XVII « LA GRÂCE DE DIEU»

C’était le 18 de décembre.


C’était à une demi-lieue au delà de Brantôme, au croisement d’un chemin de traverse.


Léonor d’Ulloa venait de s’arrêter là, mais sans mettre pied à terre. Elle venait de Périgueux et avait résolu d’atteindre Angoulême en une étape.


Vers dix heures du matin, les gens de Brantôme l’avaient vue traverser leur petite ville, caressant et excitant son beau genêt d’Espagne, – et les bonnes dames s’étaient étonnées à voir une noble demoiselle voyager sans escorte… mais Léonor n’avait pas peur de se trouver seule par les routes désertes, et la solitude ne pesait point à son fier esprit.


Qu’elle était jolie et gracieuse, hardiment campée sur sa selle, silhouette d’élégance et de poésie en ce sauvage coin de terre!


Toute la puissance de rêve qui fait l’immortelle force, et la gloire, et l’impérissable charme de la femme était en Léonor. Sa seule présence pouvait suffire à verser de l’espérance dans un cœur. Et qu’est-ce que la vie, sinon une espérance?


Et sa présence, aussi, suffisait à éclairer la nature. Elle venue, l’âpre tristesse de ce canton s’évanouit, et toutes choses prirent leur aspect de douceur et d’amour.


Elle s’intéressa à ces paysages d’où se dégageait une sévère mélancolie; et son regard, curieusement, interrogea les deux tours rondes d’un castel contre lequel des châtaigniers plaquaient l’armature de leurs branches sans feuilles, et elle songeait:


«Comme tout est calme en ce joli domaine!… Je suis la voyageuse qui passe et n’a pas le droit de s’arrêter tant que sa mission ne sera pas remplie… Je suis l’annonciatrice du malheur, et c’est de la douleur que je porte avec moi… Paisible castel, combien j’aimerais me reposer au pied de tes tours qui, sans doute, abritent du bonheur, loin des villes, loin des tumultes, loin des conflits d’âme, loin des pervers, loin des méchants… Ô Christa; ô ma pauvre chère Christa… tu les as connus, toi, ces méchants… tu en es morte!»


Et ce qu’elle regardait en rêvant ainsi, c’était le domaine de Ponthus…


Elle se remit en route, et bientôt, devant elle, assise au bord du chemin, aperçut la maison solitaire, la maison abandonnée… la maison où le Commandeur Ulloa s’était arrêté pour porter secours à Clother de Ponthus blessé… l’auberge de la Grâce de Dieu.


Et comme elle passait au pas devant cette maison, elle entendit un faible gémissement et s’arrêta.


Aussitôt un homme parut, qui s’avança en gémissant:


– Ma pauvre mère! Blessée, mourante, peut-être! Et personne pour m’aider! Elle va donc périr faute de soins!…


Léonor, légèrement, sauta à terre. De la fonte de sa selle, elle tira un flacon qui contenait un baume, et des bandes de linge, objets qui faisaient partie du portemanteau de toute noble dame.


– Ne pleurez pas, dit-elle, allons soigner votre mère…


Bel-Argent la considéra une seconde. Peut-être tant de promptitude à la compassion active lui inspira-t-elle quelque remords. Au fond, ce n’était pas un méchant homme. C’était un de ces pauvres hères qui gagnaient leur vie moyennant les plus bizarres besognes. Son hésitation dura peu.


– Quoi! s’écria-t-il, vous daigneriez consentir…


– Ne perdons pas de temps… montrez-moi le chemin…


– Laissez-moi au moins attacher votre cheval à cet anneau…


– Non, non. Reno est habitué. Il ne bougera pas. Vite, allons à votre mère…


– Venez donc, et que la Vierge vous bénisse!


Bel-Argent ouvrit la porte de la maison et s’effaça pour laisser passer Léonor.


Elle entra.


– Eh bien? dit-elle. Où est votre mère?


Elle se retourna et vit que la porte était fermée. L’homme n’était pas là… elle comprit le piège!


D’un rapide regard, elle inspecta cette salle délabrée au fond de laquelle se trouvait une vaste cheminée flanquée de deux portes: l’une d’elles s’ouvrit…


Don Juan parut.


Léonor pâlit un peu, sa lèvre frémit, mais aussitôt elle reprit son sang-froid et fut impassible.


Grâce à quelque étrange et obscur phénomène d’âme, cette haine que lui avait d’abord inspirée Juan Tenorio s’était abolie. Et elle ne le craignait pas plus qu’elle ne le haïssait. Ni peur ni haine. Son état d’esprit était d’une simplicité étonnante; c’était, en fait, l’absence de tout sentiment à l’égard de don Juan. En vérité, Juan Tenorio, pour elle, était: Néant… Il n’existait pas. Ou du moins, elle se situait à une si prodigieuse distance de lui qu’il pouvait être considéré comme inexistant pour elle…


Cette distance, au bout du compte, est tout simplement celle qui sépare un cœur vivant d’un cœur putréfié.


Qu’est-ce que don Juan pour Léonor?


Léonor, c’est la loyauté. Don Juan, c’est le mensonge.


Que peut-il y avoir de commun? Le mensonge ignore la loyauté et en est ignoré. Aucun point de contact possible…


Léonor, en voyant s’avancer sur elle Juan Tenorio, n’éprouva donc que la rapide émotion qu’on a toujours, si brave soit-on, devant la possibilité d’un danger immédiat.


Juan Tenorio lui fit la plus gracieuse, la plus touchante révérence qui se pût voir. Il était passé maître en l’art de saluer une femme. Cette fois, sa salutation fut passionnée, elle fut à elle seule une déclaration d’amour exalté, elle fut presque un agenouillement. Et, s’il ne s’agenouilla pas tout à fait, ce fut simplement qu’il avait à parler, et il avait déjà éprouvé combien l’agenouillement est une posture difficile quand il s’agit de faire un discours… Et il parla.


Sa voix chantait. Il avait de ces accents de captivante harmonie auxquels les femmes ne résistent guère – nous entendons celles dont le sentiment est à fleur de nerfs…, à fleur de peau. Et il disait:


– Soyez rassurée, Léonor. Je jure Dieu qui m’entend et me juge, oui, je jure que vous êtes en sûreté ici, près de moi, autant que si votre mère sortie du tombeau fût venue assister à cet entretien. Quand j’aurai fini de parler, vous serez libre de partir. Mais je dois parler. J’ai voulu vous parler. La volonté de Juan Tenorio, vous ne la connaissez pas, vous apprendrez à la connaître… et aussi sa patience… et aussi… son amour…


Sa voix se brisa: il venait d’entrer dans la sincérité!


Venu pour débiter une harangue longuement méditée, préparée mot par mot, étudiée devant la glace pour les gestes, maintes fois récitée pour les intonations, répétée même à diverses reprises devant des servantes, des maritornes quelconques, oui, quand il eut prononcé le mot amour, don Juan, de plain-pied, entra dans la sincérité. Son discours, il l’oublia. Les gestes appris, les savantes intonations, tout ce fatras s’évanouit. Il ne fut plus qu’un amoureux, un pauvre amoureux emporté au tourbillon des sentiments qui prirent son cœur et le firent danser, valser, virevolter, comme les vents d’orage font danser une fleur, une feuille.


– J’ai voulu vous parler. Et vous n’avez pas voulu m’entendre. Depuis Séville, je vous suis pas à pas, et chaque fois que j’ai tenté de vous aborder, d’un regard vous m’avez balayé de votre chemin. Pourtant, j’avais décidé que je vous dirais ce que c’est que l’amour de Juan Tenorio. J’ai pris ce moyen, je vous ai tendu un piège, il faut maintenant que vous m’écoutiez… Voulez-vous m’écouter?


Léonor ne détournait pas de lui son regard pur… elle n’avait pas à feindre l’indifférence puisqu’elle était toute l’indifférence. Elle écoutait don Juan, nous pouvons même dire qu’elle écoutait avec attention… mais c’était l’attention qu’on a devant la possibilité d’un danger qu’il faut surveiller.


Juan Tenorio eut-il l’intuition de cette indifférence? Comprit-il alors combien lointaine de lui se trouvait Léonor? Peut-être, car un soupir désespéré gonfla sa poitrine, et deux larmes brillèrent à ses paupières… Il était pris dans les tourbillons de la sincérité, autrement redoutable que ceux de comédie d’amour.


Sa parole trembla. Ses lèvres pâlirent. Un frisson l’agita.


– Vous ne me répondez pas, Léonor. Je sens que vous ne me répondrez jamais. Et moi, malheureux, je sais trop que je vous aimerai toujours. Quelle vie va être la mienne maintenant? Quoi! Ce cœur qui vit en moi avec tant de force va se briser! Quoi! Je ne serai pas aimé par celle que j’aime! Quoi! Chaque heure, chaque instant de ma triste existence ne sera plus qu’un soupir de regret, une plainte désespérée!…


Il s’écroula sur les genoux, et, le front dans les mains, se prit à sangloter.


Et soudain, la douce et plaintive ritournelle s’éleva dans son esprit, de la romance que, dans la salle à manger du palais Canniedo, une femme invisible lui avait chantée:


«Sommes-nous dix, sommes-nous vingt – qui l’avons vu se mettre à deux genoux…»


Il se releva lentement.


Léonor n’avait pas un geste, pas un mouvement. Elle le regardait. Elle l’écoutait! Elle le surveillait.


– Non, non! dit-il. Ce cœur que vous ne connaissez pas, Léonor, veut vivre encore. Il veut aimer encore. Il faut qu’il aime jusqu’à son dernier battement. Jusqu’à son dernier souffle, Juan Tenorio veut adorer Léonor. Oh! vous ne savez pas ce que c’est que l’amour de Tenorio! Mes fautes, mes crimes, je vous les ferai oublier! Vous saurez ce que vaut cet amour que vous méprisez. Vous connaîtrez combien il est grand, et pur, et noble, et si loin de ce que les hommes osent appeler l’amour!… Ah! ne me reprochez pas d’avoir causé la mort de celle que vous pleurez… de celle que je pleure… de celle qui dort dans la chapelle de Saint-François son paisible et innocent sommeil… Ne me reprochez pas de l’avoir trompée, trahie… Non, Léonor, je ne l’ai pas trompée! Elle a été victime du destin qui a voulu que je vous aime! Je le jure sur Dieu, à travers Christa, c’est vous, c’est vous seule que j’aimais!…


Léonor n’avait pas bougé. Seulement, au nom de Christa, elle était devenue un peu plus pâle.


Il se rapprocha d’un pas, joignit les mains, sa voix se fit ardente:


– Je vous aime. Vous êtes mon premier amour. Vous êtes mon unique amour. Vous êtes celle que j’attendais. Vous êtes celle que j’espérais, Que de fois j’ai prononcé le mot amour! Et combien il était vide de sens!… Que de fois j’ai dit: Je t’aime! Et combien mes lèvres mentaient! Ou plutôt, comme elles se trompaient!… Savais-je, alors, ce que c’est qu’aimer? Comment l’aurais-je su puisque c’est vous que j’attendais! Tout ce que j’ai dit à Christa, c’est à vous, à vous seule que je le disais. Mes yeux la voyaient, et c’est vous que mon cœur cherchait. Quand je voyais Christa, j’étais heureux, certes, mais dès qu’elle prononçait votre nom adoré, je me sentais mourir d’amour, un étrange frisson me faisait palpiter tout entier, et bientôt j’ai dû reconnaître la douce et terrible vérité: à travers Christa, c’est Léonor, ah! c’est Léonor seule que j’adorais, c’est aux pieds de Léonor que je jetais mon cœur!…


Un fugitif sourire passa sur sa physionomie lorsqu’il prononça cette phrase maintes fois répétée à d’autres. Il sortit de la sincérité avec la même soudaineté qu’il y était entré… il redevint don Juan… le sophisme jaillit:


– La morale des hommes ne peut ni me comprendre, ni me pardonner. Les conventions établies me condamnent. Mais mon amour se hausse au-dessus de toute morale. Mon amour est ce qu’il est. Mon amour fût-il même criminel, que puis-je contre sa puissance? Répondez-moi, Léonor!… Quoi!… Pas un mot?… Pas un regard?… Un seul mot… M’écoutez-vous?… M’entendez-vous?…


Il fit un pas encore.


La passion lui montait au cerveau avec de soudaines pensées de violence. Don Juan! Il était don Juan, maître de l’amour, maître des femmes! Il se reprochait d’avoir humilié don Juan. Il s’affirmait que la manière suppliante est la mauvaise manière, qu’elles n’ont pas de pitié pour qui souffre et pleure, qu’elles ont seulement de l’admiration pour qui ose, qu’elles adorent leur propre défaite, et qu’il faut les dompter, et que celles qui se réfugient dans le silence et l’impassibilité sont tout près de succomber. Il faut vouloir! Il faut oser être le maître. Alors, elles trouvent leurs délices à se soumettre.


Ces délirantes pensées traversèrent comme des éclairs le fond de son imagination chargée de nuées noires. Une sorte de fureur le fit gronder:


– Répondez-moi, Léonor!…


Des mots inintelligibles lui vinrent ensuite. Il était temps. Il allait oser. Il allait montrer qu’il était le maître. Il s’avança, éperdu, la figure mauvaise, il dit:


– Par le ciel, vous ne sortirez pas avant d’avoir répondu! Léonor, Léonor, je jure que vous me répondrez!


– Non! dit derrière don Juan, une voix calme et ferme. Tenorio eut un sursaut et se retourna violemment, furieux et désespéré.


Les traits de Léonor, un instant crispés par l’imminence du danger, se détendirent…


Et tous deux virent s’avancer au fond de la salle délabrée un jeune homme d’allure un peu timide, eût-il semblé, très gracieux dans sa marche et ses gestes, la figure très douce éclairée par des yeux où, à livre ouvert, se lisait la franchise, la bravoure, la loyauté…


Juan Tenorio le jugea d’un regard et respira: celui-là ne pèserait pas lourd!


Le jeune homme salua Léonor avec infiniment de respect, puis, se retournant vers Tenorio, doucement, paisiblement, avec un sourire, il lui dit:


– Vous voyez bien, monsieur, que cette dame ne veut pas vous répondre. Pourquoi diable insistez-vous?


– De quoi vous mêlez-vous? fit don Juan avec un suprême dédain.


– Mais… Je me mêle de ce qui me regarde, il me semble. Vous outragez une femme, c’est mon droit de m’interposer. Il me déplaît que vous imposiez votre présence à une dame qui, de toute évidence, ne peut la supporter. Je vous prie donc de sortir…


Don Juan se redressa. Un éclair jaillit de ses yeux. Mais, secouant la tête comme s’il se fût refusé à la colère comme étant disgracieuse, il salua d’un joli geste et dit:


– Monsieur, on me nomme Juan Tenorio, noble espagnol, l’un des vingt-quatre de Séville. Et vous?


– Clother, seigneur de Ponthus… dit le jeune homme en rougissant un peu.


Léonor, curieusement, regarda ce jeune inconnu qui, avec tant de grâce et d’à-propos, tant de simplicité aussi, venait à son secours. Chose étrange: elle lui en voulait presque de cette intervention qu’elle n’avait pas désirée. À sa ceinture, elle avait sa bonne dague: elle se jugeait capable de se défendre soi-même.


Cependant, elle fit un léger signe de tête, comme pour remercier Ponthus.


– Monsieur, reprenait don Juan, vous avez agi comme un bon gentilhomme et je vous supplie de permettre que je vous en félicite. Mais si vous paraissez connaître les devoirs du gentilhomme, en revanche, vous semblez ignorer ou dédaigner les droits de l’amour. Ces droits, vous m’empêchez de les exercer. À mon tour, donc, je vous prie de me laisser le champ libre. J’ai encore bien des choses à dire à cette noble dame. De grâce, monsieur, veuillez sortir d’ici, je vous en serai reconnaissant toute la vie.


– Seigneur Juan Tenorio, dit froidement Clother, je n’entends pas la plaisanterie espagnole. Je vais donc vous répondre par une plaisanterie française.


En même temps, il tira sa rapière et, tout au fond de lui, murmura:


– Épée de Ponthus, sois-moi fidèle!…


– Voilà, dit Tenorio, une manière de parler qui a cours dans toutes les langues du monde et qui me plaît.


Aussitôt, il dégaina…


À ce moment, Léonor s’avança vers Clother de Ponthus. Don Juan s’assombrit et frissonna… la jalousie venait de le mordre.


Clother baissa son épée.


– Monsieur, dit Léonor, vous allez vous battre pour moi que vous ne connaissez pas. Il est juste que vous sachiez au moins qui je suis. On me nomme Léonor et je suis la fille de don Sanche d’Ulloa, noble espagnol, Commandeur de Séville et Andalousie.


Ponthus tressaillit et une pâleur s’étendit sur son visage. Ce fut avec une sorte d’attendrissement qu’il s’inclina devant Léonor.


– Madame, dit-il, je me suis déjà arrêté dans cette triste maison, un soir… le soir du Ier décembre, il y a de cela dix-huit jours. J’y fus assailli par deux malandrins et l’un d’eux me porta à la poitrine un coup de dague qui m’abattit mourant. Un homme passait sur la route. Il entendit ma plainte. Il entra, me soigna, me fit transporter au proche village où je suis resté douze jours couché dans une maison hospitalière. Je n’en suis sorti que ce matin, à peu près guéri, et avant de regagner Paris, j’ai eu le désir de revoir mon castel de Ponthus. Désir?… Pressentiment, sans doute. Car pourquoi me suis-je arrêté ici? Qui sait si quelque volonté supérieure ne m’a pas conduit là où je devais aller pour mettre mon bras au service de la fille du Commandeur d’Ulloa, mon sauveur?…


– Votre sauveur? interrogea Léonor étonnée.


– Oui, madame, les bonnes gens qui ont consenti à me soigner m’ont répété le nom de l’homme généreux à qui je dois la vie: c’était don Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville. En tirant l’épée pour Léonor d’Ulloa, ce n’est donc plus un devoir que je remplis, c’est un droit que j’exerce… le droit que j’ai d’offrir mon sang au Commandeur d’Ulloa et à tous ceux qui lui sont chers.


– Faites donc, monsieur, dit Léonor avec une émotion contenue.


Juan Tenorio avait écouté cette explication avec une sombre impatience.


– Voilà qui est fort galant, fit-il d’une voix altérée. Je pourrai fournir ce beau sujet à l’un de ces faiseurs de comédies qui infestent la noble Espagne: le brave Commandeur sauve des damnés malandrins le digne gentilhomme français qui, à son tour, sauve la fille du Commandeur et l’arrache au damné Tenorio!


– Défendez-vous, monsieur! dit Ponthus.


– Vous avez raison! s’écria don Juan dans une explosion de douleur. Je viens de prononcer des paroles indignes de moi. Mais c’est qu’aussi j’ai la tête perdue et mon cœur se brise. Ah! Léonor, Léonor cruelle! Puisse l’épée de ce brave gentilhomme traverser ce cœur qui souffre tant! Puissé-je expirer à vos pieds! Mourir sous vos yeux, Léonor, ce sera le dernier délice de ma triste vie!…


Malgré ces paroles qui annonçaient presque une intention de se laisser tuer, ce fut avec beaucoup de méthode et de sang-froid que Tenorio attaqua Clother de Ponthus.


Quelques instants suffirent aux deux adversaires pour se reconnaître d’égale force et s’apprécier à leur valeur. Tous deux possédaient ce jeu sobre, fin, serré, qui distingue les maîtres. Tous deux avaient même courage. Par-dessus tout, ils possédaient au même degré la qualité essentielle de l’escrime: le sang-froid qui permet la sûreté du coup d’œil, la promptitude de la riposte, la logique de l’attaque.


Léonor s’était écartée.


Bravement, elle regardait ce duel qui se jouait en son honneur.


Et ce fut une brillante, une étincelante passe d’armes qui, en plusieurs reprises, dura vingt longues minutes au bout desquelles Clother de Ponthus se mit à attaquer par une série vertigineuse de coups droits poussés à fond que Tenorio n’arrivait à éviter qu’en rompant… Ponthus attaquait et marchait… Juan Tenorio rompait… bientôt il se trouva acculé à un angle de la salle.


– Monsieur, dit Clother, voulez-vous sortir?


– Vous êtes fou, dit don Juan qui râlait de honte et de rage.


En même temps, d’un bond furieux, il se jeta hors de l’angle où il se trouvait pris, et retomba en garde en éclatant de rire… à la même seconde, il vit sa main rouge de sang, ses doigts se détendirent, sa rapière lui échappa… il eut un cri de douleur: la douleur d’avoir été vaincu devant Léonor.


– Je crois que vous êtes hors de combat, dit Clother. Je vous ai maladroitement blessé à la main, alors que mon coup devait vous tuer… veuillez m’en excuser.


– Nous nous reverrons, n’est-ce pas? dit don Juan.


– Ce me sera toujours un honneur de me mesurer avec un aussi rude jouteur. Donc, où et quand vous voudrez, monsieur, je suis à votre disposition. Je vais à Paris, mais s’il vous plaît de me désigner un autre endroit…


– Paris me convient. Mais Paris est grand…


– Je loge rue Saint-Denis, en face l’auberge de la Devinière que tout le monde vous indiquera.


– Ciel! dit une voix. C’est un compatriote! Comme moi, un habitant de la rue Saint-Denis!


Et Jacquemin entra dans la salle, s’avança vers Clother.


– Moi aussi, monsieur je suis de la rue Saint-Denis! Moi aussi je suis de la Devinière!


En même temps, le digne serviteur se mit à panser et à bander activement la blessure de son maître.


– Ah! monsieur, disait-il, si j’avais pu deviner que ce gentilhomme était de la rue Saint-Denis, je vous eusse prié de renoncer à ce duel. Vous vous êtes heurté à un vrai Parisien… c’est toujours dangereux!


Juan Tenorio ne répondit pas. Il n’avait même pas entendu, sans doute. Il éprouvait, pour la première fois de sa vie, les terribles affres de l’humiliation. Vaincu! Il était vaincu! Devant une femme! Devant Léonor!… Il souhaitait d’être mort, et il se sentait mourir. Mais au fond de lui-même s’élevait l’impétueux désir de vivre; vivre encore, aimer, se faire aimer, et cette fois, bientôt peut-être, obtenir quelque éclatante revanche.


Son regard errant évitait de se poser sur Léonor, et finit par se fixer sur un homme qui, debout près de la cheminée, considérait Clother de Ponthus avec une sorte d’effroi.


C’était Bel-Argent…


– Approche! lui cria-t-il.


Bel-Argent obéit, mais sans cesser d’examiner Ponthus.


– Tu es payé? fit Juan Tenorio.


– Certes! répondit Jacquemin. J’ai payé ce drôle en beaux écus, alors qu’il n’eût mérité que soufflets et coups de pied pour la besogne qu’il a consentie. Ah! monsieur, que ceci vous serve de leçon au moins!


– Puisque tu es payé, dit don Juan, disparais! Va-t’en!…


Bel-Argent fit la révérence, et, se dirigeant sur Clother de Ponthus, s’inclina profondément.


– Seigneur de Ponthus, dit-il, je suis l’un de ces deux vilains drôles qui vous attaquèrent ici même, voici près de vingt jours, un soir que vous étiez assis près de cette table…


– Je te reconnais, fit Clother, que veux-tu?


– Vous dire que je n’ai pas frappé, moi! En rase campagne, oui! Par traîtrise, jamais. C’est Poterne, monsieur, c’est Jean Poterne qui a porté ce coup qui devait vous tuer et dont vous êtes revenu, par ma foi! Il faut que vous ayez l’âme chevillée au corps.


– Et qu’est-il devenu, ton misérable compagnon?


– Il est mort, monsieur. Ce noble Espagnol que voici l’a proprement occis d’un coup de pointe.


– C’est bon. Tu peux t’en aller.


– Non, monsieur. Car j’ai autre chose à vous dire. En essayant de vous envoyer dans l’autre monde, Jean Poterne faisait son devoir d’honnête homme…


– D’honnête sacripant, veux-tu dire. Son devoir! Quel devoir?


– Dame, il avait été payé pour vous meurtrir!


– Et par qui? fit Clother en tressaillant d’étonnement, car il n’entrait pas dans sa pensée qu’il eût un ennemi capable de vouloir sa mort, et que cet ennemi fût assez vil pour employer un aussi lâche détour…


– Par qui? reprit Bel-Argent. Je vous le dirai, seigneur le Ponthus, je vous le dirai…


Bel-Argent se jeta à genoux et continua:


– Seigneur, ayez pitié de moi. Je vis une vie qui ne me convient guère. Guetter le voyageur au tournant du chemin, envoyer une balle d’arquebuse ou décocher un trait à un inconnu qui ne m’a rien fait, cela m’a toujours causé une espèce d’horreur que maintenant je ne puis plus surmonter. Seigneur de Ponthus, je ne puis plus! Maintenant que Poterne est mort, je suis libre. Il me domptait, seigneur, il me battait. Libre, je veux être un homme comme tous les hommes, et les jours où je n’aurai pas de pain à manger, au moins ce pain ne me semblera-t-il pas amer et mouillé de sang…


Corentin pencha sur Bel-Argent son long corps d’échassier et, goguenard:


– Comment le pain que tu n’auras pas à manger pourra-t-il te sembler amer et désagréable?


– Il suffit, fit Bel-Argent. Ce noble seigneur me comprend. Le pain est amer quand…


– Mais puisque tu ne le manges pas! insista Jacquemin. Les jours où tu ne mangeras pas de pain, comment pourra-t-il te sembler moins amer, si tu ne le manges pas?


Bel-Argent se releva, considéra froidement Corentin et prononça:


– Je suis bien sûr qu’il n’est pas vrai!


Jacquemin pâlit, rougit, loucha sur son nez et, furieux:


– Qui? Mais qui donc? Par la mort diable, qui donc n’est pas vrai?


Bel-Argent lui tourna le dos.


– Seigneur de Ponthus, dit-il, vous pouvez me sauver de toute cette misère d’amertume et de sang. Vous pouvez faire de moi un homme, car je lis dans vos yeux le courage et la bonté, qui ne vont jamais l’un sans l’autre.


– Je le veux de grand cœur, dit Ponthus, ému par l’accent désespéré du pauvre diable. Mais comment?


– En me prenant à votre service. Je vous serai fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.


– Surtout dans la bonne, dit Corentin.


– Mes veines, dans le danger, je suis prêt pour vous, à les vider de leur sang, reprit Bel-Argent.


– Et surtout à vider les fonds de bouteille, dit Corentin. Bel-Argent se tourna vers son adversaire:


– Maintenant, dit-il, j’en suis sûr: il est en carton!


– Qui cela? Qui cela? hurla Corentin qui devint écarlate.


– Allons, c’est assez, dit Clother de Ponthus. Bel-Argent, je te prends à mon service. Sois brave et fidèle, et moi je tâcherai de faire de toi un homme, car il me semble que tu as encore du cœur. Mais tu me diras le nom de cet homme qui a voulu ma mort et a payé mon sang qu’il ne fut pas assez brave pour essayer de répandre lui-même.


– Je vous le dirai, seigneur, quand le moment sera venu. À cette heure, je veux seulement vous remercier. Oui, j’ai encore du cœur, et je le montrerai…


– Ho! fit Corentin, tu veux donc t’ouvrir la poitrine?


– Moi! Et pourquoi?


– Dame! Pour montrer ton cœur, il faut bien que tu ouvres ta poitrine. Si tu veux, je t’aiderai.


– Si tu veux, grogna Bel-Argent, je t’aiderai à te couper…


– Quoi? rugit Corentin.


– Je croirai qu’il est vrai quand seulement, l’ayant coupé, je le tiendrai au bout de ma dague. Jusque-là, je croirai qu’il est en carton!


Et, fièrement, Bel-Argent alla se poster à trois pas derrière son nouveau maître.


Cependant, Corentin avait fini de bander la main de Juan Tenorio, et disait:


– Dans trois jours, il n’y paraîtra plus, monsieur. La recette du baume que je viens de vous appliquer, je la tiens de monsieur votre père, l’illustre don Luis Tenorio lui-même. Ainsi peut-il vous sembler que ce soit votre noble père lui-même qui vous ait pansé. Est-ce que cela ne vous inspire pas quelque attendrissement, monsieur? Ne prendrez-vous pas, en cet instant, la bonne résolution de retourner à Séville?


Don Juan, depuis quelques minutes, cherchait un moyen de sortir honorablement de cette salle. De sa voix la plus émue, de sa voix d’acteur consommé, en cette seconde où il n’y avait plus en lui d’émotion, il s’écria:


– Non Jacquemin! Non, digne serviteur de mon vieux père! Non, je ne retournerai pas à Séville! Je vais où m’entraîne mon destin. Je vais à l’amour. Je vais à la mort. Et je n’aurai que toi pour fermer mes paupières…


– Hélas! monsieur, dit Corentin, sincèrement affligé, que deviendrai-je si vous mourez?


– Retourner à Séville! Et quel lieu du monde ne me semblera pas affreusement triste! Il n’y a qu’une ville où je puisse me rendre de ce pas: c’est celle où se rend Léonor… Elle me verra du moins expirer d’amour et de douleur, et peut-être alors, ah! peut-être aura-t-elle pour moi un pleur de pardon… de pitié…


Et à ces mots, les larmes jaillirent de ses yeux.


Et, tout en pleurant, il se dirigea vers la porte; et cette fugitive émotion qui venait de s’emparer de lui fit ce que n’aurait pu faire la plus habile mise en scène: il ne fut pas ridicule… il fut touchant. Il ne s’en alla pas comme le vaincu d’un duel, il se retira comme un vaincu d’amour…


Un instant plus tard, Clother de Ponthus entendit le galop de deux chevaux sur la route: c’étaient Juan Tenorio et Jacquemin Corentin qui s’élançaient vers le nord… vers Paris!


Alors, il s’approcha de Léonor et s’inclina silencieusement, avec une sorte de timidité qui lui donnait tant de charme. Lorsqu’il se redressa, son regard se croisa avec celui de Léonor. Quelques instants, elle le considéra. Avec cet instinct sûr et profond de sa loyauté, elle l’étudiait…


– Monsieur de Ponthus, dit-elle, à un gentilhomme tel que vous, je n’offrirai pas quelque banal remerciement, mais vous me permettrez de vous assurer que votre chevaleresque attitude m’a été au cœur. Je ne vous oublierai pas dans mes prières, et lorsque mon père me demandera comment j’ai été assez folle pour entreprendre seule ce long voyage, je pourrai lui répondre que j’ai bien fait, puisque Dieu devait vous mettre sur mon chemin…


– Madame, dit Clother, vous récompensez trop généreusement une action bien simple. Et d’ailleurs, peut-être n’ai-je eu aucun mérite à intervenir au moment où ce gentilhomme vous voulait imposer sa présence.


– Que voulez-vous dire?


– C’est une assez étrange histoire, et je doute que vous puissiez me croire. Cependant, je vous assure sur l’honneur qu’elle est vraie. Ce matin, donc, ayant offert mes remerciements et une suffisante récompense aux bonnes gens chez qui le Commandeur d’Ulloa m’avait transporté blessé et mourant, je montai à cheval avec l’intention de continuer mon chemin vers Paris. Mais à peine eus-je fait cent pas que je m’arrêtai court, et bientôt je fis demi-tour, pour me diriger vers la Grâce de Dieu… c’est la maison même où vous êtes. J’étais fort étonné de cette résolution soudaine et j’essayai même de résister. Je n’avais rien à faire ici. Et pourtant, une véritable force m’y poussait. Je vous l’assure: c’est malgré moi que je suis venu…


– Malgré vous? tressaillit Léonor.


– Comment pourrais-je vous expliquer ce qui s’est passé en moi? De grands intérêts m’obligent à me trouver à Paris aussitôt que possible. Une ardente, une inapaisable curiosité dont je suis obligé de vous taire la cause me pousse à Paris… et pourtant, malgré moi, je tournais le dos à Paris… c’est vers cette maison que je me dirigeais. Dans le temps même où je me reprochais de perdre un jour, je me disais à moi-même: Il faut aller à la «Grâce de Dieu…» il le faut!… Vous voyez, madame, que si mérite il y a, ce mérite revient tout entier à la force inconnue qui m’a conduit jusqu’à vous.


– C’est étrange, en effet, dit Léonor pensive. Mais je vous crois, monsieur. Je vous crois d’abord parce que vous me semblez digne de toute confiance; ensuite parce que moi-même… un jour… un triste jour qui n’est pas encore très éloigné… j’ai prononcé des paroles que ne me dictait pas ma volonté… j’ai parlé comme si cette force inconnue qui vous a guidé se fût substituée à moi dans ce que j’avais à dire.


– Peut-être est-ce la même force, murmura Clother.


– Peut-être! dit Léonor.


Il y eut un moment de silence pendant lequel ils se regardèrent avec une sorte de sympathie irraisonnée. Il leur sembla, à tous deux, qu’ils se connaissaient bien et qu’ils étaient amis. Et Clother reprit:


– Maintenant, madame, que prétendez-vous faire?…


– Mais… continuer ma route vers Paris où il faut que je parvienne le plus tôt possible.


Clother hésita quelques instants, puis ce fut tout naturellement et tout simplement qu’il offrit:


– Vous avez pu voir, madame, quels dangers vous peuvent menacer, ou tout au moins à quelles importunités vous pouvez être exposée en voyageant seule. Daignez donc me permettre de vous escorter jusqu’à Paris. Je vous servirai de garde du corps jusqu’au jour où vous serez en parfaite sécurité auprès du Commandeur.


Léonor fit un mouvement, et son beau sourcil fin se contracta. Ce fut presque sèchement qu’elle répondit:


– Je dédaigne les importunités, et quant au danger, j’aime à le braver. J’aime mieux être seule sur la route, monsieur: je vous remercie de votre offre courtoise.


– Et moi, dit Clother avec douceur, je ne permettrai pas que vous vous exposiez, je respecte votre volonté de voyager seule. Je vous suivrai donc à distance, prêt à accourir à votre premier appel.


Elle eut un joli geste d’impatience. Tout ce qu’il y avait encore en elle d’enfant gâté et volontaire se révolta contre cette protection qui s’imposait. Elle entendait ne pas être protégée… À ce geste, Clother se recula de deux pas, comme pour prendre congé. Il paraissait mortifié, et sa timidité lui revenait.


Léonor s’avança vivement sur lui et tendit une main adorable sur laquelle il se pencha, sur laquelle il déposa un baiser léger comme un souffle, respectueux comme un hommage.


– Vous serez près de moi, dit-elle gaiement. Je suis une tête un peu folle, voyez-vous, et habituée à satisfaire tous mes caprices. Une irrésistible confiance m’entraîne vers vous. Soyez donc mon compagnon de voyage jusqu’au moment où j’aurai rejoint mon père.


– Madame, dit Clother, vous êtes toute la générosité.


Ils sortirent. Léonor trouva son genêt attaché au contrevent d’une fenêtre. Ponthus l’aida à se mettre en selle, monta lui-même à cheval, et tous deux se dirigèrent dans la direction d’Angoulême.


Bel-Argent les suivait.


Ils se parlaient peu. Clother était timide. Léonor d’esprit fier, était tout à ses pensées. Tous deux étaient des affligés: l’un ne songeait guère qu’à cette mère dont il allait trouver le portrait et l’histoire en l’hôtel d’Arronces, et l’autre évoquait l’image de la morte chérie dont elle portait le deuil en son cœur.


Mais, parfois, à la dérobée, ils se jetaient un regard.


Entre eux, il n’y avait qu’un commencement de sympathie. Mais au fond de chacun d’eux, dans ces profondeurs de conscience où l’esprit pénètre si rarement, et avec quelques difficultés!… oui, tout au fond de l’être ignoré qu’ils portaient dans leur être visible, doucement, se levait, bien pâle, bien timide encore, l’aube de leur mutuelle admiration… C’était une aurore, une douce aurore à l’horizon de leur vie.

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