Chapitre XVI

Malko sortit de la boutique d’antiquités, poursuivi par les courbettes de la vendeuse, comme s’il avait acheté tout le magasin. Il s’était, hélas, contenté d’un très beau « biscuit » du XVIIIe chinois, une pièce délicate qui ne déshonorerait pas la collection de M. Kawashi. Une folie financière, supportée par Malko. Mais il voulait absolument témoigner sa reconnaissance au président du syndicat des racketteurs. La remise du modeste cadeau devait s’effectuer le jour même, au cours d’un déjeuner mis au point par M. Yamato. Comme il n’était que midi, Malko décida de flâner un peu dans Ginza. Une foule pressée s’échappait des portes du grand magasin Mitsukochi, attendant sagement pour traverser au carrefour de Ginza Dori et Chuo Dori. Les haut-parleurs hurlèrent, et les piétons se lancèrent docilement sur la chaussée, traversant en diagonale. Malko continua tout droit, vers Hibaya, lorgnant les vitrines d’un oeil distrait. La veille, il s’était acheté un vieux sabre de samouraï qui irait enrichir la salle d’armes du château de Liezen. La seule bonne chose qu’il ramènerait du Japon.

Il avait échappé à la bronchite en buvant une bouteille entière de vodka Laïka après son bain forcé dans le port de Tokyo. Toutes les recherches pour retrouver Hiroko et ses complices avaient été vaines. Le taxi qui avait emmené Malko était volé, comme la camionnette retrouvée abandonnée. Les terroristes s’étaient volatilisés dans le métro. Depuis trois jours, Malko, à part quelques rares visites à Borzoï et à Tom Otaku pour des formalités administratives, se reposait. La veille, il avait dîné avec Kuniko, après le Hawa. Elle l’avait emmené ensuite chez elle, un minuscule deux pièces entièrement laqué de noir, au sol recouvert d’une moquette bordeaux. Pratiquement sans meubles, sauf le grand lit au ras du sol et quelques coffres. Après avoir fait l’amour sans passion, Kuniko avait longuement parlé à Malko de ses rêves de respectabilité : épouser un haut fonctionnaire.

Maintenant, il ne lui restait plus qu’à quitter le Japon. Furuki retrouvé, la poursuite d’Hiroko redevenait une affaire purement japonaise. Ce que Tom Otaku avait fait comprendre dans un éblouissement de courbettes à Al Borzoï. Le gouvernement japonais ne pouvait tolérer qu’un agent de la C.I.A. – même aussi honorable que le Prince Malko – se promène dans Tokyo en déclenchant des massacres. Le Kohan retrouverait Hiroko, tôt ou tard. Sans l’aide de la Central Intelligence Agency.

Malko s’était incliné. Sans regret. Certain qu’Hiroko n’essaierait plus de le tuer. Déçu quand même par son échec. Trop de gens étaient morts pour rien, y compris le très candide Max Sharon.

Arrivé à la hauteur du building de l’Asahi-Shimbuni, il tourna à gauche pour rejoindre l’Imperial en suivant la petite rue étroite et pittoresque parallèle aux voies ferrées en surélévation.

M. Yamato l’attendait sagement dans le hall, tiré à quatre épingles comme à son habitude. Impénétrable et convenable. Malko ignorait encore où se déroulait le déjeuner. Il suivit le Japonais, portant avec précautions son « biscuit ».

La grosse Nissan noire était là avec le chauffeur à col roulé. Yamato et Malko s’installèrent à l’arrière et la voiture prit la direction du sud, rejoignant l’Expressway n° 1, vers Haneda. Un quart d’heure plus tard, Malko passa près de l’endroit où Hiroko avait failli l’abattre… Puis, ils dépassèrent Haneda, quittèrent l’Expressway pour s’enfoncer dans un quartier industriel bordant la mer. Malko commençait à se demander où ils allaient.

Quarante-cinq minutes plus tard, ils débouchèrent sur un pier, après avoir franchi des ponts, des écluses, longé des monceaux de marchandises attendant d’être chargées sur les dizaines de cargos qui faisaient la queue dans la baie de Tokyo.

La Nissan s’arrêta au bord de l’eau, et le chauffeur descendit ouvrir les portières. Un petit cabin-cruiser attendait avec deux hommes à bord.

— Où allons-nous ? demanda Malko.

M. Yamato sourit mystérieusement :

— C’est une surprise, Malko-san.

L’odeur de goudron, de poisson et de fuel soulevait le coeur. Malko monta sur le pont sale et, aussitôt, le petit bateau piqua à travers la baie de Tokyo. À perte de vue, il n’y avait que des grues, des entrepôts, des citernes, des bateaux ancrés. Des cheminées fumaient, obscurcissant le ciel. On ne voyait même pas les installations pétrolières de Kawasaki, à quelques kilomètres au sud. L’eau de la baie semblait sortir directement d’un égout…

Un jet décolla au-dessus de leur tête. D’où ils étaient, Tokyo apparaissait comme un monstrueux chancre gris.

Ils naviguèrent ainsi une quinzaine de minutes, puis le paysage changea : en mer, il n’y avait plus que des pétroliers, faisant la queue pour décharger leur pétrole directement sur des pipe-lines flottants. Sur les quais, c’était un enchevêtrement à l’infini de citernes gigantesques. L’air était imprégné de l’odeur fade des hydrocarbures. M. Yamato tendit la main vers la côte :

— Ici, c’est Kisarazu, fit-il, et là, Chiho, les plus grandes installations pétrolières de la baie.

Le cabin-cruiser ralentit, courut sur son erre, pour se mettre à couple avec une grosse jonque ventrue, ancrée entre deux pétroliers, longue d’une centaine de pieds, qui semblait minuscule à côté de ces monstrueux réservoirs flottants. Le marin donna un petit coup de sirène, et deux marins apparurent sur le pont de la jonque. Sales et dépenaillés. En reconnaissant M. Yamato, ils s’affairèrent aussitôt à descendre l’échelle de coupée. Poliment, M. Yamato s’effaça pour laisser passer Malko.

Celui-ci commençait à trouver que M. Kawashi avait des goûts bizarres… Ce n’était pas très romantique de se retrouver dans ce ballet de pétroliers, au milieu de la pollution, et de la saleté. Des poissons crevés flottaient un peu partout, asphyxiés.

Charmant présage, Malko réalisa tout à coup que le précieux « biscuit » était resté à bord de la Nissan.

Le pont était plus propre que la coque. Un des marins emmena les deux hommes vers l’arrière, leur ouvrit une porte de bois vernis. Malko descendit quelques marches et se retrouva dans un cadre totalement inattendu. Un énorme divan en U faisait le tour de la pièce, les murs étaient tendus de velours rouge, les hublots obscurcis par de la peinture noire, l’éclairage assuré par des lampes tamisées.

— Asseyez-vous, Malko-san, dit Yamato.

Malko s’enfonça dans un coin du canapé, devant une table basse encombrée de bouteilles de J & B, et même du Moët et Chandon. Il leva les yeux sur une gravure accrochée en face de lui, d’un érotisme précis et compliqué. Il y en avait une douzaine semblables autour de la pièce.

Un claquement de talons résonna sur les marches de bois. Des jambes apparurent, assez fortes, découvertes jusqu’à mi-cuisse par une mini noire. Puis une poitrine agressive, puis un visage dur et plat, encadré d’une frange. La nouvelle venue salua les deux hommes d’un signe de tête et s’assit en croisant les jambes, à côté de Malko.

— Mademoiselle Aube Triomphante ne parle pas anglais, dit Yamato, aussi je vous traduirai.

Malko commençait à en avoir assez des mystères.

— Qui est cette fille et où sommes-nous ? demanda-t-il.

Le karatéka eut un sourire embarrassé.

— Ce bateau appartient à Kawashi-san. C’est un… (Il chercha le mot.) Il y a des filles à bord.

Un bordel flottant.

— C’est pour les marins des pétroliers, expliqua Yamato. Ils n’ont pas le temps d’aller à terre. Ensuite, ils repartent directement sur le Golfe Persique. Et là-bas, c’est la même chose. Ils restent six mois sans voir leur famille. Alors, il faut les distraire.

Le bon M. Kawashi s’en était occupé.

Figée, Mademoiselle Aube Triomphante semblait se désintéresser totalement de la conversation des deux hommes. Habituée à être choisie. Malko se demanda soudain si on ne lui refaisait pas le coup de Mademoiselle Riz Précoce… Au nom du folklore.

— Mais que faisons-nous ici ? demanda-t-il. M. Kawashi veut que je visite ses installations ?

Yamato secoua la tête.

— À cause de ceci, Malko-san.

Il sortit de sa poche un billet plié en quatre et le lui tendit. Malko le déplia et, instantanément, fut en alerte. C’était un billet de cent dollars, neuf et craquant.

— C’est cette fille qui avait ce billet, expliqua M. Yamato. Hier, elle a demandé à le changer contre des yens, parce qu’aujourd’hui c’est son jour de sortie. Quelqu’un m’a prévenu, et j’ai trouvé cela bizarre. J’en ai parlé à Kawashi-san. Il m’a demandé de vous amener ici.

— Comment l’a-t-elle eu ?

Yamato se tourna vers la pute et lui adressa la parole sur un ton cassant. Elle décroisa ses jambes, les recroisa, mal à l’aise, avec un regard en coin pour Malko, puis se mit à parler d’un ton monocorde. M. Yamato traduisant au fur et à mesure.

— Elle dit que c’est un client, un « bosco »[23], qui le lui a donné, il y a quatre jours. Il emmenait un pétrolier jusqu’à Kawasaki et paraissait plein d’argent. Il avait plusieurs billets semblables. Elle lui a demandé comment il se les était procurés. Comme l’homme était ivre, il lui a dit qu’il en avait encore beaucoup d’autres, qu’il rendait service à des gens qui voulaient quitter le Japon clandestinement.

La fille s’arrêta.

Le cerveau de Malko travaillait à six mille tours. Cherchant ce qui pouvait clocher. Mademoiselle Aube Triomphante ne se faisait sûrement pas payer cent dollars.

— Dans quelles circonstances lui a-t-il donné cet argent ? demanda-t-il.

Yamato traduisit. La fille eut un ricanement silencieux, lâcha quelques phrases que le Japonais convoya avec précaution jusqu’à Malko.

— Ah noneh… Il voulait qu’elle lui fasse quelque chose de tout à fait spécial, neh ? Alors, il a enroulé le billet, neh ? Il fallait qu’elle le prenne avec les dents, neh ?

Le pudique M. Yamato en transpirait. Malko ne le laissa pas en paix.

— Comment a-t-elle vu les autres ?

— Ils étaient tombés de sa poche, il était saoul.

La japonaise fixait Malko avec un sourire idiot et vaguement enjôleur. L’habitude.

— Où est cet homme ? demanda-t-il.

Traduction.

— Elle ne sait pas, dit Yamato. Il doit venir la voir demain après-midi, parce qu’il part après-demain à l’aube sur un pétrolier, le Tofaru. Pour le Golfe Persique.

— Où est le Tofaru ?

— Il arrive cette nuit, traduisit Yamato. Il doit mouiller tout près d’ici.

Malko examina pensivement Mademoiselle Aube Triomphante. Elle soutint son regard, croisa ses cuisses lourdes comme pour les exposer un peu plus. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Yamato et Malko échangèrent un regard éloquent. Il y avait beaucoup de chances pour qu’il s’agisse d’Hiroko et de ses complices. C’était une façon pratique de quitter le Japon. Il était facile de se cacher sur un énorme pétrolier repartant à vide, avec la complicité d’un membre de l’équipage. D’autant qu’il ne venait même pas à quai.

— Il faut que cette fille quitte ce bateau, dit Malko. Si c’est ce que nous pensons. Sinon, elle risque de commettre une indiscrétion.

Yamato approuva avec enthousiasme.

— C’est facile, Malko-san. Nous allons l’emmener avec nous, et je la confierai pour deux ou trois jours à des amis.

Yamato se tourna vers la fille et lui dit quelques mots. Son visage s’éclaira, et elle se leva aussitôt, visiblement ravie de s’en aller.

— Je vais vérifier si ce billet fait partie de ceux remis à Hiroko, proposa Malko.

Immédiatement, il sentit la réticence de Yamato. Ce dernier avança d’une voix douce :

— Malko-san, Kawashi-san tient à ce que cette affaire demeure absolument secrète. Il vous le dira lui-même.

Malko n’insista pas. De nouveau, les hauts talons firent claquer les marches et Mademoiselle Aube Triomphante réapparut, radieuse, les joues rouges, un petit sac à la main. Prête à partir sans se poser de question.

— Son bosco ne sera pas inquiet de ne pas la voir ? s’enquit Malko.

— Non, dit Yamato. On dira qu’elle était malade, qu’elle est partie se soigner. Cela arrive souvent.

Charmant.

Ils redescendirent tous les trois l’échelle de coupée, restèrent sur le pont du petit cabin-cruiser qui s’éloigna aussitôt du bordel flottant, se faufilant entre les pétroliers. Malko avait du mal à contenir son excitation. Il tenait peut-être enfin le moyen de prendre sa revanche sur Hiroko.

Mademoiselle Aube Triomphante tira de son sac un petit atomiseur de parfum et le montra fièrement à Malko : c’était du Miss Dior.

Le snobisme n’avait plus de frontière.


* * *

M. Kawashi portait toujours la même cravate blanche et une chemise empesée. Les sparadraps qui maintenaient ses paupières ouvertes étaient neufs. Mais il semblait nerveux et buvait son thé brûlant à petites gorgées rapides, avec de brefs coups d’oeil à la pagode à trois étages, joyau du jardin entourant le restaurant Chinsan-zo, insolite îlot de verdure au milieu du béton de Bunkyo-Ku, gigantesque caravansérail comportant des dizaines de salles consacrées aux mariages traditionnels de la petite bourgeoisie de Tokyo. Plusieurs mariages se célébraient ce jour-là, et Malko avait croisé des Japonaises en kimono d’apparat, affairées et rougissantes. En revanche, la grande salle où déjeunaient Kawashi et ses invités était presque vide. Par déférence envers le président du syndicat des racketteurs, on avait laissé plusieurs tables vides autour de la sienne.

Comme on arrivait au dessert, M. Yamato engagea la conversation sur les choses sérieuses :

— Kawashi-san est très heureux de la coïncidence qui va nous permettre de prendre notre revanche sur l’abominable Hiroko-san, énonça Yamato.

Malko approuva de la tête. À la japonaise. Attendant la suite.

Yamato continua au milieu de mille circonlocutions :

— Kawashi-san est prêt à vous donner toute l’aide dont vous aurez besoin, mais il ne faut pas prévenir la police.

Autrement dit, intercepter Hiroko et sa bande avec les moyens du bord. Au risque de la laisser filer.

— Cela peut être très dangereux, objecta Malko, ces terroristes sont bien armés et n’hésiteront pas à se défendre.

M. Kawashi eut un sourire cruel et dit une phrase en japonais à M. Yamato :

— Les hommes de Kawashi-san se disputeront la joie immense de sauver son honneur, affirma M. Yamato. Cette abominable Hiroko-san l’a défié d’une façon intolérable.

Malko comprit que ce n’était pas la peine d’insister. Le gangster voulait régler ses comptes avec Hiroko, tout seul. Il avait prévenu Malko par pure courtoisie. C’était une histoire entre Japonais où il n’était au fond qu’une pièce rapportée… Il but une gorgée de son thé au gingembre, poivré et brûlant.

— Il faudrait la capturer vivante, suggéra-t-il.

M. Kawashi bredouilla quelques mots. Yamato énonça aussitôt d’un ton docte :

— Le venin du serpent mort n’est plus dangereux.

Encore une illusion qui s’en allait. Le Japonais était une race féroce. Il n’y avait plus qu’à régler les détails de la mise à mort de la terroriste. Si tout se passait bien.

— Comment allons-nous procéder ? demanda-t-il.

— Il faut attendre qu’ils soient sur le pétrolier, conseilla M. Yamato. Comme cela, ils ne pourront pas s’échapper. Nous viendrons deux ou trois heures avant le départ et nous ferons avouer à cet homme où il les a cachés. Ainsi, nous les prendrons par surprise.

— Combien comptez-vous amener d’hommes ? demanda-t-il.

Yamato sourit :

— Autant que vous voulez, Malko-san.

Ce n’était pas non plus utile de monter à l’assaut avec un régiment.

Je pense qu’une demi-douzaine suffira, dit Malko. Avec vous et moi. Ils seront armés ?

— Certains, fit Yamato avec réticence.

Ce n’était pas dans les habitudes japonaises. Malko se dit que trois hommes armés, plus l’effet de surprise feraient l’affaire. De toute façon, il n’avait pas le choix. Ce n’était pas le moment d’aller demander du renfort à Borzoï.

— Et les autres ?

Yamato sourit modestement.

— Ils savent se battre avec leurs mains.

Et casser des pierres avec leur tête. Malko avait autant confiance dans les truands de Kawashi que dans les fonctionnaires du Kohan qui avaient failli le laisser se faire abattre par Hiroko.

Malko prit une coupe de saké et la leva.

— Que la chance soit avec nous. Kampai !

Kampai ! firent en choeur Yamato et Kawashi.

Загрузка...