XXI LES FIANÇAILLES DE JACQUEMIN CORENTIN

Lentement, la nuit s’écoula. Le jour, peu à peu, filtra dans la salle. Tout à coup, dans Paris, sonnèrent les cloches de toutes les églises en liesse, et les canons tonnèrent au Louvre, à l’Arsenal, à la Bastille-Saint -Antoine.


Ponthus a dit plus tard que le premier coup de canon l’arracha heureusement à cette sorte de cauchemar éveillé qu’il venait de vivre, que ce fut en lui comme une résurrection, et que dans cette terrible nuit où pas un instant il n’avait perdu de vue son adversaire, où dans chaque seconde, son être se tendait pour bondir et tuer, si don Juan tentait de sortir, il avait compris dans sa plénitude et sa puissance le mot de son père: Conquête du bonheur.


Et il songeait que, chose étrange, c’est ce même mot «conquête du bonheur» que don Juan, au cours de leur repas, avait employé en lui disant:


– Conquête!… Oui, ceux qui vont au bonheur sont des conquérants!… Oui, le bonheur, c’est la chimère sur laquelle, surgis des rangs mornes d’une humanité résignée, ceux qui sont DES HOMMES se ruent, armés de courage et de ruse, armés de résolution, armés de volonté, décidés à s’offrir en enjeu suprême dans la bataille… Oui, pour étreindre la chimère, il faut la conquérir… elle ne cède qu’à la force du vouloir!… Oui, pour posséder le bonheur, il faut se battre, se battre, seigneur de Ponthus, risquer sa pensée, son cœur, son âme, sa vie… Ah! se battre!


Lorsqu’il fit jour, lorsque maître Grégoire eut rouvert portes et volets, Clother, suivi de Bel-Argent, monta au premier étage et s’arrêta devant l’appartement de Léonor d’Ulloa…


– Puis-je compter sur toi? demanda-t-il.


– Halte! fit Bel-Argent. N’allez pas plus loin. Je vois où le bât vous blesse. J’ai voulu vous tuer, et je vous dirai pourquoi et comment. Pour me punir, vous m’avez pris à votre service, et en quelques jours vous avez fait de moi un homme. Ma vie vous appartient. Quand je me donne, c’est pour longtemps, autant dire toujours. Quant au courage, de Périgueux à Angoulême, vous ne trouveriez pas un damné ruffian de grand chemin qui ne soit prêt à jurer par les cornes de notre Saint-Père que Bel-Argent ne craint ni dieu ni diable. Allez en paix. Ce sera ici ma revanche de la Grâce de Dieu. Celui qui voudra arriver à cette noble dame qui est plus belle encore que la propre fille du bedeau de Brantôme, laquelle devait m’épouser, celui-là, vous pouvez m’en croire, devra d’abord me manger tout cru, et il lui faudra pour cela boire plus d’une dame-jeanne de vernat.


Clother vit que Bel-Argent était sincère et résolu.


Il descendit, rassuré.


Comme il arrivait dans la grande salle, il vit don Juan qui sortait, tout empressé, de la Devinière. À son tour, il franchit la porte de la célèbre auberge, et se mit à descendre la rue Saint-Denis.


La matinée était claire et froide. Les cloches sonnaient à toute volée, le canon grondait. Et il paraît qu’on usa pas mal de poudre en ce matin du Ier janvier 1540, où l’empereur Charles-Quint fit son entrée dans Paris, car, selon ce brave Félibien qui nous décrit cette entrée avec un grand luxe de détails, on ne tira pas moins de huit cents coups de canon.


Du bruit! Du bruit! Il faut, coûte que coûte, beaucoup de bruit sur le passage de ceux qu’on appelle les grands de la terre.


Souvent, il n’y a que du bruit…


La rue s’encombrait de groupes endimanchés, joyeux sans trop savoir de quoi, simplement joyeux, peut-être, à cause du tumulte des cloches et du vacarme de l’artillerie. Et puis, Paris était curieux de voir enfin cet empereur qui faisait une si rude guerre au roi François. Avec son infaillible bon sens, Paris s’étonnait que le plus cruel ennemi du royaume eût eu permission de traverser la terre française. Mais Paris est hospitalier, et magnanime dans son hospitalité. Il se promettait donc de faire bon visage à cet ennemi devenu son hôte, ne fût-ce que pour lui bien montrer qu’on n’avait pas peur de lui. Au total, les Parisiens étaient contents comme ils le sont toujours à toute occasion de descendre dans la rue – fête ou bataille.


Don Juan ne s’occupait guère de cette foule.


En sortant de la Devinière, il alla tout droit au logis de dame Jérôme Dimanche.


La bonne veuve, ayant loué les deux étages et la mansarde de la maison, habitait avec sa fille le rez-de-chaussée composé d’une belle entrée sur rue, d’un parloir des plus convenables et plusieurs chambres.


Clother de Ponthus aperçut don Juan qui entrait chez dame Dimanche avec autant de décision et de précipitation que s’il se fût agi d’une entreprise extrêmement urgente.


– Oh! songea Clother, aurait-il donc l’audace… mais je mettrai dame Dimanche en garde.


Il passa outre, salué respectueusement par le digne Jacquemin Corentin qui attendait son maître et, stoïquement, accueillait de bonne grâce les quolibets dont les gens, au passage, gratifiaient son nez.


– Voilà, murmura Jacquemin, voilà le maître qu’il m’eût fallu pour le repos de mon âme. Tandis que ce vrai gentilhomme est échu à ce misérable Bel-Argent, – un truand que, par quelque matin brumeux, je verrai pendre à la croix du Trahoir. Ainsi va le monde, et la vertu n’est guère récompensée.


Ponthus était loin déjà, et s’en allait où allait la foule… une heure se passa.


Dans le parloir, don Juan achevait d’éblouir la veuve, et si Jacquemin Corentin, à ce moment, fût entré dans le logis de dame Dimanche, voici ce qu’il eût entendu:


– Mon Dieu, bégayait la veuve extasiée, que dire de cela? qui l’eût jamais cru? Ma petite Denise épouser un si riche et si puissant seigneur!


– Pas plus tard que demain! répondait don Juan. Je l’aime, je la veux. Elle sera comtesse, duchesse, tout ce qu’elle voudra:


– Et riche! s’écria la veuve dont les yeux pétillèrent.


– Riche? Elle ne saura que faire de ses richesses, à moins qu’elle ne vous en cède une bonne part que vous méritez, certes.


La veuve baissa les yeux, et soupira:


– Denise est bonne fille. J’espère que, dans la grandeur, elle n’oubliera pas sa mère. Mais, monseigneur, comment croire à ce miracle?


– Miracle d’amour, ma bonne dame! Ce sont les seuls miracles croyables.


– Moi, veuve d’un simple drapier, je verrais ma fille épouse d’un illustre seigneur dont le nom… je ne le sais pas, mon Dieu! Dire que je ne sais pas encore le nom du gentilhomme qui daigne épouser ma fille!


– Mon nom? fit don Juan. Je suis le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton… Connaissez-vous la Bretagne? Corentin y est un nom célèbre.


Oui, voilà ce que le bon Jacquemin Corentin eût entendu. Mais il montait sa faction devant la porte, entouré de cinq ou six gamins qui le contemplaient, et, pouffant de rire, se faisaient part de leur émerveillement.


Une heure encore, le serviteur attendit.


Et enfin, don Juan sortit du logis, tout radieux, et lui dit:


– Jacquemin, tu es… c’est-à-dire, je suis bien heureux: on m’accorde l’adorable Denise, et dans trois jours, je l’épouse!


Corentin, tout étourdi de cette nouvelle, s’écria:


– Vous l’épousez? Mais, monsieur, vous êtes déjà marié!


– En Espagne, Jacquemin, en Espagne! Cela ne compte pas en France!


Ils s’étaient mis en marche, suivant le cours du populaire. Don Juan, railleur, l’œil vif, s’intéressant maintenant à cette foule pittoresque, admirant au passage mainte jolie fille et, parfois, s’arrêtant tout à coup, assombri, pâli soudain, pour murmurer:


– Fou! Triple fou que je suis! Est-ce que j’espère oublier Léonor? Oublier? Ah! misérable cœur, comme je t’arracherais de ma poitrine pour avoir ainsi blasphémé!…


– Monsieur, disait Jacquemin perplexe, il est possible que vous ayez raison, vu que vous savez lire les livres, et que tel mariage espagnol vous laisse libre de contracter tel autre mariage français…


– Eh bien, de quoi te plains-tu, en ce cas?


– Moi? Je ne me plains pas… ce n’est pas moi qui me marie.


– Oh… Tu vois bien!


– Donc, monsieur, vous allez donner votre illustre nom – l’un des vingt-quatre de Séville – à la fille d’un drapier. J’ai connu son père quand j’étais marmiton à la Devinière. Il tenait boutique à l’enseigne des Ciseaux d’Or. C’était un homme gros et triste et qui voyait la vie en noir et disait que tout allait de mal en pis, vu que dame Dimanche le battait comme plâtre. Monsieur, j’ai remarqué une chose…


– Dis toujours. Aujourd’hui, tu as droit de parler… à la veille de ton bonheur…


– Mon bonheur?…


– Je veux dire le mien, bélître! mais parle.


– Eh bien, j’ai remarqué que les philosophes qui se plaignent toujours de la tristesse de la vie et soutiennent que l’existence humaine est des plus amères sont généralement cocus et battus…


– Cocus? Tu crois?…


– Et battus! C’est ce qui leur fait voir le monde de travers. Pour en revenir à vos amours, vos nouvelles amours, qui eût dit au triste drapier qu’un jour sa fille porterait l’un des plus beaux noms d’Espagne!…


– Hé! fit don Juan. Où diable prends-tu que je veuille donner mon nom à ma jolie Denise? Je l’aime assez pour l’épouser, mais pas au point de lui offrir mon nom!…


Corentin s’arrêta net, tandis que son maître continuait d’avancer, et, tout ébahi de ce qu’il venait d’entendre, loucha anxieusement sur la pointe de son nez.


– Mais, monsieur! s’écria-t-il enfin, en France, quand on épouse, on donne son nom à sa femme!


– Qu’est-ce qui lui prend, à ce godiche? s’écria une belle fille qui reçut l’apostrophe en plein visage. Hohé, Martin! En voilà un qui parle de m’épouser, qu’en penses-tu?


Martin, solide gaillard, s’avança très menaçant sur Corentin, et gronda:


– Elle n’est pas pour ton nez, grand flandrin du diable!


L’infortuné Corentin se hâta d’allonger ses échasses, rejoignit don Juan, et, tenace:


– Monsieur, répéta-t-il, je vous jure que quand on se marie, en France, on donne son nom à sa femme qui a le droit de le porter toujours. Usage incommode pour vous, j’en conviens.


Don Juan fixa un étrange regard sur Corentin, et prononça gravement:


– Alors, toi, quand tu te maries, tu donnes ton nom à celle que tu épouses?


– Moi! Mais, monsieur, jamais je ne me marie!


– En es-tu bien sûr? fit don Juan.


Et son rire fantastique éclata.


Jacquemin trembla. La bizarre question le rendit tout mélancolique. L’infernal rire lui donna le frisson. De lugubres pensées l’agitèrent. Il songea:


– Ce rire me tuera. Au service de don Juan, je serai damné, c’est sûr. Mais je dois risquer cela pour le fils de don Luis Tenorio… Bon! le voilà qui pleure à force de rire!


Don Juan ne pleurait pas de rire.


Avec plus de puissance évocatrice, il contemplait Léonor. Elle était là! Elle marchait devant lui dans cette foule! Ses bras se tendirent. Un sanglot râla dans sa gorge. Ce n’était pas Léonor! Elle ne vivait que dans son imagination. Il balbutia:


– Où es-tu, Léonor?… Hélas! où est mon âme? Où est mon cœur? Léonor, où donc es-tu?…


Cependant, Clother de Ponthus, suivant le cours de ces ruisseaux d’humanité que formaient les rues, avait été se perdre dans ce grand fleuve qu’était la rue Saint-Antoine.


Une multitude chatoyante et clinquante, parmi de mouvants remous, roulait lentement sur la chaussée, bourgeois en habits de fête, grosses commères bavardes, jolies filles tâchant à se garer, avec de petites mines effarouchées, vaste bourdonnement que dominait le grondement du canon, tandis qu’au loin, vers la porte Saint-Antoine, montait l’immense clameur des vivats, foule joyeuse, curieuse, moqueuse, à travers laquelle, agitant leurs sonnettes, se frayaient un passage les marchandes d’oublies et de flans, les vendeurs de vin épicé et d’hydromel…


Clother de Ponthus cherchait une place d’où il pût bien voir le cortège impérial qui, à ce moment même, venait de franchir la porte Saint-Antoine.


C’est à peine s’il avait entrevu don Sanche d’Ulloa lorsque celui-ci l’avait relevé, mourant, à la «Grâce de Dieu» et l’avait fait transporter dans une chambre de paysans.


Mais l’expressive physionomie du Commandeur s’était gravée dans son esprit, et il se faisait fort de le reconnaître dans l’escorte.


Moyennant une pièce de monnaie, il prit place au premier rang de l’une des nombreuses estrades que d’adroits spéculateurs avaient élevées sur les deux bords de la rue.


Et là, dévoré d’impatience, il attendit.


Avec quels battements de cœur il attendit que passât devant lui le père de Léonor!


Son regard se porta sur cette mer humaine qui roulait des flots houleux et déferlait à ses pieds. Il écouta cet énorme et sourd grondement qui est la respiration des océans et des foules.


Et soudain, au loin, vers la porte Saint-Antoine, il eut la vision d’un large rang d’éblouissants cavaliers d’où s’élançait au ciel une fanfare de triomphe… Et, levant haut les instruments de cuivre aux oriflammes fleurdelisées, c’étaient les trompettes du roi qui ouvraient la marche… c’était l’impérial cortège qui entrait dans Paris, prestigieuse apparition de richesse et de grandeur, éclatante mêlée des costumes comme nous n’en voyons plus, héroïque décoration de rêve, théâtrale figuration à jamais disparue dans les brumes des siècles morts…


Et une formidable acclamation du peuple ébloui gronda, roula, monta dans l’air…


Et il sembla à Clother que les trompettes, les vivats, les rumeurs, les clameurs enfiévrées s’unissaient, se fondaient pour jeter à son cœur un cri unique:


– Le Commandeur! Voici venir le Commandeur! Voici venir le père de celle que j’aime!…

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