XIII L’ÉPÉE DE PONTHUS

Le lendemain de l’enterrement de son père, Clother de Ponthus, obéissant à l’ordre suprême, monta à cheval à la pointe du jour et prit la route de Brantôme. C’est aux abords de cette petite ville que se trouvait le domaine de Ponthus, domaine jadis considérable alors que les Ponthus, sous les règnes de Charles VIII et de Louis XIII occupaient un rang distingué à la cour de France, maintenant domaine restreint au milieu duquel s’élevait un castel dont les deux tours rondes avaient soutenu vaillamment plus d’un assaut, au temps où des partis anglais parcouraient la province… les deux tours menaçaient ruine, le castel était délabré: sans doute Philippe de Ponthus n’avait jamais eu les ressources nécessaires pour l’entretien de ce logis, ou peut-être, dès le début de sa vie, avait-il été frappé par un de ces découragements qui font qu’un homme passe dans l’existence en voyageur qui refuse de s’intéresser au pays.


Clother cheminait donc vers Brantôme.


Il se sentait affreusement triste; parfois une larme venait gonfler sa paupière et roulait sur sa joue, toute brûlante… Il pleurait son père… Il était aux prises avec la première douleur de sa vie.


Amauri de Loraydan était l’une des innombrables bêtes féroces qui, toujours, ont infesté le monde.


Clother était ce que la nomenclature moderne appelle un sentimental.


C’était un cœur, un de ces cœurs en qui palpite une jeunesse qui, dans la suite de l’âge, survit à la ruine du corps. Ce qu’il y a d’amour et de pitié en suspension dans l’atmosphère de la vie se condense sur ces cœurs prédestinés…


Clother cheminait sans s’apercevoir que Loraydan le suivait à distance – en route pour Poitiers où, selon l’ordre du roi, il allait attendre le Commandeur Ulloa. Ce n’est pas par suite d’un calcul que Loraydan avait quitté Paris en même temps et par la même porte que Clother: le hasard avait arrangé cette affaire… comme il en arrange tant! D’après ses instructions, Loraydan devait faire halte à Poitiers et y attendre l’arrivée de Charles-Quint… Il ne s’y arrêta point.


Pourquoi? Pourquoi continua-t-il la même route que Clother? Il n’eût su le dire. Il n’avait aucun projet… La haine le poussait, voilà tout. Le 30 novembre, dans la matinée, Clother arriva en vue de Ponthus, et, abandonnant la grand’route, se dirigea vers le castel. Loraydan s’embusqua au coin d’une butte, et, d’un sombre regard, accompagna Clother qui trottait sur le chemin de traverse conduisant à Ponthus.


Maintenant, donc, nous avons à noter l’attitude de ces deux hommes qu’en cette journée du 30 novembre le destin disposa dans son jeu de façon à exercer une double influence sur la vie de don Juan Tenorio et de Léonor d’Ulloa, comme un joueur d’échecs pousse deux pièces en vue de la combinaison finale… Évidemment, il est toujours facile d’établir après coup la filiation des événements passés. Aussi n’avons-nous pas la prétention d’indiquer que le drame don Juan-Léonor est issu de la rencontre Loraydan-Ponthus. Ce que nous pouvons assurer c’est que, si, le 30 novembre, Loraydan n’avait pas suivi Clother jusqu’au chemin de Ponthus, le drame don Juan-Léonor se fût présenté tout autre qu’il n’a été dans la réalité…


Loraydan d’abord:


Arrêté au détour de cette butte, il suivait Clother d’un œil mauvais et songeait:


– Où va-t-il? Aurait-il quitté Paris pour toujours?… En ce cas, il aurait vie sauve…


Clother disparu, enfin, Loraydan eut un long soupir et durant de lentes minutes se demanda s’il n’allait pas prendre, lui aussi, ce chemin de traverse. Mais à quelles fins? La pensée d’une nouvelle provocation ne lui venait pas… Il entra en l’une de ces rêveries où les projets s’échafaudent et se démolissent d’eux-mêmes…


– Certainement, pour un millier de livres, nous nous chargerions bien d’attendre à quelque détour de route le joli cavalier qui vient de passer là… et de l’expédier tout doucement, sans trop le faire crier. Qu’en dis-tu, Bel-Argent? Réponds franchement: mille livres pour telle besogne, serait-ce trop?


– Franchement, ce serait pour rien. Moi je demanderais deux mille livres, puisque nous sommes deux.


– Non, non, Bel-Argent, ce serait trop. Mille suffisent. Je t’ai toujours reproché ta gourmandise.


– Et moi, Jean Poterne, je te reproche ta générosité qui nous mettra sur la paille…


Au premier mot de cette étrange conversation venant le frapper dans le profond silence de cette solitude, le comte de Loraydan avait eu le violent sursaut du malfaiteur pris sur le fait. Il comprit instantanément que les êtres quelconques qui s’entretenaient ainsi avaient dû lire sur son visage la haine qu’il portait à Clother.


Il se fit impassible, tourna légèrement la tête, et, à dix pas de lui, dans un fossé, à demi cachés par des ronces, vit deux hommes assis face à face, deux sortes de truands. Un flacon de cuir était posé entre eux, et chacun, à son tour, en prenait une lampée. Ni l’un ni l’autre ne semblait voir Loraydan. Gravement, ils continuaient de discuter si le meurtre de Clother pouvait valoir moins ou plus de mille livres. Finalement, ils tombèrent d’accord à douze cents livres – et ils se turent.


– Dites-moi, l’ami, fit Loraydan, qu’est-ce que ce castel dont je vois les deux tours?


Celui qui s’appelait Jean Poterne parut apercevoir le comte pour la première fois, feignit un prodigieux étonnement, se leva avec précipitation, et s’approcha en multipliant les salutations.


– Monseigneur, dit-il, c’est Ponthus, la seigneurie de Philippe de Ponthus…


– Le domaine de Ponthus! tressaillait Loraydan. C’est donc pour venir en sa terre qu’il a quitté Paris?… Que vient-il y faire?… Son père est mort, certainement, car je l’ai vu expirant du coup d’épée de Maugency… Va-t-il donc, maintenant, s’établir ici?… Oh! si cela était!… Mais non! Sans doute, bientôt, il va rentrer à Paris… Il faut… Qu’est-ce que ce Philippe de Ponthus? demanda-t-il d’une voix indifférente.


– Un digne seigneur qui, dit-on, a eu des chagrins. On ne le voit guère à Ponthus. En ces deux derniers ans, il n’y est venu que trois fois. Et toujours accompagné de son fils… Aujourd’hui, le fils vient seul… Je voudrais bien savoir pourquoi…


– Le fils?… Quel fils?


– Ce gentilhomme qui vient de passer sur le chemin. Eh quoi, vous ne l’avez pas vu?… Un brave, assure-t-on… Mais j’en sais de plus braves qui, s’il le fallait…


– Ce serait douze cents livres, pas moins! trancha Bel-Argent avec une sorte de candeur terrible.


Jean Poterne le foudroya du regard.


– Qu’est-ce que ce clocher, là-bas, à l’horizon? demanda Loraydan toujours indifférent.


– C’est Brantôme, monseigneur. Une fort jolie ville. Mais les gens laissent toujours leur bourse à la maison quand ils sortent…


– Des ladres, dit Bel-Argent avec dédain.


– Et à la nuit tombante se barricadent, ajouta Jean Poterne.


– Des poltrons! acheva Bel-Argent.


L’effrayant débat se poursuivait dans l’esprit de Loraydan. Son regard, de côté, d’une mince coulée, jugeait les deux malandrins de grande route… Bel-Argent n’avait pas l’air bien terrible… mais, de toute évidence, on pouvait faire confiance au chef. Jean Poterne, figure intelligente, audacieuse et mauvaise, œil dur, mains énormes de meurtrier.


Une bouffée de chaleur montait au front de Loraydan, puis il serrait son manteau à ses épaules comme s’il eût eu grand froid… Il en était à son premier crime.


– Comment feriez-vous?


– Cela nous regarde, dit Jean Poterne.


– Quand?


– Sous trois jours au plus!


Ils ne se dirent plus rien. Loraydan se redressa, livide. C’était fait. Il était maintenant dans le crime. Quelques moments, il demeura immobile, les yeux fixés sur les tours de Ponthus. Puis, froidement, méthodiquement, déboucla les courroies de l’une des fontes de sa selle, et l’ouvrit. Jean Poterne et Bel-Argent s’immobilisèrent, pétrifiés: ils entendaient sonner l’or!… Sur un signe de Loraydan, Jean Poterne tendit son bonnet et le comte y laissa tomber la somme qui, avec une rapidité fantastique, disparut, nul n’aurait su dire où, excepté toutefois Bel-Argent qui surveillait l’opération d’un œil impossible à tromper.


Loraydan, alors, reboucla sa fonte, et, sans jeter un regard aux deux malandrins, reprit, au pas, en sens inverse, le chemin qu’il avait parcouru en suivant Clother de Ponthus…


Il s’en retournait à Poitiers… bon voyageur tranquille, bon gentilhomme qui s’en va, en toute loyauté, exécuter les ordres de son roi…


Mais quand il fut à dix pas, il se retourna, leva le doigt, et dit:


– Je le saurai!…


Ce fut simple et bref. Mais ce dut être terrible. Geste, voix et figure durent évoquer d’effrayantes représailles, car Jean Poterne et Bel-Argent se courbèrent en pâlissant, et grondèrent:


– Avant trois jours!…


Loraydan prit le trot, et bientôt disparut vers le nord, dans la direction de Poitiers. Et alors, Jean Poterne:


– Je ne donnerais pas un liard de notre peau si nous manquions de parole à ce démon. Il faut y aller tout de suite, et coûte que coûte tenir le marché dès aujourd’hui… Allons… préparons notre embuscade…


Clother de Ponthus était arrivé au castel, et avait mis pied à terre dans une cour envahie par les herbes. Un homme d’une cinquantaine d’années, sec et vigoureux, vint prendre son cheval qu’il conduisit à l’écurie. Puis, étant revenu auprès de Clother qui, pensif, n’avait pas bougé, cet homme demanda:


– Le sire de Ponthus s’est sans doute arrêté en chemin?… Il va arriver?…


– Non, Agénor, mon père ne viendra pas… mon père ne viendra plus jamais à Ponthus…


Le serviteur des Ponthus, gardien du castel, vit que deux larmes jaillissaient des yeux de Clother. Alors il se découvrit, et, avec une émotion grave, prononça:


– Le seigneur de Ponthus est donc mort…


– Oui, dit Clother. Mort dans toute la force de son irréductible jeunesse. Mort l’épée à la main. Mort en brave. Cette âme vaillante et tendre n’est plus… et je suis seul au monde…


Agénor, la tête baissée, avait écouté cette sorte d’oraison funèbre. Et sans doute, en lui-même, il murmurait une prière, car, finalement, il fit le signe de la croix. Alors, il dit:


– C’est donc de ce jour que vous êtes seigneur de Ponthus, maître de ces plaines, avec droit de justice haute et basse… Clother, seigneur de Ponthus, je vous salue et vous promets fidélité… Mais je dois, dès cet instant, obéir à l’ordre souvent répété de monseigneur Philippe: venez donc, car je dois vous conduire en la salle d’armes…


– C’est pour cela que je suis venu, dit Clother.


Agénor entra dans un pavillon où il logeait avec sa femme et ses deux fils. Il reparut avec les clefs du castel.


– Voici, dit-il, la porte de la salle d’armes. Vous voyez qu’elle est en fer. Pour l’ouvrir autrement qu’avec les clefs, il faudrait employer la poudre. Voici les deux fenêtres de la salle d’armes. Vous voyez que les volets en sont fermés. Ils sont blindés en fer et ferment à l’intérieur au moyen de clefs. Pour les ouvrir, aussi, faudrait-il creuser des mines dans la muraille. Rendez-moi témoignage que, tandis que tout est ouvert au castel, car il faut bien que l’air entre, n’est-ce pas? la porte et les fenêtres de la salle d’armes sont bien et dûment fermées, selon l’ordre. Jamais cette porte et ces deux fenêtres ne sont perdues de vue. Mes fils et moi, à tour de rôle, restons là, de garde.


– Je suis sûr, Agénor, que vous avez dignement observé les instructions de mon père. Entrons…


Non sans peine, le serviteur de Ponthus ouvrit la porte de fer, puis, avec des clefs, les deux fenêtres. Alors il sortit, et se retira en disant:


– J’ai l’ordre de vous laisser seul dans la salle d’armes…


Tout de suite, Clother se dirigea sur la panoplie qu’il connaissait bien pour l’avoir maintes fois admirée. Elle se composait de rapières, de dagues, d’épées, toutes lames portant la marque des grands armuriers de Tolède ou de Milan. Clother décrocha celle du centre et l’examina.


– N’oublie pas l’épée de Ponthus, murmura-t-il. Épée de Ponthus, tu ne me quitteras plus, tu seras ma fidèle compagne dans ce que mon père a appelé la conquête du bonheur.


Il dégrafa la rapière qu’il portait au côté et l’accrocha sur la panoplie à la place de celle qu’il venait de prendre. Puis il alla s’asseoir à une table en travers de laquelle, devant lui, il posa l’épée de Ponthus. C’était une arme solide et légère, toute simple, avec une poignée droite dont la garde était protégée par des volutes d’acier ciselé. À l’extrémité de cette poignée s’arrondissait une boule d’acier qui portait le blason de Ponthus. Cette boule, Clother essaya de la tourner à droite et à gauche, et après un léger effort, il vit qu’elle se dévissait. La boule retirée, la poignée de l’épée lui apparut comme un cylindre creux, ce qui n’ôtait rien à sa solidité, d’ailleurs. Un papier roulé de façon à occuper le creux, apparut, et Clother le retira aussitôt.


À la suite de ce papier, un diamant roula sur la table…


Ayant penché la poignée en la secouant, Clother vit tomber un deuxième diamant, puis un autre… Finalement, lorsque la poignée se trouva vide, il y eut douze diamants assemblés sur la table.


Clother les considéra un instant, et, avec une angoisse inexplicable venue des profondeurs de son être, murmura:


– Je ne savais pas que mon père possédât cette fortune… il ne m’en a jamais parlé…


En même temps, son regard se porta sur le papier. Il le déroula, et non sans quelque hésitation, se mit à le lire. Il était daté du 20 mai de l’an 1519. Il y avait donc plus de vingt ans qu’il avait été écrit, et l’encre en était jaunie, pâle reflet d’une passion défunte, portrait effacé par le temps, ce suprême niveleur, ultime consolateur, unique guérisseur des plaies du cœur… quand il les guérit! Voici ce que disait Philippe de Ponthus:


«Clother,


Quand vous lirez ces lignes, vous aurez vingt et un ans révolus. Mon intention, à moi, n’était pas que vous fussiez instruit de la vérité, car la vérité, pour le malheur du monde, est souvent funeste et parfois mortelle. Mais votre mère en a décidé autrement. En mourant, trois jours après votre naissance, elle m’a fait jurer de tout vous dire. Je le fais à regret. Quand vous aurez vingt et un ans, vous lirez donc ce papier. Si je venais à mourir avant ce temps, j’aurai pris soin de léguer à quelque ami sûr le secret de l’épée de Ponthus. Mais j’espère que Dieu me fera la grâce de me laisser vivre assez pour vous élever et faire de vous un bon gentilhomme.


Voici donc ce que j’ai à vous apprendre, sur l’ordre de votre mère: Clother, vous n’êtes pas mon fils…»


Clother se leva tout droit.


Il était bien pâle… et ses yeux se troublèrent… et ses mains tremblèrent…


Il déposa le papier sur la table sans avoir la force de continuer sa lecture, et, dans la vaste salle poussiéreuse, pareille au tombeau de quelque puissant amour, se mit à se promener lentement… Et les armures dressées aux quatre angles étaient comme des chevaliers soudain sortis de la mort pour le regarder pleurer…


Longtemps, bien longtemps, Clother marcha ainsi dans le silence.


Mais c’était un cœur!


Et en ce cœur vivait la flamme des jeunesses impérissables.


Il avait donc en lui des ressources de vitalité contre les douleurs dissolvantes, et, comme un cantique d’amour filial, cette prière monta en un murmure jusqu’à ses lèvres:


– Ô vous que je vois me sourire au fond de ma première enfance, ô vous que je revois penché sur mon berceau sans que cet effort de mémoire m’étonne, ô vous qui avez guidé mes premiers rêves, vous qui m’avez enseigné la bonté, l’amour et la pitié, vous qui avez armé mon bras, ô vous de qui j’ai reçu tout ce qui fait l’honneur de ma vie, la beauté de la pensée, ô Philippe, seigneur de Ponthus, daignez me permettre de rester votre fils!… Un autre que je ne connais pas a pu me donner le jour. Vous m’avez donné l’âme, et vous êtes mon père, mon créateur… Vous êtes parti pour le long voyage d’où nul ne revient, et mon cœur est déchiré. Mais si loin que vous soyez, je vous vois près de moi, je vous entends, vous restez vivant et jeune de votre ardente, de votre indicible jeunesse. Souffrez donc, mon seigneur père, que je n’ambitionne en ce monde de gloire plus haute et plus pure que de faire dire de moi quand je mourrai: Celui-ci s’appelait Clother, digne fils du seigneur de Ponthus…


Réconforté par cette invocation, Clother revint s’asseoir et reprit sa lecture.


Le papier disait ensuite:


«Vous n’êtes pas mon fils selon la naissance…


Mais vous êtes mon fils selon mon cœur, et c’est à vous que, paternellement, je veux consacrer ce qui me reste de vie. Voici pourquoi, Clother:


J’ai aimé. Dans mon existence, il y a eu un amour unique et définitif. Mon premier amour a été aussi mon dernier amour, et je sens que jusqu’à mon dernier souffle cette affection demeurera jeune, vivante et pure, comme au premier instant où elle me pénétra… Celle que j’aimais ne pouvait être mon épouse: j’arrivais trop tard à la conquête de son cœur, mais je l’aimai assez pour l’aimer sans espoir, et elle daigna m’associer à ses douleurs…


Vous êtes né, Clother…


Trois jours après votre naissance, elle est morte…


Et c’est alors, mon enfant, mon fils bien-aimé, c’est alors, c’est dans ce moment terrible où elle succombait, et où il me semblait que la mort me saisissait moi-même, c’est dans cette affreuse minute que j’ai connu l’ineffable bonheur qui remplira ma vie de clarté, qui fait que je bénis Dieu de m’avoir fait naître… Elle me regarda…


Peut-être l’agonie avait-elle détaché déjà son âme des liens de ce monde…


Ce qui est sûr, je le jure, c’est que, dans son dernier regard, j’ai lu que cette âme venait de se tourner vers la mienne… Ô Dieu bon!… ô mon fils!… ce fut un regard d’amour…


Quand elle vit que j’avais compris et que je chancelais sous le poids de cet effroyable bonheur, elle me tendit ses pauvres mains, et elle murmura:


Vous serez son père… et quand il aura vingt et un ans vous lui direz tout…


Elle ajouta quelques mots pour indiquer en quelles conditions elle voulait que la vérité vous fût dite, et puis elle rendit le dernier souffle… Ces conditions furent que vous seriez instruit de cette vérité dans le lieu même où elle avait souffert, et non ailleurs.


Ce lieu, mon cher enfant, c’est l’HÔTEL D’ARRONCES.


C’est là que, pour obéir au vœu de votre mère, je vous conduirai le jour même où vous aurez vingt et un ans. Cependant, il est possible que je ne puisse pas exécuter cette volonté, soit que je meure avant l’époque dite, soit qu’à cette même époque je sois séparé de vous pour quelque raison que ce soit.


C’est pour cela, Clother, que je vous écris la présente lettre.


Elle a pour but:


D’abord, de vous mettre en possession de douze diamants ayant appartenu en bien familial à votre mère qui les tenait elle-même de sa propre mère. Ces diamants ont été estimés au plus bas prix à trois cent mille livres et doivent servir à votre établissement dans la vie. Vous pouvez, vous devez en user; en hésitant à vous servir de cette somme, vous iriez expressément contre la volonté de votre mère et la mienne.


Cette lettre a comme deuxième but de vous indiquer que vous trouverez en l’hôtel d’Arronces:


1° Le nom et l’histoire de votre mère, de sa main même;


2° Le nom de votre véritable père, en une note écrite par moi; j’y ai mis quelques conseils touchant l’attitude que vous devez garder par devers lui, et j’ose espérer que vous tiendrez ces conseils pour bons et valables;


3° Un paquet de sept lettres, toutes de la main de votre père, constituant la preuve irrécusable de votre filiation;


4° Les actes vous constituant mon fils adoptif héritier légitime de mon nom, de mon titre, de ma seigneurie de Ponthus, et de tout ce que je possède;


5° Un médaillon contenant le portrait de votre mère, exécuté en miniature six mois avant sa mort par le sieur Jehan Clouet, peintre.


Le tout a été mis dans une cassette de fer pour être garanti de l’humidité. Vous aurez à forcer cette cassette, car j’en ai jeté la clef dans la Seine. Voici comment vous trouverez cette cassette:


L’hôtel d’Arronces est situé à Paris, derrière le Temple, en bordure du chemin de la Corderie, sur lequel s’ouvre sa grille d’entrée, face au terrain des Enfants-Rouges. Vous entrerez par cette grille, irez droit à l’hôtel et en ferez le tour. Une petite porte bâtarde vous permettra d’entrer dans la chapelle. Quand vous serez là, placez-vous contre la première marche de l’autel, le dos exactement tourné au tabernacle, et marchez droit au fond de la chapelle en comptant les dalles.


C’est sous la dix-septième de ces dalles, ou, pour préciser, sous la dalle qui est exactement le centre de la chapelle, que se trouve la cassette…


Avec un levier, il vous sera facile de soulever cette dalle, puis vous creuserez environ de deux hauteurs de bêche, et vous trouverez la cassette.


Adieu, mon enfant, mon fils, mon bien-aimé fils. Ma suprême recommandation serait de vous répéter la parole sacrée Tes père et mère honoreras… Mais je la modifie, mon fils, et voici mon dernier vœu, voici le dernier cri de mon cœur au vôtre:


Mon fils, quand vous saurez tout. AIMEZ ET RESPECTEZ LA MÉMOIRE DE VOTRE MÈRE!…


Recevez ma bénédiction, et je signe


PHILIPPE, seigneur de Ponthus.»


Le soleil venait de se coucher. Il y avait plusieurs heures que Clother était enfermé dans la salle d’armes du castel de Ponthus. La nuit venait lorsque Agénor, le serviteur gardien du logis, se décida enfin à entrer dans la salle. Il vit Clother, les coudes sur la table, la tête dans les mains, les yeux fixés sur le papier, bien que, dans l’obscurité, l’écriture n’en fût pas lisible. Il s’approcha en faisant quelque bruit pour signaler sa présence, mais Clother ne l’entendit pas. Quelques minutes, le serviteur demeura debout près du jeune homme, et alors, il l’entendit qui murmurait:


– Ma mère!…


Ce mot, maintes fois, dans cette journée, il l’avait répété. Ah! c’est qu’une ardente curiosité s’emparait de lui peu à peu. Cette mère inconnue, il voulait savoir qui elle avait été; il voulait connaître ce nom et cette histoire que lui promettait la lettre, il voulait contempler ce portrait que Philippe de Ponthus avait pieusement enfermé dans la cassette de fer…


– Seigneur, se décida Agénor, il se fait tard, et déjà voici la nuit…


Clother l’entendit, redressa la tête, et se leva.


– Seigneur de Ponthus, continua Agénor, ne daignerez-vous pas faire honneur au repas que nous vous avons préparé?


– Mais oui, mon bon Agénor, dit Clother avec une sorte de gaieté nerveuse, d’autant que j’ai grand appétit, n’ayant rien pris depuis ce matin.


Le serviteur eut un geste de satisfaction. Clother ajouta:


– Et d’autant, aussi, que je dois prendre des forces, ayant l’intention de me remettre en route tout à l’heure.


– Eh quoi! Dès aujourd’hui?


– Dès tout à l’heure. Il me tarde d’être de retour à Paris… il le faut!… Veillez donc à ce que mon cheval reçoive, lui aussi, son repas et soit en état…


Agénor comprit qu’il n’y avait pas à insister. Il se retira. Aux dernières lueurs du jour mourant, Clother remit en leur place, c’est-à-dire dans le creux de la poignée, les douze diamants et le papier qu’il roula tel qu’il l’avait trouvé. Puis il revissa la boule armoriée et ceignit l’épée à ses reins.


– Épée de Ponthus, murmura-t-il, sois-moi fidèle et sûre dans la conquête du bonheur!


Au bout d’une demi-heure, une porte, au fond de la salle, s’ouvrit, une clarté soudaine frappa les yeux de Clother, et il vit Agénor, transformé par une livrée aux couleurs de Ponthus, portant un flambeau à trois cires. Gravement, Agénor prononça:


– Le seigneur de Ponthus est servi!


Et il s’avança, précédant Clother, le flambeau à la main, jusqu’à une salle à manger qui conservait de beaux vestiges de son ancienne opulence. Comme il l’avait dit, Clother avait grand appétit et il fit honneur au repas qui lui fut servi par Agénor lui-même.


Il était près de neuf heures quand il se leva de table et demanda son cheval. Il refusa de se laisser escorter par les deux fils d’Agénor, promit de revenir bientôt pour restaurer et habiter longuement Ponthus, fit ses adieux en termes modérés, mais cordiaux et se mit en selle.


Il connaissait bien le chemin – et il le fallait, car la nuit était noire.


Clother se dirigeait de mémoire.


Bientôt il atteignit la grande route, et se mit à trotter prudemment. Du moins, il lui parut que c’était de la prudence. En réalité, plus d’une fois, par des nuits aussi noires, il avait aimé le galop vertigineux qui enivre parce qu’on ne voit pas le sol, parce qu’il semble qu’on soit suspendu dans les airs. Il ne se rendait pas compte qu’une pesante tristesse le paralysait… il finit par se dire:


«Tant que je ne saurai pas le nom de ma mère, tant que je n’aurai pas vu ses traits, je sens que je ne vivrai pas. Il faut donc qu’au plus tôt j’atteigne l’hôtel d’Arronces.»


Et peu à peu, il se remit au pas; peu à peu, il laissa flotter les rênes; peu à peu s’imposa à lui l’invincible besoin de s’arrêter, de s’asseoir, de reposer sa tête dans ses mains, et de songer…


Songerie! Le plus terrible poison du cerveau!… Mais Clother ne savait pas encore cela.


Comme il allait se décider à mettre pied à terre, il avisa devant lui, à gauche en bordure de la route, une lumière qui rougeoyait à deux fenêtres, et il reconnut qu’il se trouvait près d’une ancienne auberge abandonnée où il s’était plus d’une fois arrêté pour laisser souffler sa monture.


On l’appelait dans le pays l’auberge de la Grâce de Dieu.


«Ici, je serai seul, se dit Clother, ici je pourrai penser à vous, ma mère! À vous, Philippe de Ponthus, mon vrai, mon seul père!…»


Il sauta à terre, attacha son cheval à un anneau, poussa la porte entre-bâillée, entra, et vit que cette clarté qu’il avait observée aux fenêtres provenait d’une torche de résine et d’un reste de feu dans la cheminée. Il pensa que quelque pauvre hère avait dû s’arrêter là pour se reposer et s’assit sur un escabeau, s’accoudant à une vieille table demeurée là… Il ferma les yeux…


Presque au même instant, il les rouvrit à un bruit qu’il entendit… Il les rouvrit pour voir deux hommes s’élancer sur lui, la dague au poing… Il porta la main à la poignée de son épée, voulut se lever… trop tard!…


Une douleur aiguë lui déchira la poitrine… Il jeta un long cri d’agonie, il roula sur le sol et le sens des choses s’abolit en lui…


Activement, Jean Poterne, qui avait porté le coup, et Bel-Argent, tout pâle, s’occupèrent à fouiller Clother.


Tout à coup, la porte s’ouvrit violemment, plusieurs hommes firent irruption dans la salle, vers le fond de laquelle Jean Poterne et Bel-Argent bondirent. Enjamber une fenêtre qui s’ouvrait sur les champs et disparaître dans la nuit, pareils à des chacals effarouchés, cela dura le temps de le dire.


L’un des étrangers, beau vieillard à stature d’athlète, se pencha alors sur Clother et eut un geste de pitié.


Cet homme, c’était le Commandeur don Sanche d’Ulloa…

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