V L’ASCENSION DE CHRISTA

Il était deux heures… Depuis midi, depuis la minute de la catastrophe, elle n’avait eu ni un mot, ni un geste, ni une plainte, ni une larme. Deux heures déjà qu’elle sentait peser sur son cœur l’épouvantable poids du désespoir… et lorsqu’en de rares et fugitifs instants elle parvenait à prendre conscience d’elle-même, la catastrophe lui apparaissait incroyablement lointaine et inexistante; elle se voyait soi-même, illusoire apparence étrangement paisible, de beaucoup moins réelle que les décevantes créations d’un rêve.


Elle était étendue dans son lit, immobile, les yeux grands ouverts.


Les détails familiers de sa chambre se montraient clairement à ses yeux attentifs: ce fauteuil antique, cette petite table mauresque, ce beau portrait de sa mère (une des premières toiles de Luis de Vargas), ce prie-Dieu, dans un angle sous une madone d’albâtre, ces personnages héroïques des tentures…


C’est avec indifférence qu’elle voyait d’innombrables figures inconnues s’agiter autour d’elle, apparaître et s’en aller avec la même soudaineté, les unes tout en pleurs, d’autres souriant d’un air bizarre et contraint.


Dans cette foule qui, minute par minute, se renouvelait constamment, elle ne s’étonna pas de remarquer son père et sa mère animés à une vive conversation. Elle leur parla. Ils ne répondirent pas. Elle en éprouva une légère contrariété, puis s’attentionna à suivre les ébats d’un groupe de jeunes filles dansant la volta.


Par intervalles réguliers, elle entendit tonner le canon comme le jour de la fête du Saint-Sacrement; elle pensa qu’elle devait se lever pour suivre la procession et voulut s’en expliquer à Léonor qu’elle voyait penchée sur elle; mais elle s’épouvanta de l’épouvante qu’elle lisait sur ce cher visage, et elle se tut.


Sa mère sortit en lui faisant un signe qu’elle ne comprit pas, et aussitôt, une femme en grand deuil, d’une voix éclatante, cria:


– Faites venir l’épouse!…


Elle en fut passagèrement agitée de compassion, puis s’appliqua à écouter Amarzyl, le célèbre médecin maure, qui disait:


– La cruelle vérité, Léonor d’Ulloa, je vous la dois, car vous seule… voici: il faut qu’elle pleure. Cela seul peut la sauver… Essayez, pauvre enfant… faites-la pleurer… et peut-être…


Les brouillards s’épaissirent. Elle commença à descendre, et la chute se précipita. Elle esquissa quelques mouvements des mains pour se retenir aux draps. Les bruits s’éloignèrent, et il n’y eut plus que la déchirante prière de Léonor dont elle percevait les sanglots et les supplications, et voici l’ultime forme que prit son désespoir:


– Comme elle pleure, Dieu puissant! Oh! pleure, pleure, ma Léonor bien-aimée, pleure puisqu’il a dit que les larmes vont te sauver, pleure sur mon front flétri, pleure sur le secret de mes lèvres, pleure sur mes yeux sans larmes, pleure sur la rose fanée de ton jardin… pleure puisque cela ne m’est pas permis, à moi… pleure puisque jamais, plus jamais je ne dois pleurer… ô chère Léonor, ô anges!… ô heureux demain béni du Seigneur… ô douce aurore…


Et sans doute vous eûtes pitié, ô archanges, ô Nature miséricordieuse, car, comme trois heures sonnaient, ses mains, doucement, se joignirent; plus doucement encore son sein se souleva, et son dernier souffle s’envola…


Alors, alors seulement, tandis qu’on emportait Léonor, tandis qu’une sourde rumeur de gémissements secouait le palais, alors, ô Christa! les larmes jaillirent de ton cœur comme d’une urne brisée, alors seulement tes yeux de morte laissèrent rouler sur les lis de tes joues, ces purs diamants de ta honte sacrée que tu avais été trop fière pour verser vivante…

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