Parapine, ce qu'il a trouvé d'abord en me revoyant, c'est que j'avais pas bonne mine.

« T'as dû bien te fatiguer toi, là-bas à Toulouse », qu'il a remarqué, soupçonneux, comme toujours.

C'est vrai qu'on avait eu des émotions là-bas à Toulouse, mais enfin, fallait pas se plaindre, puisque je l'avais échappé belle, du moins que j'espérais, aux vrais ennuis, en me défilant au moment critique.

Je lui expliquai donc l'aventure en détail en même temps que mes soupçons à Parapine. Mais il n'était pas convaincu que j'eusse agi avec beaucoup d'adresse dans la circonstance… On a pas eu le temps toutefois de bien discuter la chose parce que la question d'un boulot pour moi était devenue sur ces entrefaites si pressante qu'il fallait aviser. Pas de temps donc à perdre en commentaires… Je n'avais plus que cent cinquante francs d'économies et je ne savais plus trop où aller désormais pour m'établir. Au Tarapout ?… On n'embauchait plus. La crise. Retourner à La Garenne-Rancy alors ? Retâter de la clientèle ? J'y songeai bien pendant un instant, malgré tout, mais comme fin des fins seulement et bien à contrecœur. Rien qui s'éteigne comme un feu sacré.

C'est lui Parapine qui m'a tendu finalement la bonne perche avec une petite place qu'il a découverte pour moi dans l'Asile, précisément, où il travaillait et depuis des mois déjà.

Les affaires allaient encore assez bien. Dans cette Maison, Parapine était non seulement chargé du service des aliénés au cinéma, mais il s'occupait au surplus des étincelles. À heures précises, deux fois par semaine, il déclenchait des véritables orages magnétiques par-dessus la tête des mélancoliques rassemblés tout exprès dans une pièce bien close et bien noire. Du sport mental en somme et la réalisation de la belle idée du Docteur Baryton, son patron. Un radin d'ailleurs, ce compère, qui m'agréa pour un tout petit salaire, mais avec un contrat et des clauses longues comme ça, toutes à son avantage évidemment. Un patron en somme.

Nous n'étions dans son Asile qu'à peine rémunérés, c'était vrai, mais par contre nourris pas mal et couchés tout à fait bien. On pouvait s'envoyer aussi les infirmières. C'était permis et bien entendu tacitement. Baryton, le patron, n'y trouvait rien à redire à ces divertissements et il avait même remarqué que ces facilités érotiques attachaient le personnel à la maison. Pas bête, pas sévère.

Et puis c'était pas le moment d'abord de poser des questions et des conditions quand on venait m'offrir un petit beefsteak, qui tombait plus qu'à pic. À la réflexion, je n'arrivais pas très bien à saisir pourquoi Parapine m'avait voué soudain tant d'actif intérêt. Sa conduite à mon égard me tracassait. Lui attribuer, à lui, Parapine, des sentiments fraternels… C'était tout de même trop l'embellir… Ça devait être plus compliqué encore. Mais tout arrive…

À la table de midi nous nous retrouvions, c'était l'usage, réunis tous autour de Baryton, notre patron, aliéniste chevronné, barbe en pointe, cuisses brèves et charnues, bien gentil, question d'économie à part, chapitre sur lequel il se démontrait tout à fait écœurant chaque fois qu'on lui en fournissait le prétexte et l'occasion.

En fait de nouilles et de bordeaux râpeux, il nous gâtait, on peut le dire. Un vignoble entier lui était échu par héritage, nous expliqua-t-il. Tant pis pour nous ! Ce n'était qu'un petit cru, je l'affirme.

Son Asile de Vigny-sur-Seine ne désemplissait guère. On l'intitulait « Maison de Santé » sur les notices, à cause d'un grand jardin qui l'entourait, où nos fous se promenaient pendant les beaux jours. Ils s'y promenaient avec un drôle d'air d'équilibre difficile de leur tête sur leurs épaules, les fous, comme s'ils avaient constamment eu peur d'en répandre le contenu, par terre, en trébuchant. Là-dedans se tamponnaient toutes espèces de choses sautillantes et biscornues auxquelles ils tenaient horriblement.

Ils ne nous en parlaient de leurs trésors mentaux, les aliénés, qu'avec des tas de contorsions effrayées ou des allures de condescendance et protectrices, à la façon de très puissants administrateurs méticuleux. Pour un empire, on ne les aurait pas fait sortir de leurs têtes ces gens-là. Un fou, ce n'est que les idées ordinaires d'un nomme mais bien enfermées dans une tête. Le monde n'y passe pas à travers sa tête et ça suffit. Ça devient comme un lac sans rivière une tête fermée, une infection.

Baryton se fournissait en nouilles et en légumes à Paris, en gros. Aussi ne nous aimait-on guère chez les commerçants de Vigny-sur-Seine. Ils nous avaient même dans le nez les commerçants, on pouvait le dire. Ça ne nous coupait pas l'appétit cette animosité. À table, au début de mon stage, Baryton dégageait régulièrement les conclusions et la philosophie de nos propos décousus. Mais ayant passé sa vie au milieu des aliénés, à gagner sa croûte dans leur trafic, à partager leur soupe, à neutraliser tant bien que mal leurs insanités, rien ne lui semblait plus ennuyeux que d'avoir encore à parler parfois de leurs manies au cours de nos repas. « Ils ne doivent pas figurer dans la conversation des gens normaux ! » affirmait-il défensif et péremptoire. Il s'en tenait pour ce qui le concernait à cette hygiène mentale.

Lui, il l'aimait la conversation et d'une façon presque inquiète, il l'aimait amusante et surtout rassurante et bien sensée. Sur le compte des tapés il désirait ne point s'appesantir. Une instinctive antipathie à leur égard lui suffisait une fois pour toutes. Nos récits de voyages l'enchantaient par contre. On ne lui en donnait jamais assez. Parapine, dès mon arrivée, fut délivré partiellement de son bavardage. J'étais tombé à point pour distraire notre patron pendant les repas. Toutes mes pérégrinations y passèrent, longuement relatées, arrangées évidemment, rendues littéraires comme il le faut, plaisantes. Baryton faisait en mangeant, avec sa langue et sa bouche, énormément de bruit. Sa fille se tenait toujours à sa droite. Malgré ses dix ans elle semblait déjà flétrie à jamais sa fille Aimée. Quelque chose d'inanimé, un incurable teint grisaille estompait Aimée à notre vue, comme si des petits nuages malsains lui fussent continuellement passés devant la figure.

Entre Parapine et Baryton survenaient de petits froissements. Cependant Baryton ne gardait rancune de rien à personne du moment qu'on ne se mêlait aucunement des bénéfices de son entreprise. Ses comptes constituèrent pendant longtemps le seul côté sacré de son existence.

Un jour, Parapine, au temps où il lui parlait encore, lui avait déclaré tout cru à table qu'il manquait d'Éthique. D'abord, cette remarque ça l'avait froissé Baryton. Et puis tout s'était arrangé. On ne se fâche pas pour si peu. Au récit de mes voyages Baryton éprouvait non seulement un émoi romanesque, mais encore le sentiment de réaliser des économies. « Quand on vous a entendu, on n'a plus besoin d'aller les voir, ces pays-là, tellement vous les racontez bien Ferdinand ! » Il ne pouvait songer à m'adresser un plus gentil compliment. Nous ne recevions dans son Asile que les fous de surveillance facile et jamais les aliénés très méchants et nettement homicides. Son Asile n'était point un lieu absolument sinistre. Peu de grilles, quelques cachots seulement. Le sujet le plus inquiétant, c'était peut-être encore parmi tous, la petite Aimée sa propre fille. Elle ne comptait pas parmi les malades cette enfant, mais le milieu la hantait.

Quelques hurlements, de temps à autre, nous parvenaient jusqu'à notre salle à manger, mais l'origine de ces cris était toujours assez futile. Ils duraient peu d'ailleurs. On observait encore de longues et brusques vagues de frénésie qui venaient secouer de temps à autre les groupes d'aliénés, à propos de rien, au cours de leurs vadrouilles interminables, entre la pompe, les bosquets et les bégonias en massifs. Tout cela finissait sans trop d'histoires et d'alarmes par des bains tièdes et des bonbonnes de sirop Thébaïque.

Aux quelques fenêtres des réfectoires qui donnaient sur la rue les fous venaient parfois hurler et ameuter le voisinage, mais l'horreur leur restait plutôt à l'intérieur. Ils s'en occupaient et la préservaient leur horreur, personnellement, contre nos entreprises thérapeutiques. Ça les passionnait cette résistance.

En pensant à présent, à tous les fous que j'ai connus chez le père Baryton, je ne peux m'empêcher de mettre en doute qu'il existe d'autres véritables réalisations de nos profonds tempéraments que la guerre et la maladie, ces deux infinis du cauchemar.

La grande fatigue de l'existence n'est peut-être en somme que cet énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c'est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d'avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu'on nous a donné.

Des malades, nous en avions à l'Asile, à tous les prix, les plus opulents demeuraient en chambres fortement capitonnées Louis XV. À ceux-là, Baryton rendait chaque jour sa petite visite hautement tarifée. Eux l'attendaient. De temps à autre, il recevait une maîtresse paire de gifles, Baryton, formidable à vrai dire, longuement préméditée. Tout de suite il la portait sur la note au titre de traitement spécial.

À table Parapine restait sur la réserve, non point que mes succès oratoires devant Baryton le vexassent le moins du monde, au contraire, il semblait plutôt moins préoccupé qu'autrefois, au temps des microbes, et en définitive, presque content. Il faut noter qu'il avait eu joliment peur avec ses histoires de mineures. Il en demeurait un peu déconcerté vis-à-vis du sexe. Aux heures libres, il rôdait autour des pelouses de l'Asile, lui aussi, tout comme un malade, et quand je passais auprès de lui, il m'adressait des petits sourires, mais si indécis, si pâles ces sourires, qu'on aurait pu les prendre pour des adieux.

En nous agréant tous les deux dans son personnel technique Baryton faisait une bonne acquisition puisque nous lui avions apporté non seulement tout notre dévouement de chaque heure, mais encore de la distraction et ces échos d'aventures dont il était friand et sevré. Aussi prenait-il souvent plaisir à nous témoigner de sa satisfaction. Il émettait toutefois quelques réserves en ce qui concernait Parapine.

Il n'avait jamais été avec Parapine entièrement à son aise. « Parapine… Voyez-vous Ferdinand… me fit-il un jour en confidence, c'est un Russe ! » Le fait d'être russe pour Baryton, c'était quelque chose d'aussi descriptif, morphologique, irrémissible, que « diabétique » ou « petit nègre ». Lancé sur ce sujet qui lui agaçait l'âme depuis bien des mois, il se mit en ma présence et pour mon bénéfice particulier à travailler énormément du cerveau… Je ne le reconnaissais pas Baryton. Nous allions justement ensemble jusqu'au « tabac » du pays pour chercher des cigarettes.

« Parapine, n'est-ce pas Ferdinand, c'est un garçon que je trouve tout à fait intelligent, c'est bien entendu… Mais tout de même il a une intelligence entièrement arbitraire ce garçon-là ! Ne trouvez-vous pas Ferdinand ? (“entièremeng qu'il disait). C'est un garçon, d'abord, qui ne veut pas s'adapter… Cela se remarque tout de suite chez lui… Il n'est même pas à son aise dans son métier… Il n'est même pas à son aise en ce monde !… Avouez-le !… Et en cela il a tort ! Tout à fait tort !… Puisqu'il souffre !… C'est la preuve ! Tenez, moi, regardez comme je m'adapte Ferdinand !… (Il s'en tapait sur le sternum.) Que demain la terre se mette par exemple à tourner dans l'autre sens. Eh bien moi ? Je m'adapterai, Ferdinand ! Et tout de suite encore ! Et savez-vous comment, Ferdinand ? Je dormirai un bon coup de douze heures en plus, et tout sera dit ! Et voilà tout ! Et houp ! Ce n'est pas plus malin que cela ! Et ce sera fait ! Je serai adapté ! Tandis que votre Parapine lui, dans une aventure semblable savez-vous ce qu'il fera ? Il en ruminera des projets et des amertumes pendant cent ans encore !… J'en suis certain ! Je vous le dis !… N'est-ce point vrai ? Il en perdra son sommeil du coup que la terre se mette à tourner à l'envers !… Il y trouvera je ne sais quelle injustice spéciale !… Trop d'injustice !… C'est sa manie d'ailleurs, l'injustice !… Il m'en parlait énormément de l'injustice à l'époque où il daignait me parler encore… Et croyez-vous qu'il se contentera de pleurnicher ? Ce ne serait que demi-mal !… Mais non ! Il cherchera tout de suite un truc pour la faire sauter la terre ! Pour se venger Ferdinand ! Et le pire, je vais vous le dire le pire, Ferdinand… Mais là alors tout à fait entre nous… Eh bien c'est qu'il le trouvera le truc !… Comme je vous le dis ! Ah ! tenez Ferdinand essayez de bien retenir ce que je vais vous expliquer… Il existe des fous simples et puis il existe d'autres fous, ceux que torture la marotte de la civilisation… Il m'est affreux de penser que Parapine est à ranger parmi ceux-ci !… Savez-vous ce qu'un jour il m'a dit ?

— Non Monsieur…

— Eh bien, il m'a dit : “Entre le pénis et les mathématiques Monsieur Baryton, il n'existe rien ! Rien ! C'est le vide !” Et puis tenez-vous encore !… Savez-vous ce qu'il attend pour me reparler à nouveau ?

— Non Monsieur Baryton, non, je n'en sais rien du tout…

— Il ne vous l'a donc pas raconté ?

— Non, pas encore…

— Eh bien, à moi, il me l'a dit… Il attend qu'advienne l'âge des mathématiques ! Tout simplement ! Il est absolument résolu ! Comment trouvez-vous cette manière impertinente d'agir à mon égard ? Son aîné ? Son chef ?… »

Il fallait bien que je me misse à rigoler un brin pour que passe entre nous cette exorbitante fantaisie. Mais Baryton n'entendait plus la bagatelle. Il trouvait même le moyen de s'indigner de bien d'autres choses…

« Ah ! Ferdinand ! Je vois que tout ceci ne vous semble qu'anodin… Innocentes paroles, billevesées extravagantes entre tant d'autres… Voici ce que vous semblez conclure… Rien que cela n'est-ce pas ?… Ô imprudent Ferdinand ! Laissez-moi au contraire vous mettre bien soigneusement en garde contre ces errements, futiles seulement d'apparence ! Je vous déclare que vous avez tout à fait tort !… Tout à fait tort !… Mille fois tort en vérité !… Au cours de ma carrière, vous m'accorderez le crédit d'avoir entendu à peu près tout ce qu'on peut entendre ici et ailleurs en fait de froids et de chauds délires ! Rien ne m'a manqué !… Vous me l'accordez n'est-ce pas Ferdinand ?… Et je ne donne point l'impression d'être non plus porté, vous l'avez certainement observé, Ferdinand, aux angoisses… Aux exagérations ?… Non, n'est-ce pas ? C'est bien peu devant mon jugement que la force d'un mot et même de plusieurs mots et même de phrases et de discours entiers !… Assez simple de naissance et de par ma nature, on ne peut me refuser ceci d'être un de ces humains largement inhibés auxquels les mots ne font point peur !… Eh bien, Ferdinand, après consciencieuse analyse, en ce qui concerne Parapine, je me suis trouvé contraint de me tenir sur mes gardes !… De formuler les plus expresses réserves… Son extravagance à lui ne ressemble à aucune de celles qui sont inoffensives et courantes… Elle appartient m'a-t-il semblé, à l'une des rares formes redoutables de l'originalité, une de ces lubies aisément contagieuses : sociales et triomphantes pour tout dire !… Ce n'est peut-être point tout à fait encore de la folie dont il s'agit dans le cas de votre ami… Non ! Ce n'est peut-être que de la conviction exagérée… Mais je m'y connais en fait de démences contagieuses… Rien n'est plus grave que la conviction exagérée !… J'en ai connu bon nombre, moi qui vous parle Ferdinand, de ces sortes de convaincus et de diverses provenances encore !… Ceux qui parlent de justice m'ont semblé, en définitive, être les plus enragés !… Au début, ces justiciers m'ont un peu intéressé, je le confesse… À présent ils m'agacent, ils m'irritent au possible ces maniaques… N'est-ce point votre avis ?… On découvre chez les hommes je ne sais quelle facilité de transmission de ce côté qui m'épouvante et chez tous les hommes m'entendez-vous ?… Remarquez-le Ferdinand ! Chez tous ! Comme pour l'alcool ou l'érotisme… Même prédisposition… Même fatalité… Infiniment répandue… Vous rigolez Ferdinand ? Vous m'effrayez alors à votre tour ! Fragile ! Vulnérable ! Inconsistant ! Périlleux Ferdinand ! Quand je pense que je vous croyais sérieux, moi !… N'oubliez pas que je suis vieux, Ferdinand, je pourrais me payer le luxe de m'en foutre moi de l'avenir ! Cela me serait permis ! Mais à vous ! »

En principe, pour toujours et en toutes choses j'étais du même avis que mon patron. Je n'avais pas fait de grands progrès pratiques au cours de mon existence tracassée, mais j'avais appris quand même les bons principes d'étiquette de la servitude. Du coup avec Baryton, grâce à ces dispositions, on était devenus bien copains pour finir, je n'étais jamais contrariant moi, je mangeais peu à table. Un gentil assistant en somme, tout à fait économique et pas ambitieux pour un sou, pas menaçant.

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