Autant pas se faire d'illusions, les gens n'ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c'est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous. Ils essayent de s'en débarrasser de leur peine, sur l'autre, au moment de l'amour, mais alors ça ne marche pas et ils ont beau faire, ils la gardent tout entière leur peine, et ils recommencent, ils essayent encore une fois de la placer. « Vous êtes jolie, Mademoiselle », qu'ils disent. Et la vie les reprend, jusqu'à la prochaine où on essayera encore le même petit truc. « Vous êtes bien jolie, Mademoiselle !… »

Et puis à se vanter entre-temps qu'on y est arrivé à s'en débarrasser de sa peine, mais tout le monde sait bien n'est-ce pas que c'est pas vrai du tout et qu'on l'a bel et bien gardée entièrement pour soi. Comme on devient de plus en plus laid et répugnant à ce jeu-là en vieillissant, on ne peut même plus la dissimuler sa peine, sa faillite, on finit par en avoir plein la figure de cette sale grimace qui met des vingt ans, des trente ans et davantage à vous remonter enfin du ventre sur la face. C'est à cela que ça sert, à ça seulement, un homme, une grimace, qu'il met toute une vie à se confectionner, et encore qu'il arrive même pas toujours à la terminer tellement qu'elle est lourde et compliquée la grimace qu'il faudrait faire pour exprimer toute sa vraie âme sans rien en perdre.

La mienne à moi, j'étais justement en train de bien la fignoler avec des factures que je n'arrivais pas à payer, des petites pourtant, mon loyer impossible, mon pardessus beaucoup trop mince pour la saison, et le fruitier qui rigolait en coin à me voir compter mes sous, à hésiter devant son brie, à rougir au moment où le raisin commence à coûter cher. Et puis aussi à cause des malades qui n'étaient jamais contents. Le coup du décès de Bébert ne m'avait pas fait du bien non plus dans les environs. Cependant la tante ne m'en voulait pas. On pouvait pas dire qu'elle ait été méchante la tante dans la circonstance, non. C'est plutôt du côté des Henrouille, dans leur pavillon, que je me suis mis à récolter subitement des tas d'ennuis et à concevoir des craintes.

Un jour, la vieille mère Henrouille, comme ça, elle a quitté son pavillon, son fils, sa bru, et elle s'est décidée d'elle-même à venir me rendre une visite. C'était pas bête. Et puis alors elle est revenue souvent pour me demander si je croyais vraiment moi qu'elle était folle. Ça lui faisait comme une distraction à cette vieille de venir exprès pour me questionner là-dessus. Elle m'attendait dans la pièce qui me servait de salle d'attente. Trois chaises et un guéridon à trois pieds.

Et quand je suis rentré ce soir-là, je l'ai trouvée dans la salle d'attente en train de consoler la tante à Bébert en lui racontant tout ce qu'elle avait perdu elle, vieille Henrouille, en fait de parents sur la route, avant de parvenir à son âge, des nièces à la douzaine, des oncles par-ci, par-là, un père bien loin là-bas, au milieu de l'autre siècle et des tantes encore, et puis ses propres filles disparues celles-là un peu partout, qu'elle ne savait même plus très bien ni où, ni comment, devenues si vagues, si incertaines ses propres filles qu'elle était comme obligée de les imaginer à présent et avec bien de la peine encore dès qu'elle voulait en parler aux autres. Ce n'était même plus tout à fait des souvenirs ses propres enfants. Elle traînait tout un peuple de trépas anciens et menus autour de ses vieux flancs, des ombres muettes depuis longtemps, des chagrins imperceptibles qu'elle essayait de faire remuer encore un peu quand même, avec bien du mal, pour la consolation, quand j'arrivai, de la tante à Bébert.

Et puis Robinson est venu me voir à son tour. On leur a fait faire connaissance à tous. Des amis.

C'est même de ce jour-là, je m'en suis souvenu depuis, qu'il a pris l'habitude de la rencontrer dans ma salle d'attente, la vieille mère Henrouille, Robinson. Ils se parlaient. C'est le lendemain qu'on enterrait Bébert. « Irez-vous ? qu'elle demandait, la tante, à tous ceux qu'elle rencontrait, je serais bien contente que vous y alliez…

— Bien sûr que j'irai, qu'a répondu la vieille. Ça fait plaisir dans ces moments-là d'avoir du monde autour de soi. » On ne pouvait plus la retenir dans son taudis. Elle était devenue sorteuse.

« Ah ! bien alors tant mieux si vous venez ! que la remerciait la tante. Et vous, Monsieur, vous y viendrez-t-y aussi ? demandait-elle à Robinson.

— Moi, j'ai peur des enterrements, Madame, faut pas m'en vouloir », qu'il a répondu lui pour se défiler.

Et puis chacun d'eux a encore parlé un bon coup rien que pour son compte, presque violemment, même la très vieille Henrouille, qui s'est mêlée à la conversation. Beaucoup trop haut qu'ils parlaient tous, comme chez les fous.

Alors je suis venu chercher la vieille pour l'emmener dans la pièce à côté où je consultais.

J'avais pas grand-chose à lui dire. C'est elle plutôt qui me demandait des choses. Je lui ai promis de pas insister pour le certificat. On est revenus dans la pièce s'asseoir avec Robinson et la tante et on a discuté encore tous pendant une vraie heure sur le cas malheureux de Bébert. Tout le monde était du même avis décidément dans le quartier, que je m'étais donné bien du mal pour sauver le petit Bébert, que c'était une fatalité seulement, que je m'étais bien conduit en somme, et ça c'était presque une surprise pour tout le monde. La mère Henrouille quand on lui eut dit l'âge de l'enfant, sept ans, elle a paru s'en sentir mieux et comme toute rassurée. La mort d'un enfant si jeune lui apparaissait comme un véritable accident seulement, pas comme une mort normale et qui puisse la faire réfléchir, elle.

Robinson se mit à nous raconter une fois de plus que les acides lui brûlaient l'estomac et les poumons, l'étouffaient et le faisaient cracher tout noir. Mais la mère Henrouille elle, ne crachait pas, ne travaillait pas dans les acides, ce que Robinson racontait à ce sujet-là ne pouvait donc pas l'intéresser. Elle était venue seulement pour se faire bien son opinion à mon sujet. Elle me dévisageait de coin pendant que je parlais, avec ses petites prunelles agiles et bleuettes et Robinson n'en perdait pas une miette de toute cette inquiétude latente entre nous. Il faisait sombre dans ma salle d'attente, la grande maison de l'autre côté de la rue pâlissait largement avant de céder à la nuit. Après cela, il n'y eut plus que nos voix à nous, entre nous, et tout ce qu'elles ont toujours l'air d'être tout près de dire les voix et ne disent jamais.

Une fois seul avec lui, j'ai essayé de lui faire comprendre que je n'avais plus du tout envie de le revoir Robinson, mais il est revenu quand même vers la fin du mois et puis alors presque chaque soir. C'est vrai qu'il n'allait pas bien du tout de la poitrine.

« M. Robinson est encore venu vous demander… me rappelait ma. concierge qui s'intéressait à lui. Il n'en sortira pas hein ?… qu'elle ajoutait. Il toussait encore quand il est venu… » Elle savait bien que ça m'agaçait qu'elle m'en parle.

C'est vrai qu'il toussait. « Y a pas moyen, qu'il prédisait lui-même, j'en finirai jamais…

— Attends l'été prochain encore ! Un peu de patience ! Tu verras… Ça finira tout seul… »

Enfin ce qu'on dit dans ces cas-là. Je pouvais pas le guérir moi, tant qu'il travaillerait dans les acides… J'essayais de le remonter quand même.

« Tout seul, que je guérirai ? qu'il répondait. Tu y vas bien toi !… On dirait que c'est facile à respirer comme moi je respire… Je voudrais t'y voir toi avec un truc comme le mien dans la caisse… On se dégonfle avec un truc comme j'en ai un dans la caisse… Et puis voilà que je te dis moi…

— T'es déprimé, tu passes par un mauvais moment, mais quand tu iras mieux… Même un peu mieux, tu verras…

— Un peu mieux ? Au trou que j'irai un peu mieux ! J'aurais surtout mieux fait d'y rester moi à la guerre en fait de vrai mieux ! Toi ça te va d'être revenu… T'as rien à dire ! »

Les hommes y tiennent à leurs sales souvenirs, à tous leurs malheurs et on ne peut pas les en faire sortir. Ça leur occupe l'âme. Ils se vengent de l'injustice de leur présent en besognant l'avenir au fond d'eux-mêmes avec de la merde. Justes et lâches qu'ils sont tout au fond. C'est leur nature.

Je ne lui répondais plus rien. Alors il m'en voulait.

« Tu vois bien que toi aussi t'es du même avis ! »

Pour être tranquille, j'allai lui chercher une petite potion contre la toux. C'est que ses voisins se plaignaient de ce qu'il n'arrêtait pas de tousser et qu'ils ne pouvaient pas dormir. Pendant que je lui remplissais la bouteille, il se demandait encore où il avait bien pu l'attraper cette toux incoercible. Il demandait aussi en même temps que je lui fasse des piqûres : avec des sels d'or.

« Si j'en crève des piqûres, tu sais j'y perdrai rien ! »

Mais je me refusais, bien entendu, à entreprendre une thérapeutique héroïque quelconque. Je voulais avant tout qu'il s'en aille.

J'en avais perdu moi-même tout entrain rien qu'à le revoir traîner par ici. Toutes les peines du monde j'éprouvais déjà à ne pas me laisser aller au courant de ma propre débine, à ne pas céder à l'envie de fermer ma porte une fois pour toutes et vingt fois par jour je me répétais : « À quoi bon ? » Alors encore l'écouter jérémiader au surplus, c'était vraiment trop.

« Tu n'as pas de courage, Robinson ! finissais-je par lui dire… Tu devrais te marier, ça te donnerait peut-être du goût pour la vie… » S'il avait pris une femme, il m'aurait débarrassé un peu. Là-dessus il s'en allait tout vexé. Il n'aimait pas mes conseils, surtout ceux-là. Il ne me répondait même pas sur cette question du mariage. C'était, c'est vrai aussi, un conseil bien niais que je lui donnais là.

Un dimanche où je n'étais pas de service nous sortîmes ensemble. Au coin du boulevard Magnanime, on est allés prendre à la terrasse un petit cassis et un diabolo. On ne se parlait pas beaucoup, on n'avait plus grand-chose à se dire. D'abord, à quoi ça sert les mots quand on est fixé ? À s'engueuler et puis c'est tout. Il ne passe pas beaucoup d'autobus le dimanche. De la terrasse c'est presque un plaisir de voir le boulevard tout net, tout reposé lui aussi, devant soi. On avait le gramophone du bistrot derrière.

« T'entends ? qu'il me fait Robinson. Il joue des airs d'Amérique, son phono ; je les reconnais ces airs-là moi, c'est les mêmes qu'on jouait à Detroit chez Molly… »

Pendant deux ans qu'il avait passés là-bas, il n'était pas entré bien avant dans la vie des Américains ; seulement, il avait été comme touché quand même par leur espèce de musique, où ils essayent de quitter eux aussi leur lourde accoutumance et la peine écrasante de faire tous les jours la même chose et avec laquelle ils se dandinent avec la vie qui n'a pas de sens, un peu, pendant que ça joue. Des ours, ici, là-bas.

Il n'en finissait pas son cassis à réfléchir à tout ça. Un peu de poussière s'élevait de partout. Autour des platanes vadrouillent les petits enfants barbouillés et ventrus, attirés, eux aussi, par le disque. Personne ne lui résiste au fond à la musique. On n'a rien à faire avec son cœur, on le donne volontiers. Faut entendre au fond de toutes les musiques l'air sans notes, fait pour nous, l'air de la Mort.

Quelques boutiques ouvrent encore le dimanche par entêtement : la marchande de pantoufles sort de chez elle et promène, en bavardant, d'une devanture voisine à l'autre, ses kilos de varices après les jambes.

Au kiosque, les journaux du matin pendent avachis et jaunes un peu déjà, formidable artichaut de nouvelles en train de rancir. Un chien, dessus, fait pipi, vite, la gérante somnole.

Un autobus à vide fonce vers son dépôt. Les idées aussi finissent par avoir leur dimanche ; on est plus ahuri encore que d'habitude. On est là, vide. On en baverait. On est content. On a rien à causer, parce qu'au fond il ne vous arrive plus rien, on est trop pauvre, on a peut-être dégoûté l'existence ? Ça serait régulier.

« Tu vois pas un truc, toi, que je pourrais faire, pour sortir de mon métier qui me crève ? »

Il émergeait de sa réflexion.

« J' voudrais en sortir de mon business, comprends-tu ? J'en ai assez moi de me crever comme un mulet… J' veux aller me promener moi aussi… Tu connais pas des gens qu'auraient besoin d'un chauffeur, par hasard ?… T'en connais pourtant du monde, toi ? »

C'était des idées du dimanche, des idées de gentleman qui le prenaient. Je n'osais pas le dissuader, lui insinuer qu'avec une tête d'assassin besogneux comme la sienne, personne ne lui confierait jamais son automobile, qu'il conserverait toujours un trop drôle d'air, avec ou sans livrée.

« T'es pas encourageant en somme, qu'il a conclu alors. J'en sortirai donc jamais à ton avis ?… C'est donc plus la peine même que j'essaye ?… En Amérique j'allais pas assez vite, que tu disais… En Afrique, c'est la chaleur qui me crevait… Ici, je suis pas assez intelligent… Enfin partout il y a quelque chose que j'ai en plus ou en moins… Mais tout ça je m'en rends compte, c'est du “bourre-mou” ! Ah ! si j'avais du pognon !… Tout le monde me trouverait bien gentil ici… là-bas… Et partout… En Amérique même… C'est-y pas vrai ce que je dis là ? Et toi-même ?… Il nous manque qu'une petite maison de rapport avec six locataires qui payent bien…

— C'est effectivement vrai », répondis-je.

Il n'en revenait pas d'être arrivé tout seul à cette conclusion majeure. Alors il me regarda drôlement, comme s'il me découvrait soudain un aspect inouï de dégueulasse.

« Toi, quand j'y pense, t'as le bon bout. Tu vends tes bobards aux crevards et pour le reste, tu t'en fous… T'es pas contrôlé, rien… T'arrives et tu pars quand tu veux, t'as la liberté en somme… T'as l'air gentil mais t'es une belle vache tout dans le fond !…

— Tu es injuste Robinson !

— Dis donc alors, trouve-moi donc quelque chose ! »

Il y tenait ferme à son projet de laisser son métier dans les acides à d'autres…

Nous repartîmes par les petites rues latérales. Vers le soir on croirait encore que c'est un village, Rancy. Les portes maraîchères s'entrouvrent. La grande cour est vide. La niche du chien aussi. Un soir, comme celui-ci, il y a longtemps déjà, les paysans sont partis de chez eux, chassés par la ville qui sortait de Paris. Il ne reste plus qu'un ou deux débits de ces temps-là, invendables et moisis et repris déjà par les glycines lasses qui retombent au versant des petits murs cramoisis d'affiches. La herse pendue entre deux gargouilles n'en peut plus de rouiller. C'est un passé auquel on ne touche plus. Il s'en va tout seul. Les locataires d'à présent sont bien trop fatigués le soir pour toucher à rien d'abord devant chez eux quand ils rentrent. Ils vont s'entasser simplement par ménages dans ce qui reste des salles communes et boire. Le plafond porte les cercles de la fumée des « suspensions » vacillantes d'alors. Tout le quartier tremblote sans se plaindre au ronron continu de la nouvelle usine. Les tuiles moussues chutent en dégringolades sur les hauts pavés bossus comme il n'en existe plus guère qu'à Versailles et dans les prisons vénérables.

Robinson m'accompagna jusqu'au petit parc municipal, tout cintré d'entrepôts, où viennent s'oublier sur les pelouses teigneuses tous les abandons d'alentour entre le boulodrome à gâteux, la Vénus insuffisante et le monticule de sable pour jouer et faire pipi.

On s'est remis à parler comme ça de choses et d'autres. « Ce qui me manque, tu vois, c'est de pouvoir supporter la boisson. » C'était son idée. « Quand je bois j'ai des crampes que c'est à y pas tenir. C'est pire ! » Et il me donnait la preuve tout de suite par une série de renvois qu'il n'avait même pas bien supporté notre petit cassis de cet après-midi… « Ainsi tu vois ? »

Devant sa porte, il m'a quitté. « Le Château des Courants d'Air » comme il annonçait. Il a disparu. Je croyais ne pas le revoir de sitôt.

Mes affaires eurent l'air de vouloir reprendre un petit peu et juste au cours de cette nuit-là.

Rien que dans la maison du Commissariat, je fus appelé deux fois d'urgence. Le dimanche soir tous les soupirs, les émotions, les impatiences, sont déboutonnés. L'amour-propre est sur le pont dominical et en goguette encore. Après une journée entière de liberté alcoolique, voici les esclaves qui tressaillent un peu, on a du mal à les faire se tenir, ils reniflent, ils s'ébrouent et font clinquer leurs chaînes.

Rien que dans la maison du Commissariat, deux drames se déroulaient à la fois. Au premier finissait un cancéreux, tandis qu'au troisième passait une fausse couche dont la sage-femme n'arrivait pas à se débrouiller. Elle donnait, cette matrone, des conseils absurdes à tout le monde, tout en rinçant des serviettes et des serviettes encore. Et puis, entre deux injections s'échappait pour aller piquer le cancéreux d'en bas, à dix francs l'ampoule d'huile camphrée s'il vous plaît. Pour elle la journée était bonne.

Toutes les familles de cette maison avaient passé leur dimanche en peignoir et bras de chemise en train de faire face aux événements et bien soutenues les familles par des nourritures épicées. Ça sentait l'ail et de plus drôles d'odeurs encore à travers les couloirs et l'escalier. Les chiens s'amusaient en cabriolant jusqu'au sixième. La concierge tenait à se rendre compte de l'ensemble. On la retrouvait partout. Elle ne buvait que du blanc elle, à cause que le rouge donne des pertes.

La sage-femme énorme et blousée mettait les deux drames en scène, au premier, au troisième, bondissante, transpirante, ravie et vindicative. Ma venue la mit en boule. Elle qui tenait son public en main depuis le matin, vedette.

J'eus beau m'ingénier, pour me la ménager, à me faire remarquer le moins possible, trouver tout bien (alors qu'en réalité elle n'avait guère accompli dans son office que d'abominables sottises), ma venue, ma parole, lui faisaient horreur d'emblée. Rien à faire. Une sage-femme qu'on surveille, c'est aimable comme un panaris. On ne sait plus où la mettre pour qu'elle vous fasse le moins de mal possible. Les familles débordaient de la cuisine jusqu'aux premières marches à travers le logement, se mêlant aux autres parents de la maison. Et comme il y en avait des parents ! Des gros et des fluets agglomérés en grappes somnolentes sous les lumières des « suspensions ». L'heure avançait et il en venait encore d'autres, de province où on se couche plus tôt qu'à Paris. Ils en avaient marre ceux-là. Tout ce que je leur racontais, à ces parents du drame d'en bas comme à ceux du drame d'en haut, était mal pris.

L'agonie du premier étage a peu duré. Tant mieux et tant pis. Au moment juste où il lui montait le grand hoquet, voilà son médecin ordinaire, le docteur Omanon qui monte lui, comme ça, pour voir s'il était mort son client et il m'engueule aussi lui ou presque, parce qu'il me trouve à son chevet. Je lui expliquai alors à Omanon que j'étais de service municipal du dimanche et que ma présence était bien naturelle et je suis remonté au troisième bien dignement.

La femme en haut saignait toujours du derrière. Pour un peu elle allait se mettre à mourir aussi sans attendre plus longtemps. Une minute pour lui faire une piqûre et me revoilà descendu auprès du type à Omanon. C'était bien fini. Omanon venait de s'en aller. Mais il avait quand même touché mes vingt francs la vache. Flanelle. Du coup, je ne voulais pas lâcher la place que j'avais prise chez la fausse couche. Je remontai donc dare-dare.

Devant la vulve saignante, j'expliquai encore des choses à la famille. La sage-femme, évidemment, n'était pas du même avis que moi. On aurait presque dit qu'elle gagnait son pognon à me contredire. Mais j'étais là, tant pis, faut s'en foutre qu'elle soye contente ou pas ! Plus de fantaisie ! J'en avais pour au moins cent balles si je savais m'y prendre et persister ! Du calme encore et de la science, Nom de Dieu ! Résister aux assauts des remarques et des questions pleines de vin blanc qui se croisent implacables au-dessus de votre tête innocente, c'est du boulot, c'est pas commode. La famille dit ce qu'elle pense à coups de soupirs et de renvois. La sage-femme attend de son côté que je patauge en plein, que je me sauve et que je lui laisse les cent francs. Mais elle peut courir la sage-femme ! Et mon terme alors ? Qui c'est qui le payera ? Cet accouchement vasouille depuis le matin, je veux bien. Ça saigne, je veux bien aussi, mais ça ne sort pas, et faut savoir tenir !

Maintenant que l'autre cancéreux est mort en bas, son public d'agonie furtivement remonte par ici. Tant qu'on est en train de passer la nuit blanche, qu'on en a fait le sacrifice, faut prendre tout ce qu'il y a à regarder en distractions dans les environs. La famille d'en bas vint voir si par ici ça allait se terminer aussi mal que chez eux. Deux morts dans la même nuit, dans la même maison, ça serait une émotion pour la vie ! Tout simplement ! Les chiens de tout le monde on les entend par coups de grelots qui sautent et cabriolent à travers les marches. Ils montent aussi eux. Des gens venus de loin entrent en surnombre encore, en chuchotant. Les jeunes filles d'un seul coup « apprennent l'existence » comme disent les mères, elles affectent des airs tendrement avertis devant le malheur. L'instinct féminin de consoler. Un cousin en est tout saisi qui les épiait depuis le matin. Il ne les quitte plus. C'est une révélation dans sa fatigue. Tout le monde est débraillé. Il épousera l'une d'elles le cousin mais il voudrait voir leurs jambes aussi pendant qu'il y est, pour pouvoir mieux choisir.

Cette expulsion de fœtus n'avance pas, le détroit doit être sec, ça ne glisse plus, ça saigne encore seulement. Ça aurait été son sixième enfant. Où il est le mari ? Je le réclame.

Fallait le trouver le mari pour pouvoir diriger sa femme sur l'hôpital. Une parente me l'avait proposé de l'envoyer à l'hôpital. Une mère de famille qui voulait tout de même aller se coucher elle, à cause des enfants. Mais quand on a eu parlé d'hôpital, personne alors ne fut plus d'accord. Les uns en voulaient de l'hôpital, les autres s'y montraient absolument hostiles à cause des convenances. Ils voulaient même pas qu'on en parle. On s'est même dit à ce propos-là des mots un peu durs entre parents qu'on oubliera jamais. Ils sont passés dans la famille. La sage-femme méprisait tout le monde. Mais c'est le mari, moi, pour ma part, que je désirais qu'on retrouve pour pouvoir le consulter, pour qu'on se décide enfin dans un sens ou dans l'autre. Le voilà qui se met à surgir d'un groupe, plus indécis encore que tous les autres le mari. C'était pourtant bien à lui de décider. L'hôpital ? Pas l'hôpital ? Que veut-il ? Il ne sait pas. Il veut regarder. Alors il regarde. Je lui découvre le trou de sa femme d'où suintent des caillots et puis des glouglous et puis toute sa femme entièrement, qu'il regarde. Elle qui gémit comme un gros chien qu'aurait passé sous une auto. Il ne sait pas en somme ce qu'il veut. On lui passe un verre de vin blanc pour le soutenir. Il s'assoit.

L'idée ne lui vient pas quand même. C'est un homme ça qui travaille dur dans la journée. Tout le monde le connaît bien au Marché et à la Gare surtout où il remise des sacs pour les maraîchers, et pas des petites choses, des gros lourds depuis quinze ans. Il est fameux. Son pantalon est vaste et vague et sa veste aussi. Il ne les perd pas mais il n'a pas l'air d'y tenir tellement que ça à sa veste et à son pantalon. C'est seulement à la terre et à rester droit dessus qu'il a l'air de tenir par ses deux pieds posés en large comme si elle allait se mettre à trembler la terre d'un moment à l'autre sous lui. Pierre qu'il s'appelle.

On l'attend. « Qu'est-ce que t'en penses toi Pierre ? » qu'on lui demande tout autour. Il se gratte et puis il va s'asseoir Pierre, auprès de la tête de sa femme comme s'il avait du mal à la reconnaître, elle qui n'en finit pas de mettre au monde tant de douleurs, et puis il pleure une espèce de larme Pierre, et puis il se remet debout. Alors on lui repose encore la même question. Je prépare déjà un billet d'admission pour l'hôpital. « Pense donc un peu, Pierre ! » que tout le monde l'adjure. Il essaye bien, mais il fait signe que ça ne vient pas. Il se lève et va vaciller vers la cuisine en emportant son verre. Pourquoi l'attendre encore ? Ça aurait pu durer le reste de la nuit son hésitation de mari, on s'en rendait bien compte tout autour. Autant s'en aller ailleurs.

C'était cent francs de perdus pour moi, voilà tout ! Mais n'importe comment avec cette sage-femme j'aurais eu des ennuis… C'était couru. Et d'autre part, je n'allais tout de même pas me lancer dans des manœuvres opératoires devant tout le monde, fatigué comme j'étais ! « Tant pis ! que je me suis dit. Allons-nous-en ! Ça sera pour une autre fois… Résignons-nous ! Laissons la nature tranquille, la garce ! »

À peine étais-je parvenu au palier, qu'ils me recherchaient tous et lui qui dégringole après moi. « Hé ! qu'il me crie, Docteur, ne partez pas !

— Que voulez-vous que je fasse ? que je lui réponds.

— Attendez ! Je vous accompagne Docteur !… Je vous en prie, monsieur le Doctceur !…

— C'est bien », que je lui ai fait, et je le laissai alors m'accompagner jusqu'en bas. Et nous voilà donc descendus. En passant au premier, je rentre tout de même pour dire au revoir à la famille du mort cancéreux. Le mari entre avec moi dans la pièce, on ressort. Dans la rue, il se mettait à mon pas. Il faisait vif dehors. On rencontre un petit chien qui s'entraînait à répondre aux autres de la zone à coups de longs hurlements. Et qu'il était entêté et bien plaintif. Déjà il savait y faire pour gueuler. Bientôt il serait un vrai chien.

« Tiens c'est “Jaune d'œuf” que remarque le mari, tout content de le reconnaître et de changer de conversation… Ce sont les filles du blanchisseur de la rue des Gonesses qui l'ont élevé au biberon, “Jaune d'œuf”, ce godon-là !… Vous les connaissez vous les filles du blanchisseur ?

— Oui », que je réponds.

Toujours pendant qu'on marchait, il s'est mis alors à me raconter les façons qu'on avait d'élever les chiens avec du lait sans que ça vous revienne trop cher. Tout de même il cherchait par-derrière ces mots-là toujours son idée à propos de sa femme.

Un débit restait ouvert près de la porte.

« Vous entrez-t'y, Docteur ? Je vous en offre un… »

J'allais pas le vexer. « Entrons ! » que je fais. « Deux crème. » Et j'en profite pour lui reparler de sa femme. Ça le rendait tout sérieux que je lui en parle, mais c'est à le décider que j'arrivais toujours pas. Sur le comptoir triomphait un gros bouquet. À cause de la fête du bistrot Martrodin. « Un cadeau des enfants ! » qu'il nous a annoncé lui-même. Alors, nous avons pris un vermouth avec lui, à l'honneur. Il y avait encore au-dessus du comptoir la Loi sur l'ivresse et un certificat d'études encadré. Du coup en voyant ça le mari voulait absolument que le bistrot se mette à lui réciter les sous-préfectures du Loir-et-Cher parce que lui il les avait apprises et il les savait encore. Après ça, il a prétendu que c'était pas le nom du bistrot qui était sur le certificat mais un autre et alors ils se sont fâchés et il est revenu s'asseoir à côté de moi le mari. Le doute l'avait repris tout entier. Il ne m'a même pas vu partir tellement que ça le tracassait…

Je ne l'ai jamais revu le mari. Jamais. Moi j'étais bien déçu par tout ce qui était arrivé ce dimanche-là et bien fatigué en plus.

Dans la rue, j'avais à peine fait cent mètres que j'aperçois Robinson qui s'en venait de mon côté, chargé de toutes espèces de planches, des petites et des grandes. Malgré la nuit, je l'ai bien reconnu. Bien gêné de me rencontrer il se défilait, mais je l'arrête.

« T'as donc pas été te coucher ? que je lui fis.

— Doucement !… qu'il me répond… Je reviens des constructions !…

— Qu'est-ce que tu vas faire avec tout ce bois-là ? Des constructions aussi ?… Un cercueil ?… Tu l'as volé au moins ?…

— Non, un clapier pour les lapins…

— T'élèves des lapins à présent ?

— Non, c'est pour les Henrouille…

— Les Henrouille ? Ils ont des lapins ?

— Oui, trois, qu'ils vont mettre dans la petite cour, tu sais, là où qu'habite leur vieille…

— Alors tu fais des cages à lapins à cette heure-ci ? C'est une drôle d'heure…

— C'est l'idée de sa femme…

— C'est une drôle d'idée !… Qu'est-ce qu'elle veut faire avec des lapins[26] ? Les revendre ? Des chapeaux de forme ?…

– Ça tu sais, tu lui demanderas quand tu la verras, moi pourvu qu'elle me donne les cent francs… »

Tout de même, cette affaire de clapier me paraissait bien drôle, comme ça, dans la nuit. J'insistai.

Alors il détourna la conversation.

« Mais comment es-tu venu chez eux ? demandai-je à nouveau. Tu ne les connaissais pas les Henrouille ?

— C'est la vieille qui m'a amené chez eux que je te dis, le jour où je l'ai rencontrée chez toi à la consultation… Elle est bavarde, cette vieille-là quand elle s'y met… T'as pas idée… On n'en sort pas… Alors elle est devenue comme copine avec moi et puis eux aussi… Y a des gens que j'intéresse tu sais !…

— Tu ne m'en avais jamais rien raconté de tout ça à moi… Mais puisque tu vas chez eux, tu dois savoir s'ils vont arriver à la faire interner leur vieille ?

— Non, ils n'ont pas pu à ce qu'ils m'ont dit… »

Toute cette conversation lui était bien déplaisante, je le sentais, il ne savait pas comment m'éliminer. Mais plus il fuyait, plus je tenais à en savoir…

« La vie est dure quand même, tu trouves pas ? Il faut en faire des trucs hein ? » qu'il répétait vaguement. Mais moi je le ramenais au sujet. J'étais décidé à ne pas le laisser se dérober…

« On dit qu'ils ont plus d'argent qu'ils en ont l'air les Henrouille ? Qu'est-ce que tu en dis, toi maintenant qui vas chez eux ?

— Oui, c'est bien possible qu'ils en aient, mais dans tous les cas, ils voudraient bien se débarrasser de la vieille ! »

À dissimuler, il n'avait jamais été fort Robinson.

« C'est à cause de la vie, tu sais, qui est de plus en plus chère, qu'ils voudraient bien s'en débarrasser. Ils m'ont dit comme ça que tu voulais pas la trouver folle, toi ?… C'est-y vrai ? »

Et sans insister après cette question, il me demanda vivement de quel côté je me dirigeais.

« Tu reviens d'une visite, toi ? »

Je lui racontai un peu mon aventure avec le mari que je venais de perdre en route. Ça le fit bien rigoler, seulement aussi en même temps ça le fit tousser.

Il se recroquevillait tellement dans le noir pour tousser sur lui-même que je ne le voyais presque plus, si près de moi, ses mains seulement je voyais encore un peu, qui se rejoignaient doucement comme une grosse fleur blême devant sa bouche, dans la nuit, à trembler. Il n'en finissait pas. « C'est les courants d'air ! » qu'il fit enfin à bout de toux, comme nous arrivions devant chez lui.

« Ça oui, il y en a chez moi des courants d'air ! et puis il y a des puces aussi ! T'en a-t-il aussi des puces chez toi ?… »

J'en avais. « Forcément, que je lui ai répondu, j'en rapporte de chez les malades.

— Tu trouves pas que ça sent la pisse les malades ? qu'il m'a demandé alors.

— Oui, et la sueur aussi…

— Tout de même, fit-il lentement après avoir bien réfléchi, j'aurais bien aimé moi à être infirmier.

— Pourquoi ?

— Parce que, tu vois, les hommes quand ils sont bien portants, y a pas à dire, ils vous font peur… Surtout depuis la guerre… Moi je sais à quoi ils pensent… Ils s'en rendent pas toujours compte eux-mêmes… Mais moi, je sais à quoi ils pensent… Quand ils sont debout, ils pensent à vous tuer… Tandis que quand ils sont malades, y a pas à dire ils sont moins à craindre… Faut t'attendre à tout, que je te dis, tant qu'ils tiennent debout. C'est pas vrai ?

— C'est bien vrai ! que je fus forcé de dire.

— Et alors toi, c'est-y pas pour ça aussi que tu t'es fait médecin ? » qu'il m'a demandé encore.

En cherchant, je me rendis compte qu'il avait peut-être raison Robinson. Mais il se remit tout de suite à tousser par quintes.

« Tu as les pieds mouillés, t'iras chercher une pleurésie en tirant des bordées dans la nuit… Rentre donc chez toi, lui conseillai-je. Va te coucher… »

De tousser ainsi coup sur coup, ça l'énervait.

« La vieille mère Henrouille, tiens en voilà une qui va attraper une sacrée grippe ! qu'il me tousse en rigolant dans l'oreille.

— Comment ça ?

— Tu vas voir !… qu'il me fait.

— Qu'est-ce qu'ils ont inventé ?

— J' peux pas t'en dire plus long… Tu verras…

— Raconte-moi donc ça, Robinson, voyons dégueulasse, tu sais bien que je répète jamais rien, moi… »

À présent, soudain, l'envie le prenait de tout me raconter, pour me prouver peut-être en même temps qu'il fallait pas le prendre pour aussi résigné et dégonflé qu'il en avait l'air.

« Vas-y donc ! le stimulai-je encore tout bas. Tu sais bien que moi je ne parle jamais… »

C'était l'excuse qu'il lui fallait pour se confesser.

« Pour ça c'est bien vrai, tu te tais bien », qu'il admit. Et le voilà alors parti et qui se met à table sérieusement, en veux-tu, en voilà…

On était bien seuls à cette heure-là sur le boulevard Coutumance.

« Tu te rappelles, commença-t-il, de l'histoire des marchands de carottes ? »

Tout d'abord, je ne m'en souvenais pas de cette histoire de marchands de carottes.

« Tu sais bien, voyons ? qu'il insiste… C'est toi-même qui me l'as racontée !…

— Ah ! oui… » Et que ça me revint alors d'un coup.

« Le cheminot de la rue des Brumaires ?… Celui qui avait reçu tout un pétard dans les testicules en allant voler les lapins ?…

— Oui, tu sais, chez le fruitier du quai d'Argenteuil…

— C'est vrai !… J'y suis à présent, que je fais. Alors ? » Parce que je ne voyais pas encore le rapport entre cette ancienne histoire et le cas de la vieille Henrouille.

Il ne tarda pas à me mettre les points sur les « i ».

« Tu comprends pas ?

— Non », que je fais… Mais bientôt je n'osai plus comprendre.

« Eh bien tout de même t'y mets du temps !…

— C'est que tu me parais drôlement parti… ne puis-je m'empêcher de remarquer. Vous n'allez tout de même pas vous mettre à assassiner la vieille Henrouille à présent pour faire plaisir à la bru ?

— Oh ! moi tu sais, je me contente de faire le clapier qu'ils me demandent… Pour le pétard c'est eux qui s'en occuperont… s'ils veulent…

— Combien qu'ils t'ont donné pour ça ?

— Cent francs pour le bois et puis deux cent cinquante francs pour la façon et puis encore mille francs rien que pour l'histoire… Et tu comprends… Ça n'est qu'un commencement… C'est une histoire, quand on saura bien la raconter, que c'est comme une vraie rente !… Hein, petit, tu te rends compte ?… »

Je me rendais compte en effet et je n'étais pas très surpris. Ça me rendait triste, voilà tout, un peu plus. Tout ce qu'on dit pour dissuader les gens dans ces cas-là c'est toujours bien insignifiant. Est-ce que la vie elle est gentille avec eux ? Pitié de qui et de quoi qu'ils auraient donc eux ? Pour quoi faire ? Des autres ? A-t-on jamais vu personne descendre en enfer pour remplacer un autre ? Jamais. On l'y voit l'y faire descendre. C'est tout.

La vocation de meurtre qui avait soudain possédé Robinson me semblait plutôt somme toute comme une espèce de progrès sur ce que j'avais observé jusqu'alors parmi les autres gens, toujours mi-haineux, mi-bienveillants, toujours ennuyeux par leur imprécision de tendances. Décidément d'avoir suivi dans la nuit Robinson jusque-là où nous en étions, j'avais quand même appris des choses.

Mais il y avait un danger : la Loi. « C'est dangereux que je lui fis remarquer la Loi. Si t'es pris, toi, tu n'y couperas pas avec ta santé… Tu y resteras en prison… Tu résisteras pas !…

— Tant pis alors qu'il m'a répondu, j'en ai trop marre des trucs réguliers à tout le monde… T'es vieux, t'attends encore ton tour de rigoler et quand il arrive… Bien patient s'il arrive… T'es crevé et enterré depuis longtemps… C'est un business pour les innocents les métiers honnêtes, comme on dit… D'abord tu sais ça aussi bien que moi…

— Possible… Mais les autres, les coups durs, tout le monde en tâterait si y avait pas les risques… Et la police est méchante tu sais… Y a le pour et le contre… » On examinait la situation.

« Je ne te dis pas le contraire, mais tu comprends, à travailler comme je travaille, dans les conditions où je suis, à pas dormir, à tousser, à faire des boulots comme un cheval en voudrait pas… Rien peut m'arriver à présent de pire… C'est mon avis… Rien… »

Je n'osais pas lui dire qu'il avait somme toute raison, à cause des reproches qu'il aurait pu me faire plus tard si sa nouvelle combinaison allait rater.

Pour me remettre en train il m'énuméra enfin quelques bons motifs de ne pas m'en faire à propos de la vieille, parce que d'abord après tout, de n'importe quelle façon, elle n'en avait plus à vivre pour bien longtemps, trop âgée déjà comme elle était. Il arrangerait son départ en somme et puis c'était tout.

Quand même pour une vilaine combine, c'était malgré tout une vilaine combine. Tout le détail était déjà convenu entre lui et les enfants : Puisque la vieille avait repris l'habitude de sortir de chez elle, on l'enverrait un beau soir porter à manger aux lapins… Le pétard y serait bien disposé… Il lui partirait en pleine face dès qu'elle toucherait à la porte… Tout à fait comme ça s'était passé chez le fruitier… Elle passait déjà pour folle dans le quartier, l'accident ne surprendrait personne… On dirait qu'on l'avait bien prévenue de jamais y aller aux lapins… Qu'elle avait désobéi… Et à son âge, elle en réchapperait sûrement pas d'un coup de pétard comme on lui en préparait un… comme ça en plein dans la tirelire.

Y a pas à dire, moi, j'en avais raconté une belle d'histoire à Robinson.

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