Chapitre IX

On n’entendait plus dans l’appartement que le bruissement de la cascade du jardin d’hiver. Malko et Yamato respectaient le silence de M. Kawashi qui venait de rentrer. Plus raide que jamais avec sa chemise empesée. Il avait collé ses sparadraps directement sur ses sourcils, et ses yeux étaient grands ouverts. Pleins de rage. Les explications avec les honorables policiers avaient dû être difficiles… Malko se souvint tout à coup de quelque chose. Rompant le silence, il dit à Yamato :

— J’ai remarqué que Hiroko avait les yeux beaucoup moins gonflés que la première fois où je l’ai vue. Elle doit suivre un traitement. La maladie qu’elle a est assez rare. Il faudrait savoir comment se soigne l’hyperthyroïdie et retrouver la pharmacie qui lui vend les médicaments…

M. Kawashi ponctuait la traduction de Yamato de « Ah so !» admiratifs. Jusqu’au moment où Malko parla de s’adresser à la police. Le président du syndicat des racketteurs lâcha une phrase brève, prit la rose de son bureau et commença à la broyer entre ses doigts noueux… Yamato tourna sa grosse lippe vers Malko. Ennuyé.

— Kawashi-san ne veut rien devoir à la police. C’est maintenant une affaire entre lui et cette honorable abominable terroriste.

Il avait traduit mot à mot du japonais. Malko ne voulut pas le brusquer. Se promettant de poser quand même la question à Borzoï ou à Tom Otaku. Pour changer de conversation, il demanda :

— M. Kawashi a-t-il une idée ?

Échange rapide, puis Yamato expliqua :

— Kawashi-san n’en a pas pour l’instant mais, dès ce soir, tous ceux qui lui doivent quelque chose à Tokyo se mettront à la recherche de cette personne. Il va maintenant se reposer.

Malko se leva. Lui aussi en avait besoin. M. Yamato sortit avec lui après les courbettes d’usage. N’en revenant pas de l’insigne honneur que le vieux racketteur avait fait à Malko en l’emmenant dans sa propre demeure. La pluie redoublait. Tandis que la Nissan le ramenait à l’Imperial, Malko se demanda où se terraient Hiroko et les siens, pour pouvoir ainsi défier la police. En arrivant à l’hôtel, il essaya d’appeler Al Borzoï. L’Américain n’était pas chez lui. À peine dans son lit, il tomba comme une masse. Les effets conjugués de Mademoiselle Paix Jaillissante et de la grenade d’Hiroko.


* * *

— Nous ne quitterons pas Tokyo tant que notre tâche n’aura pas été accomplie ! hurla Hiroko.

Subjugués, les six garçons et filles se turent. Assis sur leurs talons dans la plus grande pièce de la maison, ils faisaient face à Hiroko. Ko, le plus âgé, qui avait participé au coup de l’ambassade U.S., avait suggéré qu’il faudrait peut-être quitter le Japon, qu’ils jouaient avec le feu. Hiroko avait pris cela comme une insulte personnelle.

La radio lui avait appris l’échec de son expédition contre Malko, ce qui l’avait plongée dans un état voisin de l’hystérie. De plus, à cause de son traitement qui avait tendance à la rendre asthénique, elle se bourrait d’amphétamines, ce qui ne lui arrangeait pas le caractère. C’était une véritable boule de nerfs. Pourtant, elle sentait que ses fidèles commençaient à se laisser gagner par la peur, qu’il fallait maintenir une discipline de fer… Elle promena le regard de ses yeux encore proéminents sur les six visages et sursauta.

D’un bond, elle se rua sur Tieko, une des deux filles présentes. Assez jolie, avec des boucles d’oreilles fantaisie. Férocement, Hiroko les arracha l’une après l’autre, enlevant avec un morceau de lobe, et les jeta sur la natte.

— Tu n’as pas honte ! hurla-t-elle. Ces bijoux sont la preuve que tu manques de ferveur révolutionnaire, que tu ne consacres pas toutes tes pensées à Sekigun !

Tieko ravala ses larmes, terrorisée. Baissa la tête sans même essayer de discuter. Personne ne protesta. Hiroko apostropha Jinzo, le plus jeune :

— Bats-la ! ordonna-t-elle. Jusqu’à ce que je te dise d’arrêter.

Jinzo se leva d’un bond, se jeta à coups de pied et à coups de poing sur Tieko.

Recroquevillée, celle-ci essayait de ne pas trop crier. Dehors, la loque humaine qui avait été Furuki rappelait qu’Hiroko avait encore le droit de vie et de mort sur les siens. En cachette, quand elle n’était pas là, ses anciens amis donnaient de l’alcool ou du poisson à Furuki, sinon il serait mort de froid et d’épuisement. Mais personne ne tenait à subir son sort. Jinzo frappait, la mâchoire serrée, comme si cela avait été son pire ennemi. Le bruit des coups était horrible. Tous pensaient la même chose. Allait-il la tuer ?

— Arrête, dit tout à coup Hiroko.

Un silence terrifié suivit la punition infligée à Tieko. Hiroko dit lentement, en scrutant les visages fermés devant elle :

— Tieko aurait dû être punie plus sévèrement. Nous devons être vigilants.

Soulagés, les cinq approuvèrent bruyamment. Hiroko mit la main sur l’épaule de Jinzo.

— C’est bien, dit-elle, Mais tu as obéi bien facilement. Aurais-tu, toi aussi, trahi la révolution ?

Jinzo essaya de ne pas trembler. Sa pomme d’Adam montait et descendait. Il parvint à dire :

— Mais non, Hiroko, je te le jure.

Le regard des gros yeux proéminents ne le lâchait pas.

— Je crois que tu ne me dis pas toute la vérité, dit-elle d’une voix glaciale. Que tu es un traître, toi aussi. Il va falloir que tu te confesses, sinon…


* * *

— C’est ce qu’on appelle la maladie de Basedow, dit le médecin aux cheveux gris. Ou encore le goitre exophtalmique. La thyroïde fonctionne trop. Le sujet a une accélération du rythme cardiaque, souffre d’amaigrissement, d’énervement. L’éclat de son regard est insoutenable, il a les mains moites et souffre également d’hyperthermie. Il n’a jamais froid…

Malko échangea un regard avec Al Borzoï, vautré dans sa position habituelle sur le bras de son fauteuil, tiraillant la lèvre supérieure.

— C’est exactement cela, confirma-t-il. Comment soigne-t-on cette maladie ?

— Avec des antithyroïdiens, expliqua le médecin de l’ambassade. À base d’iode radio-actif qui produit des rayons gamma détruisant partiellement la thyroïde. On les prend par voie buccale, à raison de dix comprimés par jour. Cela agit en une semaine environ.

— Est-ce qu’on trouve ce médicament en pharmacie facilement ? demanda Malko.

— Oui, je pense, fit le médecin. C’est un produit assez courant.

C’était gai. S’il fallait chercher toutes les pharmacies du Japon ! Malko serra la main du médecin.

— Al, dit-il, vous communiquez ce renseignement à Tom Otaku. Je vais rejoindre Yamato. Il paraît qu’il a un renseignement.


* * *

La fille était assise, les jambes croisées, dans un coin de la pièce. Impossible de savoir si elle avait quinze ou vingt-cinq ans. Elle avait des dents qui se chevauchaient, des cheveux courts, les yeux tellement bridés qu’on les voyait à peine, une silhouette fluette d’adolescente et des bas gris fumée détonnant étrangement dans cet aspect sage. À cause de ses jambes croisées haut, on voyait leurs attaches, sans qu’elle cherche à cacher ses cuisses.

— Elle connaît Hiroko, expliqua Yamato.

Le bureau était au huitième étage d’un immeuble de verre et d’acier, en plein centre de Tokyo. L’éternelle Nissan noire était venue chercher Malko. La fille inclina la tête timidement.

— J’ai bien connu Mlle Hiroko, dit-elle dans un anglais scolaire et maladroit. Nous étions en classe ensemble. Il y a longtemps que je ne l’ai pas revue.

— Mlle Shiganobu travaille comme hôtesse au Mikado, commenta Yamato. Elle avait dit à sa mama-san qu’elle connaissait l’autre personne…

Le système de renseignements de M. Kawashi fonctionnait bien…

Mlle Shiganobu eut un petit rire gêné.

— Quand avez-vous vu Hiroko pour la dernière fois ? demanda Malko.

— Il y a quatre ans, gazouilla Mlle Shiganobu.

Malko échangea un regard avec Yamato. Celui-ci fit signe à Shiganobu de s’en aller. Au moment où elle atteignait la porte, Malko eut soudain une inspiration, et la rappela :

— Miss, vous n’avez jamais connu un garçon qui sortait avec Hiroko ? Avec des lunettes. Quand elle habitait encore chez son père…

Mlle Shiganobu réfléchit quelques secondes puis son visage plat s’éclaira :

— Si, si, Osami ! Le pharmacien.

— C’était un surnom ? demanda Malko, alerté.

Shiganobu secoua la tête.

— Non, non, il faisait sa pharmacie. Je me souviens, il était de Kyoto. Il venait souvent voir Hiroko, elle était très belle, à ce moment-là.

— Pourquoi ont-ils cessé de se voir ?

La jeune femme se troubla, baissa la tête :

— Je… Je ne sais pas, Malko-san. Peut-être parce qu’Hiroko a commencé à être malade à ce moment-là… Cela lui a donné mauvais caractère.

Il eut l’impression qu’elle lui cachait quelque chose. Mais il poursuivait son idée. Sûr de tenir une piste encore meilleure que celle des armes.

— Vous pourriez le reconnaître, cet Osami ?

— Oh oui !

Elle corrigea aussitôt son enthousiasme :

— Je pense, il avait des lunettes et l’accent kansai de Kyoto. Il disait toujours que, ses études terminées, il retournerait dans sa ville.

— Il a terminé maintenant ?

Shiganobu compta sur ses doigts :

— Oh oui, depuis deux ans au moins.

— Et vous ne vous souvenez pas de son prénom ?

Elle hésita :

— Je crois que c’était quelque chose comme Siroko ou Sikoyo…

Malko se décida immédiatement :

— Shiganobu, dit-il, il faut que vous alliez à Kyoto. Que vous fassiez le tour de toutes les pharmacies jusqu’à ce que vous retrouviez cet Osami. C’est très important.

La jeune fille rougit violemment, jeta un coup d’oeil à Yamato. Celui-ci, pendant qu’elle bavardait avec Malko, la fixait d’un air gourmand, sa grosse lippe en avant. Il eut un sourire faussement paternel.

— Tu peux faire ce que te dit Malko-san, Shiganobu-san. Si tu réussis, Kawashi-san sera très satisfait.

Shiganobu se troubla encore plus en entendant le nom du tout-puissant racketteur.

— Mais mon travail ? demanda-t-elle timidement.

— Ne crains rien, affirma Yamato, je m’en occupe. Je vais te donner de l’argent et tu vas partir pour Kyoto aujourd’hui même par le Tokkaïdo. Dès que tu auras retrouvé cet Osami, tu me téléphoneras.

Malko intervint.

— Shiganobu, dit-il, ce que je vous demande est dangereux. Si vous retrouvez Osami, ne parlez pas de moi. Faites comme si vous étiez à Kyoto par hasard.

La jeune fille hocha la tête affirmativement. Yamato était déjà en train de compter des billets. Il tendit une enveloppe à Shiganobu qui disparut en marchant à reculons, ponctuant chaque pas d’une courbette. Dès qu’elle fut sortie, Malko expliqua :

— C’est peut-être cet Osami qui fournit à Hiroko ses médicaments…

Yamato hocha la tête gravement, puis demanda :

— Où allez-vous maintenant, Malko-san ?

— À l’Imperial.

— Je vais avec vous, dit le Japonais.

Il se leva et prit une boîte noire avec une poignée, comme une trousse de médecin. Intrigué, Malko demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

Les grosses lèvres de Yamato s’ouvrirent en un sourire plein de fierté : il ouvrit la boîte. Malko aperçut, posé sur un coussin de soie, un parabellum P. 08 bien briqué, avec un chargeur de quatorze coups. Yamato avait déjà refermé le couvercle.

— C’est une arme dont je me sers parfois pour la protection personnelle de Kawashi-san, expliqua-t-il. Maintenant, c’est vous qui êtes en danger.

— Mais je suis armé, protesta Malko.

Kawashi risquait de se retrouver derrière les barreaux pour plusieurs années en transportant une arme pareille… Malko avait son pistolet extra-plat coincé dans sa ceinture Hermès. Prêt à servir. M. Kawashi était en tout cas prudent.

— Allons à pied, proposa Malko.

La pluie s’était arrêtée, et il avait envie de se dégourdir les jambes. Yamato lui emboîta le pas, sa petite boîte noire à la main. Plus que jamais l’air d’un comptable bien convenable… Au carrefour suivant, une procession hurlante leur coupa la route. Plusieurs centaines de manifestants avançant sur six rangs, brandissant des banderoles et des affiches de toutes les couleurs. Certains avaient le front ceint d’un bandeau blanc avec un slogan expliquant la manifestation… Ils hurlaient en cadence des slogans. Comme le feu passait au rouge, ils s’arrêtèrent sagement pour laisser passer les voitures et se turent pour que les haut-parleurs du carrefour puissent donner des indications aux piétons…

— Que crient-ils ? demanda Malko.

— Dix mille ans de malheur au Dragon de l’abominable inflation, traduisit Yamato.

Un camion bleu équipé de plusieurs haut-parleurs avançait parallèlement au défilé, déversant des flots d’éloquence sur les manifestants… Yamato sourit :

— Ce sont des gauchistes, dit-il. Le camion, c’est la droite. Il les injurie pendant tout le parcours.

Le feu passa au vert. La manifestation se remit en marche, drapeaux au vent, les slogans recommencèrent, entrecoupés des vociférations de la droite…

À l’Imperial, un mot attendait dans sa case : Kuniko Hirimasen lui demandait de passer au Hawa, à partir de neuf heures du soir.


* * *

Tous cils dehors, Kuniko vint à la rencontre de Malko. La plupart des filles étaient agglutinées au bar. La taxi-girl semblait encore sortie d’une cellophane, éblouissante dans un fourreau, copie d’un couturier français, auquel elle avait ajouté une fente sur le côté, ouverte jusqu’à la hanche. Elle entraîna aussitôt Malko dans un box, fixa sur lui un regard brûlant. Ses étranges prunelles vertes semblaient irradier de l’électricité.

— Je suis contente de vous revoir, Malko-san !

Il eut envie de lui dire qu’il y avait d’autres endroits pour se retrouver que le Hawa où le sourire coûtait mille yens. Un grand lit de milieu, par exemple…

— Moi aussi, dit-il prudemment. Nous pourrions aller chez Castel lorsque vous aurez terminé ici ?

Kuniko balaya Castel d’un petit geste impatient de ses griffes rouges et se pencha si près que ses conques effleurèrent le front de Malko.

— J’ai appris quelque chose, dit-elle à voix basse. À propos de cette Hiroko.

Malko en oublia ses projets érotiques.

— Quoi ?

— « Ils » ont demandé des faux passeports, dit-elle. À quelqu’un que je connais.

C’était tellement inattendu que Malko demanda :

— Comment êtes-vous au courant ?

Les seins laiteux se soulevèrent avec impatience.

— Kawashi-san a prévenu tout le monde à Ginza… Celui qui s’occupe des passeports me connaît bien. Il me l’a dit. J’ai voulu vous prévenir aussitôt.

— Pourquoi ? demanda Malko.

Sans illusion.

— Vous avez promis une somme très importante ? Vous me la donnerez si je vous aide ?

Lorsqu’elle clignait des yeux, on pouvait voir passer des dollars… Malko réfléchissait. Cela pouvait être un piège. Il ne savait rien d’Hiroko.

— Je crois qu’il vaudrait mieux prévenir le Kohan, dit-il, ou M. Kawashi.

Les yeux verts s’éteignirent.

— Mon ami n’aime pas Kawashi-san, dit froidement Kuniko. Il ne veut pas lui faire plaisir.

C’était sûrement un mensonge. Invérifiable. Kuniko le tenait bien.

— O.K., dit-il. Que faisons-nous ?

Fiévreusement, elle consulta sa Seiko.

— Dans une heure, je viens avec vous. Mon ami ne parle pas anglais.

— Vous êtes sûre de cet homme ?

Un sourire pervers illumina son beau visage plat. Les longs cils battirent.

— Totalement.

Pas besoin de demander pourquoi.

Malko dissimulait sa satisfaction. Hiroko ne savait pas ce qu’elle avait déclenché en attaquant l’Utamaro. Il avait peut-être une chance de retrouver Furuki.

Ne perdant pas le nord, Kuniko était déjà en train de commander deux autres cognacs. Du coup, le garçon apporta une bouteille de Gaston de Lagrange sur la table. Pour les tenter, Kuniko s’en versa un plein verre.

— Je suis un peu nerveuse, expliqua-t-elle.


* * *

Deux vieux Japonais esseulés regardèrent avec envie Malko monter dans la Mercedes 450 SL de Kuniko. La jeune femme avait mis par-dessus sa robe du soir une étole de vison blanc. Au moment où elle démarrait, elle demanda à Malko :

— Vous êtes armé ?

Son pistolet extra-plat pesait dans sa ceinture. Tandis qu’ils remontaient le Shuto Expressway, Kuniko posa négligemment la main sur la cuisse de Malko, puis remonta… Sans quitter la route des yeux. Impossible de savoir si cela faisait partie du deal ou si elle avait envie d’exotisme… Toujours est-il qu’en arrivant à Roppongi, Malko aurait fait honte à un chimpanzé adulte.

Kuniko retroussa ses belles lèvres peintes dans un sourire prometteur.

— Après, murmura-t-elle. Nous aurons tout le temps.

Elle ne mélangeait pas le plaisir et les affaires. Ils venaient d’arriver à Roppongi Crossing, dégoulinant de néons. Elle tourna à droite dans la grande avenue, puis plongea dans une ruelle étroite, s’arrêta devant un néon vert qui annonçait le Who. Ils dégringolèrent un escalier raide et pénétrèrent dans un bar d’une dizaine de mètres, agrandi par une grande glace courant le long du mur. À peine éclairé, mais Malko remarqua tout de suite qu’il n’y avait que des femmes. Sauf le barman. Toutes vêtues de kimonos de couleurs violentes, avec un curieux maquillage blanc qui les faisait ressembler à des pierrots. Kuniko échangea quelques mots à voix basse avec le barman, puis se pencha vers Malko.

— Attendez-moi, je vais téléphoner.

Elle fila au fond du bar. Aussitôt, une des filles s’approcha de Malko, s’appuya contre lui et posa la main sur sa cuisse. Malko sentit sa main remonter peu à peu et commencer une caresse très précise à l’abri du bar. Bonne maison. Mais ce n’était vraiment pas le moment. Attendri pourtant par un sens de l’hospitalité aussi développé, il se contenta de repousser la fille en lui caressant la joue.

Horreur. Sous la poudre blanche, le visage était râpeux ! Il regarda de plus près sa voisine. C’était un homme. Vexé, ce dernier s’écarta. Mais deux autres couvaient Malko d’un air gourmand… Même le barman déposa un Pepsi-Cola devant lui avec un sourire tendre… Heureusement, Kuniko revenait. Les traits figés en un masque dur.

— Ça ne répond pas chez lui dit-elle. Il aurait dû être ici depuis près d’une heure… Je ne comprends pas.

— Attendons, proposa Malko, malgré son dégoût.

— Non, fit-elle, cela ferme bientôt. Il faut aller chez lui.

C’était évident. Pourtant, elle hésitait. Malko comprit son ailemme :

— N’ayez pas peur, Kuniko, promit-il, vous aurez l’argent.

Elle se décida d’un coup.

— Bien. Allons-y.

De nouveau, ils remontèrent dans la Mercedes, mais, cette fois, Kuniko n’avait pas envie de flirter. Elle conduisait vite, nerveusement. Malko essayait vaguement de se repérer, mais c’était impossible. Ils traversèrent Roppongi, filèrent vers l’est, traversant Harad Juki Avenue, les Champs-Élysées de Tokyo. Tous les dix mètres, il y avait un restaurant coréen. À croire qu’ils faisaient des petits.

— Vous ne voulez pas prévenir M. Kawashi ? demanda Malko.

Kuniko secoua ses conques rousses.

— Non.

C’était définitif. La pluie s’était remise à tomber. Il faisait un temps effroyable. En dépit des essuie-glaces, Malko voyait à peine à travers le pare-brise. Kuniko abandonna une grande artère pour une rue étroite. C’était un quartier assez élégant, avec des petites maisons, des buildings modernes, des jardins. Un peu comme le quartier des ambassades… Enfin, elle stoppa devant une maison d’un étage.

— C’est là.

Tout était éteint. Malko fit un geste vers la portière, mais Kuniko l’arrêta.

— Attendez, je préfère y aller seule.

Malko ne discuta pas. Il venait de repérer une cabine téléphonique à dix mètres.

— D’accord, dit-il, je vous attends.

Il attendit que Kuniko ait disparu dans la villa pour sortir à son tour de la Mercedes et courir vers la cabine. Il glissa une pièce de 10 yens dans la fente, puis composa le numéro d’Al Borzoï. La troisième sonnerie fut interrompue par un hurlement strident qui fit sursauter Malko.

Cela venait de la villa.

Sans même raccrocher, il se rua hors de la cabine. Le cri continuait, filé, affreux.

Un cri de femme.

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