Chapitre III

William Loward et Tom Otaku surgirent à leur tour. L’Américain vint droit sur Malko.

— Les Japonais demandent si vous êtes d’accord pour l’hélicoptère ?

Malko se dit qu’il n’y avait aucune raison de refuser. Au point où ils en étaient. L’ambassade se trouvait au coeur de Tokyo, au centre d’une énorme zone urbaine. Où voulaient-ils aller ?

— Faites ce qu’ils disent.

William Loward prit Malko par le bras.

— Venez vous reposer un moment dans la Cadillac. Vous aurez besoin de toute votre énergie tout à l’heure.

Et aussi d’un peu de chance…


* * *

Le « vloof-vloof » de l’hélicoptère s’était tu déjà depuis plusieurs minutes. À cause du brouillard, il avait tourné dix minutes avant de pouvoir se poser sur le toit plat de l’ambassade américaine. À bord il n’y avait qu’un pilote et son copilote, sans armes, comme l’avaient exigé les terroristes. La tension avait brusquement monté parmi ceux qui attendaient. Les barrages de police faisaient même rebrousser chemin aux taxis destinés à l’Okura dont le directeur commençait à maudire les « honorables abominables » terroristes.

Plusieurs hélicoptères de la police et de l’armée tournaient dans le ciel de Tokyo, au-dessus du brouillard, prêts à prendre en chasse l’appareil des terroristes dès qu’il redécollerait.

Malko, debout dans le parking, au milieu des officiels, leva les yeux vers la fenêtre allumée. Le rideau venait de s’ouvrir. Un papier lesté tomba de la fenêtre. Les Japonais se précipitèrent. Furuki attendait dans la Cadillac, sous les pistolets des « gorilles ». Prévenu qu’à la première fausse manoeuvre, il était abattu.

Tom Otaku, parti aux nouvelles, revint trouver Malko.

— Voilà la proposition, annonça-t-il. Ils vont envoyer l’un d’eux reconnaître les lieux. Si tout va bien, ils nous feront signe alors d’évacuer TOTALEMENT l’ambassade. Ils gagneront le toit en laissant leurs otages dans le bureau, n’emmenant que l’ambassadeur. Dès qu’ils seront installés dans l’hélicoptère, ils tireront un coup de feu en l’air. Vous viendrez alors avec Furuki. L’échange se fera alors : M. Henderson contre Furuki. Si tout ne se passe pas comme convenu, l’ambassade sautera ; ils ont des grenades explosives et l’hélicoptère a le plein. Si le rotor de l’engin s’arrête, ils font aussi tout sauter…

Malko sentit son estomac se rétracter. C’était de la « roulette russe », version nippone…

Une fois sur le toit, il serait entièrement aux mains des terroristes… Mais il n’avait pas le choix… Une demi-douzaine de case-officers de la C.I.A., plusieurs officiers américains et des membres du State Department buvaient les paroles du Japonais. Les poings serrés au fond de leurs poches. Si les terroristes avaient ordonné que le préfet de Police de Tokyo se déculotte et danse la gigue, il aurait dû s’exécuter ou échapper à la brimade par un honorable hara-kiri. C’était déprimant.

— Et ensuite ? demanda-t-il.

Les yeux minuscules de Tom Otaku se rétrécirent encore.

— Nous ne savons pas. Les deux pilotes de l’hélicoptère sont des volontaires ; tant qu’ils ne seront pas sains et saufs, il faut être très prudent…

— Bien, dit Malko, allons-y.

Tom Otaku se rapprocha encore, visiblement nerveux.

— Sir, dit-il, j’attire votre attention sur le fait que, M. Henderson relâché, il restera encore deux citoyens japonais dans cet appareil… Il ne faudrait pas que…

Il craignait que les « gorilles » de la « Special Operation Division » ne se laissent aller à leurs mauvais instincts. Malko le rassura.

— Ne craignez rien. Nous voulons par la suite récupérer Furuki vivant. Si c’est possible…


* * *

Le coup de pistolet fit sursauter tout le monde. Des cris excités jaillirent des fenêtres de l’Okura. Malko leva la tête et distingua tout juste le toit de l’ambassade. Le brouillard s’était brusquement épaissi. Un silence de mort régnait, troublé seulement par le ronflement de l’hélicoptère.

Malko prit une inspiration profonde.

— Allons-y.

Retenant leur souffle, des dizaines de policiers guettaient la pénombre. Sur l’ordre des terroristes, tous les projecteurs illuminant la façade avaient dû être éteints. Malko pénétra le premier dans l’ambassade, suivi des six gorilles entourant Furuki et de l’interprète japonais qui aurait nettement préféré être ailleurs. Ils gravirent lentement l’escalier. Un des gorilles portait une serviette noire contenant les cinq cent mille dollars en billets de cent… La porte du bureau était fermée. Ils continuèrent dans l’escalier désert. Après le second étage, l’escalier était beaucoup plus étroit. La porte donnant sur le toit était ouverte, un vent glacial s’y engouffrait. Malko s’y engagea le premier.

Le ronflement de l’hélicoptère emplit ses oreilles dès qu’il émergea sur le toit-terrasse. Le rotor du gros appareil produisait un vent furieux. Malko s’arrêta, tous les muscles contractés. Il n’y avait personne sur la terrasse, mais la large porte rectangulaire de l’hélicoptère était ouverte. Un Japonais était assis sur le plancher de l’appareil, les jambes pendantes, une mitraillette au poing, le visage masqué par un bas de femme qui lui donnait un air grotesque.

Les « gorilles » émergèrent à leur tour, encadrant Furuki. De nouveau, celui-ci semblait étrangement mal à l’aise. Malko s’avança vers l’hélicoptère, seul.

Quand il ne fut plus qu’à un mètre, décoiffé par le souffle du rotor, il s’arrêta. Il distinguait vaguement plusieurs silhouettes dans l’hélicoptère. Il se retourna et fit signe à l’interprète de le rejoindre. Le Japonais à la mitraillette le considérait fixement, sans bouger.

L’interprète arriva à sa hauteur.

— Demandez-lui où est l’ambassadeur, dit Malko.

L’interprète obéit, criant à cause du vacarme. Aussitôt, la fille aux yeux globuleux apparut, tandis que son complice disparaissait dans l’hélicoptère. Elle sauta à terre. Malko se dit qu’avec sa veste de toile elle devait grelotter. Son complice avait un manteau, lui. Mais elle ne paraissait pas souffrir du froid…

Le visage dur, elle s’avança vers Malko, un pistolet automatique dans la main droite. Elle le toisa avec arrogance.

— Qui êtes-vous ?

Son anglais était zézayant, mais cela ne donna pas envie de rire à Malko.

— Cela n’a aucune importance, dit-il. Je suis chargé de vous remettre Furuki contre Roy Henderson. Les autres otages sont-ils sains et saufs ?

— Oui, fit-elle. Vous avez l’argent ?

— Oui, dit Malko.

La terroriste regardait dans la direction des gorilles. Elle poussa une exclamation :

— Mais il est blessé !

— C’est un accident, dit Malko. Sans gravité.

Hiroko n’insista pas. D’une voix sèche, elle ordonna :

— Donnez l’argent.

Malko se retourna et fit signe au gorille porteur du trésor. Celui-ci s’approcha. Malko lui prit la sacoche et la tendit à la Japonaise. Elle la lui arracha des mains et la jeta derrière elle dans l’hélicoptère. Aussitôt le Japonais au visage masqué s’accroupit, ouvrit la sacoche et examina les billets. Malko se dit que c’était le moment, qu’il n’y avait plus qu’un terroriste hors de vue… Mais il aurait fallu un plan. Le Japonais jeta un mot à Hiroko et disparut avec la sacoche.

La Japonaise fixa Malko.

— Furuki, maintenant.

Malko ne bougea pas.

— Faites descendre d’abord Roy Henderson.

Les yeux globuleux de la fille jetèrent un éclair.

Malko était frappé par l’éclat de ses yeux noirs. Comme s’il y avait eu une pellicule de vernis sur les prunelles.

— Non. Nous le gardons tant que nous ne serons pas en sécurité…

Malko secoua la tête, calmement. Avec, quand même, un point désagréable au creux de l’estomac.

— Je ne vous remettrai pas Furuki tant que Roy Henderson ne sera pas hors de cet hélicoptère.

Hiroko cria en agitant son pistolet :

— Nous allons tous sauter, si vous trichez !

— Je ne triche pas, répliqua Malko. Je respecte les engagements.

La Japonaise le fixait, les lèvres serrées. Un bloc de haine. Malko sentait sa fureur d’être ainsi défiée devant ses complices. Elle était capable de faire tout sauter. Il se souvint de ce qu’on lui avait dit de sa férocité. Il attendit. Les « gorilles », qui ne pouvaient suivre la conversation à cause du bruit, sentirent que quelque chose, ne tournait pas rond et se resserèrent autour de Furuki. Malko sentit qu’il fallait débloquer la situation. Au risque de provoquer un drame. Il cria, pour dominer le bruit du rotor :

— Décidez-vous. Sinon, nous redescendons.

Il tablait sur la fatigue nerveuse des terroristes après plus de deux jours de tension. Redescendre dans l’ambassade, c’était tout recommencer à zéro. Avec un seul otage, cette fois.

L’interprète, les yeux pleins de larmes à cause du froid, essayait de se confondre avec le ciment…

Le visage de la terroriste était de pierre. Sans répondre directement à Malko elle cria un ordre à ses complices. Aussitôt un homme d’une cinquantaine d’années apparut à la porte de l’hélicoptère, l’air visiblement épuisé.

L’ambassadeur des États-Unis au Japon.

Il grimaça un sourire à l’intention de Malko.

— Faites vite, dit-il. Je n’en peux plus. Ça a été terrible.

La Japonaise braqua son pistolet sur le diplomate.

— Dépêchez-vous, ordonna-t-elle, sinon, je le tue.

Malko se retourna et fit signe aux gorilles. Le groupe approcha. Furuki avait repris son attitude de défi. Il riait tandis qu’un des Américains détachait les menottes. Les cinq autres gorilles, armes braquées, étaient immobiles comme des statues. Prêts au massacre. Malko se sentait glacé. Le froid et le stress. Aussitôt détaché, Furuki vint se placer derrière la jeune femme.

Il se retourna, face à Malko. Celui-ci vit alors son regard plein de désespoir et l’étrange crispation de sa bouche, comme s’il se retenait de pleurer. Hiroko lui jeta un seul mot, et il se précipita à l’intérieur de l’hélicoptère.

Roy Henderson, l’ambassadeur, n’avait pas bougé. C’était le moment délicat.

— Avancez vers nous, cria Malko au diplomate.

Celui-ci hésita quand même une fraction de seconde avant de franchir les quelques cinq mètres qui le séparaient des gorilles. Le rotor continuait son bruissement régulier, noyant tous les bruits et les paroles.

Les gorilles commencèrent à reculer lentement, sans lâcher l’hélicoptère des yeux. Deux d’entre eux se placèrent automatiquement entre le diplomate et l’hélicoptère, lui faisant un rempart de leur corps.

Malko demeura face à face avec Hiroko. Il avait l’impression d’avoir vieilli de vingt ans en dix minutes…

— Tout est réglé, maintenant, dit-il.

Hiroko savait-elle qu’une mitrailleuse installée sur le toit de l’hôtel Okura était braquée sur l’hélicoptère, au cas d’une trahison de dernière minute ? Elle toisa lentement Malko, sans un mot, puis recula et se hissa dans l’hélicoptère.

— L’Armée Rouge frappera où elle voudra et quand elle voudra, hurla-t-elle. Jusqu’à la destruction du capitalisme.

Elle disparut dans l’appareil, et aussitôt le bruit du rotor augmenta. L’hélicoptère trembla sur ses roues, se souleva légèrement, puis s’arracha d’un coup. Malko, les mains dans les poches de son manteau, le regarda s’élever et s’enfoncer dans le brouillard qui recouvrait Tokyo. On ne vit plus bientôt que ses feux de position, puis plus rien… Aussitôt Malko se retourna et s’aperçut que l’ambassadeur avait disparu. Il ne restait que Chris Jones et Milton Brabeck. En bas, c’était un remue-ménage incroyable. La chasse commençait.


* * *

Roy Henderson pleurait, effondré dans un fauteuil du bureau du Premier conseiller au milieu d’un brouhaha de fin du monde. Les policiers avaient condamné le bureau de l’ambassadeur pour le passer au peigne fin à la recherche d’indices. Malko, encore assourdi par le grondement de l’hélicoptère, fut entouré d’un groupe bruyant et chaleureux. Un vieux Japonais tout sec, le préfet de Tokyo, multipliait les courbettes comme s’il était l’empereur.

— Il dit que vous avez été fantastique, traduisit Tom Otaku.

Dehors, des policiers envoyaient frénétiquement des messages radio. Les premiers journalistes se frayèrent un chemin à travers la masse des policiers. Un camion de la NHK s’installa dans le parking. Chris Jones grogna à l’oreille de Malko.

— Enculés de gooks ! Ils nous ont bien eus…

Tom Otaku, qui avait entendu, arbora un sourire confiant sur son visage grassouillet.

— Tous les policiers de Tokyo sont sur les dents. Vingt-cinq hélicoptères patrouillent au-dessus de la ville. Les radars militaires sont alertés.

La tension se dénouait brusquement. Malko avait du mal à garder les yeux ouverts, étourdi par le long voyage, l’épreuve avec Hiroko et le tumulte qui l’entourait.

— Je suis sûr qu’on pouvait les flinguer, fit Milton Brabeck. Ils n’étaient que trois. On était six.

— Non, dit Malko.

Un civil fendit la foule et arriva droit sur lui, la main tendue.

— Merci, fit-il. Vous avez été formidable. Je m’appelle Al Borzoï, je suis le conseiller militaire.

C’était un homme massif, un peu empâté, au regard fuyant sous des paupières lourdes, le cheveu très noir avec une espèce de bec-de-lièvre qui lui soulevait la lèvre supérieure. On avait parlé de lui à Washington. Malko savait que c’était le chef de station de la C.I.A. à Tokyo. Il aurait affaire à lui. Borzoï était un bon professionnel. Un analyste surtout, peu accoutumé à l’action clandestine.

La C.I.A. était chez elle au Japon. Rien qu’autour de Tokyo il y avait quinze bases américaines importantes. Les Japonais collaboraient sans détours. Le plus gros travail de la C.I.A. était d’espionner la Chine… Par personne interposée. Et de surveiller les progrès des relations nippo-soviétiques.

Al Borzoï remua l’énorme gourmette de son poignet droit en allumant une cigarette. Il souffla la fumée avec délices.

— J’ai cru que ces dingues allaient tous vous tuer, dit-il.

Malko n’en pouvait plus. Il s’excusa rapidement et chercha des yeux William Lowell.

— Faites-moi conduire à mon hôtel, dit-il. Sinon cet épisode aura fait une victime de plus.

Il n avait même pas envie de suivre les péripéties de la chasse à l’hélicoptère. Il faillit tomber endormi en s’enfonçant dans les coussins de la Cadillac après s’être frayé un chemin dans la meute qui assiégeait l’ambassade.

Le chauffeur prit place au volant, et ils démarrèrent précédés par une voiture de police.


* * *

Les pylônes métalliques balisés de feux rouges des antennes radio du ministère de l’Intérieur surgirent du brouillard. L’hélicoptère volait littéralement au ras des toits depuis son décollage de l’ambassade. Il ne lui avait pas fallu plus d’une minute pour parcourir les deux kilomètres.

— Descends, ordonna Hiroko au pilote.

Ils survolaient le quartier des ministères, en bordure de Hibaya Park, la grande esplanade en plein coeur de Tokyo, à côté des cent dix hectares du Palais Impérial cerné de douves. Le seul grand espace vert préservé du béton. En face on devinait les lumières des buildings modernes bordant Hibaya Dori Avenue. De l’autre côté c’était Ginza, le quartier des bars et des boutiques. L’hélicoptère glissa vers les pelouses de Hibaya Park. Le pilote y voyait à peine. Il faillit atterrir sur une des nombreuses voies qui coupaient le parc, frôla des arbres et toucha terre avec une secousse brutale. Le brouillard était si épais qu’on distinguait à peine les hauts buildings de Hibaya Dori, pourtant à moins de trois cents mètres. Seule la publicité rouge de la QANTAS à Hibaya Corner émergeait du brouillard.

— Descendez ! cria Hiroko.

Les trois Japonais obéirent.

Hiroko braqua son Beretta sur le dos du pilote et appuya sur la détente. Sans s’arrêter de tirer, elle passa au copilote, tirant jusqu’à ce que le chargeur soit vide. Les deux hommes s’effondrèrent sur leurs commandes.

Hiroko sauta à terre. Elle ne pouvait se permettre de prendre le moindre risque. Vivants, les pilotes auraient immédiatement signalé leur position.

Les quatre terroristes partirent en courant vers la voiture qu’ils avaient garée près de la Hibaya Library trois jours plus tôt. Une Datsun crème. Ignorant à quel point leurs projets seraient facilités par le brouillard… Hiroko ouvrit les portières. Ils jetèrent les armes dans le coffre et s’entassèrent dans la voiture. Furuki s’était assis à l’arrière sans dire un mot. On ne voyait plus l’hélicoptère. Le moteur démarra tout de suite, et ils se ruèrent à travers Hibaya Park pour rattrapper Ushidori Dori qui remontait vers le nord en longeant les douves du Palais Impérial.

La police ne pouvait pas avoir prévu de barrages partout dans cette agglomération de vingt-cinq millions d’habitants.

Hiroko, la sacoche aux cinq cent mille dollars sur ses genoux, avait envie de crier de joie. Dans le rétroviseur, elle chercha le regard de Furuki. Elle avait hâte de se retrouver avec lui dans leur repaire. Pour assouvir enfin sa haine.

Загрузка...