II TÉMOIGNAGE DU COMMANDEUR

Ulloa n’a pas laissé de mémoires, comme quelques hommes de guerre de son temps, Montluc, par exemple. Mais, dans ses papiers, parmi des rapports relatifs au voyage de Charles-Quint et aux conditions possibles d’un traité de paix définitif avec François Ier, on retrouva nombre de notes à lui personnelles pour la plupart écrites en français, datées et numérotées en bon ordre. De ces notes, nous extrayons le bref et curieux fragment qui suit. Pour la commodité de la lecture, nous en avons légèrement arrangé le texte, en le respectant dans son essence.


«Au 19e de novembre, jour de Sainte-Isabelle. – Revenant de Bayonne où j’avais laissé monsieur le connétable qu’on peut dire aussi brave que l’était le fameux Bayard, mais avec plus de subtilité dans l’esprit; me trouvant à une bonne demi-lieue du bac de la Bidassoa, tout joyeux de l’heureuse nouvelle que j’apportais à Sa Majesté, d’ailleurs sain de corps et d’âme, j’ai été étonné par une pesante tristesse qui, à l’improviste et sans raison aucune, est tombée sur moi comme un coup d’estramaçon, et j’ai pensé que mon heure de mourir était venue.


«J’ai donc arrêté mon cheval, beau destrier, par ma foi, noble présent de monseigneur le Dauphin, car ce jeune prince est digne de son valeureux père, pour les caresses et les cajoleries. Or j’ai pu, grâce à Dieu, vérifier que j’étais plein de vigueur et de santé. Voyant que la nuit noire m’allait surprendre dans ce chemin du diable où les charrettes à bœufs ont creusé des ornières à s’y briser les os, j’ai voulu me remettre à un bon galop, et c’est alors que j’ai entendu la voix.


«Je suis resté sur place, frappé d’horreur, tout couvert d’une sueur glacée, ayant bien compris dès le premier instant que ce n’était pas là une voix vivante.


«Elle s’est élevée d’abord comme une pauvre plainte qui hésite et doute de l’accueil qui lui sera fait. Puis elle s’est affermie et est devenue un gémissement, mais non conforme à l’idée que, d’après les livres, je me faisais du gémissement des âmes en peine. Elle semblait venue du dehors, je veux dire d’en dehors ce monde d’ici. Et elle suivait une route, comme ces étoiles qui, parfois traversent le ciel: au lieu d’une étoile qu’on voit, une étoile qu’on entend. J’ai compris qu’elle cherchait quelqu’un parmi les vivants. Les saints me soient en aide, c’est moi qu’elle cherchait. Bientôt elle s’est éteinte. Mais, plus triste, plus faible, cet appel est venu me frapper encore comme je débarquais du bac.


«Une troisième fois, dans le moment où le Sanche d’Ulloa qui est moi et que je connais écoutait les bonnes promesses de Sa Majesté, un autre Ulloa qui est dans moi et que je ne connaissais pas. – Dieu juste! est-ce bien moi qui écris ceci? est-ce bien moi qui ose soutenir que j’ai été deux en un? Mais comment pourrais-je m’exprimer autrement – oui, par le ciel, j’ai bien senti qu’il y avait en moi deux Ulloa, et que l’autre, celui que jamais je ne connus, l’autre, dis-je, l’autre Moi écoutait la Voix… la voix si faible alors, si tenue, et de si loin venue… elle semblait agoniser, et c’est là que je l’ai reconnue, et j’ai cru que la terre s’effondrait. Ô ma fille, vivant portrait de ta mère, ô ma chère Christa, c’est toi qui m’appelais!


«Fasse la Vierge que Sa Majesté ait dit vrai et que ceci ait été seulement une illusion venant de la grande fatigue que j’ai éprouvée en cette difficile ambassade. Je veux, je dois le croire. L’empereur ne saurait se tromper.


«Pourtant j’ai fait partir mon écuyer à franc étrier pour Séville. Diego est brave. Il a de la ruse. S’il y a un danger, il saura le découvrir et l’écarter. Mais je dois faire mieux; si le bienheureux saint François daigne s’interposer et protéger mes enfants, je promets cinq cents carolus d’or à son couvent situé proche mon palais et dans lequel se trouve le tombeau de mes pères où m’attend ma bien-aimée femme.


«Et que Notre-Dame de Santa Ierusalen soit témoin de ce vœu!»

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