XXVI L’HÔTEL DE LORAYDAN

En ce matin même, et vers le moment où Jacquemin Corentin se mettait en route pour Blois, Clother de Ponthus descendit de son logis, suivi de Bel-Argent, ayant arrêté de se rendre à l’hôtel d’Arronces.


Comme il passait dans l’allée de la maison, devant une porte par où l’on pouvait entrer chez dame Jérôme Dimanche, il se rappela qu’il avait vu don Juan Tenorio entrer la veille chez la mère de Denise. Il se dit que ce serait grand dommage qu’il advînt quelque aventure à cette douce et si naïve Denise. Il s’était promis de mettre la vieille dame en garde contre les entreprises de don Juan. Il résolut de se tenir parole, et frappa à la porte.


Comme on ne lui répondait pas, il sortit dans la rue, et vit que le logis de dame Jérôme Dimanche, de ce côté-là aussi, était fermé.


Le logis était vide. Dame Dimanche était sortie. Et sortie sa jolie Denise!…


Et ce matin-là, Clother de Ponthus ne put donner ses bons avis! Ô Jacquemin Corentin, ta destinée le voulut ainsi: dame Jérôme Dimanche ne fut pas prévenue par Clother que ton maître Juan Tenorio était un dangereux maraudeur d’amour… son imposture ne fut pas dévoilée!


Et où étaient donc allées la mère et la fille?


Tout simplement à Saint-Merri!… Oui: à l’église Saint-Merri, où elles portaient des papiers fort en règle remis le matin même par don Juan, lesdits papiers au nom de Jacquemin de Corentin! À l’église Saint-Merri, où tout fut entendu, convenu, arrangé pour la célébration du mariage dudit Jacquemin de Corentin avec la demoiselle Denise, fille unique de dame Jérôme Dimanche, veuve de Jérôme Dimanche, drapier.


Don Juan, malgré la résistance acharnée de la veuve, avait exigé que le mariage fût consommé en une simple messe basse, et sans aucune invitation. Il donna comme prétexte à cette excessive simplicité qu’il se mariait contre le gré de l’empereur Charles-Quint son maître, lequel voulait absolument lui faire épouser une noble Andalouse. Le prétexte, d’ailleurs, parut plausible. Mais en elle-même dame Jérôme Dimanche regretta amèrement de ne pouvoir éblouir tout le quartier par une cérémonie qui eût attesté la magnificence du seigneur dont sa fille allait porter le nom.


Clother de Ponthus, donc, s’éloigna, remettant à plus tard de prévenir la mère de la pauvre petite Denise. Il avait résolu de se rendre à l’hôtel d’Arronces, de parler au Commandeur d’Ulloa, de lui faire lire la lettre de Philippe de Ponthus, et d’obtenir permission de fouiller le sol de la chapelle pour y découvrir la cassette de fer.


Bel-Argent le suivait à trois pas.


Bel-Argent n’était plus le sacripant déguenillé qui, sur les routes du Périgord, demandait la bourse ou la vie aux voyageurs. Convenablement vêtu, couvert d’un bon manteau de drap bleu, une excellente dague à la ceinture, il ne laissait pas que d’avoir bonne mine et montrait la figure d’un chrétien revenu de ses erreurs passées, au reste fort capable encore d’user d’une arquebuse ou de la dite dague.


Au moment où Clother allait tourner le chemin de la Corderie, il s’arrêta court:


Amauri de Loraydan sortait de son hôtel!…


Bel-Argent le vit, lui aussi, se recula vivement, et s’éclipsa dans la rue du Temple.


Dans le même instant, le comte vit Clother et s’arrêta de son côté, soudain pâli par la haine. Mais aussitôt, il se remit en marche et vint à Ponthus.


– Où allez-vous? demanda-t-il rudement.


Clother le toisa.


– Je crois, dit-il, que vous perdez la tête. Vos façons ne sont pas d’un gentilhomme. Livrez-moi le chemin, monsieur!


– Vous ne voulez pas répondre! gronda Amauri. Je vais vous dire, moi, où vous allez: vous vous dirigez vers l’hôtel d’Arronces devant lequel se trouve certain logis…


– C’est vrai, dit Clother étonné, et n’ai aucun motif de le cacher: je me dirige, en effet, vers l’hôtel d’Arronces. Qu’y voyez-vous de mal? demanda-t-il emporté par une inquiète curiosité.


Loraydan porta la main à la garde de son épée, et, sourdement, murmura:


– Il ne me plaît pas, moi, que vous alliez par là!


– Oh!… Ce n’est pas une suffisante raison pour m’empêcher d’y aller. Cependant, j’avoue que je désire connaître les motifs qui vous dictent votre étrange conduite à mon égard.


– Vous voulez les connaître? fit Loraydan frappé d’une idée soudaine. Soit. Je vais vous les dire. Mais nous ne pouvons nous expliquer ainsi sur le chemin…


Et modifiant soudainement son attitude provocatrice, d’un ton de parfaite politesse:


– Monsieur Clother de Ponthus, voulez-vous me faire l’honneur d’entrer dans mon hôtel? Je ne vous y retiendrai pas plus de dix minutes.


Clother s’inclina en signe d’assentiment.


Amauri de Loraydan pénétra dans la cour de l’hôtel et d’un signe impérieux renvoya son valet Brisard qui s’avançait. Suivi de Clother, il entra dans une vaste salle du rez-de-chaussée, puis passa dans une pièce plus petite, puis dans une troisième.


Là, ouvrant une porte, il s’effaça pour donner passage à son hôte et il dit:


– Veuillez entrer, monsieur; ici, nous pourrons nous expliquer sans que personne nous écoute.


Clother salua d’un geste bref et passa.


Au même instant il entendit la porte se refermer violemment, il entendit qu’on poussait des verrous à l’extérieur, et il se trouva plongé dans les ténèbres.


Clother se rua sur la porte, mais aussitôt constata son impuissance et se tint tranquille. Du dehors, la voix âpre et haineuse de Loraydan lui arriva, haletante de joie:


– Adieu, monsieur de Ponthus, disait cette voix. Jamais plus je ne vous retrouverai sur le chemin de la Corderie, ni sur d’autres chemins. Jamais plus je ne vous verrai rôder autour du logis de Bérengère! Adieu. Si vous voulez abréger votre agonie, n’oubliez pas que vous portez dague et rapière…


Clother n’entendit plus rien.


– Mon agonie? songea-t-il. Vais-je donc mourir ici? Mais comment? De quelle mort?


Et un long frisson le parcourut de la tête aux pieds.


Là, dans ce réduit où il lui sembla qu’il se trouvait à des milliers de lieues de Paris, du monde habité, il ne pouvait trouver qu’une mort.


La mort par la faim et par la soif…


Et aussitôt, par un choc de l’imagination, il se dit que déjà la soif le torturait.


Il se raidit contre cette faiblesse et s’ingénia à chercher les motifs de cette haine furieuse que lui portait Loraydan. Cette recherche inutile le fatigua bientôt, et il haussa les épaules.


Puis il se mit à étudier la chambre où il se trouvait enfermé, – à l’étudier à tâtons, en la mesurant de long en large, en touchant les murs. Le résultat de cet examen fut qu’il n’y avait à cette pièce d’autre issue que la porte par laquelle il était entré.


Son attention se concentra alors sur cette porte qu’il tenta d’ébranler, mais en vain. Il essaya ensuite de glisser la pointe de sa dague dans la rainure, mais il n’y put réussir.


En parcourant cette chambre, devenue sa prison en attendant qu’elle devînt son tombeau, sa main avait rencontré plusieurs sièges: il s’assit dans un fauteuil, ramena son épée sur ses genoux, et se prit à rêver… à rêver dans le profond silence, où il ne percevait que le battement de son cœur, dans cette nuit de tombe où il ne saisissait même pas ces fugitives lueurs qui, dans les ténèbres, viennent consoler l’œil de l’homme et lui disent que la vie subsiste autour de lui.


En une rapide succession d’images nettes et précises, il repassa sa vie depuis le moment où elle avait pris soudain toute sa signification, c’est-à-dire depuis la minute où son père, Philippe de Ponthus, était mort.


Il se revit au castel de Ponthus, dans la vieille salle d’armes. Il relut la lettre trouvée dans la poignée de l’épée de Ponthus, et dont les lignes, mille fois parcourues, flamboyaient dans son imagination. Il revécut la scène de son duel avec Juan Tenorio, à l’auberge de la Grâce de Dieu, et Léonor s’érigea dans son esprit enfiévré, telle qu’il l’avait vue ce jour-là.


Léonor! Elle était là, présente et vivante dans son cœur, et il l’évoquait comme une amie consolatrice, et il lui semblait que toujours elle avait été ainsi présente dans ses pensées – et comme il l’appelait du fond de son âme, brusquement, des larmes vinrent à ses yeux.


Mourir!


Ne plus la voir!


Quelle amertume! Quelle affreuse tristesse!…


Et il en venait à songer que, un mois plus tôt, dans ces temps si proches et si lointains où il n’avait pas encore vu Léonor, la mort lui eût semblé moins cruelle. Certes, il eût regretté la vie dont l’aurore lui souriait. Mais qu’était-ce la vie sans Léonor? C’est maintenant qu’il comprenait tout ce qu’il peut y avoir de radieux dans la vie! Et c’est maintenant qu’il lui fallait mourir… sans avoir revu celle qui vivait en son cœur… Ah! mourir sans lui avoir dit…


– Jamais elle ne saura… murmura-t-il.


Et presque aussitôt, dans un tressaillement, il ajouta:


– Et moi, jamais je ne saurai le nom et l’histoire de ma mère!…


C’est ainsi que rêvait Clother de Ponthus, tantôt assis dans un des fauteuils, tantôt allant et venant à travers la chambre. Parfois une sombre fureur s’emparait de lui. Et alors, à nouveau, il essayait d’ébranler la porte. Parfois il tombait dans une sorte de somnolence dont il se réveillait tout à coup dans un frisson.


Peu à peu, toutes ces réflexions de son esprit lucide s’embuèrent, se firent moins précises, et enfin se dissipèrent. Peu à peu aussi, ces images qu’il avait évoquées devinrent plus vagues, s’éloignèrent et s’évanouirent, Léonor elle-même se retira de lui.


Clother ne pensait plus…


Clother ne savait plus si un monde vivant existait hors de cette tombe.


Clother ne vivait plus par le sentiment, mais seulement par la sensation d’une souffrance atroce qui, lentement, devenait son unique préoccupation…


La faim!… La soif!…


Tout s’abolit en lui, hormis cette sensation. Il lui parut alors qu’il se trouvait très faible et qu’il avait de la peine à se tenir debout. Puis, la force même de penser diminua, et il souhaita d’abréger son agonie. Quelquefois, seulement, il se disait:


– Il doit y avoir plusieurs heures déjà que je suis enfermé ici. Je ne savais pas que la faim et la soif, si rapidement puissent abattre un homme…


Abréger son agonie!…


Les sinistres paroles de Loraydan venaient l’assaillir, de plus en plus distinctes et impérieuses, à mesure que sa pensée s’affaiblissait.


Un moment vint où Clother de Ponthus, d’une main hésitante, chercha sa dague à sa ceinture… un moment vint où il la tira du fourreau, et où, du bout de son doigt, il en essaya la pointe… un moment vint où l’idée fulgura en lui qu’il devait lever cette dague sur lui-même et se frapper avant qu’il ne fût trop tard pour ses forces épuisées…

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