Entre la rue Ventru et la Place Lénine, c'est plus guère que des immeubles locatifs. Les entrepreneurs ont pris presque tout ce qu'il y avait encore là de campagne, les Garennes, comme on les appelait. Il en restait tout juste encore un petit peu vers le bout, quelques terrains vagues, après le dernier bec de gaz.

Coincés entre les bâtisses, moisissent ainsi quelques pavillons résistants, quatre pièces avec un gros poêle dans le couloir d'en bas ; on l'allume à peine, c'est vrai, le feu, à cause de l'économie. Il fume dans l'humidité. C'est des pavillons de rentiers, ceux qui restent. Dès qu'on entre chez eux on tousse à cause de la fumée. C'est pas des rentiers riches qui sont restés par là, non, surtout les Henrouille où on m'envoyait. Mais tout de même c'était des gens qui possédaient un petit quelque chose.

En entrant, ça sentait chez les Henrouille, en plus de la fumée, les cabinets et le ragoût. Leur pavillon venait de finir d'être payé. Ça leur représentait cinquante bonnes années d'économies. Dès qu'on entrait chez eux et qu'on les voyait on se demandait ce qu'ils avaient tous les deux. Eh bien, ce qu'ils avaient les Henrouille de pas naturel, c'est de ne jamais avoir dépensé pendant cinquante ans un seul sou à eux deux sans l'avoir regretté. C'est avec leur chair et leur esprit qu'ils avaient acquis leur maison, tel l'escargot. Mais lui l'escargot fait ça sans s'en douter.

Les Henrouille eux, n'en revenaient pas d'avoir passé à travers la vie rien que pour avoir une maison et comme des gens qu'on vient de désemmurer ça les étonnait. Ils doivent faire une drôle de tête les gens quand on les extirpe des oubliettes.

Les Henrouille, dès avant leur mariage, ils y pensaient déjà à s'acheter une maison. Séparément d'abord, et puis après, ensemble. Ils s'étaient refusé de penser à autre chose pendant un demi-siècle et quand la vie les avait forcés à penser à autre chose, à la guerre par exemple, et surtout à leur fils, ça les avait rendus tout à fait malades.

Quand ils avaient emménagé dans leur pavillon, jeunes mariés, avec déjà leurs dix ans d'économie chacun, il n'était pas tout à fait terminé. Il était encore situé au milieu des champs le pavillon. Pour y parvenir, l'hiver, fallait prendre ses sabots, on les laissait chez le fruitier du coin de la Révolte[18] en partant le matin au boulot, à six heures, à la station du tramway à cheval, pour Paris, à trois kilomètres de là pour deux sous.

Ça représente une belle santé pour y tenir toute une vie à un régime pareil. Leur portrait était au-dessus du lit, au premier étage, pris le jour de la noce. Elle était payée aussi leur chambre à coucher, les meubles, et même depuis longtemps. Toutes les factures acquittées depuis dix, vingt, quarante ans sont du reste épinglées ensemble, dans le tiroir d'en haut de la commode et le livre des comptes complètement à jour est en bas dans la salle à manger où on ne mange jamais. Henrouille vous montrera tout ça si vous voulez. Le samedi, c'est lui qui balance les comptes dans la salle à manger. Eux, ils ont toujours mangé dans la cuisine.

J'ai appris tout ça, peu à peu, par eux et puis par d'autres, et puis par la tante de Bébert. Quand je les ai eu mieux connus, ils m'ont raconté eux-mêmes leur grande peur, celle de toute leur vie, celle que leur fils, l'unique, lancé dans le commerce, ne fasse de mauvaises affaires. Pendant trente ans ça les avait réveillés presque chaque nuit, un peu ou beaucoup cette sale pensée-là. Établi dans les plumes ce garçon ! Songez un peu si on en a eu des crises dans les plumes depuis trente ans ! Y a peut-être pas eu un métier plus mauvais que la plume, plus incertain.

On connaît des affaires qui sont si mauvaises qu'on ne songe même pas à emprunter de l'argent pour les renflouer, mais il y en a des autres au sujet desquelles il est toujours plus ou moins question d'emprunts. Quand ils y pensaient à un emprunt comme ça, même encore à présent maison payée et tout, ils se levaient de leurs chaises les Henrouille et se regardaient en rougissant. Que feraient-ils eux dans un cas comme celui-ci ? Ils refuseraient.

Ils avaient décidé de tout temps de refuser à n'importe quel emprunt… Pour les principes, pour lui garder un pécule, un héritage et une maison à leur fils, le Patrimoine. C'est comme ça qu'ils raisonnaient. Un garçon sérieux certes, leur fils, mais dans les affaires, on peut se trouver entraîné…

Questionné, moi, je trouvais tout comme eux.

Ma mère aussi à moi, elle faisait du commerce ; ça nous avait jamais rapporté que des misères son commerce, un peu de pain et beaucoup d'ennuis. Je les aimais pas non plus, donc moi, les affaires. Le péril de ce fils, le danger d'un emprunt qu'il aurait pu à la rigueur envisager dans le cas d'une échéance périlleuse, je le comprenais d'emblée. Pas besoin de m'expliquer. Lui, le père Henrouille, il avait été petit clerc chez un notaire au boulevard Sébastopol pendant cinquante ans. Aussi, en connaissait-il des histoires de dilapidation de fortunes ! Il m'en a même raconté des fameuses. Celle de son propre père d'abord, c'est même à cause de sa faillite à son propre père qu'il n'avait pas pu se lancer dans le professorat Henrouille, après son bachot et qu'il avait dû se placer tout de suite dans les écritures. On s'en souvient de ces choses-là.

Enfin, leur pavillon payé, bien possédé et tout, plus un sou de dettes, ils n'avaient plus à s'en faire tous les deux du côté de la sécurité ! C'était dans leur soixante-sixième année.

Et voilà justement qu'il se met, lui alors, à éprouver un drôle de malaise, ou plutôt, il y a longtemps qu'il l'éprouvait cette espèce de malaise mais avant, il n'y pensait pas, à cause de la maison à payer. Quand ce fut de ce côté-là une affaire bien réglée et entendue et bien signée, il s'y mit à y penser à son curieux malaise. Comme des étourdissements et puis des sifflets de vapeur dans chaque oreille qui le prenaient.

C'est vers ce moment-là aussi qu'il s'est mis à acheter le journal puisqu'on pouvait bien se le payer désormais ! Dans le journal c'était justement écrit et décrit tout ce qu'il ressentait Henrouille dans ses oreilles. Il a alors acheté le médicament qu'on recommandait dans l'annonce, mais ça n'a rien changé à son malaise, au contraire ; ça avait l'air de lui siffler davantage encore. Davantage rien que d'y penser peut-être ? Tout de même ils ont été ensemble consulter le médecin du Dispensaire. « C'est de la pression artérielle » qu'il leur a dit.

Ça l'avait frappé ce mot-là. Mais au fond cette obsession lui arrivait bien à point. Il s'était tant fait de bile pendant tellement d'années pour la maison et les échéances du fils, qu'il y avait comme une place brusquement de libre dans la trame d'angoisses qui lui tenait toute la viande depuis quarante années aux échéances et dans la même constante craintive ferveur. À présent que le médecin lui en avait parlé de sa pression artérielle, il l'écoutait sa tension battre contre son oreiller, dans le fond de son oreille. Il se relevait même pour se tâter le pouls et il restait après là, bien immobile, près de son lit, dans la nuit, longtemps, pour sentir son corps s'ébranler à petits coups mous, chaque fois que son cœur battait. C'était sa mort, qu'il se disait, tout ça, il avait toujours eu peur de la vie, à présent il rattachait sa peur à quelque chose, à la mort, à sa tension, comme il l'avait rattachée pendant quarante ans au risque de ne pas pouvoir finir de payer la maison.

Il était toujours malheureux, tout autant, mais il fallait cependant qu'il se dépêche de trouver une bonne raison nouvelle pour être malheureux. Ce n'est pas si facile que ça en a l'air. Ce n'est pas le tout de se dire « Je suis malheureux ». Il faut encore se le prouver, se convaincre sans appel. Il n'en demandait pas davantage : Pouvoir donner à la peur qu'il avait un bon motif bien solide, et bien valable. Il avait 22 de tension, d'après le médecin. C'est quelque chose 22. Le médecin lui avait appris à trouver le chemin de sa mort à lui.

Le fameux fils plumassier, on ne le voyait presque jamais. Une ou deux fois autour du jour de l'an. C'était tout. Mais à présent d'ailleurs il aurait pu toujours y venir le plumassier ! Il n'y avait plus rien à emprunter chez papa et maman. Il ne venait donc presque plus le fils.

Mme Henrouille, elle, j'ai mis plus longtemps à la connaître ; elle ne souffrait d'aucune angoisse, elle, même pas celle de sa mort qu'elle n'imaginait pas. Elle se plaignait seulement de son âge, mais sans y penser vraiment, pour faire comme tout le monde, et aussi de ce que la vie « augmentait ». Leur grand labeur était accompli. Maison payée. Pour finir les traites plus vite, les dernières, elle s'était même mise à coudre des boutons sur des gilets, pour le compte d'un grand magasin. « Ce qu'il faut en coudre pour cent sous, c'est pas croyable ! » Et pour livrer son boulot en autobus, c'était toujours des histoires en seconde, un soir même on lui avait tapé dessus. Une étrangère c'était, la première étrangère, la seule à laquelle elle eût parlé de sa vie, pour l'engueuler.

Les murs du pavillon se gardaient encore bien secs autrefois quand l'air tournait encore tout autour, mais à présent que les hautes maisons de rapport le cernaient, tout suintait l'humide chez eux, même les rideaux qui se tachaient en moisi.

La maison acquise, Mme Henrouille s'était montrée pendant tout le mois consécutif souriante, parfaite, ravie comme une religieuse après la communion. C'est même elle qui avait proposé à Henrouille : « Jules, tu sais, à partir d'aujourd'hui on s'achètera le journal tous les jours, on le peut… » Comme ça. Elle venait de penser à lui, de le regarder son mari, et puis alors elle avait regardé autour d'elle et enfin pensé à sa mère à lui, la belle-mère Henrouille. Et elle était redevenue sérieuse la fille, du coup, comme avant qu'on ait fini de payer. Et c'est ainsi que tout a recommencé avec cette pensée-là, parce qu'il y avait encore des économies à faire à propos de la mère de son mari, de cette vieille-là, dont n'en parlait pas souvent le ménage, ni à personne au-dehors.

Dans le fond du jardin qu'elle était, dans l'enclos où s'accumulaient les vieux balais, les vieilles cages à poules et toutes les ombres des bâtisses d'alentour. Elle demeurait dans un bas logis d'où presque jamais elle ne sortait. Et c'était d'ailleurs des histoires à n'en plus finir rien que pour lui passer son manger. Elle ne voulait laisser entrer personne dans son réduit, pas même son fils. Elle avait peur d'être assassinée, qu'elle disait.

Quand l'idée vint à la belle-fille d'entreprendre de nouvelles économies, elle en toucha d'abord quelques mots au mari, pour le tâter, pour voir si on ne pourrait pas faire, par exemple, entrer sa vieille chez les sœurs de Saint-Vincent, des religieuses qui s'occupent justement de ces vieilles gâteuses dans leur hospice[19]. Lui ne répondit ni oui, ni non, le fils. C'est autre chose qui l'occupait dans le moment, ses bruits dans l'oreille qui n'arrêtaient pas. À force d'y penser, de les écouter ces bruits, il s'était dit qu'ils l'empêcheraient de dormir ces bruits abominables. Et il les écoutait en effet, au lieu de dormir, des sifflets, des tambours, des ronrons… C'était un nouveau supplice. Il s'en occupait toute la journée et toute la nuit. Il avait tous les bruits en lui.

Peu à peu, quand même, après des mois ainsi, l'angoisse s'est usée et il ne lui en restait plus assez pour ne s'occuper que d'elle. Il est retourné alors au marché de Saint-Ouen avec sa femme. C'était, d'après ce qu'on disait, le plus économique des environs, le marché de Saint-Ouen. Ils partaient au matin pour toute la journée, à cause des additions et des remarques qu'on échangeait sur les prix des choses et des économies qu'on aurait pu faire peut-être en faisant ceci au lieu de cela… Vers onze heures du soir, chez eux, la peur les reprenait d'être assassinés. C'était régulier comme peur. Moins lui que sa femme. Lui c'était plutôt les bruits de ses oreilles auxquels, vers cette heure-là, quand la rue était bien silencieuse, il se remettait à se cramponner désespérément. « Avec ça je ne dormirai jamais ! » qu'il se répétait tout haut pour bien s'angoisser davantage. « Tu peux pas t'imaginer ! »

Mais elle n'avait jamais essayé de comprendre ce qu'il voulait dire, ni imaginer ce qui le turlupinait avec ses malaises d'oreilles. « Tu m'entends bien pourtant ? qu'elle lui demandait.

— Oui, qu'il lui répondait.

— Eh bien, ça va alors !… Tu ferais mieux alors de penser à ta mère qui nous coûte si cher et que la vie augmente encore tous les jours… Et que son logement est devenu une vraie infection !… »

La femme de ménage passait chez eux trois heures par semaine pour laver, c'était la seule visite qu'ils eussent reçue au cours de bien des années. Elle aidait aussi Mme Henrouille à faire son lit et pour que la femme de ménage ait bien envie de le répéter aux environs, chaque fois qu'elles retournaient ensemble le matelas depuis dix ans, Mme Henrouille annonçait sur le ton le plus élevé possible : « Nous n'avons jamais d'argent à la maison ! » À titre d'indication et de précaution, comme ça, pour décourager les voleurs et les assassins éventuels.

Avant de monter dans leur chambre, ensemble, ils fermaient avec un grand soin toutes les issues, l'un contrôlant l'autre. Et puis, on allait jeter un coup d'œil jusque chez la belle-mère, au fond du jardin, pour voir si sa lampe était toujours allumée. C'était signe qu'elle vivait encore. Elle en usait de l'huile ! Elle l'éteignait jamais sa lampe. Elle avait peur des assassins aussi, elle, et peur de ses enfants en même temps. Depuis vingt ans qu'elle vivait là, jamais elle n'avait ouvert ses fenêtres, ni l'hiver, ni l'été, et jamais éteint non plus sa lampe.

Son fils lui gardait son argent à sa mère, des petites rentes. Il en prenait soin. On lui mettait ses repas devant sa porte. On gardait son argent. C'était bien ainsi. Mais elle se plaignait de ces divers arrangements, et pas seulement de ceux-ci, elle se plaignait de tout. À travers sa porte, elle engueulait tous ceux qui s'approchaient de sa turne. « C'est pas de ma faute si vous vieillissez, grand-mère, tentait de parlementer la bru. Vous avez vos douleurs comme toutes les personnes âgées…

– Âgée vous-même ! Petite gredine ! Petite salope ! C'est vous qui me ferez crever avec vos sales menteries !… »

Elle niait l'âge avec fureur la mère Henrouille… Et se démenait, irréconciliable, à travers sa porte, contre les fléaux du monde entier. Elle refusait comme une sale imposture le contact, les fatalités et les résignations de la vie extérieure. Elle ne voulait rien entendre de tout ça. « C'était des tromperies ! qu'elle hurlait. Et c'est vous-même qui les avez inventées ! »

Contre tout ce qui se passait en dehors de sa masure elle se défendait atrocement et contre toutes les tentations de rapprochement et de conciliation aussi. Elle avait la certitude que si elle ouvrait sa porte les forces hostiles déferleraient chez elle, s'empareraient d'elle et que ça serait fini une fois pour toutes.

« Ils sont malins aujourd'hui, qu'elle criait. Ils ont des yeux partout autour de la tête et des gueules jusqu'au trou du cul et d'autres partout encore et rien que pour mentir… Ils sont comme ça… »

Elle parlait dru comme elle avait appris dans Paris à parler au marché du Temple comme brocanteuse avec sa mère à elle, dans sa petite jeunesse… Elle venait d'un temps où le petit peuple n'avait pas encore appris à s'écouter vieillir.

« J' veux travailler si tu veux pas me donner mon argent ! qu'elle criait à sa belle-fille. Tu m'entends-t-y friponne ? J' veux travailler !

— Mais, vous ne pouvez plus, grand-mère !

— Ah ! j' peux plus ! Essaye donc d'entrer dans mon trou pour voir ! Je vas te montrer si je peux plus ! »

Et on l'abandonnait encore un coup dans son réduit à se protéger. Tout de même, ils voulaient à toute force me la montrer la vieille, j'étais venu pour ça, et pour qu'elle nous reçoive, ça a été une fameuse manigance. Et puis, pour tout dire, je ne voyais pas très bien ce qu'on me voulait. C'est la concierge, la tante à Bébert, qui leur avait répété que j'étais un médecin bien doux, bien aimable, bien complaisant… Ils voulaient savoir si je pouvais pas la faire tenir tranquille leur vieille rien qu'avec des médicaments… Mais ce qu'ils désiraient encore plus, au fond (elle surtout, la bru), c'est que je la fasse interner la vieille une fois pour toutes… Quand nous eûmes frappé pendant une bonne demi-heure à sa porte, elle a fini par ouvrir d'un seul coup et je l'ai eue là, devant moi, avec ses yeux bordés de sérosités roses. Mais son regard dansait bien guilleret quand même au-dessus de ses joues tapées et bises, un regard qui vous prenait l'attention et vous faisait oublier le reste, à cause du plaisir léger qu'il vous donnait malgré soi et qu'on cherchait à retenir après en soi d'instinct, la jeunesse.

Ce regard allègre animait tout alentour, dans l'ombre, d'une joie jeunette, d'un entrain minime mais pur comme nous n'en avons plus à notre disposition, sa voix cassée quand elle vociférait reprenait guillerette les mots quand elle voulait bien parler comme tout le monde et vous les faisait alors sautiller, phrases et sentences, caracoler et tout, et rebondir vivantes tout drôlement comme les gens pouvaient le faire avec leur voix et les choses autour d'eux au temps encore où ne pas savoir se débrouiller à raconter et chanter tour à tour, bien habilement, passait pour niais, honteux, et maladif.

L'âge l'avait recouverte comme un vieil arbre frémissant, de rameaux allègres.

Elle était gaie la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie. Ce dénuement où elle séjournait depuis plus de vingt ans n'avait point marqué son âme. C'est contre le dehors au contraire qu'elle était contractée, comme si le froid, tout l'horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle ne paraissait rien redouter, elle semblait absolument certaine de sa tête comme d'une chose indéniable et bien entendue, une fois pour toutes.

Et moi, qui courais tant après la mienne et tout autour du monde encore.

« Folle » qu'on disait d'elle, la vieille, c'est vite dit ça « folle ». Elle était pas sortie de ce réduit plus de trois fois en douze années voilà tout ! Elle avait peut-être ses raisons… Elle ne voulait rien perdre… Elle n'allait pas nous les dire à nous qu'on n'est plus inspirés par la vie.

Sa fille y revenait à son projet d'internement. « Croyez-vous pas, Docteur, qu'elle est folle ?… Y a plus moyen de la faire sortir !… Ça lui ferait du bien pourtant de temps en temps !… Mais si grand-mère que ça vous ferait du bien !… Ne dites pas non… Ça vous ferait du bien !… Je vous assure. » La vieille hochait la tête, fermée, entêtée, sauvage, alors qu'on l'invitait comme ça…

« Elle veut pas qu'on s'occupe d'elle… Elle aime mieux faire dans les coins… Il fait froid chez elle et y a pas de feu… C'est pas possible voyons qu'elle reste comme ça… N'est-ce pas Docteur, que c'est pas possible ?… »

Je faisais celui qui ne comprenait pas. Henrouille lui, il était demeuré près du poêle, il préférait ne pas savoir précisément ce qui se manigançait entre sa femme et sa mère et moi…

La vieille se remit en colère.

« Rendez-moi donc tout ce que je possède et puis je m'en irai d'ici !… J'ai de quoi vivre moi !… Et que vous n'en entendrez plus parler de moi !… Une bonne fois pour toutes !…

— De quoi vivre ? Mais grand-mère, vous n'allez pas vivre avec vos trois mille francs par an, voyons !… La vie a augmenté depuis la dernière fois que vous êtes sortie !… N'est-ce pas Docteur, qu'il vaudrait bien mieux qu'elle aille chez les Sœurs comme on lui dit… Qu'elles s'en occuperont bien les Sœurs… Elles sont gentilles les Sœurs… »

Mais cette perspective des Sœurs lui faisait horreur.

« Chez les Sœurs ?… Chez les Sœurs ?… qu'elle se rebiffa tout de suite. J'y ai jamais été moi chez les Sœurs !… Pourquoi que j'irais pas chez le curé pendant que vous y êtes !… Hein ? Si j'en ai point assez d'argent comme vous dites, eh bien j'irai encore travailler !…

— Travailler ? Grand-mère ! Mais où ça ? Ah ! Docteur ! Écoutez cette idée : Travailler ! À son âge ! À quatre-vingts ans bientôt ! C'est de la folie ça Docteur ! Qui est-ce qui voudrait d'elle ? Mais grand-mère, vous êtes folle !…

— Folle ! Personne ! Nulle part !… Mais vous y êtes bien vous quelque part !… Sale caca !…

– Écoutez-la Docteur, maintenant qui délire et qui m'insulte ! Comment voulez-vous que nous la gardions ici ? »

La vieille fit face alors de mon côté, à moi, son nouveau danger.

« Qu'est-ce qu'il en sait celui-là si je suis folle ? Il est-y dans ma tête ? Il y est-y dans la vôtre ? Faudrait qu'il y soye pour savoir ?… Foutez donc le camp tous les deux !… Allez-vous-en de chez moi !… À me tracasser vous êtes plus méchants que l'hiver de six mois !… Allez donc voir mon fils plutôt au lieu de rester ici à jaboter dans de la ciguë ! Il a besoin du médecin bien plus que moi mon fils ! Celui-là qui n'a plus de dents déjà et qui les avait si belles quand je m'en occupais !… Allez, allez que je vous dis, foutez-moi le camp tous les deux ! » Et elle a claqué la porte contre nous.

Elle nous épiait encore par-derrière sa lampe, à nous éloigner par la cour. Quand nous l'eûmes traversée, que nous fûmes assez loin, elle s'est remise à rigoler. Elle s'était bien défendue.

Au retour de cette incursion fâcheuse, Henrouille se tenait toujours auprès du poêle et nous tournait le dos. Sa femme continuait cependant de m'asticoter de questions et encore dans le même sens… Une petite tête bistre et futée qu'elle avait, la belle-fille. Ses coudes ne se détachaient guère de son corps quand elle parlait. Elle ne mimait rien. Elle tenait tout de même à ce que cette visite médicale ne soit point vaine, qu'elle puisse servir à quelque chose… Le prix de la vie augmentait sans cesse… La pension de la belle-mère ne suffisait plus… Eux aussi vieillissaient après tout… Ils ne pouvaient plus être comme autrefois à avoir peur toujours que la vieille meure sans soins… Qu'elle mette le feu par exemple… Dans ses puces et ses saletés… Au lieu d'aller dans un asile bien convenable où on s'occuperait bien d'elle…

Comme je prenais l'air d'être de leur avis, ils se firent encore plus aimables tous les deux… ils me promirent de répandre beaucoup de paroles élogieuses sur mon compte dans le quartier. Si je voulais les aider… Prendre pitié d'eux… Les débarrasser de la vieille… Si malheureuse elle aussi dans les conditions où elle s'entêtait à demeurer…

« Et qu'on pourrait même louer son pavillon », suggéra le mari soudain réveillé… C'était la gaffe, qu'il venait de commettre en parlant de ça devant moi. Sa femme lui écrasa le pied sous la table. Il ne comprenait pas pourquoi.

Pendant qu'ils se chamaillaient je me représentais le billet de mille francs que je pourrais encaisser rien qu'à leur établir le certificat d'internement. Ils avaient l'air d'y tenir énormément… La tante à Bébert les avait sans doute mis bien en confiance à mon égard et leur avait raconté qu'il n'y avait pas dans tout Rancy un médecin aussi miteux… Qu'on m'aurait comme on voudrait… C'est pas Frolichon à qui on aurait offert un boulot semblable ! C'était un vertueux celui-là !

J'en étais tout pénétré de ces réflexions quand la vieille vint faire irruption dans la pièce où nous complotions. On aurait dit qu'elle se doutait. Quelle surprise ! Elle avait ramassé ses chiffons de jupes contre son ventre et la voilà qui nous engueulait d'emblée, retroussée, et moi en tout particulier. Elle était venue rien que pour ça du fond de sa cour.

« Fripouille ! qu'elle m'insultait moi directement, tu peux t'en aller ! Fous ton camp, je te l'ai déjà dit ! C'est pas la peine de rester !… J'irai pas chez les fous !… Et chez les Sœurs non plus que je te dis !… T'auras beau faire et beau mentir !… Tu m'auras pas, petit vendu !… C'est eux qui iront avant moi, les salauds, les détrousseurs de vieille femme !… Et toi aussi canaille, t'iras en prison que je te dis moi et dans pas longtemps encore ! »

Décidément, j'avais pas de veine. Pour une fois qu'on pouvait gagner mille francs d'un coup ! Je ne demandai pas mon reste.

Dans la rue elle se penchait encore au-dessus du petit péristyle rien que pour m'engueuler de loin, en plein dans le noir où j'étais réfugié : « Canaille !… Canaille ! » qu'elle hurlait. Ça résonnait. Quelle pluie ! Je trottai d'un réverbère à l'autre jusqu'à la pissotière de la place des Fêtes. Premier abri.

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