XX L’AUBERGE DE LA DEVINIÈRE

On frappa violemment à la porte. Clother sursauta, courut ouvrir. C’était Bel-Argent.


– Monsieur, il est arrivé! Il est dans la grande salle avec son impudent grand flandrin de valet, l’homme au faux nez!


Clother n’eut pas besoin qu’on lui dit de qui il s’agissait.


Il, c’était ce gentilhomme espagnol qu’il avait blessé en l’auberge de la Grâce de Dieu… Il, c’était Juan Tenorio!… Deux minutes plus tard, Clother de Ponthus, tout pâle, faisait irruption dans la grande salle de la Devinière, alors remplie d’écoliers et de jeunes seigneurs vidant leurs derniers pots avant le couvre-feu.


Du premier coup d’œil, dans la foule, il vit don Juan. Il ne vit que lui.


Don Juan dans un angle de la salle était assis à une table couverte d’une nappe éblouissante et chargée d’argenterie. Tout de suite, avec son autorité de vrai grand seigneur, il s’était imposé; les garçons de salle ne s’occupaient que de lui. Maître Grégoire achevait de noter dans sa mémoire les instructions que don Juan lui donnait pour son dîner. Mme Grégoire finissait de disposer sur la nappe ses plus belles pièces d’argenterie qu’elle sortait dans les grandes occasions, et pour les clients les plus opulents. Pour tout cela, il avait suffi de quelques regards, de quelques mots de don Juan.


Derrière lui, immobile, perché sur ses échasses, méditatif, se tenait Jacquemin Corentin.


Clother de Ponthus s’approcha, et comme il atteignait la salle où se trouvait son adversaire, il l’entendit qui, d’une voix passionnée, ardente, pleine de feu, murmurait:


– Oui, je vous aime! Comment? Pourquoi? Ne me le demandez pas. Je vous aime! Vous ne le croyez pas? Ah! croyez-en du moins mes yeux: vous pouvez lire…


– Elle ne sait lire ni écrire, observa Corentin, à demi-voix.


– Ta langue, murmura don Juan, je la donnerai aux chiens! Vous pouvez, continua-t-il, tout haut, y lire mon amour ardent et sincère, si ces yeux ne me trahissent pas en leur expression.


Clother demeura stupéfait. Le Juan Tenorio, qui parlait ainsi, était-il bien le même homme qui avait crié, clamé, sangloté devant Léonor une si passionnée déclaration? Il regarda autour de lui pour admirer celle à qui s’adressait don Juan – et il vit une jeune fille portant avec une ingénue coquetterie l’élégant costume des demoiselles de la bourgeoisie aisée.


Il la reconnut aussitôt pour la fille de dame Jérôme Dimanche, la bonne veuve qui l’hébergeait en son logis, lequel, avons-nous dit, était sis presque vis-à-vis de la Devinière.


Cette petite s’appelait Denise. Le printemps de la vie fleurissait son charmant visage. Elle avait des yeux très doux, où s’allumait une toute petite flamme de curiosité émue. Et c’est avec une admiration mêlée de doute et d’espoir qu’elle écoutait ce gentilhomme qui lui parlait d’amour.


– Vous dites que vous m’aimez, osa-t-elle. C’est jeu de prince. Comment un grand seigneur comme vous pourrait-il aimer une petite bourgeoise telle que moi?


– Grand seigneur! s’écria Tenorio en joignant les mains. Suis-je un seigneur? Êtes-vous noble, bourgeoise ou vilaine?… Je suis celui qui vous aime. Et vous, oh! vous êtes…


– Vous êtes, nasilla Jacquemin Corentin, vous êtes une princesse que le sort a oublié de pourvoir d’un titre et d’une couronne, heureuse encore qu’il ne vous ait pas obligée à servir à boire en cette auberge. Vous ne saviez pas que vous êtes princesse? Voici mon maître qui vous l’apprendra. Vous pouvez croire à ses hâbleries. Au besoin il vous épousera, il en a épousé bien d’autres, allez!


Cette fois, don Juan ne dit rien. Mais d’un rapide et subtil mouvement du pied en arrière, il atteignit d’un coup sec la jambe du malencontreux Corentin qui jeta un cri de détresse:


– Juste sur l’os!…


– C’est bien fait! jubila Bel-Argent qui, entré sur les talons de Clother, assistait à la scène.


Dans l’embrasure d’une fenêtre, une jeune et jolie lingère s’occupait à repriser des nappes. Celle-là se nommait Javotte… et à celle-là, aussi, don Juan avait déjà lancé plus d’une œillade.


Et Javotte écoutait tout cela, et jetait à Denise un regard de dépit et d’envie.


Cependant, Ponthus, ayant considéré la fille de dame Jérôme Dimanche, disait:


– Eh quoi! Est-ce bien vous que je vois ici, demoiselle Denise?


La figure de la pauvre enfant devint une rose empourprée.


Elle balbutia une vague explication à propos d’une commission que sa mère lui avait commandée pour dame Grégoire, et s’enfuit… Elle s’enfuit pour aller s’enfermer dans sa virginale chambre, et y rêver…


À la voix de Ponthus, don Juan s’était vivement retourné.


En voyant celui qui, à la Grâce de Dieu, lui avait fourni ce fin coup d’épée dont sa main souffrait encore, il se leva tout empressé et salua avec cette merveilleuse bonne grâce qui était l’une des séductions de ce maître en l’art de plaire.


– Quelle heureuse rencontre! fit-il. Et quel charmant hasard!


– Non, pas hasard, dit Clother en rendant le salut. Je vous cherchais…


– Pour m’offrir ma revanche?


– Pas aujourd’hui, si cela ne vous désoblige pas. Je vous cherchais pour vous tenir compagnie jusqu’à demain matin, sans vous perdre de vue.


– Oh! Vous me faites prisonnier? Venant de vous, la tyrannie est délicieuse. Mais puis-je savoir…


– La raison de cette surveillance? Pas d’autre que celle-ci: vous êtes à l’auberge de la Devinière.


Don Juan fixa sur Clother un regard étonné. Mais soudain il pâlit. Et, d’une voix étouffée:


– C’est donc qu’Elle est ici!…


– Oui, monsieur, dit Clother.


– Je vous approuve, dit Tenorio. Contre don Juan, on ne saurait trop prendre de précautions. À votre place, j’eusse agi de même. Je me rends donc votre prisonnier, ou plutôt c’est vous qui devenez le mien: asseyez-vous devant moi, je vous prie, et faites-moi raison à table en attendant que nous nous retrouvions face à face sur un autre terrain.


L’hésitation de Clother dura peu. Il portait dans l’esprit cette aventureuse fantaisie qui fait accepter de prime abord et sans inutile surprise les situations les plus scabreuses.


Il prit donc place à table, et bientôt les deux convives choquèrent leurs verres comme ils avaient choqué leurs rapières… Tintements d’épée, tintements de cristal… un peu de liqueur rouge qui coule d’un flacon ou d’une veine… c’est tout.


Évitant de parler de leur querelle, ils firent assaut de galanterie et se renvoyèrent mille compliments aiguisés d’esprit. En fait, ils s’admiraient franchement l’un l’autre.


Le dîner fut somptueux. Pour de tels hôtes, maître Grégoire s’était surpassé.


Le couvre-feu sonna.


Javotte, la jolie lingère, était partie depuis longtemps.


Elle était partie en adressant à don Juan une belle révérence qui, malheureusement pour elle, – ou heureusement! – demeura inaperçue.


Maître Grégoire expulsa les buveurs, fit mettre les volets aux fenêtres, barricada la porte et renvoya les garçons de salle. Ponthus et Tenorio ayant déclaré qu’ils entendaient passer la nuit à table, le digne hôte se contenta de placer devant eux un respectable nombre de flacons de vins d’Espagne, puis s’en fut se coucher.


Clother et don Juan demeurèrent donc seuls dans la grande salle de la Devinière – nous ne comptons pas Jacquemin Corentin et Bel-Argent qui, dans un coin, vidaient les fonds de bouteilles et, modelant leur conduite sur celle des maîtres, se liaient d’amitié, ou du moins y tâchaient.


– Seigneur de Ponthus, disait don Juan, j’aime vos façons. Votre esprit me plaît. J’avoue avoir rarement rencontré délicatesse de cœur pareille à la vôtre. Ne pourrions-nous devenir amis?


– Seigneur Tenorio, répondait Clother, je vous tiens pour bon gentilhomme. Il me séduirait fort d’être toujours votre partenaire dans les joutes de la table, votre second dans les passes épineuses de la vie, cela dès que vous m’aurez donné votre parole de renoncer à celle que vous poursuivez.


Don Juan se rembrunit. Clother continua:


– Comment le noble esprit que vous êtes peut-il consentir à persécuter une jeune dame d’un amour qu’elle réprouve?


Un profond soupir souleva la poitrine de don Juan.


– Monsieur, demanda-t-il presque craintivement, celle à qui vous faites allusion vous a-t-elle parlé de moi?


– Pas un mot…


– Quoi! Elle vous a laissé ignorer ce qui s’est passé à Séville?


– Je n’en sais rien…


– Quoi! Elle ne vous a pas fait connaître ce qui advint depuis Séville jusqu’ici?


– Rien, vous dis-je!


– Quoi! Pas même l’histoire de ses deux écuyers?


– Eh! je vous répète que je ne sais rien!


– Qu’elle est généreuse! murmura ardemment don Juan. Mais alors, reprit-il, comment savez-vous qu’elle repousse mon amour?


– Je l’ai, par le ciel, bien vu à la «Grâce de Dieu!». Soyons amis, seigneur Juan; renoncez de bon cœur à une poursuite indigne de vous.


Don Juan baissa le front. Clother le vit très ému, et poursuivit:


– Ce qui m’étonne, seigneur Tenorio, c’est que, passionné comme vous prétendez l’être pour la noble dame que vous dites avoir suivie depuis Séville, vous teniez à la première venue des propos amoureux. Cette pauvre petite Denise… pourquoi tentez-vous de tromper cette enfant?


Alors don Juan redressa la tête, et un éclair jaillit de ses yeux.


– Tromper?… dit-il dédaigneusement. Sachez que don Juan n’a jamais trompé une femme…


– C’est sûr! interrompit Corentin, de loin. À preuve: on l’appelle Juan le Véridique, et les menteurs qui osent soutenir qu’il se nomme don Juan le Trompeur sont condamnés à se donner à eux-mêmes la bastonnade, chose des plus pénibles, croyez-moi.


– Quand tu auras à te donner du bâton, s’empressa obligeamment Bel-Argent, appelle-moi: je t’aiderai de toutes mes forces.


Don Juan continuait:


– Qui vous dit que je trompe cette adorable Denise quand je lui dis que je l’aime? Oui, je l’aime, sur ma foi! Ou du moins, je l’aimais tout à l’heure quand elle était là, devant moi, vivant symbole de l’éternelle beauté… Arrêtez, monsieur. Ne vous hâtez pas de me maudire. Bien plutôt devriez-vous me plaindre. Par moments, moi aussi, j’en viens à me dire que, dans ma poitrine de monstre, la nature a placé un cœur de trompeur et de traître. Mais bientôt, je reconnais en moi une victime des puissances d’amour. Bientôt, revenu à une plus juste vision de l’amour, je reconnais que, parmi les rares cœurs humains à la recherche de l’impossible, c’est-à-dire de l’amour unique et définitif, le mien seul est dans la franchise et la pleine vérité. J’aime, monsieur! Je l’avoue, je le dis, je le proclame: ma vie se passe à aimer, et je ne sais pas encore qui est celle que j’aime. Pourquoi celle-ci plutôt que cette autre, si elles sont également belles? Que dis-je! Est-ce qu’une femme a besoin d’être belle pour être aimée? Je l’aime tout d’abord, et alors, je la trouve belle. Et encore, est-il besoin que je la trouve belle? Sais-je bien au juste ce qu’est la beauté? J’aime cette femme dans la minute où je la vois, et je ne sais pas pourquoi, ni ne veux le savoir. Je l’aime peut-être pour ses cheveux où des reflets de noisette se jouent parmi les tons veloutés de la châtaigne. Je l’aime peut-être pour ses yeux parce qu’ils sont bleus, à moins qu’ils ne soient noirs. Lequel est plus beau, d’un ciel d’aurore ou d’un ciel de crépuscule? Et la nuit mystérieuse n’a-t-elle pas son charme? Ah! J’aime cette femme uniquement pour le frisson qu’elle a mis en moi, et jamais je ne saurai pourquoi elle a provoqué ce frisson. Je l’aime parce que je l’aime, et dès lors, je me sens mourir si je n’arrive à me faire aimer. Que d’inconnues j’ai aimées une minute au hasard d’une rencontre. Dans la rue, dans un lieu public, je choisis celle que je dois aimer. Un regard suffit. Je ne lui ai rien dit. Je ne la reverrai jamais. Mais si son sourire est né sous mon regard, peut-être, en cette fugitive minute, m’a-t-elle aimé, ou peut-être… peut-être! J’en emporte l’illusion, et j’ai le ciel dans l’âme. Ah! monsieur, ce n’est pas une femme que j’aime quand je me jette à ses pieds et que je lui offre un cœur tout brûlant de passion: c’est l’Amour, c’est l’universel Amour que j’aime, et ce misérable cœur qui palpite en moi, trop vibrant, trop sensible aux souffles de l’amour qui passe, renouvelle en chaque heure le mal de vivre, le bonheur de vivre, l’effrayante, l’amère félicité de la recherche impossible… impossible, monsieur, puisque le bonheur est un mythe, puisque l’Amour est un rêve, puisque le Songe est à jamais insaisissable…


Et don Juan prit sa tête à deux mains.


Et une larme brilla dans ses yeux.


Il murmura:


– Qu’est-ce que la vie? Amour. Qu’est-ce que le bonheur? Amour. Qu’est-ce que le malheur? Amour. Qu’est-ce que la grande bataille des hommes? Amour. Rien que ceci: quand elle est près de moi, je vis… quand elle est loin de moi, je meurs. Oh! monsieur, avez-vous connu l’affreuse douleur d’être loin d’elle? Avez-vous connu le néant de la pensée, le halètement de l’esprit affolé, la mort de tout votre être, quand celle que vous aimez n’est plus près de vous? Je connais cela. C’est affreux. Un jour je me tuerai. Oui, par le ciel, je me tuerai par un soir parfumé où un tiède souffle m’aura apporté le parfum de la fleur qu’elle préfère et m’aura rappelé qu’elle n’est pas là pour respirer cette fleur… Je me tuerai un jour que chantera dans ma tête le fragment de romance qu’elle aimait à me répéter… Je me tuerai une nuit que levant mes yeux brûlés de larmes vers un ciel sans pitié, je reverrai l’étoile qu’elle aimait à contempler avec moi… Ah! comme elle est ignorante, la pauvre foule qui répète ces mots absurdes: loin des yeux, loin du cœur! C’est dans l’absence que le cœur se forge un amour indestructible. Quand celle que j’aime n’est plus là, quand mon cœur éclate et se brise, quand je ne sais plus si je vis encore, c’est alors que l’amour fond sur moi, c’est alors que je sens rouler dans mes moelles le torrent des regrets… et quels délices, ah! quels délices quand je tombe à genoux, que j’appelle l’absente, et que les larmes, enfin, jaillissent de mes paupières en feu!…


Et don Juan éclata en sanglots…


Et il balbutia:


– Léonor! Léonor! Léonor! Où es-tu? Où donc es-tu?…


Clother avait écouté avec un étonnement où il entrait un peu d’effroi.


Tout d’abord, don Juan lui était apparu comme un amoureux trop obstiné, importun sans doute, mais au bout de compte, sincère. Il commença à connaître ses mesures. Juan Tenorio lui inspirait une instinctive répulsion. Sa jeune âme lumineuse repoussait violemment la sombre, la désespérante théorie de don Juan. Il le vit, avec une figure de damné, pareil à ce Lucifer d’orgueil et de beauté que l’ange précipite à l’éternelle nuit.


Oh! Où donc, où donc était la lumière?


Le cœur de Clother la vit soudain, consolatrice et douce, semblable à la maris Stella, oui, il la vit! Car dans cette minute même où les brûlantes paroles de Juan Tenorio l’oppressaient d’angoisse, la figure de son père se dressa dans son imagination.


Philippe de Ponthus!


L’homme qui, toute sa vie, avait adoré la même femme et n’en avait été aimé que par un seul regard d’agonie, l’homme qui, à cette femme descendue au tombeau, avait voué un culte qui n’avait péri qu’avec lui-même!


Oui, le bon, le noble, le sublime Philippe de Ponthus se pencha sur le front brûlant de Clother et comme dans un apaisant baiser, murmura:


L’amour, mon fils, c’est la fusion de deux cœurs à jamais indissolubles, unis jusque par delà la mort; L’AMOUR… C’EST LA FIDÉLITÉ…


Clother tressaillit.


Il jeta sur don Juan un regard où il y avait de la pitié, peut-être, mais aussi du mépris; et avec un sourire railleur:


– Puisque vous aimez toutes les femmes, seigneur Tenorio, il vous sera du moins facile de renoncer à une seule d’entre elles…


Don juan se croisa les bras, et dit:


– Vous me demandez, je crois, de renoncer à Léonor d’Ulloa?


– Oui. C’est cela que je vous demande.


– C’est impossible!


Don Juan prononça ces mots avec un désespoir concentré. Il acheva:


– La mort seule peut me faire abandonner le dessein que j’ai formé de conquérir le cœur de Léonor. Même si elle me hait, je l’adore. Même si elle me méprise, je l’adore. Même si elle prend mon cœur pour le mettre sous ses pieds, je l’adore. Même si elle me bafoue en se donnant à un autre, je l’adore. Ah! je l’adore, entendez-vous?… Seigneur de Ponthus, pour mettre Léonor à l’abri de ma poursuite, il faudra me tuer.


– Je vous tuerai donc! dit simplement Clother de Ponthus.


– Et quand? demanda don Juan d’un accent d’étrange curiosité sans raillerie.


– Pourquoi pas tout de suite? fit Clother.


En même temps, il se leva et dégaina.


Au même instant, don Juan fut debout, l’épée au poing.


Dans ce moment même, l’amitié ébauchée entre Bel-Argent et Jacquemin Corentin tournait à l’aigre, et le premier, goguenard, disait à l’autre:


– Ne t’en défends pas, va! Avoue qu’il est faux!


– Qui cela? Qui donc est faux? glapit Corentin qui savait d’ailleurs très bien de quoi il était question.


Voyant les maîtres prêts à en découdre, les deux valets se dressèrent, hérissés… Jacquemin perché sur ses longues échasses. Bel-Argent le poing sur la hanche.


– Tireur de laine et truand de grand chemin! dit Corentin avec le dédain de sa belle âme.


Mais Bel-Argent se prit à sourire en fixant le nez de Corentin pétrifié par ce sourire. Bel-Argent, disons-nous, doucement, leva la main, et sur ce nez, décocha une chiquenaude. Et il dit:


– Je n’y crois pas!…


Le bon Jacquemin poussa un rugissement et s’élança. Mais déjà Bel-Argent, sur un ordre de Ponthus, s’empressait, et Corentin se mit à l’aider; en quelques instants, à eux deux, ils eurent rangé les tables le long des murs pour donner du champ aux deux adversaires.


Clother de Ponthus et Juan Tenorio prirent la garde et se mesurèrent d’un rapide coup d’œil.


Les deux fers se froissèrent… l’attaque allait se produire… une porte s’ouvrit.


Une femme entra…


Une femme voilée de noir, qui s’avança, pareille à quelque sombre évocation de la douleur.


Don Juan laissa tomber son épée, qui résonna tristement sur les dalles, et il demeura immobile, frappé de stupeur. Ponthus, alors remit sa rapière au fourreau, et profondément, devant ce deuil qui venait à lui, s’inclina. L’apparition s’arrêta à deux pas et dit:


– Monsieur, vous ne tuerez pas don Juan Tenorio…


Avec l’infinie rapidité de l’imagination, Ponthus repoussa les pensées qui l’assaillaient, pour s’arrêter à l’hypothèse qu’il avait devant lui une amante qui tremblait pour la vie de l’homme aimé. Il eut un vague geste de respect qui ne voulait rien promettre.


Mais la femme, douloureuse, levant son voile, montra la beauté augustement flétrie de son visage, et elle prononça:


– Comprenez-moi: je ne vous prie pas d’épargner Juan Tenorio. Je vous dis: «Ce n’est pas vous qui le tuerez. Sa vie n’appartient ni à vous ni à moi.»


– À qui appartient-elle donc? gronda don Juan. Dis-le, Silvia! Dis-le donc!


– À Maria! À Pia! À Rosa! À toutes celles qui sont mortes de ton amour! Ah! ta vie appartient à celle qui résume en elle toutes ces douleurs éparses! Ta vie, Juan, appartient à Christa! Je ne dis pas à moi, Juan, à moi, ton épouse chrétienne qui te pardonne! Je dis: à Christa d’Ulloa, la dernière morte de ta dernière trahison! À Christa, sœur aînée de cette Léonor d’Ulloa, que tu as poursuivie du fond des Espagnes jusqu’à Paris!…


L’horreur se déchaîna dans l’esprit de Ponthus.


En une lueur d’éclair, il comprit don Juan. Il le vit ce qu’il était: une synthèse de la trahison. Il se mit à le haïr comme on hait l’inexplicable, l’obscur, la ténèbre. Il le devina féroce, ulcéré d’égoïsme, capable d’amonceler les désespoirs, pourvu que fût satisfait son caprice; il marcha sur Tenorio, et, emporté par il ne savait quelle rage:


– Je ne croiserai pas le fer avec vous sous les yeux de l’infortunée qui porte votre nom. Écoutez: je ne vous chercherai pas. Je n’irai pas à vous. Mais si je vous vois sur le chemin de celle qui dort sous la protection de cette épée, je jure Dieu que je vous tuerai, même si madame vient, comme ce soir, se placer entre vous et moi!


Immobile, incomparable de majesté, Silvia jeta un long regard sur Ponthus:


– Non, dit-elle. Ni vous. Ni moi. Don Juan, dans la chapelle de Saint-François de Séville a su de quelle étreinte il doit mourir. Tu le sais, Juan, mon époux, tu le sais!


L’étreinte du Commandeur! dit Tenorio, sourdement, comme malgré lui.


Et il frissonna.


Et aussitôt, il se prit à rire.


Puis, d’une voix éclatante, d’un indicible accent de défi, comme en ces transports de funeste allégresse que donne l’appétit de la mort:


– Me voici! cria-t-il. Je suis prêt. Commandeur d’Ulloa, je te ferai raison pour l’amour que j’ai porté à ta fille Christa! Pour l’amour que je porte à ta fille Léonor! À toi, Commandeur! me voici!… À vous, seigneur de Ponthus! Léonor est la fiancée de votre cœur: à vous donc! me voici!… à toi, Zafra! à toi, Canniedo! à toi, Veladar! à toi, Girenna! me voici… À vous tous, pères, frères, époux, fiancés de celles que j’ai aimées et qui, toujours, m’ont aimé, oui, aimé… c’est mon malheur et ma gloire! Sachez-le, vous tous: si don Juan a le cœur assez vaste pour un universel amour, il a aussi le cœur assez ferme pour épouser la Mort… Silvia, chère Silvia, ma Silvia que tant j’adorai sous les bosquets de Grenade, fleur embaumée de mes amours de jadis, ô ma Silvia, qu’es-tu venue chercher ici? Quelle cruelle vérité réclames-tu de moi? Pourquoi me forces-tu à poser le masque? Ah! Silvia, ne sais-tu pas qu’il y a plus de mérite encore à feindre l’amour qu’à aimer vraiment? Ma pitié pour toi était le dernier refuge de ton bonheur. Pour toi, en reconnaissance d’une heure de félicité, j’eusse fait ce sublime effort de te donner l’illusion de mon amour. Tu ne veux pas, Silvia! Tu préfères l’affreuse vérité, pauvre ignorante du songe de la vie, insensée qui n’a pas compris que l’illusion, c’est la seule réalité possible!… Eh bien, sache-le donc puisque tu le veux: je ne t’aime plus! Silvia, je ne t’aime pas! Silvia, tu es morte pour moi!


Don Juan haletait. Il lança dans un cri sauvage:


– Léonor! Léonor! Léonor! Où es-tu! Où donc es-tu?…


Son cœur se tordait sous les puissantes étreintes de l’amour au paroxysme. Pour conquérir Léonor, en cette terrible minute, il eût chargé une armée. Lui, le raffiné d’esprit, lui qui, devant toute femme, s’était imposé la loi d’une suprême élégance d’attitude, il entrait dans la violence, dans la volonté de l’outrage, du seul outrage véritable qu’un homme puisse infliger à la femme qui l’aime:


– Je ne t’aime pas! Silvia, Silvia, écoute la clameur de mon être: je ne t’aime pas!… Lumière du soleil dans mon cœur… j’aime Léonor d’Ulloa!… va-t’en, Silvia, va-t’en! J’ai horreur de tes voiles de deuil, horreur de tes larmes, horreur de tes reproches! Tu es la mort, et j’adore la vie! Je veux vivre encore et me donner à l’amour, maître unique de ma flamboyante destinée… Va-t’en, épouse de Juan Tenorio! Tu reviendras…


Il se pencha sur Silvia courbée sous cette rafale:


– Tu reviendras lorsque le Commandeur m’aura une bonne fois étouffé sous son étreinte. Et comme un trophée de ta misérable fidélité, tu emporteras mon corps où il n’y aura plus de vie, plus d’amour, plus de cœur!


Sous la tempête de la passion déchaînée et grondante et rugissante comme, par les nuits de grand vent, sous les larges souffles invisibles grondent et rugissent les arbres de la forêt, l’épouse outragée, peu à peu, s’affaissait. En elle, la vengeresse n’était plus. Elle n’était que l’épouse… l’amante, la pauvre amante qui aime encore, ah! qui aime de toute son âme fidèle et s’entend crier qu’elle n’est plus aimée…


Aux derniers mots de Tenorio, elle était à genoux.


Vers don Juan, elle tendit les bras, ses beaux bras, en un sublime geste par quoi elle sembla s’offrir, toute, en holocauste.


Vers lui, elle leva ses yeux de douceur qu’emplissait l’extase mystique du pardon chrétien.


Mais il demeura glacé, le regard perdu dans le vide… vers son rêve… et il n’y avait pas de dédain en son attitude, mais, chose plus terrible pour Silvia, de l’indifférence, rien que de l’indifférence.


Pour elle, ce fut une de ces minutes qui enferment une éternité de douleur… toute la douleur. Ce fut une de ces secondes inoubliables à jamais, où la vie se disloque dans un être, où le cœur s’effondre, où la dernière flamme vacillante de la divine espérance, tout d’un coup, s’éteint.


Don Juan, le regard rivé à son rêve, murmura:


– Léonor! Léonor! Léonor! Où es-tu? Où donc es-tu?…


Et Silvia, lentement, se releva.


Un instant encore, elle demeura devant l’époux pétrifié en sa mortelle indifférence. Peut-être voulut-elle parler, peut-être avait-elle des choses à dire… ses lèvres s’agitèrent, mais aucune parole n’en sortit… elle se retira.


Ce fut à ce moment que don Juan, vers elle, ramena son regard.


Il tressaillit. Un frisson l’agita. Ses mains s’unirent en geste de prière…


Et Clother épouvanté l’entendit, oui l’entendit qui bégayait ceci:


– Par le Dieu vivant, jamais tu ne fus aussi puissamment créatrice d’amour, Silvia! Reste, oh! reste! Silvia, je t’aime… Silvia, c’est toi seule que j’adore!…


Mais Silvia n’entendit pas…


Elle s’effaça, comme dans la chapelle de Séville elle s’était effacée. Elle s’évanouit comme s’évanouit tout rêve d’amour; elle s’en alla, brisée, comme dut jadis, parmi les décombres de Troie incendiée, s’en aller Andromaque après la mort d’Hector.


Silvia regagna la chambre qu’elle occupait en l’auberge de la Devinière.


Cette chambre attenait à celle de Léonor.


La fille du Commandeur d’Ulloa, malgré les prières et les formelles assurances de dame Grégoire, avait refusé de se coucher. Assise dans un fauteuil près d’une table sur laquelle brûlait un flambeau de cire, un livre d’heures aux mains, elle songeait…


Elle songeait à Christa, morte d’amour, tuée par le coup de foudre de la trahison… elle songeait à son père, à la terrible mission qu’elle s’était imposée, en fille impavide… elle cherchait les paroles qu’elle aurait à prononcer… et sous le dessin en relief de ses pensées, à son insu, se tissait la trame légère d’autres songeries… elle rêvait à des choses confuses qui se levaient dans son âme pure et dans les lointains de sa pensée imprécise, sur le crépuscule de sa douleur, elle croyait voir se lever une étoile inconnue, un astre d’espoir dont elle ignorait le nom…


Comme elle songeait ainsi, dans la chambre proche, elle entendit une douce rumeur ininterrompue, pareille à un léger bruit de source; et puis, parfois, soudain, des cris étouffés troublèrent le silence et la nuit, des plaintes étranges; quelquefois, ce furent de violentes et brèves clameurs, comme des cris de bête qu’on égorge… puis le doux bruit de source reprenait sa monotone cantilène… le doux bruit de larmes que, par intervalles, dominait la rafale des sanglots.


Là, quelqu’un épandait dans la nuit d’affreuses lamentations… quelqu’un se mourait sous les coups de l’absolu désespoir…


Léonor se mit à genoux et pria.


Elle pria le dieu d’amour et de pitié d’accorder à ce pauvre être la paix du cœur et l’oubli consolateur. Elle pria pour cette femme qui criait sa souffrance, parfois, comme crie la femme qui enfante parmi d’augustes douleurs…


Et, soudain, en écoutant pleurer cette inconnue, Léonor se souvint des paroles d’Amarzyl, du médecin arabe penché sur la couche d’agonie de Christa:


– Essayez, ah! essayez de la faire pleurer… et peut-être sera-t-elle sauvée!


Et elle songea que Christa n’avait pas pleuré, que la très pure Christa était morte de n’avoir pas voulu pleurer sa honte! Et que les larmes, les larmes salvatrices, peut-être, sont le plus magnifique présent de la nature à la pauvre humanité… et que peut-être, ah! peut-être, cette femme qui pleurait tant serait sauvée pour avoir tant pleuré…


… Dans la grande salle à demi obscure, Clother de Ponthus et don Juan Tenorio ne s’étaient plus rapprochés l’un de l’autre.

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