Chapitre X

Pistolet au poing, Malko s’engouffra dans un petit hall sombre, trébucha sur une marche qu’il n’avait pas vue, parvint dans une pièce d’où filtrait de la lumière, guidé par les cris de Kuniko. En face d’une table ronde, encombrée de colliers de perles, il s’arrêta.

Un homme était affaissé sur le dossier de sa chaise, les bras pendants. Un Japonais au visage rond, presque chauve, les yeux fixes, la bouche entrouverte. Sa chemise blanche n’était plus qu’un plastron de sang. Un manche de corne sortait de sa poitrine, à la hauteur du coeur. Malko fit le tour de la table et mit une main sur la bouche de Kuniko. Ses hurlements le rendaient fou… La jeune femme se laissa tomber dans un divan, secouée de sanglots.

— Ils ont tué Katsimoto-san ! cria-t-elle, ils l’ont tué !

Malko examina le cadavre, compta huit blessures, toutes dans la poitrine. Quelqu’un avait dû lui tenir les bras derrière la chaise, tandis qu’un autre le frappait. Tout à coup, il réalisa que le sang coulait encore des blessures. Donc, le meurtre remontait seulement à quelques minutes. Et les assassins étaient peut-être encore dans la maison.

Il prit Kuniko par le bras. Il voulait la mettre à l’abri dans la voiture avant d’explorer la maison.

Presque à la même seconde, la porte d’entrée claqua ! Instinctivement, Malko se rua sur le commutateur électrique, éteignit. Puis, à tâtons, retrouva le téléphone et décrocha. Le fil lui resta dans la main. Coupé.

Contre lui, il sentait trembler Kuniko. Folle de terreur. Il y eut un frôlement dans l’entrée et il tira au jugé. Kuniko poussa un hurlement. Trois coups de feu claquèrent aussitôt. Une glace vola en éclats derrière lui. Il pensa soudain aux grenades… chères à Hiroko. Puis, prenant Kuniko par la main, il l’entraîna vers l’escalier. Ils montèrent, arrivèrent dans une chambre en désordre. Malko ferma la porte et poussa une coiffeuse devant.

Il alluma. C’était une chambre tendue de soie jaune. La fenêtre donnait sur un jardin sombre.

— Il faut sauter par là, dit Malko.

Kuniko fixa l’ouverture, paralysée de terreur.

— Je ne peux pas, murmura-t-elle. Je vais me tuer.

— Ils vous tueront, s’ils vous trouvent ici, murmura Malko.

Il ne pouvait pas l’abandonner. Il regarda la porte fermée derrière laquelle ses adversaires s’apprêtaient à donner l’assaut. Cherchant une idée.


* * *

Hiroko demeura collée au mur, le coeur cognant dans la poitrine, prête à tirer de nouveau. Le vent glacial qui soufflait sur Tokyo lui avait joué un mauvais tour… Sans cette rafale malencontreuse, elle surprenait son adversaire. Elle siffla pour attirer l’attention de son compagnon, Jinzo.

— Je suis là, souffla-t-il.

Elle pouvait presque l’entendre trembler… Le matin même, il lui avait fallu plus de deux heures de menaces effroyables pour le forcer à avouer qu’il avait été demander des passeports. Lui qui fabriquait des machines infernales depuis deux ans, sans faillir ! Mais la pression psychologique était trop forte. Maintenant, Hiroko savait qu’elle devait se méfier de tout le monde : des mendiants, des putains, des tenanciers de bar.

M. Kawashi lui avait déclaré une guerre beaucoup plus inexpiable que celle de la police.

Parce qu’elle était motivée par des raisons personnelles… Les fonctionnaires se fatigueraient. Kawashi non. Son empire était en jeu. S’il ne prouvait pas rapidement qu’on ne pouvait le défier impunément, tout l’équilibre du racket risquait de s’effondrer… Hiroko le savait. C’était pourquoi elle avait décidé d’exécuter M. Katsimoto, honorable trafiquant de passeports et marchand de perles « vertes »[18].

— Alors, grinça-t-elle dans le noir, il ne nous avait pas vendus ?

Jinzo ne répondit pas. Ils avaient surpris le trafiquant au moment où il rangeait ces perles. Il s’était à peine défendu quand Hiroko lui avait réuni les bras derrière le dos du fauteuil. Elle l’avait interrogé longuement. Essayant de savoir à qui il avait révélé ce qu’il savait. Puis, elle avait ordonné à Jinzo de le frapper à coups de couteau. Jusqu’à ce qu’il meure.

C’était la condition absolue de sa propre survie, à lui.

Le jeune terroriste s’était exécuté, maladroitement, d’abord. Puis, frappant de plus en plus fort, pour faire taire les cris horribles de M. Katsimoto. Finalement, il avait laissé le poignard enfoncé dans le coeur, n’osant plus le retirer. C’était la première fois qu’il tuait quelqu’un et il aurait donné n’importe quoi pour fuir. Ils s’étaient presque heurtés à Kuniko en fuyant, et s’étaient cachés dans la cuisine donnant dans le petit hall. Ce n’est qu’en entendant la voix de son ennemi haï qu’Hiroko avait décidé de ne pas fuir.

Maintenant, ils guettaient les bruits de la maison.

— Partons, suggéra jinzo, la police va venir.

— Lâche ! siffla Hiroko. Nous allons les tuer d’abord.

Ils ne pouvaient pas prévenir la police : les fils du téléphone étaient coupés. Les coups de feu s’étaient à peine entendus dehors. C’était une occasion unique de terminer enfin ses comptes…

Elle avança jusqu’à l’entrée de la pièce où se trouvait le cadavre. On n’entendait plus rien. L’odeur fade du sang faillit faire vomir Jinzo qui dut s’appuyer au mur. Hiroko « sentit » qu’il n’y avait plus personne dans la pièce. Elle alluma.

Jinzo sursauta. Elle eut un sourire méprisant.

— Si tu ne veux pas être puni, ne sois pas poltron. Ils sont en haut. Ils ont peur.

— Ils sont armés, objecta Jinzo, il ne faut pas que tu risques ta vie…

— Tu as raison, approuva Hiroko ironiquement. Aussi, tu vas monter l’escalier le premier.

Elle le poussa, en lui enfonçant le canon de son Beretta dans le dos.

— Monte ou je te tue.

Jinzo commença à gravir les marches, serrant le pistolet automatique dont il ne s’était jamais servi. Le bois craquait effroyablement. À chaque seconde, il s’attendait à recevoir une balle en pleine poitrine. Au loin on entendait le grondement de la circulation. Mais dans cette maison, ils étaient dans un autre monde…

Il arriva au palier. Hiroko le suivait, rampant le long des marches.

— Essaie d’ouvrir, souffla-t-elle.

Réunissant tout son courage, Jinzo tourna la poignée. Un coup de feu claqua aussitôt, et un trou apparut dans la porte. Jinzo fit un bond en arrière, mort de terreur.


* * *

Kuniko était verte. Elle serrait l’une contre l’autre ses longues mains pour les empêcher de trembler. Elle poussa un cri quand la douille encore chaude du pistolet extra-plat atterrit sur sa main.

— Il faut sauter par la fenêtre, répéta Malko. Ce n’est pas haut. Tenter une sortie par l’escalier, c’est aller au massacre.

Kuniko étouffa un sanglot.

— Je ne peux pas, j’ai peur !

Ses longues jambes étaient plus faites pour se nouer autour des hanches d’un homme que pour la gymnastique. Malko se maudit de ne pas avoir eu le temps de prévenir Borzoï.

La porte ne serait pas assez solide pour résister à un assaut sérieux… Les autres allaient la faire sauter et jeter une grenade… De l’autre côté de la cour, il y avait la façade aveugle d’un grand building. Tout à coup, il eut une idée. Tirant le lit, il dressa le matelas et le sommier contre la porte, arracha les rideaux et les jeta dessus. Puis il ouvrit la fenêtre voisine de la porte en grand.

— Vous avez un briquet ? demanda-t-il à Kuniko.

D’une main tremblante, la jeune femme fouilla dans son sac et lui tendit un petit bloc d’or massif. Malko fit jaillir une flamme claire.

— Allez dans la salle de bains, ordonna-t-il, trempez deux serviettes dans l’eau et ramenez-les.

Il s’approcha des rideaux, s’accroupit et promena la flamme du briquet à leur base. Une flamme jaillit presque aussitôt. Kuniko, qui ressortait de la salle de bains poussa un hurlement :

— Mais vous êtes fou !

— Non, dit Malko. Quelqu’un va voir le feu. Et appeler les pompiers. Ils ne viennent jamais sans la police.

Le lit commençait à brûler, dégageant une épaisse fumée, qui envahissait la chambre. Malko prit une des serviettes mouillées et l’appliqua contre sa bouche, intimant l’ordre à Kuniko d’en faire autant…

Plusieurs détonations claquèrent et trois trous apparurent dans le chambranle. Des balles s’enfoncèrent dans le mur, frôlant la jeune femme. Malko la tira violemment en arrière et riposta, tirant deux fois. Maintenant, c’était une course contre la montre… Les flammes jaillissaient de la fenêtre, commençant à lécher le toit en auvent.

Malko pria pour qu’il prenne feu… Que cela se voit de loin.

Mais l’atmosphère devenait de plus en plus irrespirable. Kuniko fut prise d’une quinte de toux, cracha, pleura. Malko essaya de la réconforter.

— Il faut tenir. C’est une question de minutes.

Les Japonais étaient très sensibilisés à l’incendie, Tokyo étant en partie composée de maisons de bois… Mais l’asphyxie ou Hiroko aurait peut-être raison d’eux avant l’arrivée des secours.


* * *

La rage déformait les traits d’Hiroko. Penser qu’elle avait son pire ennemi à portée de la main et qu’elle n’arrivait pas à l’achever…

La fumée filtrait sous la porte, et elle avait très bien compris la raison de cet incendie provoqué.

Les balles qu’elle avait tirées à travers le battant, c’était plus par rage que par efficacité. Et aussi pour le repousser au fond de la chambre. Appliquant l’extrémité du canon du Beretta en biais contre la serrure, elle appuya sur la détente. La détonation fit vibrer les murs, mais la porte ne s’ouvrit pas.

Hiroko continua à appuyer sur la détente de l’automatique jusqu’à ce que la culasse de l’arme reste ouverte, maintenant le canon contre le battant. Puis elle recula et envoya un violent coup de pied à la hauteur de la serrure. Cette fois, le mécanisme, désarticulé, céda. Le battant s’entrouvrit. Et deux balles traversèrent aussitôt le bois, tirées de l’intérieur de la chambre. Accroupie contre le mur, Hiroko posa une grenade par terre et remit un chargeur neuf dans le Beretta.

— Tu vas tenir la porte entrouverte, ordonna-t-elle à Jinzo.

Tout ce qu’il fallait, c’était jeter la grenade dans la chambre.

— Viens !

Le jeune Japonais était figé.

— Écoute !

Hiroko essaya de ne pas entendre la rumeur qui venait de l’extérieur, des sirènes.

Parmi elles, Hiroko reconnut le son caractéristique d’une sirène de police qui se rapprochait dangereusement… Jinzo était déjà dans l’escalier.

— Partons !

— Non, fit-elle.

De toutes ses forces, elle poussa la porte. Un flot de fumée jaillit aussitôt. Les yeux irrités, elle n’y voyait plus rien… Et elle avait besoin de ses deux mains pour dégoupiller, puis jeter la grenade. Jinzo cria dans son dos :

— Hiroko-san ! Vite, vite, partons.

Le son de la sirène de police frappa enfin ses oreilles. Dangereusement près. Pleurant de rage, elle dévala l’escalier après avoir dégoupillé la grenade posée contre la porte, traversa le petit hall et se retrouva dans la ruelle pluvieuse. Au moment où Jinzo et elle disparaissaient au coin de la ruelle, un convoi de voitures s’arrêta devant la maison en feu.


* * *

Chaque fois que Malko respirait, il avait l’impression qu’il allait cracher ses poumons. Il fit signe au pompier japonais qui lui appliqua de nouveau le masque à oxygène. C’était comme un grand vent glacé qui balayait les scories et la fumée… Il essaya de maîtriser les battements de son coeur. Ils étaient vivants, c’était le principal. La grenade avait pulvérisé la porte, sans les blesser : ils étaient à plat ventre et les éclats étaient passés au-dessus d’eux.

Il avait fallu faire une piqûre de calmant à Kuniko pour arrêter sa crise d’hystérie. Elle gisait dans l’ambulance à côté de Malko, inconsciente, sous oxygène aussi… Quant à la maison, ce n’était plus qu’un brasier en dépit des efforts des pompiers… La casquette bleue d’un policier japonais apparut à la porte de l’ambulance. Un officier. Il demanda en anglais à Malko :

— Sir, saviez-vous qu’il y avait un homme assassiné dans cette maison ?

Malko ôta le masque pour répondre.

— Oui. Et je sais même qui l’a assassiné. Prévenez Tom Otaku, au Kohan. Dites-lui que le Prince Malko Linge est avec vous.

Le policier contempla Malko, stupéfait.


* * *

Hiroko conduisait à tombeau ouvert en dépit de la pluie. Il fallait aller plus vite que d’éventuels barrages. Si Jinzo n’avait pas perdu la tête, ils auraient eu le temps de venir à bout de leurs adversaires ! La fatigue commençait à calmer sa rage. Son traitement l’épuisait. Elle avait hâte d’ôter ses chaussures, de boire un thé brûlant et amer. Elle sentait que le cercle se rétrécissait autour d’elle.

Sa source d’armes était tarie. C’était trop dangereux de recontacter l’Arabe.

Quel serait le prochain coup ?

Brutalement, Hiroko se rendit compte qu’elle était sur la défensive, et cela la rendit folle de rage. Si Furuki ne s’était pas fait prendre, elle serait en train de faire sauter les usines Boeing, à Seattle. Et bien d’autres choses. Au lieu d’être terrée dans une vieille maison à Tokyo, traquée par la police, les gangsters et la C.I.A.


* * *

Malko était en train de déjeuner dans le restaurant chinois du sous-sol de l’Imperial lorsque Yamato fit son apparition. Depuis deux jours, le Japonais ne s’était pas manifesté. Comme pour punir Malko d’avoir agi seul, lors de l’épisode Kuniko. Traumatisée, la jeune taxi-girl n’avait pas repris son travail. Elle se terrait chez elle, bourrée de calmants. Persuadée qu’Hiroko allait venir l’assassiner… Malko avait passé son temps à courir dans les différents services de police japonais, à la recherche de quelques indices. M. Katsimoto avait emporté son secrët dans la tombe. Hiroko et les siens avaient plongé une fois de plus dans la clandestinité, sans laisser de traces. Tom Otaku préférait ne même plus aborder le sujet de sa capture… Cela faisait une semaine que l’échange d’otages avait eu lieu. Et Malko n’était toujours pas plus avancé… M. Yamato s’assit et s’enquit poliment de sa santé. Comme si Malko était en visite touristique. Non moins poliment, ce dernier demanda des nouvelles de M. Kawashi.

— Kawashi-san est très fatigué, dit Yamato. La perte de face qu’il a subie l’a beaucoup affecté. Et aussi le fait que vous ayez manqué de confiance en lui…

— Ce n’est pas moi, protesta Malko. Kuniko m’a forcé la main.

Yamato suivit d’un oeil humide une grande Chinoise au visage hiératique qui sortait du restaurant. Avec ses grosses lèvres salivantes, il évoquait irrésistiblement le chien des Baskerville… Puis, il revint à Malko.

— Shiganobu-san a retrouvé Osami-san, annonça-t-il.

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