Chapitre XV

Malko hésita.

— Allons, fit Sharon de sa petite voix sèche. Dépêchez-vous. Ou nous repartons.

La rame était sur le point de partir. À regret, Malko prit son pistolet et le tendit au journaliste. Celui-ci l’enfouit dans la poche de son pardessus.

Malko monta derrière Max Sharon. Au moment où les portes se refermaient, il aperçut une voiture qui freinait brutalement en bas de la station, trois hommes qui en jaillissaient et se précipitaient dans l’escalier de ciment…

Son estomac se serra. À voir leur précipitation, il y avait gros à parier que c’étaient les premiers à reprendre contact. Malko se rassura en se disant que le parcours jusqu’à Haneda durait plus d’un quart d’heure. Cela laisserait le temps à ses anges gardiens, de « recoller » à la station intermédiaire. Le monorail glissait parallèlement aux voies du chemin de fer filant vers le sud, au-dessus d’un paysage de docks et d’entrepôts. Puis il se sépara des voies ferrées, filant vers l’Expressway n° 1. On apercevait les bateaux en train de décharger dans la baie. Bientôt, ce serait Haneda.

Où donc Hiroko avait-elle fixé le rendez-vous ? Peut-être voulait-elle partir directement de l’aéroport ?

Il y eut soudain un brouhaha de voix et d’appels dans le wagon avant. Malko se raidit d’abord, puis se dressa sur son siège, afin de voir ce qui se passait. Max Sharon avait l’air sincèrement surpris, lui aussi. Le monorail ralentit soudain.

Malko regarda au-dessous d’eux : il vit une sorte d’îlot industriel isolé au milieu des bassins du port, relié à la terre ferme par un pont étroit rejoignant Kaïgan, la grande avenue qui longeait le port sur plusieurs kilomètres. Il aperçut un fourgon arrêté juste au-dessous d’eux. Il tourna la tête vers l’avant et son sang se figea. Un jeune homme braquait une mitraillette sur le conducteur du monorail. Un autre tenait en respect les passagers, stupéfaits et terrorisés.

Max Sharon retira sa pipe de sa bouche, et laissa tomber :

— Ah ! nous sommes arrivés.

Une activité fébrile régnait sous le monorail. Plusieurs hommes, le visage masqué par un bas de femme, s’affairaient à appliquer une échelle métallique contre le pilier de béton supportant la voie du monorail ! Ils jaillirent sur le « rail » de ciment. L’homme qui menaçait le conducteur força ce dernier à manoeuvrer l’ouverture de la porte coulissante.

Trois terroristes armés de pistolets entrèrent dans le wagon et se dirigèrent droit vers Malko et Max Sharon, échangèrent quelques mots en japonais avec celui-ci.

— Nous descendons, annonça le journaliste.

Malko se leva, suivit les hommes masqués, descendit du monorail. Il se dirigea lentement vers l’échelle. À partir de maintenant, il fallait gagner du temps. À tout prix. Les terroristes le bousculèrent.

— Hayaku ! Hayaku ![21]

Au moment où il s’engageait sur l’échelle, il vit le monorail redémarrer vers Haneda. Sans les terroristes.

Il mit pied à terre le premier, attendit Max Sharon. Celui-ci était toujours aussi calme. Ils avaient atterri dans un terrain vague bordé par un bras de mer et le mur d’un entrepôt. Les portes arrière de la camionnette s’ouvrirent. Malko aperçut un corps étendu et une femme coiffée d’un béret, les yeux protégés par des lunettes noires. Elle sauta à terre et vint vers eux.

C’était Hiroko.


* * *

Tom Otaku raccrocha son téléphone et annonça d’une voix atterrée :

— Ils l’ont perdu !

Al Borzoï s’en était douté, à voir l’expression du Japonais.

— Où ? fit-il.

— Près de la station Hamamatsucho de la ligne J.N.R. Notre agent n’a pas trouvé de taxi. Mais il a relevé le numéro du véhicule, nous le diffusons en ce moment, toutes nos voitures se dirigent vers cette zone.

L’Américain tira nerveusement sur sa lèvre supérieure. Cela commençait mal. Subitement l’atmosphère du bureau du Kohan lui parut irrespirable.

Des voix excitées sortaient sans cesse des haut-parleurs : celles des policiers luttant contre la circulation. Les mains à plat sur son bureau, Tom Otaku regardait le vide. Il jouait sa carrière.

Une voix tomba d’un haut-parleur, essoufflée et hachée. Le chef du Kohan se redressa machinalement, annonça :

— Ça y est, ils l’ont retrouvé ! Il vient de monter dans le monorail pour Haneda… six de nos voitures sont sur l’Expressway n° 1. Ils vont le prendre à l’arrivée. Je préviens l’aéroport.

Borzoï alluma une cigarette, un peu soulagé mais nerveux. Quand et où la rencontre aurait-elle lieu ?


* * *

Hiroko s’avança vers Malko, son Beretta « 38 » à la main. Malko étouffait de rage. Les voitures défilaient à trois cents mètres sur sa gauche sur l’Expressway n° 1. Sans remarquer le groupe de terroristes. Où étaient les centaines de policiers qui ne devaient pas le quitter d’une semelle ?

Rageusement, il appuya sur le bouton de son émetteur radio.

Hiroko l’examinait, sans qu’il puisse voir l’expression de son regard, à cause des lunettes noires. Max Sharon lui dit quelque chose dans sa langue, et elle répliqua aussitôt, Malko vit les coins de la bouche du journaliste s’abaisser légèrement. Mauvais signe.

— Où est Furuki ? demanda-t-il en anglais.

Hiroko répondit, dans la même langue :

— Furuki est là.

Sa voix était tendue, trop haute, artificielle. Deux des terroristes se précipitèrent dans la camionnette, prirent le corps étendu et le jetèrent sur le ciment, retirant la toile qui l’enveloppait. Malko vit la poitrine sanglante, yeux morts, la peau blafarde.

Le piège s’était refermé sur lui. Hiroko eut un sourire venimeux et demanda.

— Vous vouliez Furuki. Vous n’êtes pas satisfait ?

Un silence tendu régna quelques secondes. Puis Max Sharon apostropha violemment en japonais Hiroko. Elle l’écouta sans bouger, avant de répondre d’une voix pompeuse :

— Je vous remercie d’avoir amené ce criminel impérialiste ici. C’est une grande contribution à notre cause.

— Non, non, protesta Sharon, c’est indigne de vous !

Hiroko haussa les épaules.

— Ne soyez pas ridicule, Sharon-san, rien ne passe avant la Révolution.

À l’expression de ses yeux, Malko vit qu’elle allait tirer. D’ailleurs, elle ne pouvait pas s’éterniser. Le monorail avait dû déjà arriver à la station avant Haneda. Dans quelques minutes, Hiroko aurait toute la police de Tokyo sur le dos… Alors, il se passa une chose étonnante. Calmement, Max Sharon sortit la main de sa poche, sans ôter la pipe de sa bouche, tenant fermement le pistolet de Malko.

— Nous repartons, dit-il à Hiroko. Vous avez manqué à votre parole.

Hiroko fut si surprise qu’elle resta quelques secondes sans réagir ! Puis tout se remit en route en même temps. La terroriste leva les yeux vers le ciel et poussa un cri inarticulé : Malko suivit la direction de son regard : trois hélicoptères arrivaient droit sur eux, volant au ras de la mer !

Elle rabaissa son regard sur Malko, tendit le bras armé du Beretta vers lui.

Max Sharon cria :

— Hiroko-san, Abounaï ![22]

Les autres terroristes se ruaient vers la camionnette. Max Sharon leva son propre pistolet et appuya sur la détente. Il y eut un « petit clic ».

Il avait oublié d’armer.

Le Beretta claqua deux fois, coup sur coup. Max Sharon chancela et poussa un cri, lâchant sa pipe qui tomba sur le ciment. Désespérément, il appuya encore sur la détente, toujours en vain. Hiroko tourna alors l’arme vers Malko. Il fixa le trou noir du canon, assourdi par les deux détonations.


* * *

Le Beretta sauta dans la main d’Hiroko, cracha une flamme presque incolore. Malko eut l’impression de recevoir un violent coup dans l’estomac. Il se plia en deux, pivota sous le choc d’un second coup violent dans l’épaule gauche. Étourdi, il vit le rictus triomphant de la terroriste. Elle n’avait pas encore réalisé que ses balles s’étaient seulement écrasées sur le gilet pare-balles.

Les hélicoptères approchaient en rase-mottes. Dans quelques instants, ils seraient au-dessus d’eux.

Malko réalisa qu’il bénéficiait de quelques secondes de surprise. D’un seul élan, il plongea vers le canal d’eau salée. Hiroko fut tellement surprise qu’elle mit une fraction de seconde à réagir. La balle qu’elle tira frôla Malko sans le toucher, juste avant qu’il ne crève la surface de l’eau. Il eut l’impression de pénétrer dans un bloc de glace !

Le froid était si brutal qu’il crut ne pas pouvoir remonter. D’ailleurs, il ne voulait pas quitter tout de suite la protection de l’eau. Aveuglé, il s’efforça de demeurer loin de la surface, vidant ses poumons…

Mais il dut remonter : le premier son qui frappa ses oreilles fut une rafale d’arme automatique : le second, le ronflement des pales d’un hélicoptère. Le visage au ras de l’eau, il photographia la scène. Deux hélicoptères suspendus au-dessus du ciment, des hommes en uniforme tiraient par la porte latérale sur la camionnette en train de franchir le pont. Puis le véhicule disparut derrière le dos d’âne, poursuivi par les hélicoptères.

Malko, alourdi par le gilet pare-balles et son pardessus n’arrivait pas à se hisser hors de l’eau. Heureusement, le troisième hélicoptère se laissa tomber sur le ciment, près des deux corps étendus. Des policiers se précipitèrent et aidèrent Malko à sortir de l’eau glacée. On le força à quitter ses vêtements mouillés, on l’enveloppa dans une couveriure.

Quelques minutes plus tard, deux voitures de police franchirent à toute vitesse le petit pont.

Malko était accroupi près de Max Sharon livide, les lèvres pincées. Doucement, Malko lui ota de la main droite le pistolet extra-plat dont il n’avait pas su se servir…

Une ambulance surgit, sirène hurlante. En quelques secondes on y chargea Max Sharon et elle repartit vers le centre. Malko n’arrêtait pas de trembler.

Al Borzoï arriva dix minutes plus tard, le visage inexpressif comme toujours, accompagné de Tom Otaku. Il secoua la tête devant le cadavre de Furuki.

— On l’a enfin récupéré, murmura-t-il.

À quel prix… et dans quel état…

Un policier vint rejoindre le petit groupe, l’air penaud :

— Les hélicoptères les ont perdus, annonça-t-il. Ils ont pris le métro.

Une fois de plus, Hiroko leur glissait entre les doigts. Mais Malko avait trop froid pour s’en soucier. Il se réfugia dans la voiture de Borzoï.

— Emmenez-moi à l’Imperial, demanda-t-il, sinon, vous serez obligé de m’enterrer à Arlington… À cause d’une fluxion de poitrine.

Tom Otaku ne disait pas un mot. Honteux de s’être laissé surprendre malgré un dispositif aussi important… La radio cracha quelques mots. Al Barzoï se tourna vers Malko.

— Max Sharon vient de mourir dans l’ambulance.

Leur ultime chance de remonter à Hiroko disparaissait.

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