout ces jolis vignobles des environs, dont tout le monde en ville semblait fier et content, comme si tout le monde était déjà propriétaire. Il ne fallait pas que je m'en aille ainsi, ayant seulement visité les cadavres à la mère Henrouille. Cela ne se pouvait pas ! Enfin, des manières…

J'étais mou devant tant d'amabilité. Je n'osais pas beaucoup insister pour rester à cause de mon intimité avec la Madelon, intimité qui devenait un peu dangereuse. La vieille commençait à se douter de quelque chose entre nous. Une gêne.

Mais elle ne devait pas nous accompagner la vieille dans cette promenade. D'abord, elle ne voulait pas le fermer son caveau, même pour un seul jour. J'acceptai donc de rester, et nous voilà partis par un beau dimanche matin pour la campagne. Lui, Robinson, nous le tenions par le bras entre nous deux. À la gare, on a pris des secondes. Ça sentait fort le saucisson quand même dans le compartiment tout comme en troisième. À un pays qui s'appelait Saint-Jean nous descendîmes. Madelon avait l'air de s'y retrouver dans la région et d'ailleurs elle rencontra tout de suite des connaissances venues d'un peu partout. Une belle journée d'été s'annonçait, on pouvait le dire. Tout en nous promenant, fallait raconter tout ce qu'on voyait à Robinson. « Ici c'est un jardin… Là voilà un pont et dessus un pêcheur à la ligne… Il n'attrape rien le pêcheur… Attention au cycliste… » Par exemple l'odeur des frites le guidait bien. C'est même lui qui nous entraîna vers le débit où on les faisait les frites pour dix sous à la fois. Je l'avais toujours connu moi Robinson aimant les frites, comme moi d'ailleurs. C'est parisien le goût des frites. Madelon préférait le vermouth, elle, sec et tout seul.

Les rivières ne sont pas à leur aise dans le Midi. Elles souffrent qu'on dirait, elles sont toujours en train de sécher. Collines, soleil, pêcheurs, poissons, bateaux, petits fossés, lavoirs, raisins, saules pleureurs, tout le monde en veut, tout en réclame. De l'eau on leur en demande beaucoup trop, alors il en reste pas beaucoup dans le lit du fleuve. On dirait par endroits un chemin mal inondé plutôt qu'une vraie rivière. Puisqu'on était venus pour le plaisir fallait se dépêcher d'en trouver. Aussitôt finies les frites, nous décidâmes qu'un petit tour en bateau, avant le déjeuner, ça nous distrairait, moi ramant bien entendu, et eux deux me faisant face, la main dans la main, Robinson et Madelon.

Nous voilà donc partis au fil des eaux, comme on dit, raclant le fond par-ci par-là, elle avec des petits cris, lui pas très rassuré non plus. Des mouches et encore des mouches. Des libellules qui surveillent la rivière avec leurs gros yeux partout et des menus coups de queue craintifs. Une chaleur étonnante, à faire fumer toutes les surfaces. On glisse dessus, depuis les longs remous plats là-bas jusqu'aux branches mortes… Au ras des rives brûlantes qu'on passe, à la recherche de bouffées d'ombre qu'on attrape comme on peut au revers de quelques arbres pas trop criblés par le soleil. Parler donne plus chaud encore si possible. On n'ose pas dire non plus qu'on est mal.

Robinson, c'était naturel, en eut assez le premier de la navigation. Je proposai alors qu'on aille s'aborder devant un restaurant. Nous n'étions pas les seuls à avoir eu la même petite idée. Tous les pêcheurs du bief en vérité y étaient installés déjà au bistrot, avant nous, jaloux d'apéritifs, et retranchés derrière leurs siphons. Robinson n'osait pas me demander s'il était cher ce café que j'avais choisi mais je lui épargnai tout de suite ce souci en l'assurant que tous les prix étaient affichés et tous fort raisonnables. C'était vrai. À sa Madelon, il ne lâchait plus la main.

Je peux dire à présent qu'on a payé dans ce restaurant comme si on avait mangé, mais on n'avait qu'essayé de bouffer seulement. Mieux vaut ne pas parler des plats qu'on nous a servis. Ils y sont encore.

Pour passer l'après-midi ensuite, organiser une séance de pêche avec Robinson, c'était trop compliqué et on lui aurait fait du chagrin puisqu'il aurait même pas pu voir son bouchon. Mais moi, d'autre part, de la rame, j'en étais déjà malade, rien qu'après l'épreuve du matin. Ça suffisait. Je n'avais plus l'entraînement des rivières d'Afrique. J'avais vieilli en ça comme pour tout.

Pour changer quand même d'exercice j'affirmai alors qu'une petite promenade à pied, tout simplement, le long de la berge, nous ferait joliment du bien, au moins jusqu'à ces herbes hautes qu'on apercevait à moins d'un kilomètre de distance, près d'un rideau de peupliers.

Nous voilà avec Robinson, encore repartis bras dessus bras dessous, Madelon elle, nous précédait de quelques pas. C'était plus commode pour avancer dans les herbes. À un détour de la rivière nous entendîmes de l'accordéon. D'une péniche ça venait le son, une belle péniche amarrée à cet endroit du fleuve. La musique le retint Robinson. C'était bien compréhensible dans son cas et puis il avait toujours eu un faible pour la musique. Alors contents nous, d'avoir trouvé quelque chose qui l'amusait, nous campâmes sur ce gazon même, moins poussiéreux que celui de la berge en pente à côté. On voyait que ça n'était pas une péniche ordinaire. Bien propre et fignolée qu'elle était, une péniche pour habiter seulement, pas pour le cargo, avec tout plein de fleurs dessus et même une petite niche bien pimpante pour le chien. Nous lui décrivîmes la péniche à Robinson. Il voulait tout savoir.

« Je voudrais bien, moi aussi, demeurer dans un bateau bien propre comme celui-là, qu'il a dit alors, et toi ? qu'il demandait à Madelon…

— Je t'ai bien compris va ! qu'elle a répondu. Mais c'est une idée qui revient cher que tu as Léon ! Ça vaut encore bien plus cher, je suis sûre, qu'une maison de rapport ! »

On s'est mis là-dessus, tous les trois, à réfléchir sur le prix qu'elle pouvait bien coûter une péniche ainsi faite et nous n'en sortions pas de nos estimations… Chacun tenait à son chiffre. L'habitude qu'on avait, nous autres, de compter tout haut à propos de tout… La musique de l'accordéon nous parvenait bien câline pendant ces temps, et même les paroles d'une chanson d'accompagnement… Finalement nous tombâmes d'accord qu'elle devait coûter telle quelle au moins dans les cent mille francs la péniche. À faire rêver…

Ferme tes jolis yeux, car les heures sont brèves…

Au pays merveilleux, au doux pays du rê-ê-ve,

Voilà ce qu'ils chantaient dans l'intérieur, des voix d'hommes et de femmes mélangées, un peu faux, mais bien agréablement tout de même à cause de l'endroit. Ça allait avec la chaleur et la campagne, et l'heure qu'il était et la rivière.

Robinson s'entêtait à estimer des mille et des cents. Il trouvait que ça valait davantage encore, telle qu'on la lui avait décrite la péniche… Parce qu'elle avait un vitrail dessus pour voir plus clair dedans et des cuivres partout, enfin du luxe…

« Léon tu te fatigues, essayait de le calmer Madelon, allonge-toi plutôt dans l'herbe qui est bien épaisse et repose-toi un peu… Cent mille ou cinq cent mille, c'est pas à toi ni à moi non plus n'est-ce pas ?… Alors c'est vraiment pas la peine de t'exciter… »

Mais il était allongé et il s'excitait quand même sur le prix et il voulait se rendre compte à toute force et essayer de la voir la péniche qui valait si cher…

« A-t-elle un moteur ? » qu'il demandait… On ne savait pas nous.

J'ai été regarder à l'arrière puisqu'il insistait, rien que pour lui faire plaisir, pour voir si j'apercevais pas le tuyau d'un petit moteur..

Ferme tes jolis yeux, car la vie n'est qu'un songe…

L'amour n'est qu'un menson-on-on-ge…

Ferme tes jolis yeuuuuuuux !

Ils continuaient ainsi à chanter les gens dedans. Nous alors, enfin, on est tombés de fatigue… Ils nous endormaient.

À un moment l'épagneul de la petite niche a bondi dehors et il est venu aboyer sur la passerelle et dans notre direction. Il nous a réveillés en sursaut et on l'a engueulé nous autres l'épagneul ! Peur de Robinson.

Un type qu'avait l'air d'être le propriétaire sortit alors sur le pont par la petite porte de la péniche. Il ne voulait pas qu'on gueule après son chien et on s'est expliqués ! Mais quand il a eu compris que Robinson était pour ainsi dire aveugle, ça l'a calmé subitement cet homme et même qu'il s'est trouvé bien couillon. Il se ravisa de nous engueuler et se laissa même un peu traiter de mufle pour arranger les choses… Il nous pria en compensation de venir prendre le café chez lui, dans sa péniche, parce que c'était sa fête qu'il a ajouté. Il ne voulait plus qu'on reste là au soleil nous autres, à griller, et patati et patata… Et que ça tombait justement bien parce qu'ils étaient treize à table… Un homme jeune que c'était, le patron, un fantaisiste. Il aimait les bateaux qu'il nous a expliqué encore… On a compris tout de suite. Mais sa femme avait peur de la mer, alors ils s'étaient bien amarrés là, pour ainsi dire sur les cailloux. Chez lui, dans sa péniche, ils semblaient assez contents de nous recevoir. Sa femme d'abord, une belle personne qui jouait de l'accordéon comme un ange. Et puis de nous avoir invités pour le café c'était aimable quand même ! On aurait pu être des n'importe quoi ! C'était confiant en somme de leur part… Tout de suite nous comprîmes qu'il ne fallait pas leur faire honte à ces hôtes charmants… Surtout devant leurs convives… Robinson avait bien des défauts, mais c'était, d'habitude, un garçon sensible. Dans son cœur, rien qu'aux voix, il a compris qu'il fallait nous tenir et ne plus lâcher des grossièretés. Nous n'étions pas bien habillés certes, mais tout de même bien propres et décents. Le patron de la péniche, je l'ai examiné de plus près, il devait bien avoir dans la trentaine, avec des beaux cheveux bruns poétiques et un gentil complet du genre matelot mais en fignolé. Sa jolie femme possédait justement des vrais yeux « de velours ».

Leur déjeuner venait de se terminer. Les restes étaient copieux. Nous ne refusâmes pas le petit gâteau, mais non ! Et le porto pour aller avec. Depuis longtemps, je n'avais pas entendu des voix aussi distinguées moi. Ils ont une certaine manière de parler les gens distingués qui vous intimide et moi qui m'effraye, tout simplement, surtout leurs femmes, c'est cependant rien que des phrases mal foutues et prétentieuses, mais astiquées alors comme des vieux meubles. Elles font peur leurs phrases bien qu'anodines. On a peur de glisser dessus, rien qu'en leur répondant. Et même quand ils prennent des tons canailles pour chanter des chansons de pauvres en manière de distraction, ils le gardent cet accent distingué qui vous met en méfiance et en dégoût, un accent qui a comme un petit fouet dedans, toujours, comme il en faut un, toujours, pour parler aux domestiques. C'est excitant, mais ça vous incite en même temps à trousser leurs femmes rien que pour la voir fondre, leur dignité, comme ils disent…

J'expliquai doucement à Robinson la manière dont c'était meublé autour de nous, rien que de l'ancien. Ça me rappelait un peu la boutique de ma mère, mais en plus propre et en mieux arrangé évidemment. Chez ma mère ça sentait toujours le vieux poivre.

Et puis pendus aux cloisons des tableaux du patron, partout. Un peintre. C'est la femme qui me le révéla et cela en faisant mille façons encore. Sa femme, elle l'aimait, ça se voyait son homme. C'était un artiste le patron, beau sexe, beaux cheveux, belles rentes, tout ce qu'il faut pour être heureux ; de l'accordéon par là-dessus, des amis, des rêveries sur le bateau, sur les eaux rares et qui tournent en rond, bien heureux à ne partir jamais… Ils avaient tout cela chez eux avec tout le sucre et la fraîcheur précieuse du monde entre les « brise-brise » et le souffle du ventilateur et la divine sécurité.

Puisqu'on était venus nous, il fallait nous mettre à l'unisson. Des boissons glacées et des fraises à la crème d'abord, mon dessert chéri. Madelon se tortillait pour en reprendre. Elle aussi, les belles manières à présent ça la gagnait. Les hommes la trouvaient gentille Madelon, le beau-père surtout, un bien cossu, il en paraissait tout content de l'avoir à côté de lui Madelon, et alors de se trémousser pour lui être agréable. Il fallait quérir par toute la table encore des gourmandises, rien que pour elle, qui s'en mettait jusqu'au bout du nez, de la crème. D'après la conversation il était veuf le beau-père. Pour sûr qu'il oubliait. Bientôt, elle posséda Madelon, aux liqueurs, son petit pompon. Le complet que portait Robinson, le mien aussi suintaient la fatigue et les saisons et les re-saisons, mais dans l'abri où nous nous trouvions, ça pouvait ne pas se voir. Tout de même je me sentais un peu humilié au milieu des autres, si confortables en tout, propres comme des Américains si bien lavés, si bien tenus, prêts pour les concours d'élégance.

Madelon éméchée ne se tenait plus très bien. Son petit profil pointé vers les peintures, elle racontait des bêtises, l'hôtesse qui s'en rendait un peu compte se remit à l'accordéon pour arranger les choses cependant que tous chantaient et nous trois aussi en sourdine mais faux alors et platement, la même chanson qu'on entendait dehors tout à l'heure, et puis une autre.

Robinson avait trouvé moyen d'engager la conversation avec un vieux monsieur qui paraissait tout connaître de la culture du cacao. Un beau sujet. Un colonial, deux coloniaux. « Quand j'étais en Afrique, entendis-je pour ma grande surprise affirmer Robinson, au temps où j'étais Ingénieur Agronome de la Compagnie Pordurière répétait-il, je mettais la population entière d'un village à la récolte… etc… » Il ne pouvait pas me voir et alors il s'en donnait à cœur ouvert… Tant que ça pouvait… Des faux souvenirs… Plein la vue au vieux monsieur… Des mensonges ! Tout ce qu'il pouvait trouver pour se mettre à la hauteur du vieux monsieur compétent. Lui toujours assez réservé Robinson dans son langage, il m'agaçait et me peinait même à divaguer de la sorte.

On l'avait installé à l'honneur dans le creux d'un gros divan plein de parfums, un verre de fine en main droite, pendant que de l'autre il évoquait en larges gestes la majesté des forêts inconquises et les fureurs de la tornade équatoriale. Il était parti, bien parti… Alcide aurait bien rigolé s'il avait pu être là lui aussi, dans un petit coin. Pauvre Alcide !

Pas à dire, pour être bien, on était bien dans leur péniche. Surtout qu'il commençait à se lever un petit vent de rivière et que flottaient dans le cadre des fenêtres les rideaux tuyautés comme autant de petits drapeaux de fraîche gaieté.

Enfin, ce refurent les glaces et puis encore du champagne. Le patron, c'était sa fête, il l'a bien répété cent fois. Il avait entrepris de donner du plaisir pour une fois à tous et même aux passants de la route. À nous pour une fois. Pendant une heure, deux, trois peut-être, on serait tous réconciliés sous sa gouverne, on serait tous copains, les connus et les autres et même les étrangers, et même nous trois qu'on avait racolés sur la rive, faute de mieux, pour n'être plus treize à table. J'en allais me mettre à chanter ma petite chanson d'allégresse et puis je me ravisai, trop fier soudain, conscient. Ainsi trouvai-je bon de leur révéler, pour justifier mon invitation malgré tout, j'en avais chaud à la tête, qu'ils venaient d'inviter en ma personne, l'un des médecins les plus distingués de la région parisienne ! Ils ne pouvaient pas s'en douter ces gens-là d'après ma mise évidemment ! Et à la médiocrité de mes compagnons non plus ! Mais aussitôt qu'ils connurent mon rang, ils se déclarèrent enchantés, flattés, et sans plus attendre, chacun d'eux se mit à m'initier à ses petits malheurs particuliers du corps ; j'en profitai pour me rapprocher de la fille d'un entrepreneur, une petite cousine bien râblée qui souffrait précisément d'urticaire et de renvois aigres pour un oui, pour un non.

Quand on est pas habitué aux bonnes choses de la table et du confort, elles vous grisent facilement. La vérité ne demande qu'à vous quitter. Il s'en faut toujours de très peu pour qu'elle vous libère. On n'y tient pas à sa vérité. Dans cette abondance soudaine d'agréments le bon délire mégalomane vous prend comme un rien. Je me mis à divaguer à mon tour, tout en lui parlant d'urticaire à la petite cousine. On s'en sort des humiliations quotidiennes en essayant comme Robinson de se mettre à l'unisson des gens riches, par les mensonges, ces monnaies du pauvre. On a tous honte de sa viande mal présentée, de sa carcasse déficitaire. Je ne pouvais pas me résoudre à leur montrer ma vérité ; c'était indigne d'eux comme mon derrière. Il me fallait faire coûte que coûte bonne impression.

À leurs questions, je me mis à répondre par des trouvailles, comme tout à l'heure Robinson au vieux monsieur. À mon tour j'étais envahi de superbe !… Ma grande clientèle !… Le surmenage !… Mon ami Robinson… l'ingénieur, qui m'avait offert l'hospitalité dans son petit chalet toulousain…

Et puis d'abord quand il a bien bu et bien mangé le convive, il est facilement convaincu. Heureusement ! Tout passe ! Robinson m'avait précédé dans le bonheur furtif des bobards impromptus, le suivre ne demandait plus qu'un tout petit effort.

À cause des lunettes fumées qu'il portait, les gens ne pouvaient pas très bien discerner l'état de ses yeux à Robinson. Nous attribuâmes généreusement son malheur à la guerre. Dès lors, nous fûmes bien installés, haussés socialement et puis patriotiquement jusqu'à eux, nos hôtes, surpris un peu d'abord par la fantaisie du mari, le peintre, que sa situation d'artiste mondain forçait tout de même de temps à autre à quelques actions insolites… Ils se mirent, les invités, à nous trouver réellement tous les trois bien aimables et intéressants au possible.

En tant que fiancée, Madelon ne tenait peut-être pas son rôle aussi pudiquement qu'il eût fallu, elle excitait tout le monde, y compris les femmes, à ce point que je me demandais si tout ça n'allait pas se terminer en partouze. Non. Les propos s'effilochèrent graduellement rompus par l'effort baveux d'aller au-delà des mots. Rien n'arriva.

Nous restions accrochés aux phrases et aux coussins, bien ahuris par l'essai commun de nous rendre heureux, plus profondément, plus chaudement et encore un peu plus, les uns les autres, le corps repu, par l'esprit seulement, à faire tout le possible pour tenir tout le plaisir du monde dans le présent, tout ce qu'on connaissait de merveilleux en soi et dans le monde, pour que le voisin enfin se mette à en profiter aussi et qu'il nous avoue le voisin que c'était bien cela qu'il cherchait d'admirable, qu'il ne lui manquait justement que ce don de nous depuis tant et tant d'années, pour être enfin parfaitement heureux, et pour toujours ! Qu'on lui avait révélé enfin sa propre raison d'être ! Et qu'il fallait aller le dire à tout le monde alors, qu'il l'avait trouvée sa raison d'être ! Et qu'on boive encore un coup ensemble pour fêter et célébrer cette délectation et que cela dure toujours ainsi ! Qu'on ne change plus jamais de charme ! Que jamais surtout on ne retourne à ces temps abominables, aux temps sans miracles, aux temps d'avant qu'on se connaisse et qu'on se soye admirablement retrouvés !… Tous ensemble désormais ! Enfin ! Toujours !…

Le patron lui, ne put se retenir de le rompre le charme.

Il avait sa manie de nous parler de sa peinture, qui le turlupinait vraiment trop fort, de ses tableaux, à toute force et à n'importe quel propos. Ainsi par sa sottise obstinée, bien que soûls, la banalité revint parmi nous écrasante. Vaincu déjà, j'allai lui adresser quelques compliments bien sentis et resplendissants au patron, du bonheur en phrases pour les artistes. C'est de ça qu'il lui fallait. Dès qu'il les eut reçus mes compliments, ce fut comme un coït. Il se laissa couler vers un des sofas bouffis du bord et s'endormit presque aussitôt, bien gentiment, évidemment heureux. Les convives pendant ce temps-là se suivaient encore les contours du visage avec des regards plombés et mutuellement fascinés, indécis entre le sommeil presque invincible et les délices d'une digestion miraculeuse.

J'économisai pour ma part cette envie de somnoler et je me la réservai pour la nuit. Les peurs survivantes de la journée éloignent trop souvent le sommeil et quand on a la veine de se constituer, pendant qu'on le peut, une petite provision de béatitude, il faudrait être bien imbécile pour la gaspiller en futiles roupillons préalables. Tout pour la nuit ! C'est ma devise ! Il faut tout le temps songer à la nuit. Et puis d'abord nous demeurions invités pour le dîner, c'était le moment de se refaire l'appétit…

Nous profitâmes de l'ahurissement qui régnait pour nous esquiver. Nous exécutâmes tous les trois une sortie tout à fait discrète, évitant les convives assoupis et gentiment parsemés autour de l'accordéon de la patronne. Les yeux de la patronne adoucis de musique clignaient à la recherche de l'ombre. « À tout à l'heure » nous fit-elle, quand nous passâmes auprès d'elle et son sourire s'acheva dans un rêve.

Nous n'allâmes pas très loin, tous les trois, seulement jusqu'à cet endroit que j'avais repéré où la rivière faisait un coude, entre deux rangs de peupliers, des grands peupliers bien pointus. On découvre dans cet endroit-là toute la vallée et même au loin cette petite ville dans son creux, ratatinée autour du clocher planté comme un clou dans le rouge du ciel.

« À quelle heure avons-nous un train pour rentrer ? s'inquiéta tout de suite Madelon.

— T'en fais pas ! qu'il la rassura lui. Ils nous reconduiront en auto, c'est entendu… Le patron l'a dit… Ils en ont une… »

Madelon n'insista plus. Elle restait songeuse de plaisir. Une véritable excellente journée.

« Et tes yeux, Léon, comment qu'ils vont à présent ? qu'elle lui demanda alors.

– Ça va bien mieux. Je voulais rien te dire encore à cause que j'en étais pas sûr, mais je crois bien que de l'œil gauche surtout je commence à pouvoir même compter les bouteilles sur la table… J'en ai bu pas mal, t'as remarqué ? Et il était bon !…

— Le gauche, c'est le côté du cœur », qu'elle nota Madelon joyeuse. Elle était toute contente, ça se comprend, de son mieux de ses yeux à lui.

« Embrasse-moi alors que je t'embrasse ! » qu'elle lui proposa. Je commençais moi à me sentir de trop auprès de leurs effusions. J'avais cependant du mal à m'éloigner, parce que je ne savais plus très bien par où partir. Je me suis donné l'air d'aller faire un besoin derrière l'arbre qui était un peu plus loin et je suis resté là derrière l'arbre en attendant que ça leur passe. C'était tendre ce qu'ils se racontaient. Je les entendais. Des dialogues d'amour les plus plats, c'est toujours tout de même un peu drôle quand on connaît les gens. Et puis je ne leur avais jamais entendu dire des choses comme celles-ci.

« C'est bien vrai que tu m'aimes ? qu'elle lui demandait.

— Autant que mes yeux que je t'aime ! qu'il lui répondait.

— C'est pas rien, ce que tu viens de dire Léon !… Mais tu m'as pas encore vue Léon ?… Peut-être que quand tu m'auras vue avec tes yeux à toi et plus seulement avec les yeux des autres, que tu m'aimeras plus autant ?… À ce moment-là, tu reverras les autres femmes et peut-être que tu te mettras à les aimer toutes ?… Comme les copains ?… »

Cette remarque qu'elle lui faisait, en douce, c'était pour moi. Je ne m'y trompais pas… Elle me croyait loin déjà et que je pouvais pas l'entendre… Alors elle m'en mettait un bon coup… Elle perdait pas son temps… Lui, l'ami, il se mit à protester. « Par exemple !… » qu'il faisait. Et que tout ça c'était tien que des suppositions ! Des calomnies…

« Moi, Madelon, pas du tout ! qu'il se défendait. Je suis pas dans son genre, moi ! Qu'est-ce qui te fait croire que je suis comme lui ?… Après gentille comme t'as été avec moi ?… Je m'attache moi ! Je suis pas un salaud moi ! C'est pour toujours, que je t'ai dit, j'ai qu'une parole ! C'est pour toujours ! T'es jolie, je le sais déjà, mais tu le seras encore bien plus une fois que je t'aurai vue… Là ! Tu es contente à présent ? Tu pleures plus ? Je peux pas t'en dire davantage tout de même !

– Ça c'est mignon, Léon ! » qu'elle lui répondait alors et en se blottissant dans lui. Ils étaient en train de faire des serments, on pouvait plus les arrêter, le ciel était plus assez grand.

« Je voudrais que tu soyes toujours heureuse avec moi… qu'il lui faisait, bien doucement après. Que t'ayes tien à faire et que t'ayes cependant tout ce qu'il te faut…

— Ah ! comme t'es bon mon Léon. T'es meilleur que j'imaginais encore… T'es tendre ! T'es fidèle ! et t'es tout !…

— C'est parce que je t'adore, ma mimine… »

Et ils s'échauffaient encore en plus, en pelotages. Et puis comme pour me tenir éloigné de leur bonheur intense, à moi ils m'en remettaient un sale vieux coup…

Elle d'abord : « Le Docteur, ton ami, il est gentil n'est-ce pas ? » Elle revenait à la charge, comme si je lui étais resté sur l'estomac. « Il est gentil !… Je ne veux rien dire contre lui, puisque c'est un ami à toi… Mais c'est un homme qu'on dirait brutal tout de même avec les femmes… Je veux pas en dire du mal puisque je crois c'est vrai qu'il t'aime bien… Mais enfin ça serait pas mon genre… J'vais te dire… Ça va pas te vexer au moins ? » Non, rien ne le vexait Léon. « Eh bien, il me semble, le Docteur, qu'il les aime comme trop les femmes… Comme les chiens un peu, tu me comprends ?… Tu trouves pas toi ?… C'est comme s'il sautait dessus qu'on dirait toujours ! Il fait du mal et il s'en va… Tu trouves pas toi ? qu'il est comme ça ? »

Il trouvait, le saligaud, il trouvait tout ce qu'elle voulait, il trouvait même que ce qu'elle disait était tout à fait juste et rigolo. Drôle comme tout. Il l'encourageait à continuer et il s'en donnait le hoquet.

« Oui, c'est bien vrai ce que t'as remarqué à son sujet Madelon, c'est un homme qu'est pas mauvais Ferdinand, mais pour la délicatesse, c'est pas son fort, on peut le dire, et puis pour la fidélité non plus d'ailleurs !… Ça j'en suis sûr !…

— T'as dû lui en connaître toi des maîtresses, hein dis Léon ? »

Elle se tuyautait la vache.

« Autant comme autant ! qu'il lui a répondu fermement, mais tu sais… Lui d'abord… Il est pas difficile !… »

Il fallait tirer une conclusion de ces propos, Madelon s'en chargea.

« Les médecins, c'est bien connu, c'est tous des cochons… la plupart du temps… Mais lui, alors, je crois qu'il est fadé dans son genre !…

— T'as jamais si bien dit », qu'il l'a approuvée, mon bon, mon heureux ami, et il a continué : « C'est à ce point que j'ai souvent cru, tellement qu'il était porté là-dessus, qu'il prenait des drogues… Et puis alors, il possède un de ces machins ! Si tu voyais ça cette grosseur ! C'est pas naturel !…

— Ah ! ah ! fit Madelon perplexe du coup et qu'essayait de se souvenir de mon machin. Tu crois alors qu'il aurait des maladies, toi dis ? » Elle était bien inquiète, navrée soudain par ces informations intimes.

« Ça, j'en sais rien, fut-il obligé de convenir, à regret, je peux rien assurer… Mais y a des chances avec la vie qu'il mène.

— Tout de même t'as raison, il doit prendre des drogues… Ça doit être pour ça qu'il est quelquefois si bizarre… »

Et sa petite tête elle travaillait, à Madelon, du coup. Elle ajouta : « À l'avenir il faudra qu'on se méfie de lui un peu…

— T'en as pas peur quand même ? qu'il lui a demandé. Il est rien pour toi, au moins ?… Il t'a jamais fait d'avances ?

— Ah ça non alors, j'aurais pas voulu ! Mais on ne sait jamais ce qui peut lui passer par la tête… Suppose par exemple qu'il fasse une crise… Ça fait des crises ces gens-là, avec les drogues !… Toujours est-il que c'est pas moi qui me ferais soigner par lui !…

— Moi non plus, maintenant qu'on en a parlé ! » qu'il a approuvé Robinson. Et par là-dessus, encore tendresse et caresses…

« Câlin !… Câlin !… qu'elle le berçait.

— Minon !… Minon !… » qu'il lui répondait. Et puis des silences entre avec des rages de baisers dedans.

« Dis-moi vite que tu m'aimes autant de fois que tu pourras, pendant que je t'embrasse jusqu'à l'épaule… »

Ça commençait au cou le petit jeu.

« Que je suis rouge, moi ! qu'elle s'exclamait en soufflant… J'étouffe !… Donne-moi de l'air ! » Mais il la laissait pas souffler. Il recommençait. Moi dans l'herbe à côté, j'essayais de voir ce qui allait se passer. Il lui prenait les bouts des seins entre les lèvres et il s'amusait avec. Enfin, des petits jeux. J'en étais tout rouge aussi moi et d'un tas de sentiments et tout émerveillé en plus par mon indiscrétion.

« Nous deux on sera bien heureux, hein dis-moi Léon ? Dis-moi que t'en es bien sûr qu'on sera heureux ? »

C'était l'entracte. Et puis encore des projets d'avenir à n'en plus finir comme pour refaire un monde entier, mais un monde rien que pour eux deux par exemple ! Moi surtout pas dedans du tout. On aurait dit qu'ils n'en avaient jamais fini de se débarrasser de moi, de déblayer leur intimité de ma sale évocation.

« Y a longtemps hein, que vous êtes des amis ensemble avec Ferdinand ? »

Ça la tracassait ce truc-là…

« Des années, oui… Par ici… Par là… qu'il a répondu. On s'est rencontrés d'abord au hasard, dans les voyages… Lui c'est un type qui aime à voir des pays… Moi aussi, dans un sens, alors c'est comme si on avait fait route ensemble depuis longtemps… Tu comprends ?… » Il ramenait ainsi notre vie à de moindres banalités.

« Eh bien ! ça va cesser d'être si copains, mon mignon ! Et à partir de maintenant encore ! qu'elle lui a répondu bien déterminée, brève et nette… Ça va cesser !… Pas mon mimi que ça va cesser ?… Rien qu'avec moi toute seule que tu vas faire ta route à présent… Tu m'as compris ?… Pas mon mignon ?…

— T'es donc jalouse de lui alors ? qu'il lui a demandé un peu interloqué quand même, le couillon.

— Non ! je ne suis pas jalouse de lui, mais je t'aime trop tu vois, mon Léon, je veux t'avoir tout entier à moi… Te partager avec personne… Et puis d'abord il est pas une fréquentation pour toi à présent que je t'aime mon Léon… Il est trop vicieux… Tu comprends là ? Dis-moi que tu m'adores Léon ! Et que tu me comprends ?

— Je t'adore…

— Bien. »

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