Gérard de Villiers Les otages de Tokyo

Chapitre I

Le policier qui grelottait sous la bise glaciale contempla avec stupéfaction la jeune Japonaise qui venait de franchir le porche de l’ambassade américaine. En dépit du froid pénétrant, elle n’était vêtue que d’un ensemble de toile – pantalon et blouson – et d’un T-shirt blanc. Malgré sa tenue légère, elle ne semblait pas le moins du monde incommodée par la température. Intrigué, le policier la détailla. Les longs cheveux noirs tombaient sur les épaules jusqu’à la poitrine, séparés par une raie au milieu. Le visage était ovale, un peu large du bas, le nez très peu épaté. Les jambes étaient étonnamment longues pour une Japonaise. Et droites, ce qui était encore plus rare. À cause de l’habitude japonaise de porter les enfants dans le dos, leurs jambes épousant le torse de leur mère, 95% des adultes conservaient des jambes arquées…

L’inconnue passa devant le policier et pénétra dans le hall. Elle aurait été très jolie, à un détail près : les yeux très noirs semblaient prêts à jaillir de leurs orbites, en relief comme ceux d’un crapaud. Il détourna la tête, gêné par cette malformation.

L’inconnue aux yeux saillants s’assit dans le hall sur une des banquettes en face du service des visas, et posa par terre le sac de toile qu’elle portait à l’épaule, comme beaucoup d’étudiants. Le policier reprit sa faction, surveillant de nouveau le porche. L’ambassade U.S. était protégée à l’extérieur par deux guérites de ciment. Régulièrement, des manifestants gauchistes venaient hurler des slogans antiaméricains devant l’entrée et descendaient ensuite sagement la rue étroite en pente raide qui plongeait entre un énorme chantier de construction et le bâtiment nord de l’hôtel Okura.

L’ambassade U.S. ne méritait pourtant pas tant d’honneurs : minuscule bâtiment blanc de deux étages, entouré d’un parking, elle était écrasée par l’énorme building sud de l’hôtel Okura qui la dominait de ses douze étages de l’autre côté de la rue. Elle datait de l’arrivée des Américains en 1945, et personne n’avait jamais songé à en construire une plus belle. Les services américains étaient dispersés un peu partout dans Tokyo et son énorme banlieue, au grand dam des fonctionnaires.

Le policier en uniforme bleu bâilla : ce n’était pas un temps à manifestations. Comme toujours, novembre était glacial à Tokyo.


* * *

Deux jeunes gens qui feuilletaient des magazines sur une banquette depuis une demi-heure se déplacèrent pour venir s’asseoir près de la fille aux yeux saillants. Ils échangèrent quelques mots, observant les rares visiteurs qui attendaient dans le petit hall. À quatre heures moins le quart, un vendredi, il n’y avait plus grande animation.

Un large escalier s’ouvrait au milieu du hall, gardé par deux Marines en uniforme, assis sur des tabourets derrière deux petits comptoirs où étaient posés des téléphones. Il menait au premier étage interdit au public, où se trouvaient les bureaux de l’ambassadeur et des principaux conseillers.

Seuls, les visiteurs ayant rendez-vous pouvaient emprunter l’escalier après avoir été annoncés par téléphone.

Au service des visas, les employés commençaient à plier leurs affaires. La fille aux yeux saillants se leva, ramassa sa besace et se dirigea vers le Marine qui se trouvait à gauche de l’escalier, souriante, très détendue. L’Américain lui rendit son sourire et dit gentiment :

You cannot go up there, Miss.[1]

Comme si elle n’avait pas compris, elle s’engagea tranquillement dans l’escalier. Le Marine quitta son tabouret et s’élança derrière elle. Pensant qu’elle n’avait pas compris, il la héla, cette fois en japonais :

Soumimassen ! Snigai-nasu ![2]

Au lieu de s’arrêter, la fille monta encore plus vite. Outré, le Marine bondit derrière elle et l’attrapa par le bras. Elle se dégagea, sans même se retourner. Il lui plongea dans les jambes, l’enserrant au-dessous des genoux. Elle tomba en avant, se reçut sur les mains et se retourna, comme un chat, plongeant la main droite dans sa musette. Le Marine n’eut même pas le temps de voir le Beretta, calibre 38, qui lui cracha une balle en plein front à bout portant. Le choc fit sauter sa casquette blanche et le rejeta en arrière. Il essaya de se relever, tituba et retomba, foudroyé.

La détonation arracha le second Marine à son tabouret. Il bondit, luttant avec l’étui de cuir glacé blanc de son colt 45 réglementaire. Au moment où il dégainait, il entendit des hurlements dans le hall, derrière lui. Il se retourna à temps pour voir un des deux compagnons de la Japonaise le viser avec une mitraillette UZI. La rafale fit trembler les vitres, et les balles s’enfoncèrent dans sa poitrine, le repoussant sur les marches de l’escalier. Il tomba en arrière, le drap de son uniforme déjà taché de sang, sans avoir eu le temps de dégainer. Déjà les deux jeunes Japonais bondissaient par-dessus lui, rejoignant la fille qui s’était relevée.

Les trois se ruèrent vers le palier du premier étage, tandis que les visiteurs et les employés du hall se couchaient par terre ou fuyaient par la porte du jardin. Stupéfait, le policier japonais n’avait pas encore réagi. Il ne s’était pas écoulé plus d’une minute depuis que la Japonaise s’était avancée vers l’escalier.

Roy Henderson, ambassadeur des États-Unis au Japon, sursauta au bruit des coups de feu. Il était en manches de chemise, en train de signer des chèques de fin de mois. Il se leva précipitamment, fonçant vers la porte de son bureau, pour la verrouiller.

Celle-ci s’ouvrit brutalement alors qu’il s’en trouvait encore à un mètre, sur une Japonaise, les yeux hors de la tête, qui brandissait un pistolet automatique. D’un bond, elle fut sur lui, hurlant :

Lay down ! Lay down ![3]

Comme il n’obéissait pas assez vite, elle lui donna un coup de genou dans le bas-ventre et acheva de le jeter sur la moquette d’un coup de crosse sur la tempe. Lorsqu’il fut à plat ventre, elle s’agenouilla près de lui et lui enfonça le canon de son arme dans le cou. À demi inconscient, l’ambassadeur entendit d’autres coups de feu venant du couloir, des cris, des appels, puis un groupe fit irruption dans son bureau : le Premier secrétaire, blême, en train de reboutonner son pantalon, le Second secrétaire, un homme qu’il ne connaissait pas, l’attaché commercial et l’attaché militaire, Albert Borzoï, chef de station de la C.I.A. Enfin, la secrétaire de ce dernier, Michiko, enceinte de cinq mois.

Deux jeunes Japonais, dont l’un moustachu et boutonneux, chacun armé d’une mitraillette Uzi, les houspillaient. Avant de refermer la porte du bureau, le moustachu se retourna et lâcha une rafale en direction de l’escalier. Alors, seulement, la fille laissa se relever le diplomate. Celui-ci, qui avait l’impression que ses testicules lui étaient rentrés dans le corps, essaya de rassembler ce qui lui restait de dignité. En japonais, il demanda :

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

La fille lui répondit en anglais :

— Nous sommes des combattants du Sekigun ! Faites ce que l’on vous dit.

Le Sekigun, c’était l’« Armée Rouge Unifiée », un groupe de terroristes d’extrême gauche qui avait éclaté en de multiples fractions.

Le moustachu balaya tous les objets du bureau de l’ambassadeur et y déversa le contenu de sa besace : des grenades rondes et vertes, des chargeurs d’Uzi, des pains de plastic, des détonateurs, plusieurs poignards commando… La fille aux yeux de crapaud s’avança vers la secrétaire japonaise, une fille au visage rond et gracieux, les cheveux bouclés, dont le ventre rond tendait la robe bleue. Elle l’interrogea brutalement en japonais. La secrétaire bredouilla, éclata en sanglots. À toute volée, la terroriste la gifla.

Avec une expression tellement cruelle que l’ambassadeur en eut froid dans le dos. En anglais, elle ordonna aux otages de s’asseoir en ligne, face au mur, les mains sur la tête. Excitée, elle parcourait le bureau son pistolet à la main, tandis que ses deux complices restaient cois, leurs armes braquées vers la porte. Finalement, elle ouvrit toute grande la fenêtre, ce qui fit entrer un flot d’air glacé, puis tira les rideaux.

Le hurlement d’une sirène de police se rapprocha. Puis une seconde et une autre encore. L’ambassadeur, le ventre encore douloureux, ferma les yeux, pensant aux heures qui allaient suivre. Cela risquait de ne pas être drôle.


* * *

Une douzaine de policiers en uniforme firent irruption dans le hall du bâtiment sud de l’Okura et foncèrent vers les ascenseurs, bousculant les clients. Dehors, des cars de police blindés arrivaient les uns après les autres, précédés de grosses Datsun blanc et bleu, un phare clignotant sur le toit, ouvrant leur route à grands coups de sirène.

Les policiers jaillirent de l’ascenseur au douzième étage, celui des penthouses de luxe, et se ruèrent sur l’étroite terrasse d’où l’on dominait largement le toit plat hérissé d’antennes de l’ambassade américaine. Mais la fenêtre du bureau de l’ambassadeur avait les rideaux tirés. Dépités, les tireurs d’élite prirent position sur la terrasse, sans souci du froid, braquant leurs armes sur le bâtiment blanc. L’énorme hôtel Okura grouillait maintenant de policiers, en civil et en uniforme. C’était la première prise d’otages à Tokyo, et ils ne savaient pas très bien comment réagir. En bas, les cars grillagés, les policiers casqués, en gilets pare-balles, cernaient la petite ambassade blanche. La circulation était interrompue à partir du croisement avec la rue en pente. Une ambulance surgit, sirène hurlante, crachant des infirmiers qui s’engouffrèrent en courant dans le hall de l’ambassade.

Une vingtaine de policiers avaient pris position autour de l’escalier, surveillant le premier étage. D’autres essayaient d’interroger les employés et les visiteurs, encore choqués. Mais les témoignages divergeaient… On ne savait même pas combien il y avait de terroristes. Tout s’était passé si vite.

On emporta les corps. Les infirmiers chargèrent sur des civières les cadavres des deux Marines. L’escalier était maculé de sang. Aucun bruit ne filtrait du premier étage.

Une grosse Datsun noire stoppa dans un crissement de freins devant l’ambassade et le préfet de Police de Tokyo en jaillit, emmitouflé dans une pelisse à col de fourrure. Immédiatement, on lui amena le policier japonais qui avait vu les agresseurs. D’une voix hachée, ce dernier raconta le double meurtre des gardes, donna un signalement de la fille. Il ne pouvait rien dire de précis sur les deux autres… Un des policiers qui entouraient le préfet, visage joufflu et lunettes d’écaille, hocha la tête pensivement.

C’était le chef du Kohan, la section anti-Armée Rouge, de la tranche K[4].

— C’est Hiroko Okada.

— Qui est-ce ? interrogea le préfet.

— Une tueuse, dit le policier. Elle dirige une section de l’Armée Rouge depuis deux ans, un groupuscule d’une vingtaine de membres extrêmement actif. Nous n’avons jamais pu mettre la main dessus. Je la reconnais à cause des yeux. Elle souffre d’une maladie de la thyroïde qui lui donne un goitre exophtalmique. Nous la soupçonnons de nombreux attentats, et, entre autres, la bombe chez Mitshubishi…

Dix-sept morts et quatre-vingts blessés… Depuis quelque temps, des bombes explosaient partout à Tokyo. Autour du préfet, d’autres policiers de haut rang écoutaient, atterrés. Le chef du C.R.O.[5] directement sous les ordres du Premier ministre, celui de la tranche K de la National Police Agency, celui du Public Security Investigation Service. Tous se sentaient dramatiquement impuissants.

— Mais qu’est-ce qu’elle veut ? interrogea le préfet.

Le chef du Kohan, Tom Otaku, avoua :

— Je ne sais pas, monsieur le préfet. Nous vous attendions pour commencer les négociations.


* * *

Les télex de la salle des codes de la C.I.A., à Langley, dans l’État de Maryland, crépitaient depuis une heure. Les messages arrivaient de Tokyo, sans arrêt, apportant d’ailleurs peu d’informations supplémentaires… Dans la conference room des « supergrades », le Directeur de la Division des Opérations, celui de la Far East Division et le Deputy Directeur de la C.I.A., sortis tous de leur lit à quatre heures du matin, à cause du décalage horaire – quatorze heures entre Washington et Tokyo – avalaient des litres de café, en liaison constante avec le State Department. Il faisait encore nuit. David Wise, chef de la Direction des Opérations, annonça :

— Roy Henderson vient de téléphoner de son bureau de Tokyo, directement au State Department. Lui et six autres otages exigent le versement de cinq cent mille dollars et qu’on leur remette un Japonais qui a, paraît-il, été arrêté à Los Angeles par le F.B.I., un certain Shunishi Furuki.

— Appelez immédiatement le F.B.I., Internal Security Division.

— Que dit la police japonaise ? demanda le chef de la Far East Division.

— Rien, ils attendent. Ils ne bougeront pas sans notre accord. Si on donne l’assaut, il risque d’y avoir de la casse.

Un ange passa. C’était l’éternel dilemme. L’honneur ou la sécurité.

— La Direction du F.B.I. ne répond pas… annonça le Deputy Director.

David Wise émit un juron peu compatible avec son éducation à Yale.

— Sortez Hoover de sa tombe, s’il le faut, gronda-t-il, mais retrouvez-moi ce Furuki ! Qu’on le colle dans un avion pour Tokyo.

— Avec qui ? osa demander le chef de la Far East Division. L’échange est une opération délicate et dangereuse.

David Wise soupira.

— Ça, c’est une bonne question ! Mais j’ai une idée.

Le téléphone sonna. Un des hommes assis autour de la table décrocha, écouta et raccrocha. Il avait pâli.

Sir, dit-il, les terroristes viennent d’avertir le State Department que si Furuki n’est pas à Tokyo dimanche soir, ils commencent à exécuter les otages.


* * *

Les projecteurs de la police éclairaient violemment la façade de l’ambassade mais, à cause des rideaux tirés, la lumière ne parvenait que faiblement dans le bureau de l’ambassadeur. Par contre, la température ne dépassait pas 0° dans la pièce, la fenêtre étant toujours ouverte… À part la terroriste tout le monde souffrait du froid.

Les otages étaient toujours alignés, assis par terre, face au mur, les mains posées sur la tête, y compris l’ambassadeur. Surveillés par un des Japonais, assis en tailleur derrière eux, sa mitraillette sur les genoux, plusieurs grenades posées à côté de lui. Le second épiait la porte, retranché derrière le bureau de l’ambassadeur. Pas vraiment inquiet. Ils étaient certains que les policiers n’attaqueraient pas sans provocation, à cause des otages.

— J’ai froid, sanglota tout à coup Michiko, la secrétaire.

Son ventre reposait sur ses cuisses, et elle claquait littéralement des dents.

Hiroko se précipita vers elle, la frappa à la tête, la faisant basculer. Michiko avait déjà le visage tuméfié par les coups de poing de la terroriste. Depuis quatre heures, Hiroko s’acharnait sur elle. Après avoir découvert dans son sac la photo de son mari, un jeune diplomate américain du consulat. Cette fois, Hiroko se jeta sur elle, la bourrant de coups de poing et de coups de pied :

— Chienne impérialiste ! Je t’interdis d’élever la voix ! hurla-t-elle.

Michiko avait roulé sur le dos.

Méchamment, elle posa le pied sur le ventre saillant et appuya. La secrétaire poussa un cri atroce, bredouilla :

Onega ishimasu ![6]

Pour toute réponse, Hiroko ôta son pied, balança la jambe et lui envoya une ruade dans le bas-ventre, déchirant la robe sur les cuisses. Michiko hurla. Blême, Roy Henderson se retourna et jeta en japonais.

— Laissez cette fille et fermez la fenêtre ! Il fait glacial ici !

Les yeux de Hiroko semblèrent jaillir encore plus de leurs orbites.

— Silence, glapit-elle, ou je vous tue tous…

Elle se mit à frapper sauvagement la secrétaire étendue, visant la poitrine, le ventre, le visage. Michiko criait d’une voix aiguë, appelait au secours, suppliait qu’on épargne son enfant. Les dents serrées, Hiroko continuait à frapper. Chaque fois que la pointe de sa chaussure heurtait la secrétaire, cela faisait un bruit mou, écoeurant, horrible.

Sa victime cessa soudain de crier. Le péritoine éclaté, elle agonisait. Du sang et des excréments suintaient entre ses jambes. Hiroko s’arrêta de frapper, en sueur malgré le froid.

— Retournez-vous, cria-t-elle aux otages.

Ils obéirent. Le spectacle était abominable. Michiko respirait péniblement. La terroriste jeta dans son anglais guttural :

— Ceci est un avertissement ! Tous ceux qui résisteront seront traités de la même façon… Maintenant, retournez-vous.

Les cinq hommes obéirent. Honteusement soulagés d’échapper au spectacle du corps martyrisé. Michiko râlait doucement. Hiroko ne s’en préoccupait plus. Elle s’assit dans un fauteuil, jouant avec son Beretta. Son coeur cognait dans sa poitrine. L’excitation, et sa maladie aussi.

Une odeur pestilentielle commençait à envahir le bureau, en dépit de la fenêtre ouverte. Hiroko n’y prêta pas garde. Ivre de sa toute-puissance. Le brouhaha des policiers, tout autour de l’ambassade, la grisait tout autant qu’une jarre de saké. Elle était sûre de ses deux complices Ko et Jinzo. Et de la prudence de ses adversaires. Elle fixa le corps de la secrétaire, un peu calmée. C’était une excellente façon de prouver sa détermination, de se faire respecter… Tout à coup, elle eut faim :

— Ouvre la porte, cria-t-elle à Ko, et dis-leur que nous voulons à manger et à boire.

Le jeune homme hésita une seconde avant d’obéir. C’était quand même risqué. Mais il y avait les otages…

Le couloir était désert. Un casque noir apparut fugitivement à l’entrée de l’escalier. Tenant un miroir, au bout d’une perche.

Automatiquement, il lâcha une rafale avec l’Uzi. Le miroir vola en éclats et le casque disparut. Mais pas un coup de feu ne fut tiré… De toute la force de ses poumons, le Japonais relaya la demande de Hiroko. Une voix répondit venant de l’escalier.

— Je suis le préfet de Police de Tokyo, que…

Hiroko le coupa, furieuse :

— Taisez-vous, exécrable impérialiste ! Si nos conditions ne sont pas remplies, nous tuons tous les otages.

Puis elle claqua violemment la porte du bureau.


* * *

Les officiels s’étaient prudemment mis à l’abri dans un coin du hall. De nombreux Américains avaient rejoint les hauts fonctionnaires japonais. Le chargé d’affaires, le consul, plusieurs officiers traitants de la C.I.A. Dans la rue, le Press Officer tenait tête à une meute de journalistes. En raison du danger, le parking leur était interdit.

Le quartier était en état de siège avec des centaines de policiers, la télévision, des tireurs d’élite. On avait même pensé interrompre la circulation sur le Shuto Expressway qui passait à cinq cents mètres, en surélévation, et se trouvait dans l’angle de tir des terroristes. Des spécialistes grimpés au second étage par l’extérieur étaient en train de mettre en place des micros ultra-sensibles pour écouter les conversations des terroristes. La nuit était tombée, mais dehors, on y voyait comme en plein jour. Les caméras de la N.H.K. braquées sur la façade étaient prêtes à enregistrer le moindre mouvement.

Le préfet de Police redescendit, blême, rejoignit le groupe des officiels. Tous avaient entendu les cris horribles de la fille torturée et les coups de feu. Ils se regardèrent gênés.

— Bon sang, il n’y a rien à faire, gronda le chargé d’affaires.

Tom Otaku s’approcha et dit dans son anglais zézayant :

— Je ne pense pas que nous puissions donner l’assaut sans mettre en danger la vie des otages, sir.

L’Américain le savait très bien. Il regarda sa Seiko. 9 h 10. L’attente risquait d’être longue.

— Je suis en contact constant avec mon gouvernement, dit-il, l’impossible sera fait pour remplir les conditions des terroristes.

Il s’arrêta. Ivre de rage. Parce qu’il savait que les terroristes partiraient libres de l’ambassade. C’était la règle du jeu. Il y eut un mouvement de policiers près de la porte. On apportait le plateau de sandwiches et de boissons réclamé par Hiroko et ses deux hommes. Un policier monta l’escalier et le fit glisser sur le palier avant de redescendre.

Dehors, le Press Officer répétait pour la vingtième fois qu’il ignorait combien de Japonais se trouvaient parmi les otages.


* * *

— L’Internal Security Division du F.B.I. prétend que c’est une catastrophe de relâcher ce Furuki, annonça le Deputy Director. Ils l’ont arrêté il y a trois jours à Los Angeles avec, en sa possession, une liste d’objectifs industriels à faire sauter, cinq faux passeports, un code et deux cent vingt-cinq sticks de dynamite.

David Wise secoua la tête, excédé. Il avait les traits tirés, le visage gris de fatigue. La table de la conference room disparaissait sous les tasses de café.

— Que l’Internal Security Division aille se faire foutre ! dit-il. Je veux que ce Japonais soit dans un avion pour Tokyo avant ce soir. C’est un ordre personnel du Président.

Le Deputy Director reprit son téléphone. Résigné ! Même le F.B.I. ne pouvait tenir tête à la C.I.A. et au State Department réunis.

— Qui l’accompagnera ? demanda-t-il.

David Wise regarda sa montre.

— Je vous le dirai dans une heure.

Le numéro 1 de la C.I.A. ne pouvait s’empêcher de penser aux hommes enfermés dans le bureau de l’ambassadeur à Tokyo. N’importe quoi pouvait arriver avec des fous pareils… Il connaissait depuis dix ans Albert Borzoï, le chef de station.

— A-t-on prévenu officiellement les familles ? demanda-t-il.

— Oui, Sir, répondit un adjoint de la Far East Division.

— Bien. Mettez-les aussi dans un avion, pour Tokyo.


* * *

Michiko râlait sans interruption, les yeux révulsés, secouée de spasmes vifs.

Le Premier conseiller avait goûté les sandwiches et le thé, mais les terroristes n’y avaient pas encore touché. Les otages n’avaient même pas faim, d’ailleurs. L’agonie de la secrétaire occupait toutes leurs pensées. Ils auraient voulu pouvoir se boucher les oreilles. Oser faire quelque chose. Et ce froid qui s’ajoutait à la tension les engourdissait encore un peu plus !

À bout de nerfs, l’ambassadeur se retourna et jeta à Hiroko :

— C’est monstrueux ! Cette femme est en train de mourir. Remettez-la à la police. Nous sommes assez nombreux pour vous protéger.

Hiroko sauta de son fauteuil comme si une araignée l’avait piquée et glapit :

— Taisez-vous. Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.

— Faites quelque chose pour cette femme, insista l’Américain.

Le rictus haineux de la Japonaise fit soudain place à un mauvais sourire.

— Vous avez raison, fit-elle, d’une voix normale. Cette chienne pue. Il faut nous en débarrasser.

L’ambassadeur préféra ne pas répondre. Pour ne pas compromettre le bon mouvement de la Japonaise. Plein de rage impuissante, il pensa aux centaines de policiers qui cernaient l’ambassade, à quelques mètres d’eux.

Sans aucune chance de pouvoir intervenir.

Les terroristes n’hésiteraient pas une seconde à les abattre. Lâchement, il se dit que le gouvernement américain avait accepté toutes les exigences de Hiroko, que dans quelques heures ce ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Puis, l’ordre que Hiroko venait de lancer à un de ses complices, en japonais, parvint à son cerveau et il se retourna, horrifié : le terroriste moustachu était en train de traîner Michiko vers la fenêtre ouverte… Voilà comment Hiroko voulait s’en débarrasser. Il se retourna :

Shimasen ! cria-t-il.

Hiroko braqua son Beretta sur lui, les gros yeux brûlants de haine.

— Taisez-vous.


* * *

Abounaï ![7]

Ce cri du policier japonais déclencha le branle-bas de combat. Immédiatement, une dizaine de projecteurs se braquèrent sur la façade blanche de l’ambassade américaine. Le rideau de la fenêtre du bureau de l’ambassadeur venait de s’écarter. Les terroristes avaient éteint, et on ne voyait rien de l’intérieur.

Précipitamment, les policiers se mirent à couvert. Aux fenêtres de l’Okura, les centaines de badauds retinrent leur souffle. Les caméras de la télévision commencèrent à ronronner. Une voix de femme cria quelque chose par la fenêtre ouverte.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda un des américains de la C.I.A.

— Que si un seul coup de feu était tiré, ils tuaient un otage… traduisit Tom Otaku.

Mains dans les poches de son manteau, le chef du Kohan surveillait le rectangle sombre. Inquiet et tendu.

Des dizaines de policiers attendaient, le doigt sur la détente de leurs armes. Quelque chose qui ressemblait à un gros paquet apparut dans l’encadrement. Poussé par des mains invisibles, il resta en équilibre une seconde, puis bascula dans le vide, suivi par des projecteurs.

Il s’écrasa au milieu du parking. Le rideau s’était refermé. La lumière blanche des projecteurs éclaira le corps disloqué et inerte d’une femme. Poussant devant eux un épais écran blindé, les spécialistes du déminage se mirent à ramper lentement vers elle. Ils la tâtèrent avec de longues tiges métalliques, la retournèrent et, s’étant assuré enfin qu’elle n’était pas piégée, se ruèrent à son secours, suivis d’infirmiers, de médecins, d’autres policiers. Une rumeur montait de la rue. Les journalistes se battaient pour apercevoir ce qui était tombé.

Un médecin japonais se pencha sur le corps au milieu d’un cercle horrifié. Les narines pincées, les traits déformés par les coups, elle semblait morte. Une feuille de papier était épinglée à son corsage maculé de sang. Un des policiers la détacha et la tendit au préfet de Police de Tokyo.

Celui-ci lut à la lumière d’une torche électrique les caractères japonais, traduisant au fur et à mesure :

« Nous attendons jusqu’à demain soir 20 h 30. Si notre camarade Furiki n’est pas là, à ce moment nous exécuterons un otage toutes les heures.

— Elle respire encore ! annonça le médecin.

Avec d’infinies précautions, des infirmiers installèrent le corps disloqué sur une civière. On lui faisait déjà du goutte à goutte. Un autre plaça un masque à oxygène sur son visage.

Dans un brouhaha indescriptible, on chargea le corps dans une ambulance qui sortit de la cour, mitraillée par les flashes.

Tom Otaku se rapprocha d’un des membres de la C.I.A. :

— Ils ont un transistor, annonça-t-il.

La radio avait donné l’horaire de l’avion qui amenait le terroriste Furuki au Japon. Un autre haut fonctionnaire japonais s’approcha du chargé d’affaires U.S. et se gratta la gorge avant d’annoncer d’une voix polie :

— Excellence, ce soir l’aéroport de Haneda est fermé à cause du brouillard…

L’Américain eut l’impression qu’une chaîne lui bloquait la poitrine. Si le même contretemps se produisait le lendemain » c’était le drame.

— Il n’y a vraiment aucun moyen de tenter quelque chose ? interrogea-t-il d’un ton suppliant.

Le préfet de Police de Tokyo sembla se ratatiner.

— Nous pouvons donner l’assaut, concéda-t-il, si vous m’en donnez l’ordre écrit, mais les risques sont très élevés. En dépit de l’entraînement de nos hommes, ils auront le temps de tuer un ou plusieurs otages.

— Et les gaz ?

— Ils s’en apercevront. Le problème sera le même. Cette Hiroko est extrêmement dangereuse et décidée à tout.

Sa photo jaunissait sur tous les panneaux d’affichage des commissariats japonais. Recherchée depuis deux ans.

Les projecteurs étaient de nouveau braqués sur la façade blanche. Dehors, un porte-parole de la police lisait d’une voix altérée un communiqué officiel plein d’omissions et d’erreurs, face aux caméras de la télévision, dans un cercle de journalistes silencieux. Personne ne savait encore que Michiko était morte avant d’arriver à l’hôpital.

— Prions pour que le brouillard se lève, sinon, il faudra donner l’assaut, soupira le chargé d’affaires.

Le préfet de Police de Tokyo priait encore plus fort que lui. Donner l’assaut, cela équivalait à un massacre. Il se souvenait de Munich… Lui aussi avait hâte que l’avion se pose à Haneda, avec Furuki, le terroriste réclamé par Hiroko.

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