Chapitre VI

Ono Kawashi recolla d’un geste automatique un des morceaux de sparadrap qui maintenaient ses paupières ouvertes. Depuis peu, il souffrait d’une maladie des muscles qui le paralysait partiellement. Sans ces bouts de tissus, ses paupières seraient tombées, l’aveuglant. Avec philosophie, il s’était habitué à ce petit avatar supplémentaire, venant s’ajouter à la sciatique sournoise qui l’empêchait de profiter autant qu’il en aurait eu envie de la troisième femme qu’il s’était offert trois ans plus tôt, Koko.

Il prit dans une petite boite laquée noire une fève glacée au sucre, la laissa fondre sur sa langue, puis se laissa aller en arrière, émettant un petit rot de satisfaction. Il examina alors d’un regard critique l’énorme bouquet qui occupait tout un coin de la pièce. Tous les matins, M. Chidoya, professeur d’arrangement de fleurs, venait en créer un nouveau, changeant les fleurs, en apportant de nouvelles, de façon à ce que son honorable client n’ait jamais devant les yeux le même deux jours de suite. M. Kawashi tenait essentiellement à cette diversité. C’était un de ses luxes les plus chers. Au-delà des fleurs, il laissa errer son regard sur les arbres du Jardin Impérial. L’immense appartement où il passait le plus clair de son temps occupait tout le douzième étage d’un immeuble ultra-moderne donnant directement sur le Kokyo, le Palais Impérial, au-dessus de Uchibori Dori. Le président du syndicat des racketteurs disait parfois fièrement qu’il jouissait de la même vue que l’Empereur. Ce qui, pour un fils de pêcheur de perles quasi analphabète de l’île de Hokkaïdo, n’était pas si mal… Le corps de Ono Kawashi trahissait ses origines : petit et sec comme un sarment de vigne, avec de grosses mains déformées par l’arthrite, des yeux myopes derrière de grosses lunettes, quelques rares cheveux blancs sur son crâne rond déformé sur le côté gauche par une grosse « loupe »…

Pour chasser le goût de la fève, un peu fort, M. Kawashi cueillit délicatement un des pétales de la rose qui se dressait dans un vase effilé sur son bureau et l’enfourna dans sa bouche. Il se mit à le mâcher, tout en relisant la missive qu’on lui avait fait porter deux heures plus tôt. Merveilleusement calligraphiée sur un parchemin épais, comme il se doit entre gens de bonne compagnie…

M. Kawashi n’était certes pas considéré ainsi par tout le monde, mais les estimations de sa fortune variaient entre cinq et dix milliards de yens… Les mille mètres carrés de son appartement regorgeaient de tableaux, d’oeuvres d’art d’Asie et d’Europe, de bouddhas dérobés à de lointains temples de Birmanie, de statuettes cloisonnées d’une finesse infinie, ramenées en contrebande de Chine… Le jardin d’hiver qui prolongeait son bureau, rehaussé de fontaines, de mini-cascades, semé de coûteuses et fragiles plantes tropicales, avait à lui seul coûté le prix d’une maison de vingt nattes. Au lieu d’avoir une bonne philippine, il y en avait trois japonaises à deux cent mille yens pièce. Grâce à un système complexe d’intimidations féroces, M. Kawashi, de son bureau tapissé de teck, dirigeait toute l’organisation du racket de Tokyo. Pas un bar, pas une boîte, pas un restaurant, pas une blanchisserie ne fonctionnait entre Yokohama et Tokyo sans avoir versé sa dîme. Ce qui avait créé de nombreux ennemis à M. Kawashi. Actifs et souvent puissants. C’est à cause d’eux qu’il venait de passer trois mois dans une prison de Tokyo, tandis qu’une meute d’avocats montaient à l’assaut du juge pour obtenir sa mise en liberté… Cela avait coûté une montagne de yens, mais M. Kawashi avait enfin regagné son bureau dont il humait les senteurs avec délices… De nouveau, il se laissa aller à grignoter une fève, écoutant le bruissement de la cascade dans le jardin d’hiver.

Il hésitait. L’offre qu’il avait sous les yeux était, certes, intéressante : même pour M. Kawashi, cinq cent mille dollars représentaient une grosse somme d’argent. Il ne semblait pas y avoir de limites à sa boulimie financière. En dépit de ses soixante-six ans, il continuait à agrandir son empire avec une férocité joyeuse et tenace. Comme s’il avait dû vivre un siècle de plus. Il était lucide et savait que la superbe Koko serait bientôt la veuve la plus riche de Tokyo. Il faisait venir de Corée de mystérieuses infusions de gin-seng, supposées lui conserver une éternelle jeunesse. Mais qui n’arrivaient pas à guérir sa sciatique… Il recracha ce qui restait de la rose. Au fond, ce qui le flattait immensément, c’est qu’un étranger fasse appel à lui. Un étranger qui avait pourtant derrière lui une puissante organisation un peu comme la sienne, semi-clandestine… M. Kawashi, qui ne s’était jamais mêlé de politique, nourrissait pourtant à l’égard de l’Amérique une sorte de crainte superstitieuse.

Il se décida d’un coup.

Son pouce ridé, tordu, noueux, encore plein du sucre de la fève, appuya sur une sonnette posée sur son bureau, reliée à son secrétaire.

Trente secondes plus tard, la porte s’ouvrit sur un Japonais prodigieusement laid, avec une abondante chevelure noire et graisseuse, des lunettes cerclées de fer comme les comptables d’autrefois, d’énormes lèvres molles et caoutchouteuses saillant entre des bajoues, des petits yeux enfoncés. Il était serré dans un costume très ajusté, avec un gilet boutonné et des chaussures impeccablement cirées. À peine plus grand que son patron, mais infiniment plus redoutable, Masayuki Yamato était ceinture noire 3e dan de karaté. Son corps replet et son apparence benoîte dissimulaient une véritable machine à tuer… Il s’inclina profondément devant M. Kawashi, murmurant une formule où il était question de « Dix Mille Années de Bonheur au Maître Génial qui illuminait sa vie ». Ono Kawashi balaya les dernières miettes de la fève et le compliment d’un geste sec.

— Tais-toi, Yakusa[11].

C’était le surnom affectueux qu’il donnait toujours à Yamato, pourtant dévoué corps et âme. Il lui fit lire le document. Yamato le parcourut rapidement, attendant la décision de son vieux maître.

— Je vais recevoir cet honorable étranger, Kawashi-san, proposa-t-il.

Kawashi passa un index déformé sur la loupe de son crâne.

— Non.

Yamato fit la moue :

— Vous désirez que je l’éconduise, Kawashi-san ?

Kawashi avait appris un anglais assez efficace en traînant sur les quais avec les déserteurs U.S., dix ans plus tôt.

— Non, fit sèchement Kawaski. Je veux que tu organises un dîner hors de ma maison pour le recevoir.

Yamato se permit un petit « ah so !» de surprise. C’était tellement énorme et incongru ! M. Kawashi sortait très peu et jamais avec des étrangers.

— Je tiens à honorer Max-san, dit-il. Il a toujours été un ami fidèle. Fais comme je te dis. Tu viendras aussi puisque je ne parle pas cette langue.

Yamato recula à petits pas, en s’inclinant plusieurs fois jusqu’à la porte. Se disant que la vraie raison du soudain désir de sortie de M. Kawashi s’appelait probablement Koko. La troisième femme de son patron s’ennuyait à mourir au milieu des bouddhas, se plaignant amèrement de ne pouvoir utiliser les robes somptueuses que son mari lui laissait aller acheter sous bonne garde chez les couturiers français de Tokyo. Ancienne taxi-girl, la vie nocturne lui manquait. À part ses jambes arquées, toujours dissimulées par des bottes ou un pantalon, elle était superbe. Patiemment, elle comptait les années qui la séparaient de la liberté… Se bourrant de tranquillisants pour arriver à supporter sa continence. Elle en arrivait parfois à regarder Yamato avec concupiscence…

Celui-ci s’installa dans son propre bureau, minuscule comme il se devait, afin de bien montrer l’abîme qui le séparait de son maître, et composa un numéro de téléphone.


* * *

— C’est un honneur inouï, exulta Al Borzoï. Je connais ce vieux filou de réputation, il n’est pas facile. En plus, les Japonais font, d’habitude, recevoir leurs invités étrangers par leur secrétaire.

Le bureau du chef de poste de la C.I.A. était toujours aussi vide. Malko se demandait où l’Américain travaillait… Le coup de fil de Max Sharon l’avait réveillé en sursaut à dix heures : le décalage horaire. Il avait été extrêmement laconique, précisant à Malko qu’il se chargeait de faire la leçon à Kuniko et qu’elle viendrait chercher Malko à son hôtel à six heurès et demie. On dînait tôt au Japon. Malko lui avait donné le numéro de la taxi-girl, un peu étonné, mais reconnaissant… C’était le premier pas minuscule qu’il faisait en direction d’une piste.

En dépit des assurances de Tom Otaku, Hiroko et ses complices couraient toujours. On n’avait pas retrouvé de la jeune terroriste de l’Imperial de quoi remplir une boîte à chaussures. Ce qui rendait l’identification malaisée.

L’aide de Kawashi, si elle se matérialisait, risquait d’être précieuse. Malko regarda, dégoûté, le ciel de nouveau chargé de nuages… Maintenant, l’ambassade U.S. était mieux gardée que Fort Knox.

— Chris Jones et Milton Brabeck auraient peut-être dû rester, remarqua-t-il. Du train où vont les choses…

Al Borzoï tira sur son bec-de-lièvre. Ennuyé.

— C’était pas possible, affirma-t-il. J’ai reçu une note du ministère de l’intérieur japonais.

Malko se leva :

— J’espère que vous ne recevrez pas une notice nécrologique… La mienne. À mon point de vue, ce serait tout aussi fâcheux. Et que M. Kawashi a envie de m’offrir plus qu’un dîner.


* * *

Le portier de l’Imperial plongea dans une courbette à fendre le trottoir, tandis que Malko s’installait à côté de Kuniko, éblouissante dans un ensemble de lamé argent, dont le pantalon semblait avoir été moulé sur elle. Il se demanda comment elle pouvait arriver à conduire avec des ongles de cette longueur… La Mercedes 450 SL s’écarta du trottoir dans un vrombissement de bon aloi, sous l’oeil admiratif du portier. Un homme capable de se payer une femelle de ce prix ne pouvait être à ses yeux qu’un honorable gentleman… La plupart des Japonais avaient remplacé le Shintoïsme par le culte du Yen.

— Où allons-nous ? demanda Malko.

Ils avaient tourné à droite et filaient vers le nord, le long du Palais Impérial, au milieu d’une circulation démentielle.

— À Asakusa, dit Kuniko. Dans un très vieux restaurant. (Elle jeta un coup d’oeil à Malko : admiratif.) Je ne savais pas que vous connaissiez bien Kawashi-san, ronronna-t-elle.

— C’est la première fois que je vais le voir, avoua Malko, je ne sais même pas à quoi il ressemble !

Kuniko faillit en perdre ses faux-cils.

— Pourquoi vous a-t-il fait le très grand honneur de vous inviter ? demanda-t-elle.

Totalement stupéfiée. Figée d’admiration.

Malko s’était déjà aperçu que le Japon était extraordinairement structuré. Les gens passaient leur vie à brandir des cartes de visite. Pour savoir à qui ils avaient affaire, si la société pour laquelle ils travaillaient était plus ou moins importante que la leur, si leur interlocuteur avait un rang plus ou moins élevé… Chacun avait sa place. Au millimètre. Malko dérangeait cela. Un homme qui n’avait jamais vu Kawashi et, cependant, était invité par lui, n’avait pas sa place dans l’organigramme.

Elle posa la longue main effilée sur la cuisse de Malko et dit d’une voix veloutée :

— Malko-san, je suis si fière d’être avec vous.

Ses ongles griffaient légèrement l’alpaga du costume noir.

Ils remontaient le long de la rivière de Tokyo, vers le nord, traversant des quartiers de plus en plus populaires. Finalement, la Mercedes stoppa au coin d’une rue animée, ruisselante de néons. Kuniko ferma la voiture…

— C’est Rukku Street, dit-elle en riant, la rue la plus mal famée de Tokyo.

Les cinémas pornos s’alignaient en rangs serrés. L’un offrait en attraction les amours d’un verrat rose et d’une Suédoise potelée. Une boutique étrange étalait dans sa vitrine des casques allemands et des drapeaux hitlériens pour les nostalgiques de l’Axe.

Entre les cinémas cochons il y avait des « Pachinkos ». Jeux de boules électriques où les Japonais s’abrutissaient à longueur de journée. Accrochés pendant des heures à ces machines à sous, de pauvres diables regardaient les boules cascader indéfiniment d’un oeil atone.

Un incroyable vieux couple sautillait en rond devant l’un d’eux. La soixantaine, en kimono. Elle chantait d’une voix de fausset, lui secouait une hampe où étaient accrochées des dizaines de clochettes.

Kuniko entraîna Malko dans une ruelle à droite, aussi sombre que Rukku Street était illuminée, et ils débouchèrent un peu plus loin sur un grand espace découvert au centre duquel s’élevait un gigantesque temple.

Kunilo entraîna Malko.

— Venez, c’est de l’autre côté.

Il faisait froid et elle se serra contre lui. Il aperçut dans la pénombre des svastikas sur chaque pilier du temple.

— C’est le Kannondo, expliqua Kuniko, le grand temple où les gens du quartier viennent demander aux dieux des miracles.

Heureux présage. C’était imposant. Passé le Kannondo, ils s’enfoncèrent dans une ruelle et stoppèrent devant ce qui semblait être un minuscule chalet suisse en rondins marron avec un jardin devant.

— C’est le restaurant, annonça Kuniko, mais il faut les attendre dehors, sinon, nous les offenserions…

Malko souhaita vivement que l’honorable Kawashi ne soit pas en retard. Il grelottait. Soudain, une interminable Lincoln Continentale noire s’engagea dans la ruelle. Si large qu’elle frôlait les deux murs. Kuniko serra le bras de Malko et murmura d’une voix altérée :

— C’est lui.

Comme si les occupants de la voiture avaient pu l’entendre.


* * *

La portière avant de la Lincoln s’ouvrit sur une créature hiératique au nez busqué avec de longs cheveux noirs, tombant sur les épaules. Elle aussi en pantalon du soir.

— C’est Koko, souffla Kuniko. À seize ans, elle possédait déjà deux immeubles.

De l’autre portière descendit un personnage étonnant. À peine plus haut que le toit de la voiture, engoncé dans un pardessus noir, un cou maigre émergeant d’une chemise blanche empesée, avec une cravate blanche également, un feutre noir à bord roulé sur la tête.

— C’est Kawashi-san, souffla Kuniko.

Derrière le racketteur apparut une blonde plantureuse, au regard bovin, avec un chignon comme on en faisait il y a dix ans, une blouse de soie moulant une poitrine fabuleuse, accompagnée d’un Japonais aux cheveux noirs et huileux, avec une raie sur le côté. Les lunettes ovales cerclées de fer, le gilet boutonné, les bajoues confortables lui donnaient l’air d’un croquemort de luxe.

Les deux couples s’avancèrent, et le festival de courbettes débuta, accompagné de gazouillis simultanés. Kuniko, confite de respect, n’arrivait plus à reprendre la position verticale. À mi-voix, elle présenta les nouveaux venus :

— Yamato-san et son épouse. Yamato-san parle anglais, mais, par politesse, il ne parlera que japonais ce soir. Je ferai l’interprète. La femme de Yamato-san est islandaise.

Couple étonnant. Les yeux bleus de l’Islandaise détaillèrent Malko d’un air gourmand. Les courbettes terminées, on se décida à entrer dans le restaurant. Le cadre était étrange. On se serait cru dans une grange. Des objets variés pendaient partout, au bar et au plafond. Il n’y avait pas de tables. Seulement des nattes avec un réchaud posé par terre. Les clients étaient accroupis au milieu des bols et des plats. Des cloisons à mi-hauteur divisaient le restaurant en petits boxes.

À grand renfort de courbettes, des garçons à mine patibulaire conduisirent les arrivants dans une salle au fond où ils s’assirent par terre, de part et d’autre d’une table massive à quarante centimètres du sol.

On installa Malko face à Kawashi et il remarqua alors pour la première fois les bouts de sparadrap qui maintenaient soulevées les paupières du Japonais. C’était difficile d’en détacher les yeux… Heureusement, on apporta des petits poissons confits dans du vinaigre, des cubes de poisson cru et de poulpe séché, des oursins sur canapé d’algues et surtout plusieurs fioles de saké. Kawashi se précipita et remplit une minuscule boîte de bois carrée placée devant Malko, faisant déborder l’alcool tiède.

— C’est la coutume, souffla Kuniko à son oreille. Faites la même chose.

Il s’exécuta. Comme tout le monde en faisait autant, en quelques minutes la table ne fut plus qu’une mare de saké… Les doses étaient microscopiques et il fallait sans cesse remplir les récipients. Entre deux dégustations, Kawashi s’inclinait et souriait à Malko.

Kuniko prit un bol, le remplit de divers échantillons et commença à faire manger Malko, à même les baguettes. Tout le monde rit beaucoup.


* * *

Hiroko, la tête sur son oreiller de bois, étendue sur la natte, une mitraillette Uzi à portée de la main, n’arrivait pas à dormir. Ce n’était pourtant pas les faibles gémissements de Furuki, traversant la cloison de bois, qui troublaient son sommeil.

Mais l’idée de sa vengeance.

Il fallait venger Yokohi et régler ses comptes avant de quitter le Japon. Elle ne pouvait quitter Tokyo en laissant un ennemi derrière elle.

Elle calcula qu’il lui restait exactement six jours pour liquider son adversaire et quitter Tokyo. Pour les U.S.A. Avant de fermer les yeux, elle fixa une dernière fois la silhouette ligotée au pilier de bois de la véranda. Furuki n’était pas au bout de son supplice.


* * *

Kampai !

Kampai ! répondit poliment Malko, levant le petit récipient carré en bois.

Ce devait être le centième toast ! L’ambiance était nettement moins guindée qu’au début du repas. Un des sparadraps s’était décollé, et l’honorable Kawashi n’y voyait plus que de l’oeil gauche… Ce qui ne l’empêchait pas de s’empiffrer à grands coups de baguettes. On venait d’apporter un poisson rose, presque transparent, qui s’ajoutait à la vingtaine de plats déjà vidés. Le visage rond du Japonais ruisselait de sueur. Kuniko détacha quelques morceaux d’un long poisson roussâtre, y ajouta quelques algues confites, un peu de riz, et entreprit de gaver Malko.

La taxi-girl était, elle aussi, imbibée de saké. Ses étranges yeux verts brillaient d’un éclat brûlant, sa poitrine incroyablement ronde se soulevait comme pour venir à la rencontre de Malko. Sans relâche, elle remplissait le bol de son voisin de choses innommables et le forçait à les manger… Avec des rires chatouillés, chaque fois qu’il faisait la grimace. Grignotant sans arrêt des tofus, petites galettes de soja… Discrètement, M. Yamato avait défait son gilet, tandis que son épouse dévorait Malko d’un oeil bleu et bovin. Kuniko avait soudé sa jambe à la sienne et se conduisait avec lui comme s’ils venaient de sortir du même lit… Seule, Koko arrivait à maintenir son attitude hiératique, picorant de ses baguettes quelques morceaux choisis. Cinq fourneaux réchauffaient divers plats de résistance, du chagama, du shabu-shabu, du sukiyaki, du teppanyaki. De quoi rassasier tout le Bangladesh.

Jusque-là, la conversation n’avait pas dépassé le niveau du borborygme… Mme Yamato et Koko n’ayant pratiquement pas ouvert la bouche, Kuniko et Yamato échangeaient quelques plaisanteries en japonais, traduites ensuite à Malko.

L’honorable Kawashi approuvait, les yeux pétillants de malice, la bouche dégoulinante de graisse. Empourpré par le saké. Sa majestueuse épouse, droite comme un I, le dépassait de vingt bons centimètres. Kawashi sourit à Malko, posant une question :

— Kawashi-san demande si vous aimez ce restaurant, traduisit aussitôt Kuniko.

— Il est étonnant, dit-il sincèrement.

— Le Kuremutzo est vieux de cinq siècles, expliqua-t-elle. Jadis, les bandits avaient l’habitude de venir discuter leurs affaires ici.

Cela n’avait pas tellement changé… Malko en profita pour entrer dans le vif du sujet…

— Est-ce que M. Kawashi est disposé à m’aider à trouver la source des armes et des passeports de ces terroristes ? interrogea-t-il.

Kuniko, visiblement gênée, se lança dans un grand discours, ponctué de « Ahnoneh ! Ah so ». M. Kawashi continuait à s’empiffrer. Quand Kuniko eut fini, il parla à son tour. La taxi-girl traduisit :

— Kawashi-san voudrait savoir si la pollution existe aussi en Europe ?

Ou c’était un maître de l’humour noir, ou la traduction de Kuniko clochait. Malko se lança néanmoins dans un tableau cauchemardesque de l’Europe polluée et asphyxiée…

Ils vidèrent encore quelques flacons de saké, puis M. Kawashi recolla son sparadrap et se leva. Paniqué, Malko réalisa qu’il n’avait pas une seule fois abordé le sujet de leur rencontre. En un rien de temps, ils se retrouvèrent tous les six dehors, entremêlant leurs courbettes. Kawashi, de nouveau digne, bien qu’un peu titubant… Malko se pencha vers Kuniko.

— Dites-leur que je les invite à boire un peu de champagne dans une discothèque très élégante qui vient d’ouvrir, Castel . Un club privé.

Bégayant d’émotion, Kuniko s’acquitta du message, ponctuant chaque mot ou presque, d’une profonde courbette. M. Kawashi parut franchement surpris lorsqu’elle lui expliqua qu’il n’y avait pas d’entraîneuses dans cet endroit… Une boîte sans taxi-girls, pour un Japonais, c’était le Fuji-yama sans neige. Néanmoins, l’invitation étant formulée, il ne pouvait la refuser sans vexer mortellement Malko…

Il leur offrit même l’hospitalité de sa Lincoln… Dès qu’ils furent installés dans la longue voiture noire, Kuniko posa négligemment sa main sur la cuisse de Malko et l’y laissa.


* * *

M. Kawashi étouffa un rot discret. De nouveau son sparadrap s’était décollé et il ne lui restait plus que l’oeil gauche pour observer l’espèce de temple romain souterrain, semé de colonnades, qui servait de décor à Castel. La discothèque mélangeait harmonieusement le marbre noir, les glaces, les colonnes, de profonds canapés noirs. Avec autant d’étrangers que de Japonais. Ceux-ci presque tous accompagnés de taxi-girls ramassées ailleurs.

Le Dom Pérignon coulait à flots à la table de Malko. Vivement apprécié par l’honorable M. Kawashi qui semblait s’enfoncer peu à peu dans son fauteuil… Koko, quant à elle, était animée d’une sorte de vibration imperceptible, provoquée par la musique. Ses yeux ne quittaient pas la piste de danse. Malko se dit que c’était peut-être un moyen de dégeler la situation. Avec un sourire, il s’inclina devant l’épouse de M. Kawashi. M. Yamato et Kuniko parurent frappés de la foudre devant une audace aussi inouïe ! Le racketteur, assoupli par le Dom Pérignon, grimaça un sourire, et Koko se leva d’un élan raide, précédant à petits pas Malko jusqu’à la piste ronde.

Elle se laissa enlacer, l’air toujours digne, la tête très droite, le regard lointain, l’expression figée, le bras gauche très loin du corps. Image même de l’honorable corvée mondaine. De quoi ravir M. Kawashi qui, de sa place, ne pouvait voir que le buste des danseurs.

Parce qu’à partir de la taille, la très convenable épouse du président du syndicat des racketteurs s’était collée à Malko comme un timbre-poste sur une enveloppe…

À croire qu’elle n’avait pas d’os.

La musique syncopée ne se prêtait pourtant pas au flirt. Mais Koko ne semblait pas l’entendre. Collée au sol comme par des semelles de plomb, elle ignorait résolument les couples qui se démenaient autour d’elle, se frottant éperdument contre Malko, comme une collégienne en chaleur, avec une hypocrisie perverse. Chacun des muscles de ses cuisses et de son ventre était en action. Cela se creusait, avançait, cognait, glissait, comme une bête tiède et aveugle. Malko chercha son regard. Koko fixait les colonnes de marbre qui encerclaient la piste d’un air absent…

Les autres, vautrés sur le canapé, attendaient sagement qu’ils aient fini leur danse… En cinq minutes de ce manège, Malko commença à s’éveiller sérieusement. Tout en se demandant si la belle Koko ne poussait pas les lois de l’hospitalité un peu loin…

Ce genre de distraction n’était plus de son âge et M. Kawashi risquait d’en prendre ombrage… Légitimement. Il se pencha à son oreille :

We should sit down, I think.

Elle sourit sans répondre, comme si elle n’avait pas compris. Son ventre continuant à onduler contre le sien. Il essaya de s’écarter d’elle, mais elle le retint avec une force inattendue. Toujours aussi digne jusqu’à la ceinture. Elle s’était aperçue de l’effet qu’elle provoquait, et son mont de Vénus partait à l’assaut de ce qui restait de dignité chez Malko.

En un ultime effort, elle parvint enfin à son but. Le spasme discret de Malko déclencha le sien. Ses yeux battirent rapidement, et elle se serra contre lui à perdre l’équilibre. Ils oscillèrent quelques secondes. Ailleurs. Dieu merci, les couples voisins leur offraient une barrière protectrice… Le souffle encore court, Koko s’écarta de lui comme s’il avait la peste. Pourtant, avant de revenir à la table, elle lui serra très fort les doigts. Comme pour le remercier… Malko admira cette façon discrètement perverse d’être infidèle. Personne ne semblait s’être aperçu de rien.

Presque aussitôt, M. Kawashi recolla son sparadrap… Cinq minutes plus tard, ils étaient dehors. La Lincoln avait du mal à passer dans les rues étroites de Roppongi. Puis, ils filèrent au-dessous du Shuto Expressway. De nouveau, Kuniko s’était discrètement lovée contre Malko. En dix minutes, ils furent à l’Imperial.

M. Kawashi prit la peine de descendre pour échanger quelques courbettes avec Malko. Kuniko lui tendit sa main à baiser, Koko et les Yamato inclinèrent poliment la tête. Et la longue Lincoln s’éloigna dans Hibaya Dori !

Laissant Malko stupéfait. Il n’avait pas dit un mot au sujet de leur rencontre !


* * *

Al Borzoï rit de bon coeur devant la déconvenue de Malko.

— Vous ne connaissez pas les Japonais ! Kawashi n’avait pas besoin de dire quoi que ce soit. Le dîner a scellé le pacte.

— Vous croyez vraiment ?

Malko était nettement incrédule.

— Ces types-là vont retourner Tokyo, affirma l’Américain. Ils connaissent tout le monde, savent tout.

— Mais ils n’ont aucun contact avec les terroristes du Sekigun, objecta Malko. Comment vont-ils réussir là où la police a échoué ?

— Il y a des gens qui parleront avec eux, alors qu’ils ne diraient rien à la police.

— Quel couple étrange, Yamato et son Islandaise, remarqua Malko.

Al Borzoï sourit :

— Elle admire Yamato aveuglément. C’est sa force qui l’excite. Pourtant, il lui flanque des trempes épouvantables… Ce qui ne l’empêche pas d’être prête à s’envoyer n’importe qui : elle n’a pas le droit de sortir seule dans Tokyo… Une fois, il l’a récupérée avec un pilote de ligne hollandais qu’il a à moitié tué.

— Vous avez des nouvelles de Tom Otaku ? demanda Malko.

L’Américain secoua la tête.

— Le truc habituel. Les gens du Kohan fouillent les milieux universitaires, mais sans résultat.

— Et la fille qui a essayé de me faire sauter ?

— Rien. On n’a même pas pu l’identifier… Ils cherchent à retrouver sa trace, grâce aux débris de sa cape.

Al Borzoï eut un sourire sans joie.

— Votre tête n’a pas plu à la belle Hiroko.

Malko prit congé de l’homme de la C.I.A. Il faisait beau et frais. Il marcha un peu, longeant l’Okura, descendant vers le centre par des petites rues sans trottoir. Dieu que Tokyo était laid ! Du dégueulis d’architecte, surmonté par des autoroutes urbaines construites n’importe comment, avec de gros buildings gris qui surgissaient comme des champignons…

Ecoeuré, il finit par prendre un taxi, dont le chauffeur en gants blancs ne parlait pas un mot d’anglais. Heureusement, il savait dire « hôtel Imperial » en japonais…


* * *

La nuit tombait lorsque Malko regagna l’Imperial. Il était quatre heures et demie : la pollution et le mauvais temps. Comme d’habitude, le grand hall grouillait d’animation avec des rangées de Japonais assis sur les banquettes le long de la cafétéria.

Au moment où Malko prenait sa clef, un jeune Japonais en col roulé s’approcha de lui et lui dit quelque chose dans sa langue. Rendu prudent par son expérience précédente, Malko, sur ses gardes, s’écarta de son interlocuteur. Ce dernier ne paraissait pourtant pas animé de mauvaises intentions… Jeune, avec un col roulé, il souriait, expliquant quelque chose. Malko se fit traduire par une des filles du desk.

— Il vient vous chercher, dit-elle, de la part d’un de vos amis.

— Qui ?

Échange de gazouillis.

— L’ami avec qui vous avez dîné hier soir, expliqua la Japonaise.

L’honorable Kawashi… Malko emboîta le pas au Japonais. Ce dernier l’emmena à une grosse Nissan noire avec des rideaux blancs sur la lunette arrière et l’installa à l’arrière. Puis il prit le volant. Intrigué, Malko se demanda où ils allaient.

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