XII LES DERNIÈRES PAROLES DE PHILIPPE DE PONTHUS

Le lendemain matin, à l’heure fixée, Roland de Maugency et Amauri de Loraydan, postés devant la grille de l’hôtel d’Arronces, virent arriver Philippe et Clother de Ponthus – le père et le fils… qu’aucune ressemblance physique ne semblait apparenter avec évidence… mais les ressemblances génériques sont si capricieuses!…


Les quatre adversaires se saluèrent.


Et sur Clother de Ponthus, Maugency et Loraydan dardèrent le même regard avide.


– Oh! il faut qu’aujourd’hui même, dans une heure, il faut que je parle au roi de ce jeune homme! songea Maugency, dont la physionomie traduisait la stupeur et le bouleversement.


– Comme il est beau! se dit Loraydan, qui eut en lui-même un terrible cri de souffrance. Messieurs, fit-il d’une voix altérée, je vous prie de m’accorder dix minutes de répit.


Les deux Ponthus s’inclinèrent en signe d’assentiment empressé et poli.


– Qu’est-ce à dire, Loraydan? fit Maugency en fronçant les sourcils.


– C’est-à-dire, gronda Loraydan… et son regard de haine brûlante dévorait Clother de Ponthus, c’est-à-dire qu’avant de me battre avec Monsieur, il faut que j’entre là!… dans ce logis!… Il faut que je parle à la fille de Turquand!


En même temps, il s’élança et heurta violemment le marteau de la porte. D’un bond, Maugency le rejoignit, le saisit par le bras, et à voix basse:


– Que fais-tu, malheureux! Oserais-tu marcher sur les brisées du roi?


– Sur les brisées de Satan, s’il le faut! Malheur au roi s’il touche à Bérengère! Malheur à ce misérable que je vais tuer! Laisse faire, Maugency! Ne t’inquiète pas de ce qui ne te regarde point! Ou alors… ou alors… malheur à toi-même!


– C’est fort bien, dit Maugency en lâchant Loraydan. Demain, si nous sommes vivants, vous aurez à me rendre compte de ces paroles.


La porte du logis Turquand s’ouvrait. Amauri de Loraydan disparut à l’intérieur et se trouva en face de Turquand lui-même.


– Messire, dit Loraydan, je vais me battre…


Turquand sourit, conduisit son hôte en la salle d’honneur, le mena près de la fenêtre qui donnait sur le chemin de la Corderie et d’où l’on voyait le groupe des trois gentilshommes arrêtés devant la grille d’Arronces échangeant des paroles de politesse raffinée comme on en avait alors avant de s’entre-tuer.


– J’ai tout vu et tout compris, dit Turquand. Battez-vous, monsieur le comte, vous portez l’épée. Mais puis-je vous demander pourquoi…


– Je vais tuer ce jeune gentilhomme que vous voyez là, parce qu’il est venu rôder autour de ma maison… autour de votre fille, messire!


– C’est la première fois que je le vois, dit paisiblement Turquand. Mais si c’est à Bérengère qu’il en veut, vous faites bien de le tuer. Voyez-vous, c’est le seul moyen d’écarter la honte et la douleur. N’hésitez pas!


– Ha! râla Loraydan. Et si cet inconnu était un puissant personnage?…


– Je vous dirais: Tuez-le!


– Et si c’était un prince de sang?


– Je vous dirais: Tuez-le!


– Et si c’était le roi? le roi! le roi!


– Je vous dirais: Tuez-le! Et si vous étiez assez lâche pour hésiter, je le tuerais moi-même! Ah! continua Turquand dans un éclat de voix sauvage, croyez-vous donc que c’est pour moi que j’ai usé ma vie au travail! que je me suis enrichi! que je me suis fait l’usurier de la cour! Puisque vous devez être mon fils, comte de Loraydan, connaissez-moi tout entier. Je veux une chose… une chose unique… Je la veux… elle sera: je veux que ma fille soit heureuse! Moi vivant, le malheur n’approchera pas de ma fille. Entendez-moi. Comprenez-moi. Vous-même, si un jour…


Turquand n’acheva pas. Mais ses poings se serrèrent. Son visage pâlit. Il eut un long soupir. À cette seule pensée que Bérengère, un jour, pourrait souffrir, une double flamme dévorante jaillit de ses yeux.


– Eh bien! reprit Loraydan, qui palpitait devant cette explosion de volonté paternelle, puisqu’il en est ainsi, je dois vous dire; Veillez, messire, veillez; car le roi, le roi, entendez-vous! le roi a vu votre fille! Le roi aime Bérengère! Et vous ne savez pas, vous, non, vous ne pouvez savoir de quoi ce roi est capable quand l’amour l’a mordu au cœur! Les pièges, les embûches, la trahison, voilà ses armes. Ceux qu’il rencontre autour de celle qu’il a choisie, il les écarte, les fait disparaître dans un cachot, ou les achète. Il a déjà commencé chez vous. Messire, il faut tout de suite jeter dehors tout votre domestique, et prendre des gens sûrs. Je vous les donnerai, moi!


– Inutile! dit paisiblement Turquand. Je suis sûr de mes gens.


Loraydan éclata de rire.


– Je vous dis que le roi a vu votre fille! qu’il la veut! Vous ne comprenez donc pas? Le roi! Le roi rôde autour de votre maison! Le roi! Le suborneur! Le parjure! La bête féroce!


– Je le sais! dit Turquand, toujours paisible.


– Vous le savez! Et savez-vous qu’il a déjà acheté la femme attachée à la personne de votre fille!


– Je le sais! dit Turquand avec la même tranquillité. C’est par mon ordre que dame Médarde a accepté ces présents du roi… Je veille, vous dis-je! C’est moi qui veille!


– Mais… ne feriez-vous pas bien de changer de logis?


– Non. Ce logis a été bâti sur mes plans. Et ces plans, je les ai travaillés, moi, en vue de la défense. Croyez-le: moi vivant, Bérengère n’a rien à craindre… ni du roi… ni de personne au monde!


Turquand prononça ces mots d’un accent qui fit frémir Loraydan. Il y eut un silence. Puis le maître ciseleur, d’un ton enjoué:


– Les dix sacs vous sont bien parvenus sans encombre?


– Maître Turquand, dit Loraydan, je voudrais parler à Bérengère…


On eût dit qu’il n’avait pas entendu la question posée… non, il ne l’avait pas entendue… L’orfèvre ouvrit une porte et donna un ordre. Quelques instants plus tard, Bérengère entrait dans la salle, si jolie en la simplicité de sa toilette matinale, si captivante par sa timidité qui lui laissait toute liberté d’allure parce qu’elle était sincère, si gracieuse en sa marche légère, que Loraydan se sentit frissonner d’amour. Elle tremblait… l’amour, dans toute son attitude éclatait malgré elle, ou plutôt sans qu’elle en eût conscience. Oui, son cœur tremblait… comme tremble tout ce qui entre dans la redoutable aventure de l’amour.


Loraydan répéta la scène qu’il venait de jouer à Turquand. Il la répéta parce que le nombre de gestes que comporte une passion au paroxysme est incroyablement restreint – et Loraydan était fou de passion en cette minute… fou de jalousie.


– Bérengère, dit-il, je vais me battre avec cet homme que vous voyez là… près de la grille… celui qui porte un manteau de velours gris… Tenez! tenez! il lève les yeux sur vous!…


– Vous battre! murmura Bérengère toute pâle.


C’étaient les premières paroles qu’ils se disaient…, c’étaient des paroles d’amour.


– Me battre! répéta Loraydan. Et le tuer! Connaissez-vous cet homme? Dites! Le connaissez-vous?


– Je l’ai déjà vu ici… fit Bérengère dans un souffle.


Ah! la malheureuse qui ignorait encore le mensonge, qui ne savait pas encore que le mensonge est l’arme de défense et d’attaque dans la bataille que se livrent la femme et l’homme, arme de meurtre souvent, arme de suicide parfois, arme presque toujours nécessaire, car il y a si peu, si peu d’hommes, si peu, si peu de femmes capables de combattre par la vérité; Il eût été si simple que Bérengère répondit: Non je ne connais pas cet homme… Il fallut qu’elle se crût obligée de dire la rigoureuse vérité… la vérité! Oh! c’était une pauvre petite vérité: une fois, une seule fois elle avait vu Clother de Ponthus à cette grille!…


– J’en étais sûr! ricana en lui-même Loraydan.


– Vous battre! balbutia Bérengère, blanche comme un lis.


– Elle tremble pour lui! Me battre, et, si je puis, le tuer! dit-il.


Il s’inclina, le cœur gonflé à se briser… et elle se sentit défaillir… elle se laissa tomber dans un fauteuil. Loraydan salua d’un geste bref le maître ciseleur et s’élança au dehors. L’infernale souffrance de la jalousie pétrissait son cerveau, il se rugissait:


– Ils s’aiment! Enfer! Je le savais bien, par Dieu!… Et moi qui hésitais peut-être encore!… Non, non, la belle! Ce nom de Loraydan illustré par tant de héros, tu ne l’auras pas!… Et moi… moi… je t’aurai!…


Il rejoignit le groupe des trois gentilshommes et vit alors que Maugency ouvrait la grille.


– Que fais-tu! dit-il. Dégainons ici!


Maugency haussa les épaules.


– Le roi m’a fait remettre cette clef. C’est un ordre. Le combat aura lieu dans le domaine. Assez de folies, Loraydan! Tiens-toi en gentilhomme, tiens-toi! ou je me retire!


Ils entrèrent, marchèrent droit sur l’hôtel d’Arronces qui semblait les regarder venir avec une sombre et mystérieuse curiosité, en firent le tour et s’arrêtèrent sous deux fenêtres jumelles qu’unissait plutôt qu’il ne les séparait un mince et élégant meneau. Sur ces vitraux enchâssés en la légère arabesque des mailles de plomb. Philippe de Ponthus et Roland de Maugency eurent un même regard pensif.


– C’est ici la chapelle de l’hôtel d’Arronces, dit Maugency d’une voix bizarre.


– C’est ici que repose Agnès de Sennecour, renvoya Philippe de Ponthus en écho de lointains souvenirs.


– Dégainons! Dégainons! coupe Loraydan.


Les quatre épées étincelèrent sous les pâles rayons de ce soleil d’hiver qui se levait sur Paris.


Philippe de Ponthus et Roland de Maugency s’attaquèrent froidement et, eût-on dit, avec de la lassitude, ou peut-être un regret. En quelques instants, soit hasard des marches et ruptures, soit tacite connivence, ils se trouvèrent assez loin du groupe impétueux formé par Amauri de Loraydan et Clother de Ponthus.


– Monsieur de Maugency, dit Philippe de Ponthus en poussant un coup droit, voulez-vous me dire pourquoi, tout à l’heure, vous n’avez cessé d’étudier le visage de mon fils?


– Monsieur de Ponthus, dit Maugency, qui vint à la parade, voulez-vous me permettre de vous dire que j’ignorais… oui, par le ciel, j’ignorais que vous eussiez un fils!… et de cet âge… Et de cette figure!…


Machinalement, Philippe de Ponthus tourna la tête vers son fils… et il le vit qui mettait le pied sur l’épée de Loraydan tombée sur le sol… il sourit, salua Maugency et, joyeusement:


– Vous avez vu? Votre ami désarmé!… Vous ignoriez sans doute aussi que mon fils n’a pas son pareil pour faire sauter une épée?


Là-bas, Amauri de Loraydan râlait:


– Désarmé! Déshonoré!


– Désarmé, oui. Déshonoré, non! dit Clother avec une sincère politesse.


– Achevez-moi! Tuez-moi!…


– Ramassez votre rapière!


Loraydan, fébrile, saisit son épée, en fouetta l’air et retomba en garde. La générosité de son adversaire lui poignardait le cœur. Sa haine encore imprécise devint un de ces définitifs cancers d’âme sans guérison possible. Il attaqua. Sa reprise, calculée, savante, précise et serrée, fut un chef-d’œuvre de l’art. Sa lame, contre celle de Clother, eut de rapides et secs cliquetis, et, tout à coup, il partit en grondant une imprécation. Dans le même instant, la rapière de Clother lui cingla la main d’un coup de fouet qui se traça en une longue ligne rouge… ses doigts s’ouvrirent… le fer, une fois encore lui échappa…


– Je pourrais vous tuer, dit Clother, mais…


Mais un soupir, un long soupir, un double râle, à ce moment, s’éleva derrière lui. Un sursaut le retourna… et il bondit, il se rua vers Philippe de Ponthus qui s’affaissait près de Maugency étendu sur le sol, les yeux vitreux… tous deux avaient la poitrine trouée… C’était le même coup fourré qui, jadis, les avait couchés à cette même place. Seulement, cette fois, le coup était mortel.


Maugency, sur qui Loraydan vint se pencher, n’avait plus besoin de secours: dans le râle qu’avait entendu Clother, il venait d’exhaler son dernier souffle. Maugency jamais, vous n’avez pu dire au roi François quelles étranges pensées s’étaient levés dans votre esprit alors qu’avec tant d’attention vous analysiez les traits de Clother de Ponthus! Votre soupçon, vous veniez de le confier à la mort, la seule confidente, qui sache garder un secret!…


Clother s’agenouilla, saisit dans ses mains tremblantes la tête de son père, et murmura:


– Monsieur… monsieur… êtes-vous sérieusement touché?… parlez-moi… regardez-moi…


Philippe de Ponthus ouvrit les yeux et eut pour son fils un long regard de tendresse…


– Il faut, balbutia-t-il avec effort, il faut me transporter à la maison… vite!… J’ai à te parler!… et par ma foi… je sens que je m’en vais!…


Clother se releva. Il était pâle. Un léger tremblement agitait ses lèvres.


– Monsieur, dit-il à Loraydan, voulez-vous veiller sur les blessés, tandis que je vais chercher…


Loraydan eut un vague geste d’assentiment. Clother s’élança.


Un quart d’heure plus tard, deux litières pénétraient dans l’hôtel d’Arronces. Mais lorsque Clother chercha des yeux son adversaire, il ne le vit pas. Loraydan avait disparu…


Clother fit placer le mort dans l’une des litières, et ayant soulevé son père dans ses bras, lui-même le coucha dans l’autre.


– Qui de vous sait où demeure ce gentilhomme? demanda-t-il aux gens qu’il avait amenés, en désignant le corps de Maugency.


– M. de Maugency, a son hôtel au milieu de la rue Saint-Honoré, indiqua Philippe de Ponthus.


Les deux litières se mirent en route. Rue du Temple, elles se séparèrent, celle qui portait Maugency continuant son chemin vers la Seine, et celle de Ponthus se dirigeant vers la rue Saint-Denis.


Là, presque en face de l’auberge de la Devinière, dans une vieille maison, les deux Ponthus occupaient au premier étage un assez modeste appartement composé de cinq pièces, y compris une sorte de vestibule. Comme il avait déjà fait, Clother de Ponthus enleva le blessé dans ses bras nerveux, et ainsi le monta-t-il, vigoureux et tendre, comme Énée, aux temps héroïques, emporta son père Anchise; il le coucha sur un lit, et, à la brave femme préposée à leur ménage, commanda de courir chercher un chirurgien.


– Pas de chirurgien! sourit Philippe. Ferme la porte, et écoute!


– Vous soigner d’abord, vous écouter ensuite! grelotta Clother.


– M’écouter d’abord! Obéis à mon dernier ordre. Il me reste une heure à vivre, je ne peux pas la perdre à entendre les sornettes d’un hère qui me fera mourir en latin.


Une heure à vivre… Non, quelques minutes à peine. Philippe s’abaissa soudain, une écume de sang moussa à ses lèvres, et tout à coup, il vit la Mort assise à son chevet; il ouvrit les bras et eut encore la force d’étreindre son fils en murmurant:


– Je m’en vais… adieu, Ponthus!… J’aurais voulu te dire… quand tu sauras la vérité, fuis, mon fils, mon bien-aimé fils, va-t’en hors de Paris, hors de France… Les cœurs comme le tien, partout, peuvent lutter et conquérir le bonheur… les épées comme la tienne, partout, sont précieuses… Trop tard!… Écoute pourtant l’ordre suprême… obéiras-tu?…


– En doutez-vous, monsieur!…


– Eh bien, dès que je n’y serai plus, rends-toi à mon castel de Ponthus, près Brantôme… là tu trouveras ce que j’avais à te dire… à te dire parce que tu as eu hier vingt et un ans… à te dire parce que la morte m’avait commandé de parler aujourd’hui… Là-bas… dans la salle d’armes… la panoplie… l’épée du centre… la poignée est creuse… N’oublie pas… adieu… adieu… n’oublie pas l’épée de Ponthus…


Et il expira…

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