XIX PRIÈRE D’AMOUR

Nous avons dû reconstituer la scène qui précède parce qu’elle est d’un intérêt capital pour l’intelligence du drame final qui clôtura la vie aventureuse de don Juan. Ce drame incompréhensible, tous les auteurs qui ont écrit de Juan Tenorio le signalent sans l’expliquer autrement que par l’intervention divine. Il les préoccupe tous également, à tel point qu’ils le posent en vedette; les sous-titres Festin de pierre ou l’Invité de la statue, qu’on voit apparaître en tête de tous les ouvrages relatifs à don Juan prouvent que l’événement dont nous parlons tenait une place énorme dans l’imagination des auteurs. Les uns, disons-nous (et notre Molière est du nombre), en appellent à une intervention de la puissance divine. Les médecins, les philosophes, toujours folâtres en leurs commentaires, se contentent d’expliquer la chose par une supercherie des moines de Saint-François.


Y avait-il une explication naturelle, également éloignée du scepticisme et de la foi en un Dieu vengeur? Nous l’avons pensé. La science spirite moderne ouvre bien des fenêtres, projette bien des rayons de lumière sur certains phénomènes étranges, mais incontestables, tels que les visions des saints.


C’est à cette science que nous avons fait appel – et qu’on nous permette de le dire, nous croyons être le premier à établir, grâce à elle, une explication logique, naturelle, MATÉRIALISTE, de la fin de don Juan.


La scène qui vient d’être reconstituée prépare cette explication.


Sur ce, reprenons notre récit qui demeurera aussi impartial que nous le pourrons.


Treize jours après cette soirée où don Juan et Jacquemin Corentin assistèrent à la formation d’une main dans l’espace, le 31 décembre au soir, par un temps sec et froid, Clother de Ponthus et Léonor d’Ulloa, suivis de Bel-Argent, entrèrent dans Paris et se dirigèrent aussitôt vers la rue Saint-Denis.


Ce fut dans l’auberge de la Devinière qu’ils mirent pied à terre.


Pour la fille du Commandeur, Ponthus demanda la plus belle chambre de cette noble hôtellerie, célèbre dans les fastes du temps, honorée par les visites des poètes, fréquentée par maître Rabelais lui-même.


Ponthus connaissait très bien l’hôte et l’hôtesse, et les tenait pour de dignes bourgeois à qui on pouvait faire confiance. Lorsque Léonor eut pris possession de son logis, il appela Mme Grégoire et lui dit:


– La noble dame que j’ai eu l’honneur d’escorter jusque chez vous ne passera guère ici qu’un jour ou deux. Je pense même que, dès demain, elle pourra joindre son père qui est grand d’Espagne et accompagne l’empereur, lequel, dit-on, doit arriver demain matin. Je vous prie de veiller sur elle comme sur votre propre enfant. Je vous en serai reconnaissant. Vous me connaissez, et vous savez que ce mot a, pour moi, une signification…


– Soyez rassuré, monsieur, dit l’excellente Mme Grégoire. Le logis de cette dame se compose de deux pièces. Pour vous ôter toute inquiétude, je dormirai cette nuit dans la première, et nul ne pourra parvenir à la noble Espagnole sans m’éveiller. Or, vous me connaissez aussi, seigneur de Ponthus, et vous savez que je suis de taille à tenir tête aux plus hardis.


Ponthus, pour la première fois qu’il venait à la Devinière, considéra avec admiration, avec respect, avec attendrissement, la haute taille, les fortes proportions, les bras puissants de la digne Mme Grégoire.


Il sortit pleinement rassuré.


Devant le perron, il retrouva Bel-Argent qui se carrait dans un habillement tout battant neuf et de malandrin qu’il avait été prenait figure de bon valet. Nous laisserons au lecteur le soin d’établir si c’était là une heureuse transformation. Mais nous pouvons l’assurer qu’au moral, Bel-Argent avait beaucoup gagné à ce changement d’existence.


Clother lui désigna la maison qu’il habitait et qui, nous l’avons dit, se situait à peu près en face de la Devinière.


– Ne bouge pas d’ici, ou de la grande salle de l’auberge. Si tu aperçois quelque visage suspect, viens à l’instant me prévenir.


Puis il s’éloigna en se disant:


– Je crois bien que j’ai pris toutes les précautions nécessaires à la sûreté de la noble dame qui m’a fait l’honneur de m’accepter pour son écuyer servant. C’était mon devoir, puisque son père m’a sauvé la vie. C’était aussi mon devoir, parce que tout bon gentilhomme se doit de protéger les dames, ainsi que me l’a appris le seigneur Philippe de Ponthus… Oui, j’ai fait tout ce qu’il fallait.


En même temps qu’il se décernait ainsi un brevet de bonne conduite, il s’adressait de violents reproches, et une voix lui criait:


– Non, non, ce n’est ni dame Grégoire, ni Bel-Argent qui doivent veiller sur Léonor. C’est toi! C’est toi seul! Ose donc t’avouer que tu n’oses pas…


C’était imprécis, d’ailleurs… Cela ne se formulait pas aussi nettement… Au vrai, il éprouvait un grand chagrin à s’éloigner, et il en avait à peine conscience. Mais dans le même temps, il se sentait soulevé par quelque puissante allégresse. Et de cette joie profonde, immense, qui le pénétrait jusqu’à l’âme, il ne se rendait pas compte. Seulement, c’étaient des regards ravis qu’il jetait sur tout ce qui l’entourait, et il se disait:


– Comme Paris est devenu beau!… Que s’est-il passé?… Tant de fois j’ai parcouru cette rue sans que pour cela mon cœur se mît à palpiter… C’est peut-être la joie du retour. Et puis j’ai failli mourir. C’est aussi un retour à la vie. Oui, ce doit être cela, car jamais je ne me suis senti aussi vivant, jamais les choses et les êtres ne m’ont inspiré pareille amitié… Il me semble que j’aime ces inconnus qui passent… Comme ils ont de bonnes figures souriantes!… Et combien charmantes ces Parisiennes légères, coquettes et si gracieuses! Comme tout me semble beau! Comme ces vieilles maisons paraissent adorablement rajeunies… Et ce ciel, ce joli ciel gris de Paris, quelle joie de le contempler maintenant!


Il entra dans une boutique sale, obscure, où se tenait un vieillard au regard soupçonneux; il y était jadis venu avec Philippe de Ponthus: le maître de céans faisait trafic d’or et pierreries.


Clother lui offrit un de ses diamants, et le marchand lui en donna quinze mille livres en or qu’il lui compta séance tenante: il y gagnait à peu près autant, c’est-à-dire qu’il volait Clother avec impudence. Clother sortit de la boutique en se disant:


– Quel brave homme! Si je puis lui rendre quelque service, je le ferai. Comme il me souriait, et comme, sans la moindre hésitation il m’a compté ces quinze mille livres qui sont une forte somme. Peut-être ce pauvre vieillard, dans sa bonté, a-t-il estimé trop cher ce diamant…


Oui, oui, c’était une ineffable allégresse qui le transportait; oui, il trouvait un charme indicible à tout ce qu’il voyait, à tout ce qu’il entendait…


Va, va, Clother! Cours à ta destinée. Va, gracieux et charmant chevalier, lève ton pur regard vers les sombres cieux qui te paraissent rayonnants, souris à cette foule qui t’ignore et ne comprendrait pas ton sourire si elle le voyait, écoute les pulsations violentes de ton cœur qui n’a pas encore aimé, pas encore souffert, entre dans la terrible et radieuse aventure de ton premier amour, qui pour toi, cœur d’élite, sera ton unique amour… Oui, oui, va, cours t’enfermer dans ta chambre où, tout à coup, sans rime ni raison, tu éclates en sanglots…


Dans sa chambre, où la nuit, depuis longtemps s’était faite, Clother de Ponthus, doucement, pleurait.


Ah! comme ses larmes lui paraissaient douces! Quelle ivresse de sentir la larme tiède jaillir et rouler lentement sur sa joue qu’elle caressait comme d’un baiser!… Pleurer!… Pleurer parce que son cœur se gonflait et semblait vouloir éclater, pleurer alors qu’il n’avait aucun sujet de peine, pleurer uniquement parce qu’il pleurait, comme les plantes laissent échapper un trop plein de généreuse sève, quelle joie de pleurer dans la solitude de la nuit!


Et voici quelle prière, peu à peu, se cristallisait dans la pensée de Clother:


– Léonor… ô Léonor… pourquoi votre nom est-il si doux à mes lèvres, et pourquoi parmi tant de douceur, mes lèvres sont-elles brûlantes parce qu’elles ont murmuré ce nom?… Léonor… ô Léonor, est-ce de prononcer votre nom que je pleure? Eh quoi! Ce sont des larmes, vraiment? Et pourquoi? oh! dites, Léonor, pourquoi des larmes parce que mon cœur évoque votre image?… Léonor… ô Léonor, il y a quelques jours je ne vous connaissais pas, et voici que vous occupez ma vie aussi loin que je regarde dans mon passé… Quoi! Tout meurt, tout disparaît, tout s’efface et s’évanouit en moi: cet ardent désir que j’avais de voir le portrait de ma mère s’est aboli… et abolie aussi l’amère douleur de la mort de mon père… ô mon père, ô Ponthus héroïque et tendre, ô père créateur de mon âme, pardonnez à votre bien-aimé fils!… Léonor, ô Léonor, il n’y a plus rien dans moi, il n’y a plus que vous et je crois que toujours je vous ai connue, je crois que toujours vous avez été l’amie de mon cœur ravi, et il m’est impossible de retrouver les jours à jamais effacés où je ne vous connaissais pas, où vous n’étiez pas venue encore, les jours sombres où je vous attendais…


Léonor, ô Léonor, c’est vous que j’attendais, c’est vous qui étiez cette espérance sommeillante en mon cœur, c’est vous qui étiez ce rêve par quoi mes heures étaient bercées, c’est vous qui étiez ce parfum qu’exhalaient les fleurs, et cette brise qui rafraîchissait mon front, et ce ciel d’un bleu de satin, vous étiez l’univers… Léonor, ô Léonor, recevez l’humble prière de celui qui pleure en murmurant votre nom béni, soyez-lui pitoyable, daignez lui permettre de vous offrir sa vie, et sa pensée, et son cœur, et son âme, et son être entier; ne vous écartez pas, ne le repoussez pas hors du chemin embaumé que vous parcourez, ô Léonor. Qu’êtes-vous? oh! dites, qu’êtes-vous? Êtes-vous ce lis immaculé dont la blancheur suave éclaire le jardin de mes rêves?


Êtes-vous cette aube infiniment pure en ses teintes de mauve et de rose, qui se lève sur l’horizon de ma vie? Êtes-vous cet astre d’or qui, du haut des cieux pleins de mystère, laisse tomber sur mes nuits un regard de douceur? Êtes-vous ce songe enchanté qui m’emporte vers des pays inconnus, vers une patrie de joie et de bonheur? Léonor, ô Léonor, vous êtes tout cela, et vous êtes bien plus encore, et, dans le langage des hommes, il n’est pas de mots capables de dire ce que vous êtes. Ô Léonor, recevez ma prière et mes larmes en humble offrande de ma vie. Ô Léonor, soyez-moi gracieuse, vous qui êtes toute grâce; soyez-moi pitoyable, vous qui êtes toute pitié…


Ainsi, en des termes obscurs que nous avons – absurde et vaine tentative! – essayé de traduire en paroles écrites, ainsi, en des pensées imprécises qui le faisaient trembler, s’élevait du cœur de Ponthus la sublime prière d’amour, le noble cantique où pas une fois le mot amour ne se formula, parce que son être entier n’était qu’un cri d’amour…

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