XXIV DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR NE POURRA JAMAIS ÉTOUFFER DON JUAN!

Don Sanche d’Ulloa parut instantanément se calmer. Sa haute taille voûtée se redressa. La pâleur de son visage disparut, et ses joues prirent une teinte rosée. Ces éclairs qui parfois, tout à l’heure, fulguraient dans ses yeux, s’éteignirent, et même il y eut sur ses lèvres quelque chose comme un joyeux sourire. Il prit la main de sa fille, et, d’une voix paisible:


– Mon enfant, il faut monter à ton appartement. Va, ma chère, et repose sans souci…


– Non, mon père, dit Léonor avec fermeté. Je veux rester…


Le Commandeur ne s’étonna pas. Il ne songea pas à réprimer ces paroles comme, en toute autre occasion, il n’eût pas manqué de le faire. Il regarda sa fille un instant, et eut un rire étrange.


– Tu veux? dit-il du même ton paisible. Eh bien, par saint François, je ne vois pas pourquoi je t’en empêcherais. Reste donc, ma chère enfant!


Léonor se recula de quelques pas.


Tout cela était d’un calme formidable. Don Juan qui s’était attendu à quelque véhémente apostrophe sentit un rapide frisson lui parcourir l’échine. Mais il jeta un regard sur Léonor. Et, dans le même instant, il n’y eut plus en lui que la volonté de la conquérir. L’amour se déchaîna dans son cœur. En cette seconde, il choisit l’attitude qu’il devait prendre.


Le Commandeur d’Ulloa marcha tranquillement jusqu’à don Juan et le regarda…


Lentement, don Juan s’inclina, se courba… lentement, il se mit à genoux… et alors, levant vers le Commandeur des yeux où éclatait toute la douleur humaine, d’une voix d’infinie douceur, d’un accent de tristesse ineffable, il dit:


– Père, maudissez-moi comme vous avez maudit Christa… Père, pardonnez-moi d’être entré ici en vous demandant compte de votre outrage… Père, dites que je suis un lâche, si tel est votre bon plaisir… Père, outragez-moi, frappez-moi, tuez-moi, mais daignez me permettre de vous ouvrir mon cœur… Père, je vous supplie de me laisser parler!…


– Debout! dit rudement le Commandeur.


Juan Tenorio obéit. Et quand il fut debout, son attitude fut celle d’un prodigieux créateur d’émotion: son humilité rayonnait de fierté; son orgueil était couvert de modestie. Il était impossible de ne pas voir en lui un brave capable de toutes les audaces, mais qui se prosterne volontairement devant un seul homme au monde: le père de celle qu’il aime.


Devant cette attitude, une sombre, une ardente, une farouche curiosité se saisit de Sanche d’Ulloa. En cette minute, ce géant accomplit un tour de force: il parvint à dominer l’effrayante fureur qui se déchaînait en lui; il parvint à se dompter, ordonna à ses poings redoutables de ne pas s’abattre sur le crâne du séducteur, à ses doigts de ne pas le saisir à la gorge… Il râla:


– Vous avez à me parler?


– Oui, monseigneur, dit don Juan. Et vous me tuerez après.


Et vers Léonor, il glissa la mince coulée de son regard, et il frémit de rage à la voir telle qu’il l’avait déjà vue en chacune de ses rencontres avec elle: suprêmement indifférente…


– Parlez, dit le Commandeur.


Chose étrange, il ne songea nullement à lui demander comment il était entré dans l’hôtel. Il le dévorait des yeux. Il se disait: Voici devant mes yeux le vivant déshonneur de mon nom, et je ne l’ai pas encore tué!…


Non! Il ne l’avait pas encore tué! Don Juan venait de réussir la manœuvre qui a sauvé tant d’hommes aux instants critiques, – tant d’hommes, tant d’empires aussi:


Gagner du temps!


Gagner une minute, c’est quelquefois sauver sa vie, c’est parfois la possibilité de passer tout à coup du malheur au bonheur. Gagner une heure! Gagner quelques jours! Gagner un mois!… Que d’êtres aux abois ont dû leur salut à cette difficile manœuvre!


Et c’est ce qu’il y eut d’admirable dans l’attitude de don Juan.


Logiquement, il eût dû déjà être mort. Il était vivant. Et il avait permission de parler!…


Il parla. Et tout ce que la voix humaine peut contenir de charme, d’attendrissement, de douceur et de loyauté, et de douleur… tout cela, il le mit dans sa voix.


– Monseigneur, Christa ne fut point coupable! Monseigneur, vous n’aviez pas le droit de la maudire! Monseigneur, Christa ne fut jamais pour moi qu’une amie… une sœur à qui je confiai le secret de mon cœur et qui daigna m’entendre!…


– Oh! murmura Léonor frémissante. Que dit-il?…


Ulloa jeta un long regard sur sa fille. Et déjà, il y avait un doute dans son esprit! Déjà il se demandait si Léonor ne s’était pas trompée en lui faisant son terrible récit…


– Si j’hésite, songeait don Juan, je suis perdu. Mon mensonge est sacré puisqu’il nous sauve tous, peut-être! – Monseigneur, continua-t-il avec une émotion contenue, Christa est morte pure, et moi, oh! moi, je serais mort plutôt que de lui dire un seul mot d’amour! Ah! vous me croirez, oui, par le ciel, par le Dieu vivant, vous me croirez quand je vous aurai dit: Monseigneur, je ne pouvais point parler d’amour à Christa puisqu’elle était la confidente de mon amour pour Léonor!…


Le Commandeur eut un mouvement. Léonor allait s’élancer pour crier son indignation. Don Juan s’inclinait pour dissimuler son sourire de triomphe…


– IL MENT! dit une voix.


Ce fut une voix très distincte bien que voilée. Juan Tenorio sursauta et frémit. Léonor se contint, sûre désormais que l’imposteur serait démasqué. Ulloa regarda autour de lui.


Mais il ne vit personne!…


Il ne vit personne… et il fut convaincu qu’il venait d’avoir une hallucination…


Pendant quelques longues secondes, don Juan attendit l’apparition qui, selon lui, devait suivre aussitôt l’intervention de la voix. Mais rien ne se montra.


Il était très pâle. Et sa parole fut moins assurée. Ce fut d’un accent contraint, comme s’il eût douté de lui-même, qu’il continua:


– De quoi est morte Christa, monseigneur? C’est ce que je ne puis expliquer.


– Mais, continua-t-il, à diverses reprises, je l’ai entendue se plaindre de soudains étouffements, et d’étranges élancements au cœur. Mon cher et noble seigneur, ah! laissez-moi vous dire la pensée qui me hanta dès que j’eus l’immense honneur de parler à Christa: cet ange n’était pas pour la terre! Dieu ne pouvait permettre que cette pureté suave demeurât longtemps éloignée du ciel! Christa, monseigneur, c’était une fleur précieuse… Son parfum s’est évanoui soudain… Christa, c’était un inestimable diamant… et ce diamant était sans doute destiné à prendre place sur la couronne de la Vierge… Ne cherchons pas pourquoi Christa est morte, monseigneur! Étonnons-nous plutôt qu’elle ait pu si longtemps habiter la terre!…


Et don Juan éclata en sanglots… en sincères sanglots. Il se prenait à son émotion. Il en était victime, et son mensonge, en son esprit chaotique, s’érigeait comme une étincelante vérité.


Le Commandeur frémissait et songeait: ô ma Christa!… Serait-il possible!…


Léonor s’était mise en prières, et se défendait d’écouter, d’entendre même cet homme… elle attendait que la foudre tombât sur l’effroyable imposteur.


Et don Juan, dans un mouvement passionné, les mains tendues vers le Commandeur:


– Oh! Laissez-moi vous appeler mon père, comme Christa m’avait permis de l’appeler sa sœur! Oh! daignez me permettre de vous révéler mon cœur comme je l’avais révélé à l’ange qui n’est plus! La vérité, la délicieuse et sublime vérité, la voici: j’aime, monseigneur! J’aime celle qui nous écoute ici! J’aime de toute mon âme votre fille Léonor, et jamais je n’ai aimé qu’elle au monde, et je vous supplie humblement de me permettre de l’adorer!…


À ce moment, la voix répéta:


– IL MENT!…


Et cette voix, ah! cette fois, la voix venait de retentir derrière Juan Tenorio! Et cette fois, don Sanche d’Ulloa vit la porte s’ouvrir. Il vit une femme s’avancer, une femme vêtue de deuil, pareille à quelque sombre fantôme. Et, cette fois, Léonor, d’une voix éclatante, prononça:


– L’épouse! Voici l’épouse de don Juan Tenorio!…


– Silvia! hurla don Juan, haletant, l’œil en feu, l’écume aux lèvres.


– Silvia! dit l’épouse avec une tranquillité sinistre. Sanche d’Ulloa, cet homme ment. Sanche d’Ulloa, je suis Silvia d’Oritza, épouse de Juan Tenorio! Sanche d’Ulloa, ta fille Christa est morte de honte la veille du jour où secrètement elle devait épouser mon époux… Épouser mon époux! Entends-tu cela, Sanche d’Ulloa! Ta fille Christa est morte parce que ce jour-là, moi, Silvia d’Oritza, je suis venue lui dire: «Vous ne pouvez épouser Juan Tenorio parce qu’il est déjà mon époux!…» Juan, je t’ai juré que toujours tu me verrais dressée entre tes victimes et toi, Juan, le ciel est las de tes crimes et de tes impostures. Christa est morte, mais je sauverai sa sœur Léonor que tu poursuis depuis Séville. Et toi, écoute, tu le sais, Juan! Tu as été prévenu dans la chapelle du couvent des franciscains: C’est sous la main d’Ulloa que tu succomberas… sous la main du père de Christa… sous l’étreinte du Commandeur… Sanche d’Ulloa, faites votre devoir. Accomplissez l’ordre qui vous fut dicté par Dieu dans la chapelle où repose votre fille. Sanche d’Ulloa, de votre main puissante, étouffez l’imposteur!…


Silvia s’inclina devant le Commandeur, et sans jeter un regard à don Juan, se retira, de son pas majestueux, funèbre apparition qui semblait rentrer à la tombe.


L’instant d’après, elle avait disparu sans que Sanche d’Ulloa eût eu la pensée de lui parler, de lui poser une seule question. Et que lui eût-il demandé? Elle avait tout dit! Seulement, telle était alors la puissance du décorum et de l’étiquette que, même en cette terrible minute, le vieux Sanche, hidalgo de pur sang, ne put oublier son devoir d’hôte; et jusqu’à la porte de la salle, il escorta Silvia d’Oritza, épouse de Juan Tenorio.


Quand elle fut sortie, il referma la porte: il la ferma à clef, et marcha sur don Juan.


Don Juan éclata de rire, et tout en riant, il disait:


– L’étreinte du Commandeur! Voici venir l’étreinte du Commandeur!


Sanche d’Ulloa, gravement, secoua la tête, et dit:


– Mes mains ne se souilleront pas. C’est par le fer que tu vas mourir!


– Mourir par le fer! cria don Juan, dans son rire inextinguible. Ah! don Juan, traître, imposteur et parjure, voici donc ici la fin de ta carrière! Accourez, pères, maris, fiancés de toutes celles qui m’ont aimé. Venez voir comment meurt don Juan Tenorio!


Le Commandeur tira son épée, sa lourde, sa formidable épée, et il ajouta:


– Si tu sais une prière, dis-la. Homme, je te réprouve et te méprise et te hais. Chrétien, je veux te laisser la possibilité de sauver ton âme. Donc, si parmi les prières que t’enseigna ta mère, une seule a pu rester dans ta mémoire et ton cœur, dis-la. Car, par saint François, tu vas mourir!


– Merci, Commandeur! dit Juan Tenorio – et son rire frénétique s’éteignit soudain, et sa voix s’attendrit. – Une prière? Oui, par le Dieu vivant, il en reste une dans mon cœur, comme dans le vase qui se brise demeure encore un subtil atome du parfum qu’il contint. Une prière! Je vais la dire! Et la voici: Ô vous que j’adore, ô vous qui êtes toute la beauté, toute la splendeur, tout l’amour, toute la vie, ô vous qui, seule, parmi tant de femmes adorables, avez su d’un seul regard enchaîner à jamais don Juan Tenorio, je vous bénis, ô Léonor!…


– Par le ciel! gronda le Commandeur, l’épée haute. Défends-toi! Défends-toi!


Don Juan se croisa les bras.


– Homme, chrétien! Tu m’as laissé le suprême loisir de la prière. Tiens ta parole! La prière du mourant, vous l’entendrez, Léonor! Vous saurez que jamais flamme plus pure ne s’alluma dans un cœur d’homme. Ô Léonor, vous êtes la noble rose du jardin des rêves d’amour, que dis-je! Vous êtes tout le rêve qui hante mon esprit, vous êtes le gracieux sourire de Dieu sur mon âme, vous êtes celle que je veux emporter d’un coup d’aile aux sublimes régions des cieux lointains. Léonor, Léonor, vous m’aimerez! Je le jure! Rien au monde, aucune puissance divine ou infernale ne pourra faire qu’enfin touchée, enfin brûlée vous-même par le feu de l’amour, vous ne veniez à moi pour me dire: «Don Juan, je vous aime et je suis à vous!…»


Il s’était tourné vers Léonor, les mains jointes, et maintenant, pas à pas, il s’avançait vers elle, transfiguré, transposé vraiment en une chimérique situation, oubliant que Silvia son épouse venait de le dénoncer, oubliant tout, jusqu’à la présence du Commandeur… Une poigne, tout à coup, rudement le saisit et violemment le ramena au milieu de la salle.


Le visage du Commandeur était convulsé. Ses mains tremblaient. Ses yeux étaient vitreux, comme si l’afflux de la haine les eût voilés. Il grogna:


– Vous défendez-vous?


– Non! dit Tenorio. Tuez-moi! Je ne me battrai pas contre le père de Léonor!


– Je vais donc te tuer. Mais sache-le: après ta mort, là-bas, dans Séville, dans toute l’Andalousie, je ferai proclamer par des hérauts d’armes que moi, Sanche d’Ulloa, j’ai été forcé de tuer Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, à coups de dague; que j’ai été obligé de l’égorger comme un vil mouton, parce qu’il fut trop lâche pour accepter le combat…


– Par le ciel! rugit Tenorio, la main à la poignée de l’épée.


– Trop lâche! répéta le Commandeur. Et qu’avant de l’égorger, j’ai dû le souffleter de la main que voici!


Et la main se leva.


– Enfer! râla Tenorio.


D’un bond en arrière, il se mit hors de portée. La main du Commandeur s’abaissa.


– Le soufflet, râla Tenorio, je le tiens pour valable. En garde, Commandeur! Et que Satan juge entre nous!


En même temps, il tira sa rapière.


La fine rapière, arme de parade et de luxe, au premier contact se brisa contre la forte épée de bataille. Don Juan jeta son épée inutile. Le Commandeur laissa tomber la sienne, geste de haute générosité qui révélait la noblesse d’une âme. Dans le même instant, les deux adversaires se trouvèrent face à face, la dague au poing. La même haine les animait. Tous deux, ils avaient les mêmes visages convulsés de fureur, les mêmes éclairs aux yeux, le même silence terrible, et soudain, sans daigner prendre la moindre précaution, Sanche d’Ulloa leva son poignard sur la poitrine de don Juan…


Et dans la même seconde, le Commandeur Ulloa s’abattit comme une masse, tué raide, la gorge béante… le même coup qui, là-bas, dans les landes du Périgord, avait abattu Jean Poterne!


Le Commandeur tomba et, quelques secondes, se débattit dans le flot de sang qui coulait à gros bouillons… Livide, les cheveux hérissés, don Juan recula de trois pas; d’un geste d’horreur, loin de lui, il jeta son poignard rouge, et il bégaya:


– Qu’ai-je fait!… Qu’ai-je fait!…


L’affreuse vision, comme à travers une triple gaze qu’estompait ces choses, se dessina dans ses yeux hagards… le Commandeur don Sanche d’Ulloa, soudain immobile, entré au néant sans avoir pu dire un mot… et près du cadavre, agenouillé dans le sang, une forme d’où il lui sembla que montaient des cris inarticulés.


C’était Léonor…


Léonor qui avait soulevé la tête de son père, la tenait dans ses bras, et parlait, sans que Juan pût saisir le sens de ses paroles d’épouvante et de douleur.


Il voulut fuir, il recula encore…


Mais, soudain, ce voile qui s’interposait entre lui et les choses parut se déchirer… il connut que le Commandeur était mort, et que cette femme agenouillée, c’était Léonor.


Elle lui apparut d’une fulgurante beauté.


Tout s’évanouit dans son esprit; il n’y eut plus de duel, il n’y eut plus de Sanche d’Ulloa, il n’y eut plus de sang, plus de cadavre… il n’y eut que la beauté de Léonor. Et du sang tiède, de cette mare rouge qui s’élargissait, ce fut une bouffée d’amour qui monta à son cerveau, le grisa, l’affola… rapidement, il s’avança, se pencha vers elle! Son cœur battait à se briser. Une flamme brûlait ses yeux. Un cercle de fer le serrait aux tempes. Il haletait. La nécessité lui apparut d’une suprême victoire, d’une effroyable victoire d’amour… il vit Léonor vaincue, là, près du père mort… la hideuse bête se déchaîna… sa main s’abattit sur l’épaule de la vierge… elle leva vers lui son visage!


Et il bondit en arrière…


Jamais don Juan n’avait vu la douleur dans ce qu’elle a d’auguste et de terrible.


Ce visage de vierge lui montra cela…


Ce visage lui fit peur: il connut la peur. Il sut ce que c’est que l’épouvante…


Lentement, vers la porte, il recula, tandis que Léonor parlait.


De l’anathème qui jaillissait de ces lèvres, il ne perçut presque rien – les derniers mots seuls le frappèrent violemment au cerveau, et ces mots, c’étaient:


– L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR!


Il se retrouva dehors, dans le jardin, dans la nuit glacée, immobile, courbé, écoutant encore la voix d’anathème… puis, à pas vacillants, il s’en fut vers la grille, qu’il franchit sans savoir comment, et ce fut seulement quand il se trouva dans le chemin de la Corderie, seul, bien seul, loin du cadavre, loin de Léonor, ce fut là seulement que, peu à peu, il reprit toute sa lucidité – et il s’admonesta:


– Est-ce bien toi, don Juan? Si belle était l’occasion, si facile la victoire! Est-ce bien toi qui as fui, parce qu’un peu de sang et quelques larmes ont coulé? Du sang? Combien de fois, en mes rencontres avec des furieux, ivres de jalousie, j’en ai fait boire à la terre! Des larmes? Que de belles ont pleuré devant moi, sans que mon cœur se soit ému! Et j’ai fui! Par le ciel, peut-être est-il temps encore? Non, non, les cris de Léonor ont dû, dans la salle, attirer la tourbe des serviteurs. Remettons à plus tard! En tout cas…


Il eut un mince sourire de triomphe.


– En tout cas, le Commandeur est mort… ce n’est pas sous sa main que je mourrai!


Il baissa soudain la tête, pensif, et murmura:


– Dans ses mains pâles, elle tenait la tête ensanglantée de son père, et elle me parlait, et, Dieu me damne, j’ai entendu ses derniers mots: L’étreinte du Commandeur! qu’a-t-elle voulu dire?


Il se secoua, huma l’air glacé de la nuit:


– Un peu de trouble dans la cervelle de la pauvre enfant. Tu es mort, Commandeur!… Mort!… oui, certes! de la main que voici! Il est mort, par tous les diables d’enfer!… DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR, JAMAIS, NE POURRA ÉTOUFFER DON JUAN!


Quelques instants plus tard, empressé, léger, se déchargeant déjà de l’inutile fardeau des sombres pensées qui, parfois, sont bien capables de conduire au remords, Juan Tenorio reprenait le chemin de la rue Saint-Denis pour rentrer en l’auberge de la Devinière où il avait établi ses quartiers, et où, étant entré non sans force coups de poing à la porte, vu l’heure tardive, il trouva Jacquemin Corentin assis devant une extraordinaire rangée de flacons vides, qui se leva en le voyant, vint à lui en titubant comme le satyre antique, et, louchant avec effarement sur la pointe de son nez, lui dit d’une voix pâteuse:


– Ah! monsieur, vous arrivez bien! J’ai une bien étrange nouvelle à vous annoncer!


En ce qui concerne la soudaine entrée de Silva d’Oritza, épouse de Juan Tenorio, dans la salle d’honneur de l’hôtel d’Arronces, et la façon dont elle avait pu s’introduire dans l’hôtel – car nous ne pouvions supposer qu’elle eût, comme don Juan, escaladé la grille – voici ce que nous avons pu établir:


L’entrée de Silvia dans l’hôtel fut un événement très simple, mais aussi très inexplicable.


Le fait, en soi, est des plus naturels.


Les circonstances qui entourent le fait sont parfaitement mystérieuses.


Voici donc, d’après les recherches que s’étaient imposées notre curiosité, comment se passa la chose:


L’intendant de l’hôtel d’Arronces, choisi par M. de Bassignac lui-même, s’appelait Jacques Aubriot. C’était un homme entre deux âges, plutôt robuste, un esprit froid, peu enclin aux rêveries, peu capable de terreur panique, tout juste assez croyant pour ne pas trop sentir le fagot, – un homme positif, assez dur à lui-même et à ses subordonnés, d’ailleurs incapable d’un mensonge inutile, c’est-à-dire ne déformant guère la vérité que dans l’établissement de ses comptes.


Ce Jacques Aubriot donc, a raconté, sous la foi du serment:


1° Qu’il avait vu entrer dans le vestibule de son maître le Commandeur d’Ulloa immédiatement suivi du seigneur Juan Tenorio que, vu son attitude et sa physionomie espagnole, il avait pris pour un proche parent dudit Commandeur.


2° Que, sur l’injonction du seigneur Juan Tenorio, lui, Jacques Aubriot, s’était retiré dans l’intention de s’aller coucher, car il se faisait tard, et la grosse horloge du Temple avait déjà sonné neuf heures.


3° Qu’il était donc monté à sa chambre, située dans les combles de l’hôtel, et que, fort tranquillement, il avait commencé de défaire ses aiguillettes en songeant à cette pesante tristesse qui, toute la journée, avait accablé son nouveau maître, M. d’Ulloa, lequel, dit-il, ne semblait être entré pour la première fois, ce jour-là, dans l’hôtel d’Arronces que pour y pleurer et s’y lamenter en compagnie de sa fille.


4° Que, tout en songeant à ces choses et en bâillant de sommeil, il en était à la dernière aiguillette de son pourpoint, lorsqu’il avait été surpris par un gémissement lointain; et, aussitôt, sans savoir pourquoi, sans aucune raison valable, il avait conclu: Il y a quelqu’un qui pleure et appelle à la grille de l’hôtel, et il faut que j’aille ouvrir à ce quelqu’un… Et que, là-dessus, il s’était précipitamment rhabillé.


5° Qu’il avait alors éprouvé une sorte de terreur non pareille à aucune des terreurs qu’il eût jamais ressenties, que ses cheveux s’étaient dressés et qu’une sueur froide avait inondé son visage, et qu’il s’était juré que ce gémissement entendu au fond de la nuit n’avait rien d’humain, et qu’il s’était dit aussitôt: «Aille à la grille qui voudra; moi, je ne bouge pas.»


6° Qu’ayant pris cette résolution de ne pas sortir de sa chambre, il s’était pourtant mis en route comme malgré lui, en disant à haute voix, bien qu’il n’eût aucune envie de prononcer ces paroles: «Il faut aller ouvrir à celle qui attend à la grille de l’hôtel…»


7° Qu’il était descendu, avait longé en toute hâte l’allée de tilleuls et qu’étant arrivé à la grille, il avait vu une femme et lui avait demandé: «Est-ce vous, madame, qui avez crié, ou pleuré, ou gémi?» Et que cette dame lui avait répondu: «Non, ce n’est pas moi. Je n’ai ni crié, ni pleuré, ni gémi. Mais puisque vous voici, ouvrez-moi la grille, je vous prie, et me conduisez à l’instant auprès de Léonor d’Ulloa.»


8° Qu’il avait alors ouvert la grille, sans essayer la moindre objection, sans poser à cette inconnue la moindre question, et qu’il avait senti qu’il lui eût été parfaitement impossible de ne pas ouvrir. Il avait alors marché devant la dame inconnue jusqu’au vestibule, et là, lui avait dit, en lui montrant la porte de la salle d’honneur: «Madame, Léonor est là, avec monseigneur d’Ulloa et un de leurs proches parents qui vient d’arriver…» Sur quoi, il était remonté s’enfermer à double tour dans sa chambre, et s’y mettre en prières.


Tel est le récit que, sous la foi du serment, a fait le sieur Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces. Et nous n’avons rien à y ajouter.

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