XXXIII SUITE DE LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN

Amauri de Loraydan sortit du logis Turquand, bouleversé, la tête en feu, oubliant même de demander à l’orfèvre de rappeler sa fille; rassuré sur les suites de l’entreprise de Sa Majesté, il l’était pleinement. Mais d’étranges et maladives pensées de perversité tourbillonnaient dans son cerveau… Nous verrons plus tard quelles pouvaient être ces pensées.


Le soir de ce jour, comme le roi lui en avait donné l’ordre, il se rendit au Louvre. Il y trouva Sa Majesté toute prête pour sa galante expédition. Il y trouva aussi ses deux ordinaires compagnons, Essé et Sansac.


Ces quatre personnages, dix heures sonnaient à Saint-Germain-l’Auxerrois, sortirent du Louvre et prirent, tout riant et bavardant entre eux, le chemin de la rue du Temple.


Et nous aurons à raconter l’expédition, et quelles en furent les suites.


Pour le moment, notre attention se trouve sollicitée par un autre personnage qui n’est autre que le protagoniste de la présente histoire, nous voulons dire l’illustre don Juan Tenorio.


Nous avons vu que, la veille, en quittant tout courant, tout effaré, le logis de dame Jérôme Dimanche, Juan Tenorio s’était heurté à Amaury de Loraydan – fatale conjonction de deux esprits du mal, dont devaient sortir des événements dignes de tout notre intérêt de conteur.


On se souvient peut-être qu’au moment où ces deux hommes se quittèrent après avoir lié connaissance de la façon que nous avons exposée, Amauri de Loraydan avait en substance dit à Juan Tenorio:


– Venez après-demain, à midi, à l’hôtel de Loraydan, et d’ici là, cachez-vous…


On a vu que don Juan avait aussitôt regagné l’auberge de la Devinière où il s’était gîté dès son arrivée à Paris, et tenant pour valable le conseil de son adversaire… ou de son allié, il ne savait pas encore au juste comment se le désigner, – il s’était enfermé en sa chambre.


Là, il avait passé une fort maussade journée, se réprimandant soi-même, s’invectivant à propos du misérable insuccès de son imposture – insuccès dont il eût dû au contraire se louer fort – regrettant amèrement d’être sans doute à jamais perdu et déshonoré dans l’esprit de la trop jolie Denise, donnant à tous les diables ce truand, ce malandrin, ce vil routier, ce Bel-Argent, cause de la catastrophe, se promettant de lui couper à tout le moins les deux oreilles, sans préjudice, de maint autre coup de rapière au travers du corps, bref, de le mettre en capilotade.


La journée se passa en réflexions débordantes d’amertume, tantôt furieuses, tantôt fort tristes, et ces réflexions n’en devenaient que plus amères, plus sombres, plus furieuses, lorsqu’il venait à se rappeler que, dans sa fuite devant le chœur des commères, il avait perdu sa bourse, laquelle contenait tout son avoir…


Au demeurant, il n’en dîna pas moins d’un excellent appétit, se fit servir en grand seigneur qu’il était, puis, gagnant son lit de repos après une journée si bien remplie, il s’endormit d’un sommeil profond et heureux…


Car c’est une justice à rendre à don Juan: il avait un sommeil d’enfant…


Jamais la pâle insomnie ne venait l’arracher à son repos.


Rarement, il rêvait, et lorsque, par hasard, la chose lui arrivait, c’étaient des songes fortunés qui, venant le visiter, lui faisaient continuer le cours de ses bienheureuses aventures.


Il résulta de là que don Juan, selon sa coutume, se réveilla au matin tout frais et dispos.


Nous passerons sur cette deuxième journée de la claustration volontaire de Juan Tenorio, et nous arrivons au soir, à ce soir même où François Ier, escorté de Loraydan, Essé et Sansac, devait se rendre au chemin de la Corderie…


Vers le soir, disons-nous, cette claustration que don Juan s’était imposée selon le conseil du comte de Loraydan commençait à lui peser fort.


– Voyons, se dit-il, c’est demain à midi que je dois me rendre en l’hôtel de ce gentilhomme avec qui j’ai failli d’abord me couper la gorge et qui s’est ensuite montré si raisonnable à mon endroit. Que peut-il donc bien me vouloir? Rien que du bien, je présume. Mais puisque je dois demain, en plein jour, me rendre au chemin de la Corderie, pourquoi n’irais-je pas quand la nuit propice me convie et m’assure que nul ne saurait me reconnaître?… Au fait, pourquoi dois-je me cacher? Quels mauvais diables sont déchaînés contre moi? Qu’ai-je fait de mal?


Don Juan récapitula ce qui lui était arrivé depuis qu’il était en France et surtout depuis qu’il était arrivé à Paris; il étudia soigneusement sa conduite et n’y trouva rien de répréhensible. Du mal? Quel mal?…


– Pourquoi me cacher? conclut-il. Sur ma foi, je sens que les murs de cette auberge pèsent à mes épaules comme ceux d’une prison. Or çà, je me libère, je me donne à moi-même la clef des champs, d’autant que la nuit est devenue assez noire pour couvrir mon escapade, si escapade il y a!… Le chemin de la Corderie! acheva-t-il dans un soupir. L’hôtel d’Arronces!… Ah! Léonor, cruelle Léonor! Pourquoi faut-il que je ne puisse vous arracher de mon cœur?… C’est dit: je veux sortir. Le diable est que je suis sans argent… et s’il m’arrive quelque aventure…


Il suspendit la promenade agitée qui lui faisait arpenter sa chambre.


– Sans argent!… Moi!…


Longtemps, il demeura immobile, la tête penchée, esquissant parfois un vague geste de la main, et parfois murmurant des lambeaux de discours à Léonor. Il pâlissait… des larmes perlaient à ses paupières… mais toujours il aboutissait au terrible refrain: Sans argent!


Comme il était ainsi à écouter palpiter son cœur, on frappa soudain à sa porte.


Don Juan tressaillit, s’arracha à grand regret au songe qu’il échafaudait, à l’imagination que de toutes pièces il créait dans son esprit, et il alla ouvrir.


Jacquemin Corentin apparut.


– C’est toi? fit don Juan. D’où viens-tu si tard?


– Moi! s’écria Corentin stupéfait. Mais, monsieur, je viens d’où vous m’avez envoyé.


– Entre donc, mort diable! Oh! Vas-tu fermer cette porte, à la fin! Je commence à me lasser de tes airs ahuris et de tes façons par trop libres.


Jacquemin s’était hâté d’obéir, et se tenait devant son maître dans une attitude de respect.


– Me diras-tu d’où tu viens?… Voilà des jours que tu me prives de tes services. Qu’as-tu fait? Au fait! Dis-moi: quand tu me quittas, je te donnai bien une dizaine d’écus d’or. Que sont-ils devenus? Je pense que tu n’auras pas tout bu?…


Jacquemin se passa une main sur le front et ouvrit des yeux effarés.


– Monsieur, dit-il, vous me laissâtes en tout trois pauvres écus d’argent. C’est ce que m’a coûté mon voyage, et il ne me reste plus un denier.


– Tu crois que je ne te donnai que si peu? C’est possible. N’en parlons donc plus. Seulement, je te préviens que tes débordements m’inspirent une véritable horreur. Don Juan Tenorio ne saurait être servi plus longtemps par un fieffé valet ivrogne et coureur de filles… oui, oui! j’en ai appris de belles sur ton compte, monsieur le faquin, monsieur le bon apôtre, monsieur le donneur d’eau bénite et autres vertueux conseils…


– Moi! bégayait Jacquemin. J’en ai fait de belles?… Moi!…


– Toute la rue Saint-Denis ne parle que de cela. Cette bonne dame Jérôme Dimanche est indignée, de même que la marchande de flans, et l’épicière, et la tripière, toute la rue, te dis-je! Sans compter ta victime, cette infortunée petite Denise qui pleure et se lamente!


– Elle pleure? fit Corentin.


Et il rougit!…


Et il se demanda si vraiment, l’autre matin, le grand matin, le matin où il l’avait happée dans ses bras et sauvée, dans l’effondrement de l’estrade, le matin bienheureux où, ensemble et se donnant le bras, ils étaient, elle et lui, revenus depuis la rue Saint-Antoine jusqu’au logis de la rue Saint-Denis, l’ineffable matin où de ses propres oreilles, il l’avait entendue dire ces douces paroles: «J’aime Jacquemin de Corentin!…» oui! il se demanda si ce matin-là, il n’avait pas poussé les choses un peu trop loin, outrepassé les bornes de la bienséance, attenté enfin à l’innocente vertu de la jolie Denise…


– Monsieur, dit-il, je suis tout honteux de ma conduite, je l’avoue.


– Ah! fit don Juan étonné, tu avoues!…


– Je dirai pourtant à ma décharge que c’est elle, monsieur, qui a voulu m’embrasser…


– Denise a voulu t’embrasser? répéta don Juan qui, de l’étonnement, passa à la stupeur.


– Oui bien. Mais je m’y refusai. Je dois dire au reste, pour être véridique et loyal, que ce refus provint uniquement de mon nez…


Don Juan avait baissé la tête et méditait, non sans amertume, sur cet événement qui l’humiliait: Denise avait voulu embrasser son valet et celui-ci avait dû se refuser aux entreprises de la jolie fille!…


– La peste soit de la donzelle! se grommela-t-il. Quelle perversité! Fiez-vous aux airs ingénus! Et qui avait-elle choisi? Ce bélître de Corentin? Il est vrai que ces petites filles qui rougissent pour une œillade vous ont souvent des cervelles que hante le vice… C’est bon, reprit-il. Ne parlons plus de cela et fais-moi savoir d’où tu viens…


– Mais, monsieur, de Blois! Ville fort ennuyeuse si j’en juge par la salle de l’auberge du Soleil-d’Or, où je me suis morfondu…


– Tu l’avoues donc! Les tavernes de Paris ne te suffisent plus; il faut aussi que tu coures la province, pour obéir à tes hideux penchants de paillardise…


– Moi! paillard! bégaya Jacquemin écarlate de honte.


– Tes penchants d’ivrognerie sans vergogne!…


– Pour un ou deux brocs de vin que j’y bus! Fameux vins, d’ailleurs, qu’ils appellent là-bas: le rouge, du Saint-Georges, et le blanc, du Vouvray. Ils ont raison, monsieur: le rouge est un vin d’archange, et le blanc…


– Tes penchants de mensonge, interrompit don Juan, d’imposture, et de tromperie du diable!


Jacquemin Corentin, devant cet excès d’outrage, retrouva sa dignité. Il se redressa d’un air de modeste fierté, considéra son maître avec une sorte d’indignation tempérée par le respect…


– Monsieur, dit-il, quand on veut tuer son chien, on commence par dire qu’il est enragé… Mes longs services et la mémoire vénérée de don Luis Tenorio eussent dû me préserver de telles atteintes. Si vous voulez me chasser, dites-le sans me faire souffrir davantage.


– Te chasser! s’écria don Juan. Je te le défends bien, par le ciel! qui donc me servirait aussi bien que toi qui connais à fond mes goûts, mes habitudes… et puis… je vais te dire…


Don Juan fit quelques évolutions rapides à travers la chambre. Sur le point d’en arriver à l’unique question qu’il préparait depuis l’entrée de Jacquemin, il se sentit rougir. Il eut comme un soupir de rage et de détresse. Mais, secouant rudement la tête, il parut écarter d’importunes pensées:


– Au fait! gronda-t-il. Je suis bien sûr que tu as, dans ton escapade éhontée, dévoré jusqu’au dernier de ces… de ces carolus d’or que tu me montras en l’auberge de Périgueux… car tu es prodigue, tu jettes les écus à la tête des gens… je t’en fis maintes fois le reproche.


Pour cette fois, Jacquemin Corentin triompha.


– Non, monsieur, dit-il. Je n’y ai point touché. Les douze carolus d’or sont là, dans ma ceinture. Ils me sont sacrés, maintenant.


– Fais les voir, un peu! murmura don Juan. Sacrés? songea-t-il non sans une pointe d’émotion. Pauvre Corentin! Sacrés parce qu’il me les réserve!… Ah! don Juan, don Juan! Si ton père te voyait!… Que dis-je! Tu te vois toi-même, oui, tu te vois, tu t’entends emprunter de l’argent à ton valet… et tu te sens mourir de honte… Bah! se reprit-il soudain, c’est une fortune pour ce bon Corentin, de me prêter un ou deux de ces carolus, car je lui rendrai cela au centuple. Au surplus, j’ai besoin d’or et n’ai pas le temps d’en chercher… Allons!


Il se dirigea vers la table sur laquelle Jacquemin Corentin, ayant défait sa ceinture de cuir, venait d’aligner les douze magnifiques pièces d’or.


– Je ne lui en prendrai que quatre, songea don Juan. Oui, dit-il tout haut, je te rends justice sur ce point: voici bien les douze carolus; par ma foi, ils y sont tous les douze…


– Ils me sont sacrés, répéta Jacquemin avec attendrissement.


– Allons, dit don Juan attendri lui-même, n’exagère pas, va. Je comprends ta bonne pensée. Mais de là à dire que ces carolus te sont sacrés…


– Dame, fit simplement Corentin, ils sont ma dot…


Don Juan s’arrêta court et leva un regard étonné sur Jacquemin qui, perché sur ses échasses, les yeux pudiques et le visage tout rose, se penchait, contemplatif, sur ses carolus…


– Ta dot? interrogea Tenorio.


– Ma dot, monsieur; je l’ai promise telle quelle à Denise…


Don Juan fut pétrifié. Une longue minute, il demeura immobile, puis tout à coup, éclata de rire, un fou rire éclatant et tumultueux qui affola Jacquemin.


– Ce rire! songea-t-il, ce rire me tuera! Monsieur, je ne vois pas ce qu’il y a de risible en cette affaire. Mais vous riez de tout, même des choses les plus…


– Les plus sacrées! dit don Juan soudain très grave.


– Oui, monsieur! dit Corentin étonné.


– Bah! se dit Juan Tenorio, je ne lui en prendrai que six, juste la moitié…


Il en prit un, parut l’examiner avec la curiosité d’un marchand de médailles, et le fit disparaître. Puis un deuxième, un troisième… et quand il fut à six:


– Au fait, puisque c’est sa dot, à ce brave Corentin, elle sera bien plus en sûreté sous ma garde que dans sa ceinture. Il serait bien capable de se laisser voler…


Et il rafla les six carolus restants.


Hébété de surprise, Corentin avait assisté à cette scène sans oser un mot ou un geste. Seulement, quand il vit disparaître les derniers carolus, il comprit!… oui, il comprit que le fils de don Luis Tenorio était devenu pauvre au point d’être forcé d’accepter, de prendre l’argent de son valet… Corentin se détourna pour ne pas infliger à son maître la honte suprême de ses regards, il se détourna, disons-nous, feignant de n’avoir pas vu, et d’un geste furtif, essuya une larme, en se disant: Je les lui avais offerts… c’est un honneur qu’il me fait.


Quant à don Juan, déjà il s’élançait au dehors en disant:


– Attends-moi ici, ne bouge pas jusqu’à mon retour si tu ne veux pas que je te rompe les os!


Juan Tenorio, tout empressé, prit le chemin de l’hôtel d’Arronces. Il courait presque. On eût dit vraiment que Léonor l’attendait. Il se reprochait le temps qu’il avait perdu pour obéir aux conseils du comte de Loraydan.


– Que peut bien me vouloir ce digne gentilhomme? se demanda-t-il Bon. Je le saurai demain, puisque demain, à midi, je dois le voir en son hôtel. Chassons toute préoccupation indigne de celle que j’aime. Ô Léonor, c’est à vous seule que je veux penser, car vous êtes la flamme même de ma pensée! Ô Léonor, cette nuit, il faut que je vous voie! Il le faut, par le ciel! Ou je meurs!…


Comme il songeait ainsi dans la profonde obscurité de la rue du Temple, il ralentit soudain sa course; à vingt pas devant lui, il venait de distinguer quatre hommes qui, ainsi que lui, marchaient dans la direction du château du Temple.


Après le couvre-feu, tout passant rencontré dans les rues noires et désertes pouvait être, était, selon toute probabilité, un malandrin en quête: dès que l’ombre tombait sur Paris, des tavernes mal famées, des ruelles de la cour des Miracles, de tous les autres où ils se gîtaient le jour, sortaient les animaux nocturnes, loups, renards, se glissant le long des maisons, se reconnaissant entre eux à quelque signe, s’attaquant rarement, sauf en cas de famine, s’unissant souvent pour tomber sur le gentilhomme en bonne fortune, sur le bourgeois attardé qu’escortait le serviteur portant la lanterne de papier…


Don Juan, donc, mesura sa marche sur celle de ces quatre inconnus et assura sa dague dans sa main.


Il les vit soudain tourner dans le chemin de la Corderie.


– Au diable les importuns, songea-t-il.


Mais il se rassura tout aussitôt: les quatre importuns disparaissaient dans l’hôtel Loraydan.


– Oh! fit Tenorio étonné. Chez ce gentilhomme qui m’attend demain? Qui cela peut-il être? Bon! De quoi diable vais-je m’occuper là!… Puisque le chemin est libre, courons à l’hôtel d’Arronces!…


Nous demandons la permission de quitter ici don Juan.


Nous ne tarderons d’ailleurs pas à le retrouver.


Pour le moment, nous voudrions bien achever d’indiquer vers quels horizons s’aiguillait la destinée de Jacquemin Corentin, humble personnage à coup sûr, mais qui nous intéresse à l’égal d’un Tenorio, d’un Loraydan ou d’un François Ier, car dans la vaste chaudière où s’élaborent les destins de l’humanité, rois et valets, bourgeois et truands, gentilshommes et manants, financiers et savetiers, cuisent ensemble, assemblés de gré ou de force, chacun fournissant sa part de substance et de moelle en vue du Grand Œuvre.


Nous dirons donc que, le lendemain matin, vers dix heures, Bel-Argent s’étant assuré que son maître, Clother de Ponthus, dormait du lourd sommeil qui suit les grandes fatigues de corps et d’esprit, sortit du logis et s’en vint droit à la Devinière, dans l’intention de mettre à sec un ou deux de ces flacons de Saumur qui faisaient la réputation de cette brave auberge, de concert avec ces fameux pâtés que Mme Grégoire préparait elle-même.


Nous devons dire que Bel-Argent se trouvait en fonds.


En ramenant l’avant-veille Clother de Ponthus jusqu’au logis de dame Jérôme Dimanche, Bel-Argent n’avait d’abord songé qu’à son maître; il l’avait aidé à se coucher; il lui avait lui-même préparé une boisson réconfortante…


Le lendemain, Clother avait voulu se lever, mais une fois debout, il s’était aperçu que la tête lui tournait, que ses jambes se dérobaient, et, avec son bon sens d’homme réellement actif et brave, il s’était dit que le plus court était encore d’achever de reprendre ses forces par un suffisant repos et une nourriture substantielle.


Après un bon dîner, donc, il s’était tout bonnement recouché.


C’était le jour où Jacquemin Corentin devait reparaître en présence de Juan Tenorio.


Le lendemain matin à huit heures, nouvelle tentative de Clother: nouvelle constatation d’une faiblesse qu’il se reprochait comme une faute. Au bout du compte, il y eut un fort dîner que ce brave Clother dévora avec une sorte de rage en se disant:


– Que diable! Je n’ai eu faim et soif que pendant quatre jours et autant de nuits. Il me semble bien que tout le dégât devrait être à cette heure réparé.


Il paraît que le dégât n’était pas réparé. Car le jeune homme, en dépit de ses efforts, s’endormit d’un pesant sommeil que Bel-Argent constata avec satisfaction.


– Il en a bien pour quelques heures, se dit le valet de Clother. Il semble que je puis maintenant m’accorder quelque joyeuse lippée. La Devinière est en face… Oui, mais je n’ai point d’argent! Or, je connais ce bon M. Grégoire. À un moine, pour tout payement, il demande sa bénédiction. Mais, j’aurai beau le bénir…


En raisonnant ainsi, Bel-Argent louchait vers la bourse de cuir que son maître avait insoucieusement jetée sur un coffre.


Ce serait donner de la vertu de ce malandrin une trop haute idée à nos lecteurs que d’insinuer qu’il hésita plus d’une minute. Les yeux fixés sur Clother qui dormait de son mieux, Bel-Argent allongea les griffes vers la bourse en murmurant:


– Il sourit, c’est un heureux songe qui le visite en ce moment, je suis sûr qu’il rêve qu’il me couvre d’or pour l’avoir arraché au damné Loraydan; je ne fais donc que réaliser ce beau rêve et devancer les intentions de ce généreux gentilhomme.


Et déjà l’opération était terminée… déjà une bonne demi-douzaine d’écus étaient tout à la douce sortis de la bourse… déjà, sur la pointe des pieds, Bel-Argent quittait la chambre.


Quelques minutes plus tard, il faisait à la Devinière l’entrée assurée d’un homme qui a la conscience tranquille quant au payement final…


Bel-Argent s’assit donc à une table de la grande salle et commanda qu’on lui apportât une bonne omelette, une tranche de venaison, un pâté, une volaille rôtie et deux ou trois flacons de Saumur. À l’énoncé de ces prétentions, maître Grégoire fronça les sourcils, mais Bel-Argent, d’un geste plein d’éloquence, montra dans sa main les écus qu’il devait au généreux sommeil de son maître; ce que voyant, le patron de la Devinière adressa au valet de Ponthus le sourire même qu’il réservait à tout client bien lesté d’écus – que le client fût prince ou truand – et s’envola vers les cuisines.


Or Bel-Argent allait attaquer l’omelette en question lorsque la porte qui donnait sur l’escalier conduisant aux étages supérieurs s’ouvrit lentement, et Jacquemin Corentin apparut, lugubre et tout soupirant.


Jacquemin Corentin vint s’asseoir à la table voisine de celle où Bel-Argent se carrait devant les choses succulentes qu’il s’apprêtait à engloutir.


Un garçon de salle vint lui demander ce qu’il désirait boire.


Jacquemin d’un geste machinal se fouilla, puis poussa un profond soupir et, stoïque, répondit:


– Je n’ai pas soif…


Bel-Argent vit le geste, nota le soupir et s’écria:


– Eh quoi, seigneur Corentin! Il serait vrai? Vous n’avez pas soif…


Jacquemin tressaillit, et s’aperçut alors seulement qu’il venait de se placer près de son intime ennemi.


– Ho! songea-t-il. Lui aussi! Il m’appelle seigneur. Que diantre m’arrive-t-il? Serais-je donc vraiment, sans m’en douter, le comte de Corentin? Non, répondit-il, je n’ai pas soif, ce matin! Il y a des jours comme cela, où l’on n’a pas soif…


Bel-Argent eut un éclat de rire, et, attaquant l’omelette, fit entendre une féroce mastication, puis se versa un ras bord qu’il vida d’un trait.


– Oui, dit-il alors. Il y a des jours comme cela. Moi, heureusement, je ne connais que les jours où j’ai faim et soif. Aussi, tu vois…


Et le supplice de Tantale recommença pour Jacquemin qui, en vain, détournait la tête.


– Allons, avoue! dit tout à coup Bel-Argent.


– Ainsi va le monde, songeait lugubrement Corentin. Ce misérable truand est cousu d’or. Il dévore, il boit avec impudence, avec indécence. On voit bien qu’il a pour maître un généreux gentilhomme, tandis que moi… hélas!… – Que faut-il que j’avoue? reprit-il.


– Que tu es sans sou ni maille, tiens! Jacquemin se redressa fièrement et dit:


– Mon maître, le seigneur Juan Tenorio, sortit hier de l’auberge en me commandant de l’attendre en sa chambre. C’est ce que j’ai fait. Il n’est pas rentré de la nuit, et le diable sait pourquoi. Las de l’attendre là-haut, je suis descendu ici pour le voir dès qu’il arrivera, ce qui ne saurait tarder. Or, sache-le, Tenorio est riche au point de ne savoir que faire de sa fortune…


– Eh bien? demanda Bel-Argent.


– Eh bien, dès qu’il arrivera je lui demanderai un écu d’or et il m’en donnera deux: je le connais.


– Et alors, tu auras soif?


– Oui, dit naïvement Corentin. Faim et soif, car depuis hier je n’ai ni bu, ni mangé.


C’était la vérité. Le pauvre Corentin avait dépensé le fond de sa bourse à sa dernière étape, et il y avait près de vingt-quatre heures qu’il jeûnait. Il était vrai également que Juan Tenorio n’était pas rentré de la nuit – nous dirons pourquoi. Obéissant à l’ordre qu’il avait reçu, Jacquemin n’avait pas bougé de la chambre de son maître. Et ce n’est qu’à l’heure où les tiraillements de son estomac devinrent par trop impérieux qu’il se décida à descendre à la grande salle dans l’espoir de quelque aubaine de rencontre. Quant à demander un crédit, qui certes ne lui aurait pas été refusé, Jacquemin était trop scrupuleux et – pourquoi ne pas le dire? – trop fier pour y songer: fier pour lui-même, fier pour son maître. Qu’eût-on pensé de Juan Tenorio en voyant que son valet n’avait pas d’argent!


– Holà! cria Bel-Argent qui venait de terminer l’omelette. La venaison, maintenant!


– Sacripant! se dit Jacquemin. Il tranche du maître, il parle, il ordonne!… et moi!…


Il jeta un regard navré sur l’épaisse tranche de venaison qu’on venait de placer devant Bel-Argent. Puis, ne pouvant plus endurer le supplice, il se leva pour sortir.


– Si tu veux me dire la vérité, dit tout à coup Bel-Argent, je t’invite.


Jacquemin se rassit, et bégaya:


– Tu ferais cela… toi?…


– Pourquoi pas? Nous sommes de pauvres hères, va… que nous servions comte, duc ou prince, nous n’en sommes pas moins des gueux qui se doivent assistance. Nous sommes ennemis, c’est vrai, grâce à ton entêtement à ne pas me dire la vérité, mais je t’invite tout de même, dans la pensée que demain, peut-être, je serai bien content que tu m’invites à ton tour. Ainsi donc, pas de façons: mets-toi là devant moi, et attaque-moi bravement ces viandes, attaque-moi ce flacon de vin qui vient de Dieu ou du diable, je ne sais au juste, mais qui met du soleil au cœur… allons, laisse-toi faire, va!


Corentin se laissait faire, Corentin prenait place devant Bel-Argent. Corentin, pleurant d’attendrissement, se demandait, disons-nous, si, lui, Jacquemin, en une occasion semblable, eût invité Bel-Argent, et, tout en versant ces larmes de félicité que nous signalions, allongeait déjà la main vers le flacon…


– Je t’invite, dit Bel-Argent. Mais tu me diras la vérité!


– Quelle vérité? balbutia Corentin assombri.


– Je suis bon prince, dit Bel-Argent. Mange et bois, d’abord. Tu ne me le diras que quand tu n’auras plus ni faim ni soif…


– Que faudra-t-il que je te dise, au nom du ciel!


– S’il est vrai ou faux, énonça gravement Bel-Argent. Corentin eut un sursaut de fureur. Corentin frémit dans son orgueil outragé. Corentin loucha terriblement sur son nez. Mais que sont la fureur et l’orgueil quand l’estomac est vide et la gorge desséchée? Corentin connut l’humiliation suprême: ce flacon de vin qu’il rêvait de briser sur la tête de son adversaire, il se contenta de s’en verser un plein gobelet qu’il vida avec délices.


– À la fin du repas, n’oublie pas! insista Bel-Argent.


Corentin poussa un gémissement, mais la venaison était friande, le pâté de Mme Grégoire avait merveilleux aspect, la volaille rôtie épandait un délicieux parfum.


– À la fin du repas, soit! dit-il.


– Enfin, je connaîtrai donc ce mystère! jubila outrageusement Bel-Argent. Je n’en dormais plus. La nuit, je me réveillais pour me demander: «Est-il vrai? Est-il faux?…» Et je me disais: «Jusqu’au jour où Corentin lui-même ne m’aura pas juré qu’il est vrai, je croirai qu’il est faux!…» Et encore, lorsque Corentin m’aura fait ce serment, faudra-t-il que je m’assure par moi-même…


– Ça!… Jamais de la vie! rugit Jacquemin.


– Quoi?…


– Tu n’y toucheras pas!…


Bel-Argent hocha la tête de l’air d’un homme qui se sent repris par un doute cruel. Mais peut-être au fond, était-il moins diable qu’il n’en avait l’air, car il conclut avec une modestie qui parut à Jacquemin une nouvelle humiliation:


– Je devrai donc me contenter de ta parole… Mange, va! mange et bois; je m’en contenterai.


Corentin mangea et but. Les flacons se succédèrent avec rapidité. Corentin dut s’avouer que Bel-Argent était un hôte généreux. Il y avait deux heures que les deux compères étaient à table; depuis longtemps, ils avaient fini de manger, mais leur soif paraissait de plus en plus intense; tous deux, d’ailleurs, avaient parfaitement oublié, l’un son enragée question, l’autre la réponse qu’il devait faire sous la foi du serment; ils en étaient aux confidences; ils se racontaient leurs aventures sans s’écouter et parlant tous deux à la fois, et Corentin finissait par bredouiller avec obstination cette demande:


– Qui suis-je? Que suis-je? Le sais-tu, toi?… Eh bien, moi, je ne le sais plus au juste… Suis-je un comte breton? Suis-je décidément le seigneur Jacquemin de Corentin?…


Lorsque, tout à coup, plusieurs hommes vêtus de noir et conduits par un sergent de la prévôté entrèrent dans la salle de la Devinière, s’avancèrent vers maître Grégoire, qui déjà pâlissait et tremblait, et à haute voix, à haute et sévère voix, le sergent prononça:


– Au nom du roi! Conduisez-nous à l’instant auprès du seigneur Jacquemin de Corentin!


Maître Grégoire recula, effaré. Bel-Argent fut hébété de surprise. Corentin se dressa et balbutia:


– Qu’est-ce que je disais? Au nom du roi lui-même, je suis le seigneur Jacquemin de Corentin!


Et s’avançant vers le sergent de la prévôté:


– Le seigneur Jacquemin de Corentin? C’est moi, que voulez-vous?


– C’est vous? Bon. Au nom du roi, je vous arrête. Gardes, saisissez-le!…


Cet ordre fut exécuté à l’instant. Jacquemin livide, Jacquemin soudain dégrisé s’écria:


– Vous m’arrêtez? Qu’ai-je fait? De quoi m’accuse-t-on?…


Et Jacquemin Corentin qui jamais de sa vie n’avait été marié, Jacquemin Corentin qui était la timidité incarnée auprès des femmes, qui était l’innocence même, la vertu en personne, Jacquemin Corentin demeura pétrifié, assommé, foudroyé… car le sergent de la prévôté lui répondait:


– Sire Jacquemin de Corentin, vous êtes accusé de polygamie!…


L’instant d’après, le pauvre Corentin était entraîné, à demi mort de stupeur plus encore que d’épouvante. Une demi-heure plus tard il entendait se refermer sur lui la lourde porte de l’un des cachots du Châtelet…

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