XXVIII LE FIANCÉ DE LÉONOR

Une heure plus tard, une cavalcade traversait Paris, se dirigeant vers le Temple; c’étaient l’empereur Charles et le roi François, escortés d’une quinzaine de gentilshommes parmi lesquels se trouvait le comte de Loraydan. Le peuple cria «Noël» et applaudit les deux monarques, tout fier et attendri qu’il était de les voir se montrer dans les rues en aussi simple appareil. Peut-être Paris sut-il plus de gré au roi et à l’empereur de cette promenade sans apparat que de la pompe et de la magnificence du cortège de la veille. Ainsi, parfois, le hasard sert des grands de la terre, et leur octroie, sans qu’ils l’aient cherchée, cette popularité après laquelle, d’une course éperdue, ils s’élancent.


Cette cavalcade, disons-nous, s’arrêta devant l’hôtel d’Arronces dans lequel Charles-Quint, François Ier et Loraydan pénétrèrent seuls. Loraydan courait en avant pour prévenir les gens de l’hôtel, il y eut une rumeur, de rapides allées et venues, et les serviteurs, en double haie, vinrent se ranger sur les marches du perron.


Comme les deux sires arrivaient au pied de ce perron Léonor apparut.


Elle était vêtue de deuil, c’est-à-dire de blanc et noir, couverte du voile des orphelines; elle était bien pâle de la terrible nuit qu’elle venait de passer, et ses yeux disaient combien elle avait pleuré. Comme elle était touchante, et si jolie, et si gracieuse en sa digne attitude de douleur contenue, de noblesse naturelle, de respectueuse déférence pour de tels visiteurs!…


François Ier ne put retenir un léger cri d’admiration.


Quant à Charles-Quint, il monta rapidement les degrés, saisit dans ses bras la fille du Commandeur au moment où elle s’inclinait, et l’embrassant paternellement:


– La douleur, dit-il avec une réelle émotion, la douleur est aussi forte pour moi que pour vous. Léonor d’Ulloa, vous perdez un père qui vous aimait tendrement. Je perds un ami fidèle, le plus ferme soutien de l’Empire, le plus brave sur les champs de bataille, le plus avisé dans les ambassades, le plus loyal, le plus sincère dans le conseil, et pour tout dire, presque un frère.


Ces hautes marques de la faveur impériale, Léonor les reçut avec une charmante dignité. «Sembla una reyna hermosa», avaient dit ses serviteurs dans le vieux palais de la Commanderie, à Séville. Et il semblait vraiment que ce fût une reine accueillant l’hommage impérial pour la mémoire de son père, beaucoup plus que pour elle-même. Elle était reine selon le sens gracieux et noble que l’imagination populaire, souvent plus généreuse que la réalité, accorde à ce mot. Elle était reine par la sincérité de sa douleur, la pureté de son âme, la splendeur de sa beauté, la lucidité de son intelligence.


François Ier, à son tour, avec plus de galanterie peut-être que de sincérité, mais du moins avec toute la galanterie d’un Valois, s’inclinait devant elle, baisait sa main, et disait:


– Je n’ose, madame, comparer mon chagrin à celui de Sa Majesté l’empereur. Mais dans le Commandeur d’Ulloa, je puis dire que le roi de France perd un brave et loyal ami…


– Je veux le voir! dit brusquement Charles-Quint.


– Sire, dit Léonor courbée, la maison de mon père vous est ouverte…


Et elle entra la première, de son pas ferme et harmonieux, guidant ses hôtes sans nulle ostentation de respect ou de douleur, mais avec une sorte d’instinctive majesté.


Elle entra dans la salle d’honneur…


Et le seul geste de sujette qu’elle eut en cette circonstance fut que, de la main, elle écarta doucement le digne intendant qui, tout effaré, s’empressait, – et ce fut elle-même qui, à deux battants, ouvrit la porte. Et s’avançant vers le lit funèbre dressé au milieu de la salle:


– Mon père, dit-elle, c’est un grand honneur pour votre fille Léonor que de vous annoncer l’entrée dans votre maison de Sa Majesté l’empereur, roi des Espagnes, de Sa Majesté le roi de France…


Cette sorte d’annonce ou d’introduction fut si imprévue, elle fut prononcée d’un accent de si touchante tristesse et de si noble gratitude pour la démarche des deux rois, que Charles-Quint et François Ier, d’un même mouvement, s’inclinèrent.


Un lit, disons-nous, avait été dressé au milieu de la salle d’honneur afin que le corps y fût exposé, selon la coutume espagnole.


C’était un simple lit de camp, étroit et couvert d’une draperie de soie blanche dont les plis, de toutes parts, retombaient jusqu’au tapis qui s’étendait sur le parquet.


Le Commandeur don Sanche d’Ulloa reposait là, tout vêtu de son costume de velours noir, la tête sur un oreiller de soie, les mains jointes. Une écharpe entourait le cou, pour cacher la large blessure. Le visage et les mains semblaient de cire. Les yeux étaient fermés. Mais les traits gardaient une expression de calme étrange, ce calme terrible qui s’étend sur toutes les figures humaines à l’heure vertigineuse où toute passion s’éteint à jamais…


Quatre grands flambeaux éclairaient le corps, et au chevet du lit se dressait un crucifix d’argent…


François Ier s’étant incliné devant le corps, se recula de trois pas, et en reculant, se heurta à quelqu’un qui, aussitôt, se mit à multiplier les signes de respect… c’était Amauri de Loraydan qui était entré, lui aussi, entraîné par une irrésistible curiosité, plus forte que l’étiquette, et qui, fixant sur le cadavre des yeux de sombre amertume, semblait lui demander compte de ce trop prompt départ. Le roi le saisit par le bras, et, désignant le corps d’un regard:


– Ce n’est pas lui qui me fera rendre le Milanais, murmura-t-il.


– Sire! balbutia Loraydan.


– Silence! L’œuvre que tu avais entreprise auprès du Commandeur, tu dois tenter de l’achever auprès de l’empereur lui-même. Ainsi, tâche de te faire bien venir. Les récompenses que je t’ai promises sont à ce prix!


Loraydan tressaillit de joie…


Ainsi, le roi ne mettait pas en doute qu’il eût décidé le Commandeur à intervenir. Le roi avait foi en son habileté séductrice. Ainsi, pour assurer sa fortune, il ne s’agissait que de conquérir la confiance de l’empereur Charles…


Quant à l’empereur, il s’approcha du lit, contempla le visage du mort, et on put voir deux larmes glisser lentement sur ses joues pâles… Bien peu d’hommes ont pu voir pleurer Charles-Quint! Sa douleur était profonde, et sincère l’émotion qui l’étreignait à la gorge. D’une voix mal assurée, il prononça:


– Adieu, Sanche. Adieu, mon cher compagnon. Que te dirai-je, sinon que je dormais tranquille seulement les nuits où tu veillais sur moi? Qui me conseillera, maintenant? Qui donc osera ce qu’osait ta pure amitié: à savoir de me dire la vérité, si cruelle qu’elle me fût? Hélas! je vois encore beaucoup de braves gens d’armes autour de moi, et beaucoup de bons conseillers; je vois surtout beaucoup de courtisans, mais j’ai perdu mon ami. Adieu, donc, Ulloa. Voici le dernier gage de mon affection pour toi!…


En disant ces mots, l’empereur retira le collier de la Toison d’or qui étincelait sur sa poitrine, et, soulevant doucement la tête du Commandeur, le lui passa autour du cou… Ce fut une scène rapide d’où se dégagea la poignante, la rare émotion de la sincérité.


Et l’empereur, alors, continua:


– Du moins, Ulloa tu peux reposer en paix. En ce qui concerne la recommandation que tu me fis et sur laquelle je t’engageai ma promesse, tu peux être sûr que je tiendrai parole. La dot de tes enfants, c’est l’État qui la fera. Le mariage de ta chère Léonor ici présente, je le ferai selon ton vœu…


Charles-Quint se détourna, et reprenant soudain ce ton de commandement qui, autour de lui, courbait toutes les têtes:


– Approchez, comte de Loraydan. Approchez, Léonor d’Ulloa.


Loraydan et Léonor eurent le même tressaillement. D’instinct, ils se jetèrent un rapide regard. Du même coup, ils se sentirent ennemis. Loraydan comprit que Léonor allait devenir l’obstacle à son bonheur d’amour… qu’elle allait se dresser entre Bérengère et lui! Et Léonor comprit que jamais elle ne pourrait être la femme de cet homme! Dans un éblouissant éclair qui, tout à coup, incendia son esprit, elle comprit… oui! elle comprit que jamais elle ne pourrait aimer ni Loraydan ni tout autre… ah! tout autre que celui à qui, dans ses heures d’angoisse ou de détresse, elle en appelait dans le secret de son cœur.


Oui, tous deux comprirent qu’un abîme les séparait, dans la seconde même où ils comprirent le sens des impériales paroles, et pourquoi Charles-Quint, ayant parlé de mariage, venait de dire: «Approchez, Loraydan! Approchez, Léonor!…»


Le comte de Loraydan eut comme un mouvement de recul.


Mais à son oreille, François Ier glissa ces quelques mots:


– Par le ciel, voici l’occasion, Loraydan! Tu vas entrer dans la place!


Et Loraydan frissonna dans tout son être. Avec l’incalculable rapidité que l’esprit acquiert aux minutes décisives de la vie, il établissait:


– Refuser, c’est m’assurer la conquête de Bérengère. Oui, mais c’est m’assurer la haine du roi. Enfer! Pour la conquête de la fortune, je dois tenter la conquête de la confiance de l’empereur: Accepter, c’est ma fortune faite à la cour… Damnation, c’est perdre Bérengère!…


Et en calculant ainsi, Loraydan s’avança vers l’empereur! Il s’avança, l’échine courbée, le visage respectueux… il s’avança après avoir murmuré au roi:


– Sire, j’étais déjà fiancé. Mais périsse tout amour, soit brisé mon cœur! La gloire de Votre Majesté passe avant ma vie même!


Il s’avança!…


Renonçait-il à Bérengère?


Non: simplement, il était décidé à se laisser faire, à se laisser porter par l’événement là où l’événement voudrait le pousser… politique qui a réussi à bien des gens réputés pour leur profonde science de la vie et des hommes.


Nous avons dû noter la pensée qui se dressa dans l’esprit de Léonor et de Loraydan au moment où Charles-Quint leur ordonna d’approcher. En réalité, s’il y eut une hésitation chez ces deux personnages, elle ne put être remarquée, car tous deux obéirent dans l’instant même.


L’empereur prit la main de Léonor, et dit:


– Ma fille, le Commandeur d’Ulloa m’a désigné votre époux. «Le voici: un noble cœur, un esprit prompt et vif, un bras intrépide, un gentilhomme digne en tout de la fille de Sanche d’Ulloa: le comte Amauri de Loraydan. Prenez votre temps, ma fille: que demain, les funérailles du Commandeur se fassent avec toute la solennité nécessaire. Dans trois jours, avant mon départ de Paris, votre mariage se fera, et je m’en irai tranquille, ayant accompli le vœu de votre père, ayant confié votre bonheur à un loyal gentilhomme français…»


Léonor pâlit.


Elle s’inclina, se courba, et, d’une voix ferme:


– Sire, dit-elle, je ne saurais trouver les paroles capables d’exprimer ma gratitude pour votre magnanime Majesté. Daignez pourtant me permettre de vous dire humblement le vœu de mon cœur.


– Parlez sans crainte, mon enfant. Toute l’affection que j’avais pour mon brave compagnon, je veux la reporter entière sur ses enfants.


Léonor demeura courbée, et parla avec cette fermeté sous laquelle se percevait une violente émotion:


– Sire, en ce qui concerne les funérailles de mon père, je désire qu’elles se fassent en toute simplicité. Un sarcophage sera dressé dans la chapelle de cet hôtel. C’est là que reposera le Commandeur jusqu’au jour où je pourrai le faire transporter à Séville, où il prendra place dans le tombeau de nos aïeux, en la chapelle du couvent de Saint-François.


– Votre volonté sera respectée, mon enfant. C’est donc à Séville qu’auront lieu les funérailles solennelles de votre père. Qu’en attendant ce jour, il soit déposé au tombeau provisoire que vous lui préparez en l’hôtel d’Arronces. Est-ce tout?


Léonor frissonna. Son sein se souleva. Une fugitive vision se dressa dans son imagination… et c’était un jeune cavalier qui hardiment se battait pour elle et qui, avec une sorte de timidité, lui demandait la permission de l’escorter, de la protéger…


Ses yeux s’emplirent de larmes.


– Sire, dit-elle, en ce qui concerne l’hôtel d’Arronces généreusement octroyé à mon père, je désire qu’il fasse retour à Sa Majesté le roi de France, je désire n’en conserver la propriété que jusqu’au jour où je pourrai faire transporter en Andalousie le corps de mon père…


– Oh! murmura Charles-Quint, qu’est-ce donc à dire? Le Commandeur m’a formellement indiqué qu’il voulait que cet hôtel fit partie de votre dot, Léonor. Ce sera donc à votre époux, le comte de Loraydan, de décider sur ce point. Est-ce tout?


– Non, sire. Mon père m’a dit que Votre Majesté avait résolu, en récompense de ses longs services, d’assurer ma dotation pour le jour de mon mariage. Sire, je vous supplie humblement de me permettre de refuser cette offre généreuse. Sire, je n’ai besoin d’autre dot que celle qui payera mon entrée au couvent des Franciscaines de Séville. Sire, il n’y a pas de mariage possible pour moi, car j’ai résolu de me donner à Dieu…


François Ier eut un mouvement d’impatience. Le comte de Loraydan demeura incliné, mais réprima un tressaillement de joie. Charles-Quint fronça les sourcils.


– Léonor, dit-il avec une certaine rudesse, vous allez contre le vœu de votre père; ce n’est point la coutume des filles d’Espagne. Quant à moi, par Notre-Dame, quoi qu’il puisse m’en coûter de ne pas accueillir votre désir, je tiendrai ma parole au Commandeur. Ce mariage se fera donc. Cependant, je ne veux rien précipiter. Remettons de quelques jours l’accomplissement du vœu de mon brave Ulloa. Si je suis loin de Paris, Sa Majesté le roi de France me remplacera en cette occasion et assurera une union qui répond si bien aux désirs de tous…


Charles-Quint se tourna vers François Ier.


– Certes, dit celui-ci. Je serai heureux d’assurer moi-même le bonheur de la fille du Commandeur à qui je dois une véritable reconnaissance. Le mariage projeté se fera donc, j’y engage ma parole.


– Votre main, comte de Loraydan! dit Charles-Quint.


Amauri tendit sa main, et nul n’eût pu croire qu’il n’était pas, à cette minute, au comble du bonheur.


– Votre main, Léonor d’Ulloa! ajouta l’empereur.


Défaillante, l’âme désespérée, Léonor tendit sa main tremblante.


Ces deux mains, Charles-Quint les mit l’une dans l’autre et il dit:


– Vous êtes fiancés. Sa Majesté le roi de France choisira et vous indiquera le jour où devra se célébrer le mariage. Dans sa haute bienveillance, il vient de consentir à veiller lui-même à cela.


– Je m’y engage à nouveau! dit François Ier.


– Comte de Loraydan, je me charge de votre fortune, de concert avec la bienveillance royale qui, je crois, vous est tout acquise. Léonor, en obéissant au vœu de votre père et à mon ordre, soyez certaine que vous assurez votre bonheur. Adieu une dernière fois, mon brave Ulloa, ajouta l’empereur en se tournant vers le lit funèbre. Sois-moi témoin que j’ai fidèlement exécuté ta volonté…


Et il se dirigea vers la porte, suivi de François Ier, de Loraydan et de Léonor.


C’est ainsi que furent célébrées les fiançailles d’Amauri, comte de Loraydan, et de Léonor d’Ulloa.


Dans le vestibule, Charles-Quint s’arrêta et prononça:


– Nous avons maintenant à traiter une importante question… Conduisez-nous, Léonor. Venez, monsieur de Loraydan. Ce qui va être dit vous intéresse, puisque vous êtes de la famille.


Léonor, avec un empressement pour ainsi dire passif, Léonor, toute blanche de cette détresse de son cœur venant s’ajouter à sa filiale désolation, Léonor ouvrit une porte, et fit entrer ses hôtes dans un petit salon. Aucun de ces personnages ne remarqua que François Ier eut un profond soupir en entrant dans ce réduit dont on avait respecté l’ancienne décoration; aucun ne remarqua que ses yeux se troublaient, et nul ne l’entendit murmurer tout bas un nom… un nom de femme… le nom de la femme qu’il avait aimée, jadis.


Charles-Quint et François Ier prirent place en des fauteuils, tandis que Léonor et Loraydan demeuraient debout.


– Maintenant, dit l’empereur, nous devons savoir comment les choses se sont passées. Nous devons savoir par qui le Commandeur a été tué, afin qu’un juste châtiment vienne frapper le criminel, quel qu’il soit. Parlez, dona Léonor, dites ce que vous savez. Le nom du scélérat, d’abord?


– Sire, dit Léonor, mon père a été tué par Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, noble homme de Grenade et Séville…


– Ah! fit l’empereur. J’ai entendu parler du père en fort bons termes. Don Luis Tenorio était un bon serviteur. Je savais qu’il avait laissé un fils, mais j’ignorais que ce fils se trouvât à Paris.


Et brusquement:


– Mais vous-même, Léonor, qu’êtes-vous venue faire à Paris?


Léonor frissonna. Son fier visage pâlit encore et ses mains tremblèrent légèrement. Tout ce qu’il y avait de bravoure dans ce cœur de vierge se mit en garde. Tout ce qu’il y avait en elle de pur orgueil se révolta à la pensée qu’il faudrait raconter comment et pourquoi Christa était morte! Et, qu’elle-même, Léonor, était persécutée par la passion de celui qui avait fait mourir sa sœur.


C’étaient là des secrets de famille: l’honneur du nom y était engagé. L’empereur était l’empereur: mais il n’avait rien à voir dans le secret de Christa!…


Simplement, elle répondit:


– Sire, je suis venue à Paris pour informer mon père d’un douloureux événement que je n’ai pas voulu lui apprendre par lettre: la mort de ma sœur aînée emportée en quelques heures par une fièvre que l’art même des médecins arabes fut impuissant à combattre…


À bout de forces, Léonor éclata en sanglots.


– Quoi! murmura Charles-Quint en tressaillant, tant de malheur en si peu de temps! Pauvre fille! Allons, allons, remettez-vous, Léonor!… Par Notre-Dame, je vous ferai oublier tout ce deuil, autant que de pareilles infortunes se puissent oublier. Ne pleurez donc pas…


– Sire, dit Léonor, je demande pardon de ma faiblesse à Votre Majesté… ces larmes que je répands à toute heure dans le secret de ma maison, c’est malgré moi qu’elles ont coulé devant vous.


– Elle est adorable, songea François Ier.


– Et ce Juan Tenorio, savez-vous ce qu’il faisait à Paris? reprit l’empereur.


– Belle question! se dit Loraydan. Ce Juan Tenorio est à Paris pour Léonor, c’est clair: et il a tué le Commandeur parce qu’il lui refusait sa fille…


– Non, sire, dit Léonor sans hésitation. Je ne sais pas, je ne veux pas savoir pourquoi cet homme se trouvait à Paris. Mais je suis sûre que mon vénéré père avait contre lui un puissant motif de haine, car lorsque Juan Tenorio a osé pénétrer hier jusque dans la salle de cet hôtel, le Commandeur lui a dit en quel mépris il le tenait…


– Et c’est alors que ce Juan Tenorio a meurtri mon brave Ulloa? Par le ciel, il sera cherché, on le trouvera, et il subira la mort des assassins…


Léonor tressaillit. La vaillante, la noble créature s’affirma qu’elle n’avait pas le droit de profiter de ces dispositions de l’empereur, que sa franchise immaculée ne devait pas s’abriter derrière un semblant de mensonge… Elle redressa la tête et, intrépide jusqu’au bout, se jura de dire l’exacte vérité.


– Sire, dit-elle, je hais cet homme. Mon mépris seul peut égaler l’horreur qu’il m’inspire. S’il fallait verser mon sang pour assurer la vengeance de… de mon père, dis-je, oui, je donnerais mon sang pour que meure Juan Tenorio. Mais devant Dieu qui m’écoute, je dois établir la vérité. Si mon père pouvait s’éveiller un instant, il dirait ce que je vais dire: Juan Tenorio n’a point assassiné… il a tué le Commandeur en combat singulier, et hormis la disproportion des âges, ce combat fut loyal d’un bout à l’autre. Je dois même proclamer que Juan Tenorio, d’abord, refusa la provocation de mon père. Je dois dire que mon père fut obligé de lever la main sur lui pour l’obliger à dégainer. Au premier contact, l’épée de Juan Tenorio se brisa contre celle de mon père. D’un accord tacite, les deux adversaires se servirent alors de leurs dagues: ce fut mon père qui tomba!


– Vous étiez là, dona Léonor?


– J’étais là! répondit Léonor avec une tragique simplicité.


Il y eut un long moment de silence funèbre pendant lequel les deux monarques, chacun à sa façon, admirèrent l’attitude de cette noble fille. Combien plus ils l’eussent admirée s’ils eussent compris tout ce qu’il y avait de pur, de brave, d’infiniment honnête dans ce récit qu’elle venait de faire, dans ce récit où elle lavait du crime d’assassinat ce Juan Tenorio qu’elle exécrait à l’égal du plus lâche, du plus vil des assassins…


– Ainsi, dit lentement Charles-Quint, il n’y eut point assassinat? Il y eut duel?


– Oui, Majesté; ce fut mon père qui provoqua Juan.


– Et ce fut le Commandeur qui demanda ce duel? Ce fut lui qui provoqua Juan Tenorio?


– Oui, Majesté; ce fut mon père qui provoqua Juan Tenorio.


Charles-Quint demeura un instant silencieux. Puis, se levant, il se tourna vers le comte de Loraydan:


– En ce cas, dit-il, ceci vous regarde seul, comte.


Et Loraydan, sous le regard de François Ier:


– C’est une affaire de famille, sire: ceci me regarde seul!


– Vous chercherez ce Juan Tenorio. Vous le provoquerez. Vous le tuerez.


– Je chercherai Juan Tenorio. Je le provoquerai. Je le tuerai.


Ce fut la fin de cet entretien où Léonor d’Ulloa fut fiancée à Amauri de Loraydan. Charles-Quint dit encore quelques mots de consolation à la fille du Commandeur, lui rappela qu’elle avait désormais un défenseur en son futur époux, refusa de se laisser escorter par elle hors la maison, et les hôtes royaux s’éloignèrent.


– Mon cher sire, disait Charles-Quint à François Ier, je vous serais reconnaissant d’employer votre police à veiller à ce que cette jeune fille ne quitte point Paris avant que son mariage ne soit accompli: j’y tiens.


– Sire, répondait François Ier, vous pouvez vous fier à moi. Cette gracieuse dame ne sortira de Paris qu’escortée par son époux, le comte de Loraydan…


Quelques instants plus tard, Léonor entendit le bruit sourd de la cavalcade dans le chemin de la Corderie. Alors seulement, elle se laissa tomber dans un fauteuil, et à bout de forces, s’évanouit.


À ce moment, voici ce qui se passait dans la salle d’honneur où reposait le Commandeur don Sanche d’Ulloa sur son lit de funèbre parade:


Lorsque l’empereur et le roi François avaient pénétré dans la salle, trois hommes qui s’y trouvaient s’étaient retirés sans bruit.


Au moment où les hôtes royaux sortirent de la salle, ces trois hommes y rentrèrent, et reprirent la besogne à laquelle ils s’activaient de leur mieux, pétrissant la glaise, maniant fébrilement leurs outils, modelant une longue chose encore informe, mais qui déjà prenait l’aspect d’un homme couché; l’un d’eux s’appliquait spécialement à la figure qui, bien qu’à peine esquissée, indiquait déjà une ressemblance avec la figure du mort…


Ces trois hommes étaient des sculpteurs que Léonor d’Ulloa avait mandés et auxquels elle avait donné des indications précises…


La chose à laquelle ils travaillaient avec tant de hâte méthodique, c’était la statue du Commandeur…

Загрузка...