VI LE JOYEUX REPAS OFFERT PAR LES QUATRE TÉMOINS

Accompagnées de deux guitaristes, les six danseuses entrèrent, vives, légères, pareilles à des sylphes rieurs, et tout aussitôt, castagnettes aux doigts, s’entraînant, s’excitant de leurs cris, elles commencèrent une merveilleuse, une étincelante sarabande qui fut un tourbillon de poses lascives, têtes renversées, reins cambrés, hanches désordonnées…


Ils battirent des mains, crièrent bravo, trépignèrent, enfiévrés d’admiration, et quand ce fut fini, Canniedo leur fit présent de six beaux bracelets d’argent. Veladar, Zafra, Girenna vidèrent leurs poches dans leurs petites mains frémissantes, mais Juan Tenorio leur donna à chacune un baiser, et l’une d’elles lui dit:


– Il n’y a que vous, seigneur Juan, pour payer royalement des ballerines telles que nous…


Et les folles disparurent dans un bruissement de soie, gazouillant et riant.


Ils reprirent leurs places, Canniedo, Girenna, Veladar, Zafra, tous les quatre à un même côté de la table, Juan Tenorio tout seul sur l’autre bord – singulière disposition imaginée peut-être pour lui faire honneur. Et maintenant, une invisible musique versait ses langoureuses harmonies dans la salle, la grande salle à manger du palais Canniedo, imposante avec ses luxueux dressoirs en citronnier incrusté d’orfèvreries, ses aiguières de vermeil, ses tapisseries à fil d’or, ses cristaux taillés à Venise, ses statues de marbre portant des corbeilles de fleurs et de fruits rares. Sous la direction d’un majordome armé de sa baguette d’ébène, des valets chamarrés s’activaient silencieusement au service.


Il était plus de quatre heures, et voici qu’elle touchait à sa conclusion, cette fête donnée à Juan Tenorio pour honorer le dernier jour de son aventureuse indépendance, pour magnifier son abdication, pour célébrer son renoncement à une royauté d’amour que nul n’avait pu songer à lui contester. Et don Juan disait:


– Rodrigue, l’officier qui a élaboré l’impériale ordonnance de ce festin, est un pur artiste! il faut que tu l’appelles ici: ma chaîne d’or est à lui! Mais…


– Tu fais erreur, interrompit Canniedo. Penses-tu donc que nous aurions confié à un subalterne le soin de dresser le plan d’une telle journée, quand c’est de toi qu’il s’agissait… de toi!


– C’est donc à ton génie que je bois, Rodrigue! Sois fier: tu as étonné don Juan! Mais…


– Tu n’y es pas, interrompit encore Canniedo. J’établis ici une vérité historique: mes nobles compagnons ne m’eussent pas laissé agir seul, cette fête est notre œuvre commune… est-ce vrai, seigneurs?


Girenna, Veladar, Zafra s’inclinèrent avec une gravité cérémonieuse. Mais reprenant vite leur gaie insouciance:


– Tu es notre hôte à tous les quatre! dit Veladar en riant. À ta santé, Juan Tenorio!


– Tu nous appartiens à parts égales, ajouta Zafra en riant plus fort. À ta santé, Juan Tenorio!


– Ma part contre une galiote chargée d’or je ne la cède pas! conclut Girenna. À ta santé, Juan Tenorio!


– À vos santés, mes chers hôtes, princes en élégante magnificence! Donc, je dis bien, j’ai admiré les romances de vos chanteurs, et la grâce de vos ballerines, et ces musiques me charment parce qu’elles m’évoquent d’irréalisables songes. Honneur à ces divines grappes de muscat glacé, et gloire, mes hôtes, gloire à la fée inconnue qui fut capable de pétrir ces voluptueuses pâtisseries, gloire à la seigneuriale cave qui recèle ces alicantes parfumés, ces lumineux xérès, mais… mais… si j’osais…


– Ose. Tenorio, dis-nous la faute que nous avons pu commettre…


Les yeux brillaient. Les visages prenaient des teintes de rose vif. Et les cervelles s’échauffaient…


– Une faute, vous l’avez dit! reprit don Juan d’un accent de conviction et comme s’il eût parlé d’un dogme; une faute impardonnable que je n’ai jamais commise, moi, toutes les fois que j’ai eu à traiter de vrais amis – et que pourtant je vous pardonne, car le plaisir est une difficile science à laquelle bien peu sont en état de prétendre. À vos santés, chers seigneurs… Voici ce qui manque ici: le soleil! le soleil des yeux féminins qui eût dû illuminer votre œuvre!


Ils éclatèrent de rire, et les coupes, joyeusement, se touchèrent. Zafra s’écria:


– Eh quoi, Juan! La veille même de ton mariage?…


– Et pourtant, ajouta Canniedo, tu aimes sûrement celle que demain tu épouses?…


– Je l’adore, répondit don Juan avec exaltation. Par ce qu’il y a de plus sacré au monde, son bonheur m’est plus cher que la vie. Mais comment un cœur d’homme pourrait-il n’avoir qu’une fenêtre ouverte sur le ciel? Dites, mes hôtes, dans la rue, dois-je détourner mon regard de cette duchesse qui passe, belle comme une déesse du mont Ida, ou de cette servante qui, sur la tête, porte sa jarre d’eau fraîche, avec un geste arrondi de son bras nu, qui la fait pareille à une canéphore de cette fête athénienne?


– Juan! Juan Tenorio, serais-tu païen?


– Païen ou chrétien, qu’importe? Une minute, elles sont à moi, elles appartiennent à mes yeux qui savent… qui ont appris à regarder. Sans elles, la rue était grise et triste. Elles paraissent et tout est lumière…


– Ah! Juan Tenorio, cher Juan! De nous tous, c’est toi le plus sage!


– Le plus sage ou le plus fou, qu’importe? Mais pensez, chers seigneurs, pensez au rêveur qui atteint la chimère et, parce qu’elle se brise entre ses doigts, s’élance vers une autre chimère. Pensez au demi-dieu à la recherche d’un nouveau fruit d’or toujours plus suave que le dernier cueilli et dérobé au jardin des Hespérides. Pensez au chevalier qui, à peine un horizon franchi, se met en marche vers le mirage d’un plus lointain horizon…


– Juan! Juan! C’est une légende que tu nous contes-là!


– Légende ou réalité, qu’importe? Mais avouez, mes nobles hôtes, avouez que tout homme est un peu ce chevalier, ce demi-dieu, ce rêveur. Avouez que nul ne baisse les yeux pour ne pas voir la beauté qui passe. Avouez que le rêve qui se lève alors est le même dans tous les cœurs des fils de la terre. Avouez que ce qui me distingue de vous, et cela seulement, c’est que j’ose, moi, ce que vous n’osez pas oser, c’est que j’engage mon effort à tenter de faire vivre ce rêve que vous cachez, vous, parce que vous en avez peur!


Les rires fusèrent plus joyeux. Les exclamations se croisèrent en feu d’artifice. Les applaudissements crépitèrent. Et le majordome impassible désigna les nouveaux flacons qu’il fallait apporter sur la table.


– Juan, tu dois nous dire combien de ces rêves tu as fait vivre!


– On prétend que tu as dressé une liste, une fabuleuse liste où noblesse, peuple et bourgeoisie figurent sans se jalouser, où se mêlent à l’aventure Navarraises, Madrilènes, Andalouses!


– La liste existe. C’est un fait. Mais Juan la cache en un meuble secret!


– Juan, à défaut de la liste, il faut que tu nous montres ce fameux meuble!


Don Juan posa la main sur son cœur, et dit:


– Le voici…


Il y eut un tressaillement. Les quatre se jetèrent un regard bizarre. Mais les rires éclatèrent de plus belle.


– Juan! Juan! Nous devrons donc t’ouvrir le cœur pour y lire la liste?


– Non, non! Juan lui-même va nous la détailler, et nous dire les noms!


– Les noms? fit don Juan! Oh! les noms sont morts, les noms sont descendus à l’éternel oubli. Il n’y a là de vivantes que leurs chères figures… vivantes tant que je vivrai.


– Mais, au moins, dis-nous combien elles sont! Le nombre qui se chuchote est incroyable!…


– Oui, oui! Juan, tu vas nous avouer le vrai nombre!


– Silence! cria Canniedo. Vous allez savoir!


Il frappa sur un timbre, et la musique, aussitôt, entra dans une ritournelle très douce, développée sur un thème de plaintes. Invisible comme l’orchestre, d’une voix passionnée, une femme se mit à chanter des stances dont voici l’approximative traduction:


«-… Sommes-nous dix, sommes-nous vingt – qu’il a suivies, par les tièdes soirées – qui l’avons vu se mettre à deux genoux – qui avons entendu ses serments? – Heureuses folles enivrées de son amour – sommes-nous dix, sommes-nous vingt?


«-… Sommes-nous vingt, sommes-nous cent – qui lui avons donné lèvres et âmes – qu’il a brûlées du feu de ses baisers – qui avons cru voir le ciel en ses yeux? – Pauvres folles trop sûres de son amour. – Sommes-nous vingt, sommes-nous cent?


«-… Sommes-nous cent, sommes-nous mille – qu’il a damnées et puis rejetées – qui fouillons en vain nos cœurs. – Et nous n’y trouvons plus même une larme? – Funèbres folles, spectres de son amour. – Si l’on nous compte, nous sommes mille…»


Don Juan, la figure dans les deux mains, écoutait, dans le ravissement de son émotion, courbé sous les accents de la cantatrice, extasié en un tel charme que des pleurs glissaient entre ses doigts, tandis que sur ses lèvres errait un sourire à demi railleur.


Le silence, l’effrayant silence de la salle, tout à coup l’étonna. Il ouvrit les yeux et vit que les valets avaient disparu. Il n’y avait plus que les quatre seigneurs, devant lui, qui le regardaient fixement. Il se sentit frissonner.


– Elles sont mille, dit Canniedo. Toi-même, tu le répètes, Juan. Mille, ce n’est pas assez: pour couronner cette fête, nous t’offrons la mille et unième. Oh! rassure-toi, c’est une amante digne de toi, et qui manquait à la liste, et il n’y a pas au monde de nom plus illustre que le sien.


– Elle s’appelle la mort! dirent les trois autres.


À ce moment précis, les rideaux de la fenêtre placée derrière don Juan se gonflèrent comme si quelqu’un, caché là, les eût repoussés devant lui en marchant… mais, en réalité, il n’y avait pas un souffle d’air, et la fenêtre était fermée, bien fermée.


Les cinq convives, intensément absorbés par la tragique minute qu’ils vivaient, ne prêtèrent aucune attention à ce geste, ce véritable geste des rideaux qui, doucement, revinrent à leur position naturelle.


Canniedo se leva. Son visage était dur et sombre. Il prononça:


– Lorsque le Commandeur d’Ulloa reviendra dans Séville et qu’il m’interrogera, il faut bien que je puisse lui répondre, moi, son parent. Je lui dirai: «J’ai mal veillé, ou j’ai veillé alors qu’il était trop tard… Mais vous devez me pardonner, car j’ai vengé votre honneur.» Et Christa, peut-être, oubliera elle-même sa faute et ton souvenir quand ils seront scellés sur ta pierre tombale… Je bois à toi, Juan Tenorio, et te dis adieu!


Il vida son verre d’un trait et, dégainant son poignard, le planta devant lui dans la table.


Don Juan se croisa les bras et dit:


– Christa m’oublier!… Allons donc, Rodrigue! Quand tu auras scellé ma tombe, je n’en serai que plus vivant en son cœur!


Veladar se leva et prononça:


– Comme allié des Flavilla d’Oritza, je représente ici dona Silvia, ton épouse, Juan! Je pense que ceci doit te suffire. Je bois donc à toi, Tenorio, et te dis adieu!


– Inigo, cher Inigo, cria don Juan, tu te vantes! Tu ne représentes que toi-même, et non ma vaillante Silvia, qui accourrait à mes côtés si elle savait que tu vas m’assassiner!


Le marquis de Veladar tira son poignard pour s’élancer. Mais il se contint, et d’un rude coup, enfonça la lame d’acier dans la table, près de celle de Canniedo.


Zafra se leva et prononça:


– J’agis pour le compte de mon frère Carlos tué raide par la lecture d’une lettre que tu adressais à sa femme. Paix à la mémoire de cette malheureuse, morte ensuite, morte de l’horreur que lui inspirait sa trahison! Mais tu ne me dénieras pas, je pense, le droit de parler en leur nom? Je bois donc à toi, Juan, et te dis adieu!


Il vida sa coupe et enfonça sa dague non loin des deux premières.


Don Juan essuya quelques gouttes de sueur qui pointaient à son front, puis s’écria:


– Cher Luis, tu as le droit d’essayer de m’égorger, mais ne dis pas que ma chère Laura a eu l’horreur de mon amour. En ceci, tu te trompes, Zafra, je te jure que tu te trompes!


Girenna se leva. C’était un beau gentilhomme, en pleine jeunesse. Avec une sorte de douceur, il prononça:


– Vous n’ignorez pas, chers seigneurs, que ma fiancée a pris le voile, voici deux mois, malgré mes supplications et celles de sa famille. Vous saurez qu’il y a trois jours, la mère de Rosa a été admise à pénétrer dans le couvent des dominicaines jusqu’auprès de sa fille. Quand elle en est sortie, elle m’a fait appeler. Ainsi j’ai appris que Rosa allait mourir. Ainsi j’ai su enfin pourquoi elle s’était enterrée vivante… tu le sais aussi, Juan Tenorio. Une chose que tu ne sais pas, c’est que j’ai juré de venger Rosa… une enfant de dix-sept ans… comment n’as-tu pas eu pitié d’elle!… je ne parle pas de moi, moi ton ami, moi qui t’avais présenté à elle, moi dont tu as détruit la vie… Et moi aussi donc, je bois à toi, Juan, et te dis adieu!


– Tue-moi, tue-moi! cria don Juan dans un sanglot! Tue-moi, Fernand, cher Fernand! Mais n’insinue pas que Rosa a pu demander qu’on la venge en me faisant du mal, je ne te croirais pas, et si tu l’affirmes, je t’en donne le démenti!


Le comte de Girenna tira lentement son poignard et le planta à la suite des trois autres.


Ces quatre dagues, avec leurs poignées, faisaient des croix: devant les croix, les quatre seigneurs s’inclinèrent, puis fléchirent le genou, puis, se relevant, étendirent la main en signe d’irrévocable résolution. Cela se fit avec la gravité du geste espagnol, avec cette solennité d’attitude que leur donnait leur foi puissante.


– Donc, nous sommes d’accord? dit alors Canniedo.


– D’accord! répondirent les trois.


– Juan, reprit Canniedo, nous ne t’offrons pas le duel, il s’agit ici d’une exécution. Nous avons longuement pesé la chose: elle est inévitable. Il y a trop de malheurs sur ton passage. Toi-même tu dois convenir que cela ne peut durer. Nous allons donc te tuer… As-tu l’intention de te défendre?


– Jusqu’à mon dernier souffle! répondit don Juan. Je bois à vous, chers seigneurs – et, ayant lui-même rempli sa coupe, il la vida avec une amoureuse lenteur. Ma dague, ma bonne dague, forgée pour moi à Milan par l’illustre Negroll en personne, la voici!


Et il la planta dans la table en face des autres.


– Elle vaut à elle seule ces quatre qui la regardent. J’ai vingt-deux ans, mes nobles hôtes. Longue est la route qui s’ouvre à mes yeux éblouis, bordée de fleurs, embaumée de parfums, éclairée par les magiques soleils de l’amour… Ô vie, ô vie si douce, tu me souris encore, et si je meurs, c’est en te bénissant, c’est en te donnant mes derniers regrets que je fermerai mes paupières… Attaquez, chers amis, attaquez bravement, et vous verrez comment Juan Tenorio sait défendre son rêve.


– Un instant! dit Canniedo en contenant ses compagnons. Tu fais bien de te défendre, Juan. Mais l’issue ne saurait être douteuse: tu ne sortiras pas d’ici vivant. Or nous sommes chrétiens, par le ciel! Donc, si tu as une volonté dernière, dis-la sans crainte. Sur le salut de nos âmes, elle sera accomplie. Est-ce vrai, seigneurs?


Les trois étendirent la main sur la croix de leurs dagues comme pour s’engager par un serment.


– Une volonté dernière? dit don Juan. Certes. Et la voici: que ma mort soit tenue secrète. Inventez un long voyage, ou ce que vous voudrez… mais qu’elles ignorent! qu’elles ne sachent jamais! que toujours elles espèrent! Ô Christa, ô Silvia, ô Rosa, ô Flor, ô Pia, ô Carmen, ô Laura… ô toutes… Qui sait quel désespoir frapperait vos chères âmes si vous veniez à savoir que Juan Tenorio n’est plus!


– C’est bien! dit Canniedo. Il en sera ainsi. Tu peux mourir tranquille. Maintenant, défends-toi, Juan Tenorio, car nous venons à toi!


Ils arrachèrent leurs poignards de la table, et don Juan saisit le sien.


Canniedo et Girenna s’avancèrent en contournant la table par la gauche; Veladar et Zafra exécutèrent le même mouvement par la droite.


Juan Tenorio s’était reculé jusqu’au mur auquel il s’adossa. Et là, le poignard au poing, ramassé sur lui-même, il attendit, affreusement pâle, tandis que de grosses gouttes de sueur se détachaient de son visage et tombaient jusque sur ses mains.


Les quatre s’assemblèrent au milieu de la salle, ayant la table derrière eux. Là, ils eurent un arrêt. Un arrêt, non sans une hésitation. Sur leurs figures, pas de haine, mais quelque chose de plus terrible: la conviction qu’ils allaient détruire une sauvage, atroce, monstrueuse et venimeuse bête. Le groupe était sinistre, l’instant funèbre, le silence formidable.


Tout à coup ils se mirent en marche…


… Et la stupeur les pétrifia! Là! derrière eux, un fracas! un retentissant fracas! Verres, cristaux se brisent! Assiettes, flacons s’entre-choquent! Tout le service de la table houle, roule, s’écroule!…


Une même impulsion les retourna, et ils virent – effarés d’horreur, ils virent! – oui, de leurs yeux, bien éveillés, tous les quatre, ils virent, ils virent que la table se dressait debout!…


Tout debout dressée, dressée sur deux de ses pieds, dressée d’un air farouche, cabrée comme une furieuse cavale! Elle retomba sur ses pieds de devant pesamment, se redressa, retomba, frappa, frappa des pieds à coups redoublés, frappa comme piaffe la cavale… Soudain elle se tint tranquille… On eût dit un être qui souffle pour un nouvel effort…


Comment ils se retrouvèrent tous les quatre en tas contre la porte, pauvres tremblantes feuilles d’humanité happées dans le cyclone du mystère, ils ne savaient. Le fait, c’est qu’ils étaient là, en tas, contre cette porte, cheveux hérissés, faces convulsées, les yeux fous rivés à la table, puis à Juan Tenorio, puis encore à la table, et encore à Juan tout raide, appuyé au mur, spectre lui-même, immobile spectre d’épouvante. Et soudain…


… La table! la table tressaille, elle frémit, elle frissonne, elle s’anime! Quelque part en elle, ni dessus ni dessous, mais en elle! Des coups résonnent en elle! des coups secs ou violents, timides ou impérieux, des coups! et puis… et puis… et puis, d’une secousse elle s’ébranla; elle se mit en route! elle s’avança!… elle s’avançait par son travers, d’une marche oblique, alors semblable par l’allure à quelque titanesque crabe… elle s’avançait… elle venait… elle courait…


… La table se ruait sur don Juan!…


Contre la porte, parmi des râles, des soupirs, des mots brefs, c’était l’horrible lutte des quatre qui unissaient leurs forces désespérées, qui, des épaules, des coudes, des genoux poussaient… Ah! de quelle poussée forcenée ils poussaient cette porte… cette porte qui n’était pas fermée! qu’ils n’avaient qu’à tirer en dedans! cette porte qu’à la fin, Seigneur! ils parvinrent à défoncer pour, d’un frénétique élan, se jeter hors le mystère infernal, hors la salle possédée, hors le palais maudit!… jusque dans la rue, jusque dans l’église du Refugium peccatorum, où on les trouva évanouis près de la grille du maître-autel…


Ce ne fut qu’un mois plus tard que, sauvés de la fièvre, guéris de l’énorme choc mental, ils purent raconter l’incroyable aventure. On dut les croire pourtant: interrogés séparément par l’Official de la Suprema Inquisicion , ils refirent le même récit et donnèrent les mêmes précisions, ainsi qu’il appert des procès-verbaux qui en furent dressés.


En conséquence de leurs déclarations, la table fut solennellement brûlée par la main du bourreau sur la place ordinaire des exécutions, en présence des confréries et du clergé, au milieu d’un immense concours de peuple. Le logis Canniedo fut démoli. Sur son emplacement, de par la sentence intervenue, les quatre, à frais communs, firent élever un monument expiatoire.


Don Juan Tenorio avait disparu.


Jamais plus on ne le revit dans Séville…


Et longtemps, bien longtemps encore, les gens se signèrent et frissonnèrent en passant devant l’inscription commémoratrice, et, de père en fils, se répétèrent:


– C’est ici le lieu où se trouvait la table sur laquelle don Juan signa son pacte avec le démon…

Загрузка...