Chapitre XVII

Le soleil se levait péniblement sur la baie de Tokyo, essayant de trouer le brouillard, les fumées de la pollution et les derniers lambeaux de la nuit. Malko regarda les silhouettes des innombrables bateaux au mouillage qui pullulaient dans la baie, jusqu’à Kisurazu. Hiroko était quelque part là-bas. Si leur raisonnement était exact. Yamato s’approcha de lui, frileusement engoncé dans un gros pardessus :

— Tout est prêt, Malko-san.

Le moteur du cabin-cruiser ronronnait déjà. À bord, en plus des deux marins – des hommes de Kawashi – il y avait le grand Japonais au crâne rasé, nommé Kashima, et les deux lutteurs de sumo, plus ou moins réparés. Ces trois-là étaient férocement décidés à prendre leur revanche. Ayant perdu la face, ils devaient, coûte que coûte, la retrouver. Même au prix de leur vie. Yamato transportait le P. 08, et Malko son pistolet extra-plat. C était un peu léger contre les grenades et les armes automatiques des terroristes, mais ils bénéficiaient de la surprise. Malko sauta sur le pont, derrière Yamato, et le cabin-cruiser décolla aussitôt du wharf désert. Il était cinq heures et demi du matin. Le Tofaru, d’après les renseignements de Yamato, devait quitter la rade vers neuf heures.

Malko se mit à l’avant pour que le vent le réveille un peu. Il avait mal dormi, et Yamato était venu le chercher à cinq heures… Il pensa à Tom Otaku et Al Borzoï, dormant tous les deux du sommeil du juste. À mille lieues de se douter de ce qu’il était en train de tenter. Il avait tenu la promesse faite à Kawashi. Pas de police. Pas de C.I.A. Dans la cabine du petit bateau, Kashima et les deux lutteurs, le visage fermé, le regard vide, regardaient le jour se lever. Yamato rejoignit Malko.

— Nous approchons ! C’est le noir, à côté du nôtre.

La silhouette allongée d’un pétrolier commençait à se dégager du brouillard. Avec le haut château arrière et la cheminée, une passerelle courant au milieu du pont principal, rejoignant le niveau du gaillard d’avant. Malko jugea qu’il mesurait plus de deux cent mètres de long. Le cabin-cruiser coupa les gaz et continua d’avancer, presque silencieusement. Ils passèrent sous la poupe et purent lire le nom du navire : Tofaru, Tokyo. Lentement, ils firent le tour de l’énorme pétrolier, évitant les cables mouillés, les corps-morts et la bouée où aboutissaient les sea-lines. Le déchargement n’était pas terminé. Deux sea-lines, canalisations aboutissant en pleine mer, étaient reliées aux conduits vidant les citernes du pétrolier.

— Comment procédons-nous ? demanda Malko.

— Je me suis renseigné, dit Yamato, tandis que le cabin-cruiser, courant sur son erre, longeait la coque pour rejoindre l’échelle de coupée. Le bosco est venu sur le bateau, hier soir ; il est reparti sur son pétrolier vers dix heures. Il prend son service à sept heures du matin. En ce moment, tout l’équipage dort. Il n’y a qu’un officier dans le local de contrôle, un pompiste, et deux matelots, dont l’un se trouve avec le pompiste et l’autre doit faire des rondes. Il doit y avoir également le loading-master, qui est aussi le « pilote », dans la timonerie.

« Nous allons monter à bord et nous faire conduire à la cabine du bosco. Pour qu’il nous dise où sont les terroristes. Ensuite, nous les prendrons par surprise.

Avec un petit choc, le cabin-cruiser heurta la coque d’acier. Malko leva la tête. C’était impressionnant, cette muraille noire de vingt mètres, qui semblait prête à les écraser. Yamato s’engagea le premier sur l’échelle de coupée, le P. 08 à la main, suivi de Malko et des trois autres. On n’entendait que le ronflement léger des pompes, le bruit du vent et le crissement de leurs pas sur l’échelle métallique.


* * *

Un vent furieux balayait le pont désert, éclairé par les premières lueurs de l’aube, hérissé de manches à air, de bittes d’amarrage, avec une énorme hélice arrimée à l’avant, un local de rangement au milieu et le château avant surélevé. Une passerelle courait au milieu, surélevée de deux mètres environ, reliant le château arrière à l’avant. Au milieu, les conduits de chargement branchés aux extrémités des sea-lines ressemblaient à deux grosses bêtes accroupies.

Pas une âme en vue.

Deux lumières brillaient sur le château arrière : une au ras du pont, l’autre en haut. Plus les feux de position.

— La salle de contrôle et la timonerie, souffla Yamato.

On entrait comme dans un moulin. Malko se tourna vers Yamato.

— Où couche le bosco ?

Sans aide, ils ne trouveraient jamais les terroristes dans cet immense dédale de ferraille. Tout l’arrière était occupé par l’équipage, sur huit niveaux, de la timonerie aux machines. Le reste n’était guère qu’un gros réservoir flottant… mais c’était plein de recoins, de trappes, de fosses, d’échelles descendant dans les profondeurs du pétrolier.

Le Japonais n’eut pas le temps de répondre. Un matelot venait de surgir de l’ombre, une torche électrique à la main. L’homme de garde. Il la braqua sur le groupe et posa une question en japonais. D’un ton étonné mais pas vraiment inquiet. Yamato ne répondit pas. Un des lutteurs de sumo fit un pas en avant, il y eut un cri étouffé, et le bruit mou d’un corps tombant sur le pont métallique. Yamato lança une interjection en japonais. Un des deux lutteurs prit le matelot sous son bras et ils coururent tous vers le milieu du pont où s’ouvrait la porte d’un réduit-magasin.

Une fois entrés, Yamato referma la porte et alluma. Le matelot avait repris connaissance, terrorisé. Encadré par les deux lutteurs de sumo, les poignets cerclés de bracelets de cuir. L’un d’eux appuyait contre sa gorge la pointe aiguë d’un crochet à poisson. Yamato lui posa une question. Le marin répondit en secouant la tête négativement.

— Il ne sait rien, traduisit Yamato. Il a pris son service à minuit, il n’a rien vu.

— Qu’il nous conduise à la cabine du bosco, dit Malko. Nous n’avons pas de temps à perdre.

Une fois l’équipage réveillé, leur expédition risquait de manquer de discrétion. Yamato transmit l’ordre. Ils se faufilèrent sur le pont passant à droite, le long de la passerelle, jusqu’au château arrière.

Sans rencontrer âme qui vive. Ils pénétrèrent dans une large coursive au sol recouvert de toile cirée, très propre, avec un escalier central desservant les différents niveaux. Le matelot les fit descendre deux étages, puis ils tournèrent à gauche dans une étroite coursive faisant le tour du château arrière, tout autour du compartiment des machines. L’étage des officiers. Ils s’arrêtèrent devant une porte semblable à une dizaine d’autres, avec une inscription en caractères japonais.

— C’est là, murmura Yamato.

— Que le marin se fasse ouvrir, dit Malko, en disant qu’il a vu quelque chose d’anormal.

Yamato transmit la consigne à voix basse. D’une voix étranglée, le marin cria quelque chose, après avoir frappé. Il y eut du bruit à l’intérieur, puis la porte s’entrouvrit sur un Japonais en maillot de corps, hirsute et endormi. Il n’eut pas le temps de s’étonner. Un des « gorilles » s’était jeté de ses cent cinquante kilos sur la porte, la rabattant à l’intérieur et coinçant le bosco entre elle et la cloison. Mais comme il n’avait pas vu le rebord inférieur, commun à toutes les ouvertures du navire, il s’étala lourdement au milieu de la petite cabine.

Tout le reste du groupe fonça dans la minuscule cabine et Yamato referma la porte.

Avec une agilité insoupçonnée, le « gorille » se releva, attrapa le bosco par son gilet de corps et le secoua. Le malheureux avait déjà le nez qui saignait, à cause de la porte. Il bredouilla quelques mots, essaya de se débattre. D’une manchette en plein visage, le gorille lui écrasa la bouche. À demi assommé, l’autre écouta Yamato lui expliquer pourquoi ils étaient là.

À sept, ils tenaient à peine dans l’étroite cabine. Le bosco fixait les « gorilles », avec terreur. C’était un petit bonhomme malingre aux cheveux plats, affligé d’un fort strabisme de l’oeil gauche. Malko tendit l’oreille. Aucun bruit. À part le ronronnement des pompes, dans les entrailles du pétrolier. Le bosco balbutia quelque chose.

— Il dit qu’il ne sait pas de quoi on parle, dit Yamato.

— Fouillez sa cabine, dit Malko.

Les trois hommes de main commencèrent à tout retourner. Très vite, l’un d’eux poussa un cri de joie. Plusieurs billets de cent dollars venaient de s’échapper d’un vieux magazine. Tous neufs. Les deux « gorilles » se ruèrent sans un mot sur le bosco. Pendant plusieurs minutes on n’entendit que le bruit mat des coups, les gémissements de douleur du petit Japonais qu’on ne voyait même plus entre les deux monstres. Ils le lâchèrent enfin et s’écartèrent. Son visage n’était plus qu’une bouillie sanglante.

— Où sont-ils ? demanda Yamato.

Le bosco bredouilla quelques mots, les yeux fermés de coups, les lèvres éclatées, les pommettes fendues. Massacré. Yamato poussa l’interrogatoire, d’un ton hargneux, un « gorille » enfonça son croc à poisson dans la joue du bosco, qui hurla. Une nouvelle grêle de coups le fit taire. Enfin Yamato se tourna vers Malko qui surveillait la porte avec Kashima.

— Ils sont dans le compartiment des pompes avant, expliqua-t-il. Sous le gaillard d’avant. C’est très grand, quinze mètres de profondeur environ. Il les a cachés sous le faux plancher, au fond du navire. Bien que personne ne vienne là, car on se sert seulement des pompes arrière. Ils sont six, arrivés avec lui lorsqu’il est revenu de notre bateau.

— Qu’ont-ils comme armes ?

Interrogé, le bosco bredouilla.

— Il ne sait pas, fit Yamato.

— Bien, dit Malko. Allons-y. Il va nous guider et les faire sortir.

Yamato expliqua au bosco ce qu’on attendait de lui. Le marin attendait, muet de terreur. Kashima, tira une cordelette de sa poche et le transforma en saucisson. Puis il le jeta sur la couchette et lui expliqua qu’il reviendrait personnellement lui couper la gorge s’il cherchait à appeler ou à s’échapper. Malko rouvrit la porte, la coursive était vide. Le petit groupe se dirigea vers l’avant, sortit par la porte latérale, à bâbord. Malko frissonna sous le vent glacial. Le jour s’était levé, et il voyait maintenant le pont du Tofaru dans ses moindres détails.

Glacé par le vent, il s’avança vers le gaillard d’avant, distant de deux cents mètres. Suivi des cinq autres. Espérant que l’officier de quart n’allait pas donner l’alarme. Il serrait la crosse de son pistolet extra-plat, étreint par une angoisse diffuse. Comme chaque fois qu’il allait être mêlé à une action violente. Ce que les Anglo-Saxons appellent avoir des papillons dans l’estomac. En dépit du vent qui soufflait sur la baie de Tokyo, il avait chaud. Il se demanda fugitivement s’il serait assez sage pour décrocher à temps de cette vie dangereuse.

Et s’il n’était pas déjà trop tard.

Alors qu’ils avançaient en suivant le bastingage, Malko se retourna et aperçut une silhouette les observant derrière un des grands hublots rectangulaires de la dunette. Le pilote ou l’officier de quart. Il appela Yamato. Aussitôt, le Japonais dit quelques mots au bosco. Celui-ci se retourna, et adressa un signe à l’homme de la dunette. Aussitôt, ce dernier, rassuré, disparut du hublot.

À la queue leu leu, ils grimpèrent l’échelle menant au gaillard d’avant pour arriver devant la trappe d’accès du compartiment des pompes. Malko y pénétra le premier.

C’était brillamment éclairé. On aurait dit une énorme cage d’escalier entièrement métallique, s’élevant sur quinze mètres de haut. D’étroites échelles de fer reliaient les niveaux entre eux. Ils allaient être totalement exposés pendant leur descente.

Le Bosco montra d’un doigt tremblant un plancher de métal, quinze mètres plus bas.

— C’est là-dessous qu’ils sont, expliqua Yamato.

Le pistolet au poing, Malko commença sa descente, essayant de ne pas faire trop de bruit. Les marches de métal étaient grasses et l’échelle presque verticale. Les « gorilles » avaient du mal à passer. Malheureusement, on ne pouvait descendre qu’à un de front. Il se lança, descendit le plus vite possible, atterrit au fond du pétrolier.

Immédiatement, il vit les plaques métalliques soulevées, découvrant un espace sombre et profond, de près de deux mètres.

En quelques secondes, il fut rejoint par les autres. Ils firent cercle autour de la cachette.

— Ils sont partis, dit Yamato.

Le Bosco semblait tout aussi abasourdi qu’eux. Secouant la tête avec incrédulité. Il se pencha même sur la cachette, comme pour vérifier que personne ne s’y trouvait plus. Ensuite, il larmoya quelques mots à Yamato.

— Il dit qu’il ne comprend pas, traduisit ce dernier. Qu’il les a installés lui-même, qu’ils devaient rester là tant que le pétrolier n’était pas en mer et ensuite s’installer ici. Ils étaient venus avec de nombreux vivres pour tenir tout le voyage.

— Est-ce que cet endroit communique avec le reste du navire ? demanda Malko.

Traduction. Le bosco secoua énergiquement la tête.

— Non. Il n’y a qu’une seule entrée, par où nous sommes venus.

Le sang continuait à suinter de son visage, et il l’essuyait avec un chiffon sale. De plus en plus misérable. Malko contemplait la cachette abandonnée, perplexe et inquiet. Pourquoi Hiroko avait-elle quitté cet endroit sûr. Et, surtout, où était-elle ?

— Remontons, dit-il. Fouillons tout le navire ; il faut les retrouver.

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