Chapitre VII

La Nissan noire stoppa au milieu d’une rue si étroite que ses flancs frôlaient les palissades, des deux côtés. Tout le quartier était un dédale de vieilles maisons avec de minuscules jardins, dans le quartier des ambassades, Minato-ku. Avec de mini-collines, et quelques rares buildings.

Le Japonais en col roulé se précipita pour ouvrir la portière à Malko, puis lui montra une petite maison moderne, entourée d’un microscopique jardin. Il ouvrit la porte, s’effaça ; Malko pénétra à l’intérieur. Cela sentait l’encens et le jasmin. La première chose qui frappa son regard fut le superbe décolleté de Goudroune, la femme de Yamato, agenouillée au milieu du living en face de son mari, assis sur une chaise. Avec ses cheveux blonds relevés en chignon, son corsage lacé très bas découvrant deux seins laiteux, elle ressemblait à une gravure ancienne.

Elle leva les yeux sur Malko et sourit. Tout en continuant à délacer les chaussures de son époux. Sans se préoccuper de Malko, elle enleva une à une les chaussures, puis fit glisser la chausette gauche découvrant le pied nu.

Come on in ![12] cria Yamato.

Malko s’avança dans la pièce, serra la main du Japonais. Ce dernier semblait nettement plus détendu qu’en présence de son patron. Goudroune achevait de déboutonner son gilet, et de défaire ses boutons de manchettes. Il se leva, pieds nus, ôta le gilet, retroussa ses manches, ôta ses lunettes.

— Asseyez-vous, dit-il. Je n ai pas eu le temps de m’entraîner ce matin. Nous aurons peut-être à nous défendre aujourd’hui…

C’était la première allusion au pacte tacite entre Kawashi et Malko. Celui-ci grillait de lui demander pourquoi il l’avait fait venir.

Au moment où il allait poser la question, Goudroune revint, portant trois planches rectangulaires, épaisses de deux centimètres chacune, qu’elle posa par terre. Puis elle roula le tapis, dégageant un espace libre au milieu de la pièce. Yamato se concentra quelques secondes puis commença une série de mouvements tantôt rapides et brutaux, tantôt lents et souples, d’une beauté surprenante et sauvage.

Pendant plusieurs minutes, il dansa cet étrange ballet, se mettant en garde contre un adversaire invisible, se détendant d’un coup, tournoyant. Goudroune contemplait et le regardait avec les yeux humides de plaisir. Elle éprouvait visiblement une joie sexuelle à cette exhibition. Quand Yamato se détendit en poussant un cri rauque et glacial qui fit sursauter Malko, les yeux de la jeune Islandaise se révulsèrent. Yamato s’immobilisa d’un coup, en sueur, essoufflé.

— Les planches, jeta-t-il.

Goudroune prit une des planches et la tint verticalement devant elle, à un mètre du sol, à deux mains, le visage tendu. Yamato se concentra, puis, avec une vitesse fulgurante sa jambe se détendit.

Malko eut l’impression que son pied n avait fait qu’effleurer la planche épaisse. Pourtant, elle se fendit en deux avec un craquement sec. Goudroune poussa un cri de douleur : une écharde lui avait percé la main, le sang coulait. Yamato l’ignora.

— Tu m’as fait mal ! gémit Goudroune.

-- Tais-toi, fit le Japonais avec une brutalité qui choqua Malko.

Goudroune ravala ses larmes, prit les deux planches qui restaient et les tint à deux mains, après avoir enveloppé son doigt blessé d’un mouchoir. De nouveau, Yamato se concentra. Son poing droit fermé se balançait comme un piston de locomotive, tout son corps accompagnant le mouvement…

Le cri rauque fit vibrer la porcelaine. Yamato avait détendu les bras. De nouveau, Malko crut qu’il effleurait seulement les deux planches de son poing fermé. Mais les quatre morceaux tombèrent à terre. Brisés net. Ce qui faisait six centimètres de bois dur… Goudroune, oubliant son doigt en sang, lui jeta un long regard langoureux. Sa poitrine se soulevait rapidement. Yamato se recoiffa et remit ses lunettes.

— Fantastique, admira Malko.

Le Japonais hocha modestement la tête.

— Ce n’est rien, dit-il. Mon sensé[13] arrive à briser des pierres avec le tranchant de sa main. Moi je peux seulement faire éclater le crâne d’un homme d’un coup de pied ou de poing. Par l’utilisation totale de l’énergie. C’est une question d’influx nerveux, et d’entraînement. Je frappe trois cents coups tous les matins contre une planche flexible. L’onde de choc peut provoquer des lésions internes importantes.

Il avait fini de reboutonner son gilet, remis ses lunettes, et ressemblait de nouveau à un petit comptable bien tranquille…

— Allons-y, dit-il.

Goudroune lui jeta un regard plein de reproche. Visiblement, déçue de ne pas profiter de toute cette bonne énergie.


* * *

La Nissan filait sur le Shuto Expressway contournant le Palais Impérial. Malko aperçut des cygnes noirs, nageant dans les douves.

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— Voir le père de cette Hiroko, annonça-t-il. C’est une idée de Kawashi-san.

Malko dissimula sa déception… Si c’est tout ce que le féroce racketteur avait trouvé… Mais il ne voulut pas contrer ce premier geste. La Nissan avançait à une allure d’escargot sur l’Expressway en surélévation, surplombant des rues bloquées par les voitures. Tokyo devenait de plus en plus invivable… Puis ils redescendirent pour s’engager dans un dédale de rues étroites au coeur du quartier de Ueno. Le chauffeur demandait son chemin tous les cent mètres. Finalement, la Nissan stoppa à l’entrée d’une voie non pavée, bordée de minuscules maisons de papier.

— Il faut aller à pied, dit Yamato.

Deux gamins jouaient au base-ball devant un poissonnier, un marchand de thé vert bloquait la rue avec son brasero, son petit plateau, et ses verres microscopiques. Des étals en plein air s’alignaient le long des maisons, avec de grosses lanternes de papier vantant la qualité de la marchandise. C’était un grouillement de femmes en kimono et en socques, trottinant entre les échoppes. Un jeune homme calligraphiait avec une application d’écolier, sur un poteau télégraphique, de splendides caractères dénonçant l’ignominie des grands trusts. Un marchand de soupe chinoise, accroupi, son balancier sur l’épaule, urinait tranquillement, en face d’un petit atelier où Malko vit une demi-douzaine d’ouvriers appliqués à peindre des poupées.

— C’est là, dit Yamato.

Il n’y avait pas de numéro, mais comme la rue n’avait pas non plus de nom, cela n’avait pas grande importance…

Les ouvriers s’arrêtèrent net en voyant l’étranger. L’un d’eux courut au fond de la boutique d’où émergea un Japonais aux cheveux gris coupés en brosse. Yamato se cassa en deux et le festival de courbettes se prolongea cinq bonnes minutes, entre Malko, Yamato et le père d’Hiroko. Un ouvrier courut dans la rue héler d’une voix aiguë le marchand de thé, un autre essuya un billot de bois pour que l’honorable étranger puisse s’asseoir… Dehors, quelques enfants s’attroupaient discrètement devant ce spectacle inouï ; un étranger en visite dans l’atelier du vieil Okada.

Yamato avait commencé un long récit, ponctué par le menuisier de signes de tête attristés… Le thé arriva… Tout le monde but, au milieu de nouvelles courbettes. Puis le père d’Hiroko prit à son tour la parole : Yamato traduisant au fur et à mesure, dans son anglais approximatif.

— Il n’a pas vu sa fille depuis près de deux ans… C’est une telle perte de face qu’il n’ose plus prononcer son nom. Il vous supplie de ne pas parler de lui. Il ne sait rien pour nous aider. La police est déjà venue bien souvent. Il ne comprend pas. Il avait économisé pour acheter à Hiroko un appartement de huit nattes, dans une maison voisine, pour qu’elle puisse se marier… À un moment, elle voyait souvent un jeune homme à lunettes qui venait la chercher…

Malko dressa l’oreille. Mais le menuisier ne put en dire plus. Pas de nom, pas de précisions. Il l’avait déjà dit à la police, d’ailleurs… Le malheureux frottait ses deux mains l’une contre l’autre, l’air désespéré. Malko comprit qu’il n’y avait rien à en tirer et se leva.

Ils commencèrent à battre en retraite. Le menuisier s’adressa alors à Malko d’une voix pressante. Yamato traduisit.

— Il vous demande respectueusement de tuer sa fille si vous la retrouvez. Sa honte sera moins grande et il vous souhaite Mille Années de Bonheur.


* * *

— Mais vous n’allez pas à l’Imperial ?

La Nissan venait de tourner avant l’hôtel dans Harumi Dori et s’enfonçait dans Ginza vers le port. Yamato frotta ses mains grassouillettes et mortelles l’une contre l’autre.

— Nous allons voir un ami de Kawashi-san. Il peut nous aider. Il sait qui vend et achète des armes à Tokyo.

Le coeur de Malko battit plus vite. C’était plus sérieux que le vieux menuisier… Comme ils stoppaient à un feu rouge, Yamato lui montra une minuscule boutique au milieu d’un terrain vague, juste en face d’un théâtre de kabuki.

— Vous voyez, c’est la plus vieille boutique d’accessoires de kabuki de Tokyo. Un promoteur veut construire un immeuble ici, mais ne peut pas à cause du propriétaire. Il refuse de vendre, même à un prix très élevé. Parce que son grand-père et son père étaient déjà à cet emplacement… Il a dit qu’il partirait quand le théâtre partirait. Le promoteur a essayé d’acheter le théâtre, mais c’est impossible.

— Il ne peut pas le faire expulser ? demanda Malko.

Yamato eut un rire poli et choqué.

— Cela ne se fait pas…

Etrange pays. Le métro ressemblait à une foire d’empoigne, mais on se séparait avec deux cents courbettes…

Yamato franchit un petit canal qui ressemblait à un khlong thaïlandais et stoppa en face d’une enfilade de bâtiments de ciment.

— Voilà le marché aux poissons.

Ils descendirent de la Nissan, faillirent buter sur des centaines d’énormes thons gisant sur le sol de ciment, numérotés et étiquetés. Des manutentionnaires, un foulard blanc noué autour de la tête, couraient partout, chargés de poissons. Ils entrèrent dans une petite galerie bordée de restaurants minuscules. Celui où ils pénétrèrent comportait seulement un comptoir derrière lequel officiaient des serveurs, des tabourets et une banquette pour ceux qui attendaient. Deux tabourets étaient libres. Ils les prirent.

— Vous avez faim, Malko-san ? interrogea Yamato.

— Un peu, dit Malko.

Le Japonais sourit.

— Attention… Ici, tout est cru.

Malko ravala son appétit. La C.I.A. exigeait vraiment bien des sacrifices. Déjà un des garçons déposait devant eux des morceaux de thon enroulés dans un bout d’algue. Les hors-d’oeuvre… Yamato les avala goulument. Déjà, on apportait à Malko des oursins sur canapé de riz. Ce dernier cuit, par chance !

De l’autre côté du comptoir, il y avait des dizaines de petits casiers avec des variétés différentes de poissons et de crustacés. Les « cuisiniers » les roulaient avec du riz, les découpaient avec une habileté et une vitesse incroyable. Chacun choisissait ce dont il avait envie. Tout était servi avec du riz. Malko dut s’y faire. Les oursins étaient délicieux, mais les algues passaient vraiment mal… Malko cala devant un bout de pieuvre avec ses ventouses, avala stoïquement quelques cubes de merlan cru et termina sur des filets d’anguille, tandis que Yamato continuait à gober des huîtres à la sauce rouge, servies sans coquille. Après ça, même la bière avait un goût de poisson.

Malko luttait contre une nausée sournoise lorsqu’un personnage extraordinaire poussa la porte du restaurant. Un Falstaff nippon. Une véritable barrique, poussant devant lui une panse distendue, si énorme que sa tête en paraissait microscopique. Ses yeux disparaissaient derrière des bourrelets de graisse et une énorme moustache à la Gengis Khan n’arrivait pas à lui donner l’air farouche… À grand-peine, il s’installa à cheval sur deux tabourets, à côté de Yamato, s’empara de baguettes et commença un véritable tapis roulant entre sa bouche et les petits plats de bois qu’on posait devant lui.

Entrecoupant sa déglutition de borborygmes à l’intention de Yamato, sans un regard pour Malko. Au moment où ce dernier s’était enfin décidé à vomir sur les genoux du monstre, Yamato glissa de son tabouret et lui fit signe de le suivre. Dès qu’ils furent dehors, Malko demanda :

— Il y a longtemps qu’il s’est échappé du zoo ?

Yamato rit poliment. Habitué aux facéties des Américains qui n’avaient jamais vraiment fait la différence entre un Asiatique et un singe.

— C’est le plus grand trafiquant d’armes de Tokyo, dit-il. Pendant la guerre, il s’est caché dans la jungle de Birmanie et n’a mangé que des racines et des feuilles pendant trois mois. Maintenant, il ne peut plus s’arrêter. Il va mourir.

— Alors, il savait quelque chose ?

— Oui, dit Yamato. Il connaît les gens qui donnent les armes au Sekigun.

Malko respira avec une volupté double l’air marin, après l’atmosphère du restaurant. Enfin !

— Qui ?

Yamato monta dans le Nissan avant de répondre :

— Un Arabe.

— Un Arabe ?

Malko crut avoir mal entendu. Mais Yamato précisa.

— Un fonctionnaire de l’ambassade d’Arabie Saoudite. Il a une voiture allemande blanche. C’est lui qui fournit des armes à Hiroko depuis trois mois.

C’était tellement bizarre que Malko demanda :

— Pourquoi l’homme que nous avons vu le dénonce-t-il ?

Yamato hocha la tête tandis que la Nissan reprenait le chemin de Ginza.

— Il n’est pas content, Malko-san. Lui leur vendait des armes. Très cher. L’Arabe les leur donne.

— Arrêtez ! dit Malko.

Yamato transmit l’ordre au chauffeur. Dès que la Nissan fut au bord du trottoir, Malko bondit vers un des innombrables petits taxiphones rouges qui semaient Tokyo et composa le numéro d’Al Borzoï, après avoir glissé une pièce de dix yens. Dès qu’il eut l’Américain, il lui fit part de sa découverte. Le chef de poste de la C.I.A. n’hésita pas :

— C’est Mahmoud Fouad, le chef des services spéciaux saoudiens. Il a une BMW blanche. Bizarre. Son gouvernement n’est pourtant pas de ce côté-là. Et pourtant, ça colle comme signalement.

— Il faut le filer, dit Malko.

Al Borzoï fit claquer sa langue, ce qui fit un bruit horrible dans l’écouteur.

— Ne quittez pas, un instant, dit-il, j’appelle sur une autre ligne.

Malko demeura muet, perdu dans ses pensées, regardant machinalement la foule qui s’écoulait autour de lui. Jusqu’à ce que la voix endormie de Borzoï lui dise :

— J’ai appelé les Saoudiens. Soi-disant pour inviter Fouad à un raout officiel. On se connaît… Il est en conférence et s’en va ensuite à quatre heures…

— Merci, dit Malko. Où est l’ambassade ?

— Dans Minato-ku, au sud, à côté de celle des Chinois.


* * *

— C’est lui ! exulta Malko.

Une BMW blanche venait de franchir la grille de l’ambassade des Saoudiens et filait devant eux, dans la rue étroite en pente raide. Yamato, qui avait pris le volant de la Nissan, démarra aussitôt. Cela faisait deux heures qu’ils tournaient autour de l’ambassade dans un lacis de petites voies tarabiscotées, pleines de charme. En face, flottait le drapeau rouge des Chinois.

La nuit tombait déjà, ce qui facilitait la chasse. La BMW tourna à droite dans une large avenue qu’elle suivit pendant un kilomètre, puis se mit dans la file de gauche pour rattraper l’Expressway n° 4, vers l’est. Il y avait seulement le conducteur à bord.

La voiture avait bien des plaques diplomatiques. Malko se demandait où cette filature allait les conduire… Peut-être tout simplement chez le diplomate-barbouze saoudien… Il ne semblait pas du tout se rendre compte de la filature. Mais, sur l’Expressway, Yamato faillit le perdre, tant la circulation était intense. Tendu, ses grosses lèvres en avant, Yamato n’avait plus du tout l’air inoffensif… Il se dérida quelques instants pour dire :

— Aujourd’hui, c’est le dernier jour du mois, Malko-san, la moitié de Tokyo est en train de courir après l’autre pour récupérer de l’argent…

Un quart d’heure plus tard, la BMW plongea dans une rampe de sortie, suivie par la Nissan, rejoignit Yasukuni, la grande avenue de Shinjuku. Trois cents mètres plus loin, le Saoudien gara la BMW dans un endroit interdit, descendit et s’enfonça dans une petite rue transversale. Yamato s’arrêta derrière et ils descendirent à leur tour. Cette fois, la nuit était tombée, ruisselante de néons. Shinjuku ressemblait à Ginza ou à Roppongi, avec cent bars au mètre carré.

Le Saoudien marchait devant eux dans une étroite rue sans trottoir, les mains dans les poches de son manteau. Ils passèrent un étrange château fort déguisé en bar, et, cent mètres plus loin, le Saoudien s’engouffra dans un immeuble. Ils attendirent quelques minutes, le nez sur un étalage de kimonos, puis rejoignirent l’endroit où il avait disparu. Un escalier vertigineusement raide plongeait vers le sous-sol, et un néon annonçait Black Cat, american bar. Yamato et Malko se regardèrent.

— Il faut savoir qui il va retrouver, dit Malko.

Yamato n’était pas chaud.

— Il risque de nous repérer.

— Attendons cinq minutes, proposa Malko, puis allons-y. S’il rencontre quelqu’un, il faut savoir qui.

Yamato paraissait mal à l’aise.

— Je connais cet endroit, avoua-t-il. C’est un lieu de rendez-vous connu des étudiants de gauche.

Malko bouillait. Sûr de tenir enfin une piste. Ils marchèrent d’un bout à l’autre de la rue, sans perdre de vue l’entrée du Black Cat, comptant les secondes. Enfin, Malko s’engagea dans l’escalier. Il avait l’impression de descendre une échelle d’incendie !

Le Black Cat ressemblait à un abri antiaérien. Même pour les normes japonaises, il était minuscule, avec un plafond si bas qu’on pouvait tout juste se tenir debout. À gauche, un bar tenait toute la longueur du local, surmonté d’une énorme conduite d’aération, avec des tabourets lilliputiens. À droite, des compartiments, type chemin de fer, avec des banquettes face à face. Tout le bar était tapissé de vieux « 78 tours » et un électrophone tonitruait du jazz à faire vibrer des briques. Les deux hommes s’installèrent au bar, à côté de l’éternel téléphone rouge. Dans un box, un étudiant dormait la tête dans ses bras. Un couple d’amoureux s’enlaçaient dans un autre et, au fond, ils virent le Saoudien assis en face d’une fille laide comme un pou, boutonneuse et blafarde, avec une frange et de grosses lunettes. Ils discutaient avec animation mais, étant donné le vacarme, on ne pouvait rien saisir de leurs paroles…

Malko et Yamato s’appliquèrent à ne pas regarder. Le barman aux cheveux longs leur apporta deux dés à coudre de J & B. Malko se mit à penser à Furuki. Que lui était-il arrivé ? Ses craintes étaient-elles fondées ? Assourdi de musique, il entendit à peine le téléphone sonner. Le barman décrocha puis hurla quelque chose.

Aussitôt, la fille au visage blafard assise en face du Saoudien vint prendre l’appareil. Yamato se laissa glisser un peu sur le bar… La fille parlait la bouche tout contre l’écouteur. Pas longtemps, puis elle raccrocha, revint à sa place.

Presque aussitôt, sans un mot, Yamato posa deux billets de mille yens sur le comptoir et entraîna Malko. Ce ne fut qu’en haut de l’escalier qu’il lui annonça triomphalement :

— Ils ont rendez-vous ! Avec une femme ! Ils parlaient l’argot gauchiste, mais je le comprends. Ils ont parlé de livrer quelque chose…

Malko avait envie d’embrasser le petit Japonais lippu. Il était en train de griller le Kohan sur son propre terrain.

— Nous allons les suivre, dit-il.

Ils n’avaient pas d’armes mais, sur un simple coup de téléphone, Borzoï rappliquerait avec toute la police japonaise. Il pensa à la tête de Tom Otaku. Il y avait de bons moments en perspective. À trente mètres du Black Cat, ils surveillaient la sortie. Le Saoudien et la fille blafarde apparurent cinq minutes plus tard et s’éloignèrent vers la voiture du diplomate.

Malko et Yamato débouchèrent dans la grande avenue trente secondes derrière eux. Ils étaient en train de monter dans la BMW.

Tout à coup, Malko poussa un rugissement.

— La voiture !

La Nissan avait disparu. Fébrilement, il balaya l’avenue du regard, croyant à une erreur. Yamato traversait déjà en courant. Malko le rejoignit. Il y avait des signes cabalistiques à la craie sur la chaussée, là où ils avaient garé la Nissan.

— La police, bredouilla Yamato. Ils ont enlevé la voiture, parce qu’on était mal garés.

La BMW déboîtait. Malko agita frénétiquement le bras pour arrêter un taxi. Son geste attira le regard du Saoudien. Il le vit se retourner, puis la fille. Le taxi pila, et les deux hommes se ruèrent dedans. Malade de rage, Yamato parlait comme une mitraillette, brandissant des billets de dix mille yens. Le chauffeur en gants blancs sembla enfin comprendre et accéléra. La BMW était déjà cent mètres devant…

De nouveau ce fut l’Expressway n° 4. Le taxi suivait tant bien que mal, en dépit des exhortations furieuses de Yamato. La BMW roulait à une vingtaine de mètres, pas très vite. Malko commençait à se détendre un peu quand il vit la voiture blanche obliquer brutalement vers la gauche et plonger dans une rampe de sortie. Yamato hurla :

Abounaï ![14]

Le chauffeur essaya bien de se rabattre, mais un concert de klaxons l’intimida. Malko aperçut fugitivement la fille blafarde qui les dévisageait avec insistance, puis la BMW disparut en contrebas. Yamato agonisait le chauffeur d’injures. Ils repartirent à tombeau ouvert. La rampe suivante se trouvait à plus d’un kilomètre. Ils se retrouvèrent dans un quartier industriel désert, tournèrent en rond plus de vingt minutes, remachant leur rage, sans rien voir. Le chauffeur terrorisé n’osait plus se retourner.

— Ils m’ont repéré quand j’ai appelé le taxi, dit Malko.

Yamato frotta ses mains grassouillettes l’une contre l’autre.

— Kawashi-san va être très déçu…

Et Malko donc ! Il bouillait de rage en pensant que les occupants de la BMW étaient peut-être en train de retrouver Hiroko. Mais il n’y avait rien à faire. Qu’à prier pour avoir moins de malchance la fois suivante.

— Rentrons, dit Malko, dégoûté.


* * *

Hiroko s’appliqua à ne pas lever la tête lorsque Malko traversa le hall pour donner sa clef. Grâce au traitement intensif qu’elle suivait, l’enflure de ses yeux diminuait, ce qui la rendait beaucoup moins reconnaissable. En plus, elle portait des lunettes fumées. Assise devant un thé, comme beaucoup de gens attendant un client ou un ami, dans l’énorme cafétéria en contrebas du hall, elle n’attirait pas l’attention. La haine le disputait à l’excitation de venir défier son adversaire sur son terrain. Elle que toute la police recherchait ! Elle était venue avec la même Datsun qui avait déjà servi à leur fuite, après l’échange des otages. Garée dans la petite rue le long de l’Imperial. Dans la poche de son imperméable, elle avait son Beretta, et trois chargeurs. Dans l’autre, deux grenades défensives.

Elle brûlait de haine. Sa complice chargée des liaisons avec les Saoudiens l’avait mise au courant de la filature. Le signalement d’un des deux correspondait à celui qui avait mené l’échange. Puisque Yokohi n’avait pas réussi à l’éiiminer, elle s’en chargerait elle-même… Grisée par sa puissance, elle observa le hall.

Attendant l’occasion favorable, il fallait qu’elle donne l’exemple. Sinon, sa bande se disloquerait. Or, elle voulait continuer. Avant de quitter la maison, elle avait encore torturé horriblement Furuki avec de fines lames de bambou qu’elle avait enfoncées sous ses ongles, dans le méat de son sexe, dans son anus. Après les avoir enduites de piment. Il était toujours attaché au pilier. Nourri de riz et de poisson. Depuis bientôt quatre jours, pataugeant dans ses excréments. Il ne paierait jamais assez cher ses trahisons.

L’homme blond se dirigea vers la sortie. D’un geste naturel, Hiroko se leva, laissa deux cents yens sur la table et lui emboîta le pas, les mains dans les poches de son imperméable. La mort en marche.

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