XXII LA ROUTE DE DUNKERQUE

Pardaillan, après le départ de Fausta et de Guise, était demeuré à sa place, dans la galerie, assez abasourdi de ce qu’il venait d’entendre.


«Mordieu! songea-t-il, quel dommage que cette femme soit pétrie de méchanceté! Du courage, de grandes pensées, une vaste ambition, une éclatante beauté… quel admirable type de conquérante! C’est vrai qu’elle a une façon spéciale de témoigner sa reconnaissance aux gens! À peine l’ai-je tirée des mains de Sixte qu’elle lance le Balafré à mes trousses… Mais après tout…»


Pardaillan en était là de ses réflexions lorsqu’il vit rentrer Fausta dans la salle du trône.


«Ce serait le moment, pensa-t-il, de me montrer et de lui reprocher la vilenie qu’elle a commise à mon égard!… Mais que diable fait-elle?… Elle pleure?… Pourquoi?…»


Fausta, en effet, était tombée sur un siège, le visage dans les deux mains, et le bruit d’un sanglot parvenait au chevalier. En proie à une émotion étrange, Pardaillan allait peut-être s’avancer, lorsque Fausta, relevant et secouant la tête comme pour écarter à jamais les pensées qui l’assaillaient, appela en frappant du marteau sur un timbre.


Un laquais parut aussitôt, s’avança jusqu’à quelques pas de Fausta et se tint immobile. Alors Fausta se mit à écrire. Sans doute ce qu’elle écrivait était grave et difficile à dire, car souvent elle s’arrêtait, pensive.


La lettre était longue. Ce ne fut qu’au bout d’une heure que Fausta la cacheta. Alors elle se tourna vers le laquais, ou du moins l’homme qui semblait être un laquais.


– Où est le comte?


– À son poste: près de la basilique de Saint-Denis.


– Faites-lui parvenir cette lettre. Qu’il l’ait demain matin à huit heures. Qu’il se mette aussitôt en route. Qu’il gagne Dunkerque directement. Et qu’il remette la missive à Alexandre Farnèse.


Le laquais prit le pli cacheté et s’éloigna.


– Dites-lui, ajouta alors Fausta en le rappelant, dites-lui qu’à son retour, s’il ne me trouve pas ici, il devra pousser jusqu’à Blois…


L’homme disparut.


«Bon! pensa Pardaillan. C’est la lettre qui ordonne à Farnèse de tenir son armée prête à entrer en France pour que M. le duc de Guise devienne empereur de l’Europe, de l’Afrique et autres lieux… Allons donc!…»


Bientôt Fausta se leva et se retira. Puis, au bout de quelques minutes, un autre laquais parut, qui éteignit les flambeaux. Quelques bruits qui parvenaient encore à l’oreille de Pardaillan s’arrêtèrent l’un après l’autre, et il fut évident que tout dormait dans le palais.


Alors, Pardaillan, sa dague à la main, se mit en route. Il marchait au hasard, s’orientant au jugé, et avec une telle lenteur, de telles précautions qu’une demi-heure s’écoula entre le moment où il quitta son poste d’observation et celui où il parvint dans une pièce assez vaste qu’éclairait faiblement une lanterne accrochée au mur. Pardaillan reconnut aussitôt cette pièce. C’était le vestibule du palais Fausta.


Soit que la surveillance parût moins urgente dans le palais, soit que les deux gardiens ordinaires eussent fait partie de la bande qu’avait entraînée Rovenni, le vestibule était désert.


La porte, que du dehors on eût été obligé d’enfoncer, était au contraire facile à ouvrir du dedans. Les énormes verrous qui la barricadaient, soigneusement entretenus, glissaient bien et sans bruit; en quelques minutes, Pardaillan eut ouvert la porte et se trouva dehors.


À ce moment, la demie de minuit sonnait à Notre-Dame. Pardaillan rajusta tant bien que mal la porte, non par scrupule, mais dans l’espoir que l’éveil ne serait pas donné trop tôt, et alors, ayant poussé un large soupir de satisfaction, il prit d’un bon pas le chemin de la rue Saint-Denis, c’est-à-dire le chemin de la Devinière , où il arriva sans encombre.


L’auberge était fermée. Mais bien que tout y parût plongé dans un profond sommeil, Pardaillan avait une manière à lui de frapper. Et il paraît que cette manière était la bonne, car au bout de dix minutes, une servante mal réveillée lui ouvrit.


– À dîner! fit le chevalier qui mourait de faim.


– Monsieur le chevalier, je tombe de sommeil, fit la pauvre servante. Pardaillan regarda la fille de travers. Mais ayant constaté que vraiment elle ne mentait pas:


– Eh bien, fit-il en souriant, va dormir, va. Seulement, dis-moi, mon lit est-il prêt?


– Vous n’avez qu’à vous glisser dans les draps, monsieur le chevalier.


– Fort bien. Maintenant, écoute: te charges-tu de me réveiller à six heures du matin?


– Oui-da, puisque je me lève à cinq.


– Bravo! Va donc dormir. Seulement si tu oublies de me réveiller, non seulement je te fais chasser par dame Huguette, mais je te coupe les cheveux, ras comme à une nonne, en sorte que ton amoureux, si tu en as un, te tournera le dos, et que si tu n’en as pas…


– J’en ai un! s’écria la fille en riant. Mais soyez tranquille, monsieur, on sait assez les honneurs qui vous sont dus dans cette maison où vous êtes plus maître que la maîtresse…


Sur ces mots, la malicieuse servante se sauva, laissant Pardaillan presque mécontent de sa générosité.


– Ça m’apprendra grommela-t-il, à avoir pitié du sommeil d’une maritorne… Pauvre Huguette!… Voilà sa réputation en péril… Et pourtant!… Mais je vais enrager de faim et de soif…


Et le chevalier, pénétrant dans la cuisine, alluma deux flambeaux; puis il se défit de son épée, ôta son pourpoint et sa casaque de cuir. Puis, comme il connaissait admirablement la maison, il descendit à la cave et en remonta avec deux bouteilles. Alors, il alla au bûcher et en revint avec un fagot qu’il jeta dans l’âtre et auquel il mit le feu. La flamme pétilla. Et dans les yeux de Pardaillan pétillait aussi une flamme de bonté, de bonne humeur et d’ironie.


– Si monseigneur le duc de Guise, si Fausta, Bussi-Leclerc, et Maineville… tous ceux qui courent et ont couru après moi pour me tuer, qui n’ont pas assez de pistolets, de rapières, de dagues et d’arquebuses pour me faire la chasse, qui mettent une armée sur pied pour me prendre mort ou vif, s’ils me voyaient, dis-je, en bras de chemise, allumant le feu et me préparant à faire sauter une omelette… j’entends d’ici leur éclat de rire… s’ils me voyaient saisir le manche de cet admirable poêlon, et remplir en toute conscience, je m’en vante, le rôle d’un bon cuisinier… oui, quel éclat de rire!…


Et Pardaillan, son poêlon à la main, se mit à rire… À ce moment, derrière lui, comme un écho éclata un autre rire…


– Hein! s’écria Pardaillan qui se retourna prêt à sauter sur son épée. Mais il se rassura aussitôt. Le rire était sonore, frais et clair. Et il ne pouvait sortir que d’une bouche jeune et amie… En effet, c’était Huguette qui, arrêtée sur le seuil de la cuisine, contemplait le chevalier en riant de tout son cœur…


– Je renverrai Gillette, dit-elle en s’avançant et en arrachant le poêlon des mains de Pardaillan.


– Ma chère amie, dit Pardaillan, c’est moi qu’il faut renvoyer en ce cas. Car c’est moi qui ai forcé la pauvre fille à aller dormir, dans la crainte que, à demi sommeillante comme elle était, elle ne laissât brûler l’omelette. Mais laissez-moi faire, et vous verrez…


– Asseyez-vous, dit Huguette. Ici, c’est moi qui commande.


En un tour de main, Huguette eut mis le couvert sur une petite table qu’elle approcha de la grande flambée de l’âtre. Quelques minutes plus tard, Pardaillan, avec ce bel appétit qu’il avait aussi robuste qu’à vingt ans, attaquait l’omelette que lui servait Huguette, et vidait le verre que la bonne hôtesse venait de lui remplir à ras bord.


Ce fut un dîner complet. Un des meilleurs qu’eût jamais fait Pardaillan, qui en avait fait de si bons dans sa vie. La cuisine était toute claire de la flambée. Le repas était succulent. Le vin exquis. Sous la table ronflait Pipeau, le vieux chien de Pardaillan. L’hôtesse, en jupe courte, allait et venait, souriante… Jamais Pardaillan n’avait senti un tel bien-être l’envahir peu à peu…


Huguette le contemplait en souriant. Et certes, ce regard était à ce moment plutôt celui d’une amie, d’une sœur, que d’une amante. Huguette avait bien pu, dans une terrible circonstance, laisser échapper le secret de son amour. Mais le calme revenu, la paix solidement établie pour longtemps, du moins cela lui semblait ainsi, elle redevenait ce qu’elle était en réalité, c’est-à-dire la bonne hôtesse.


Que demandait Huguette, en effet? Pas autre chose que de voir le chevalier s’installer dans son auberge. Le voir tous les jours, tranquille, heureux, paisible, le servir, le soigner comme un enfant, cela lui semblait le plus joli rêve qu’elle pût faire, et elle n’avait pas d’autre prétention. Seulement, ce rêve ouvrait la porte à d’autres rêves…


Qui savait si un jour le chevalier ne serait pas guéri de cet amour qu’il portait au cœur et qu’elle respectait, elle, avec une piété d’autant plus sincère et avec d’autant moins de jalousie que l’objet de cet amour n’existait plus! Quant à la distance qui pouvait séparer Pardaillan gentilhomme, de Huguette hôtesse d’auberge, le chevalier, par son attitude, par ses paroles, par son amitié, avait eu soin de l’effacer lui même.


Mais pour le quart d’heure, l’amour d’Huguette ne se traduisait qu’en dévouement. Et c’est ce dévouement humble dans son apparence, absolu dans le fait, qu’exprimait son beau regard tandis qu’elle contemplait le chevalier.


– Savez-vous, ma chère Huguette, dit Pardaillan, que votre auberge est un véritable paradis?… Voici que je commence à me rouiller quelque peu… je suis las de la vie d’aventure!…


– Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette en soupirant, si cela était!…


– Et cela est, pardieu! De vrai, le harnais commence à me peser; toujours à cheval, toujours par monts et par vaux, par la pluie, par le vent, par le soleil, ne jamais savoir le matin où l’on couchera le soir, eh bien à la longue, cela devient fatigant… je me fatigue, Huguette, je me fatigue!


– Que ne vous reposez-vous? s’écria Huguette palpitante de joie. L’auberge est bonne, l’hôtesse pas méchante: restez-y. Pour vous, monsieur, le meilleur lit de la maison sera toujours prêt, comme le meilleur jambon et la plus vieille bouteille. L’hiver, au coin d’une bonne flambée, il est doux de se reposer, tandis que la neige blanchit la chaussée et que le vent fait grincer les enseignes… Vous me raconterez vos aventures… Vous me direz: J’étais là… voici ce qui m’advint… Je vous écouterai, et à vous entendre, je croirai parcourir le monde en croupe de votre cheval de guerre; et vous, à raconter, vous croirez recommencer votre vie…


– Ah! Huguette, malgré le bon dîner que vous venez de m’octroyer, vous m’en faites venir l’eau à la bouche!…


– Si vous dites vrai, monsieur le chevalier, vous comblez mes vœux… Eh! mon Dieu, ai-je besoin de vous le dire?


– Je sais, fit doucement le chevalier. Vous êtes non seulement la bonne hôtesse, mais le cœur le plus tendre, la femme la plus charmante. Savez-vous que vous êtes poète, ma chère?…


– Moi!…


– Vous!… Vous venez de me tracer un tableau d’intérieur qui devrait faire pleurer de tendresse un vieux loup comme moi. Oui, Huguette, je vous assure que vous m’avez ému, à tel point que j’aurai toutes les peines du monde à reprendre le collier et à me mettre en selle demain matin •


– Demain matin! murmura Huguette qui pâlit et baissa les yeux.


– Il faut qu’à sept heures je sois à Saint-Denis… j’ai envie de visiter la basilique où dorment nos vieux rois…


– Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette dont les beaux yeux tendres se remplirent de larmes, vous m’avez trompée… vous me laissiez espérer… c’est mal… vous reprenez la campagne!…


– Eh bien, oui, mon enfant, c’est vrai; mais écoutez-moi. Je suis obligé, pour mon honneur et aussi pour autre chose… pour une vieille dette à régler… je suis obligé de reprendre campagne. Mais j’espère que cette campagne sera courte… Et puis… si j’en reviens, si le besoin de repos se fait sentir, si je suis debout encore après ce que je vais entreprendre, je vous promets de ne pas chercher gîte ailleurs qu’à la Devinière. Vous savez bien, Huguette, ajouta-t-il plus doucement, que vous êtes tout ce que j’aime au monde, maintenant. Vous êtes mon passé, ma jeunesse… Ici, mon père a vécu… ici, j’ai… mais voici que je me laisse entraîner par le charme du tableau que vous m’avez fait entrevoir, et il faut que demain matin à six heures je sois debout…

– Bonsoir, monsieur le chevalier, fit tristement Huguette.


– Bonsoir, ma chère hôtesse… dit gaiement le chevalier.


Quelques instants plus tard, Pardaillan était couché. Il donna un dernier souvenir à la bonne hôtesse et s’endormit paisiblement sous la protection de cette amie, sachant bien qu’à six heures son cheval aurait eu l’avoine, que sa rapière serait fourbie, et ses vêtements en bon ordre.


À six heures, en effet, la servante réveilla Pardaillan qui commença par aller seller et brider son cheval, puis déjeuna d’une tranche de pâté et d’une demi-bouteille de vin, puis fit ses adieux à Huguette en lui répétant qu’il viendrait vieillir au coin du feu de la Devinière. Puis il se mit en selle devant le perron de la Devinière. Huguette lui offrit le coup de l’étrier et, le regardant s’éloigner, demeura sur le perron aussi longtemps qu’elle put le voir.


– Le reverrai-je jamais? murmura-t-elle en rentrant dans l’auberge.


Un peu après sept heures, Pardaillan s’arrêtait près de la basilique de Saint-Denis, attachait son cheval à un anneau, et pour ne pas se faire remarquer entrait dans un bouchon d’où il se mit à surveiller attentivement la route.


À sept heures et demie, il vit arriver un cavalier venant de Paris, cavalier armé en guerre, et ayant toute la tournure d’un gentilhomme. Il le reconnut à l’instant. C’était le laquais à qui Fausta avait remis la lettre destinée à Alexandre Farnèse.


Le cavalier s’arrêta comme s’était arrêté Pardaillan. Ayant mis pied à terre à une centaine de pas du bouchon, il entra dans une maison où il resta près d’une demi-heure. Puis il sortit, se remit en selle et reprit le chemin de Paris.


«Bon, pensa le chevalier, voici la lettre entre les mains du messager. Attendons le messager!»


Toute cette manœuvre, naturellement, s’était accomplie sans que ce cavalier venu de Paris eût eu l’air de songer à se cacher un seul instant.


En effet, il ne pouvait guère supposer qu’on l’épiait.


Dix minutes après son départ, la porte charretière de la maison s’ouvrit, laissant le passage à un homme qui sortit tout à cheval et prit au pas la route de Dammartin. Il passa devant le bouchon à l’anneau duquel était attachée la monture de Pardaillan. Le chevalier sortit aussitôt, sauta en selle, et se mit à suivre de loin le cavalier.


«Le messager qui va à Dunkerque, songea-t-il. Celui que Fausta appelle le comte. Comte, bon! Mais comte de quoi?… Je voudrais bien savoir son nom… Bah! je m’en passerai!…»


Le cavalier se mit au trot; Pardaillan prit le trot, tout en se maintenant à distance. Cependant le cavalier ne paraissait pas très pressé. Il suivit d’un bon trot le chemin mal entretenu, souvent défoncé, et ressemblant à nos routes nationales comme le cocher peut ressembler au train rapide.


À un moment, cet homme s’aperçut sans doute qu’il était suivi; mais au lieu de piquer son cheval, il s’arrêta court. Pardaillan s’arrêta Le cavalier repartit au galop pour passer au trot quelques instants plus tard: Pardaillan exécuta les mêmes manœuvres. Dès lors, il fut évident pour le cavalier que Pardaillan le suivait.


Il ne s’arrêta pas à Dammartin et poussa jusqu’à Senlis. À Senlis, le messager mit pied à terre devant le Tonneau de Bacchus, vieille hôtellerie renommée. Pardaillan entra au Tonneau de Bacchus. Le messager dînait dans la grande salle. Pardaillan dîna dans la grande salle. Puis le messager se retira dans sa chambre en ordonnant qu’on le laissât dormir jusqu’à huit heures du matin.


«Bon! pensa Pardaillan, je veux être pendu si mon homme n’est pas debout à cinq heures!…»


Et se retirant à son tour, il donna l’ordre qu’on tint son cheval prêt pour cinq heures. Avant de s’endormir, Pardaillan se mit à méditer sur sa situation. Que voulait-il au bout du compte?…


«La lettre destinée à Farnèse, pas davantage, se répondit-il.


Oui. Mais comment faire pour avoir cette lettre?… S’il ne se fût agi que de provoquer l’homme et de le tuer, la question eût été trop simple. Car c’est justement là que gisait la question pour le chevalier. Il lui répugnait de tuer ou même de blesser cet homme qui ne lui avait jamais fait de mal, qu’il ne connaissait même pas… Et pourtant, il lui fallait la lettre!…»


«Bah! finit-il par se dire, je trouverai bien quelque moyen! J’aborderai ce gentilhomme, par exemple, le chapeau à la main, et très poliment, je lui dirai: Monsieur, voulez-vous avoir l’obligeance de me remettre la lettre que vous portez au général Farnèse? Je vous jure que vous me rendrez un service dont je vous serai fort reconnaissant. Voilà, je lui dirai cela avec mon plus agréable sourire, et nous verrons s’il a le courage de me refuser…»


Content d’avoir trouvé cette solution, Pardaillan dormit d’une traite jusqu’à cinq heures du matin, moment auquel on vint le réveiller. Il sauta du lit, et avant même que de s’habiller, ouvrit la fenêtre. Tout en s’habillant, il surveillait par cette fenêtre…


«Je suis sûr que mon homme ne va pas tarder à sortir», songea-t-il.


Mais Pardaillan était habillé depuis longtemps et l’homme ne paraissait pas. «Mordieu, songea-t-il, est-ce que vraiment il va attendre huit heures?…»


À sept heures, Pardaillan n’y tint plus. Et appelant l’hôte:


– J’espère, dit-il, que vous n’oublierez pas de réveiller à huit heures ce digne gentilhomme.


– Quel gentilhomme? fit l’hôte.


– Mais celui qui est arrivé hier en même temps, ou plutôt un peu avant moi. Je m’ennuie seul en route, et je serais fort désireux de chevaucher botte à botte avec ce cavalier dont l’air me revient tout à fait…


– En ce cas, monsieur, je suis contrarié vraiment…


– Qu’est-ce à dire?…


– Ce gentilhomme sera plus contrarié que moi encore… Il s’est ravisé…


– Et alors?…


– Eh bien, il est parti à trois heures du matin!…


Pardaillan retint un juron, s’élança sur son cheval qui l’attendait depuis cinq heures, selon ses ordres, et prit à franc étrier la route d’Amiens…


– Fiez-vous donc aux faces hypocrites! grommelait-il tout en dévorant l’espace. Moi qui me torturais l’esprit pour trouver un moyen poli de me faire donner cette lettre!… Et voilà par quel procédé il me récompense de ma politesse! Mort du diable, nous allons nous fâcher, monsieur le messager!…


En grommelant ainsi, il poussait son cheval d’une pression des genoux. Le cheval filait comme le vent. Mais Pardaillan s’aperçut bien vite qu’à ce train-là, la pauvre bête serait rapidement épuisée. Une fois démonté, il n’était pas sûr de pouvoir acheter un autre cheval, outre qu’il tenait fort au sien, outre enfin que sa bourse ne lui permettait pas de dépenses exagérées.


Toutes ces raisons combinées firent que Pardaillan résolut d’abandonner la poursuite directe, et de tâcher d’arriver à Dunkerque par des voies de traverse qui abrégeraient son chemin. Mais à Montdidier, où il s’arrêta pour laisser reposer une heure son cheval, il apprit qu’un cavalier venait précisément de se rafraîchir dans la guinguette où il entra. À la description qu’il provoqua par ses questions, il reconnut que ce cavalier ne pouvait être que le messager de Fausta… Il sut en outre que son homme n’avait guère qu’une demi-heure d’avance sur lui.


«C’est le moment de prendre ma revanche du tour qu’il m’a joué!» Pensa Pardaillan.


Et remontant en selle au bout de dix minutes qui furent employées à bouchonner vigoureusement son cheval, il reprit sa course furieuse, au risque, cette fois, de tuer sa bête.


«De deux choses l’une, se disait-il; ou celui que Fausta appelle le comte arrivera à Amiens sans que je l’aie rejoint; si je le rattrape avant Amiens, je le tiens et ne le lâche plus. S’il entre dans Amiens avant moi, comme il me serait assez difficile de le retrouver dans la ville, je traverse sans m’arrêter… et en ce cas, je le tiens tout de même!…»


Arrivé au haut d’une côte, Pardaillan jeta un regard perçant sur l’autre versant, mais il ne vit qu’une charrette qui cheminait à une demi-lieue de lui. La charrette rejointe, il apprit qu’un cavalier venait de passer il n’y avait pas un quart d’heure. Pardaillan s’élança, demandant un dernier effort à son cheval. Mais lorsqu’il aperçut enfin au loin dans la plaine les clochers et les toits d’Amiens, il n’avait pas rejoint le cavalier!


«Il est dans la ville!» songea-t-il.


Le soir venait. Pardaillan s’arrêta pour réfléchir. Le résultat de ses réflexions fut qu’il se remit en route au petit trot, ce dont sa monture témoigna sa satisfaction en s’ébrouant et en faisant sauter l’écume autour d’elle. Seulement, au lieu d’entrer dans Amiens, Pardaillan se mit à en faire le tour, en grommelant:


– Guette-moi bien, mon brave comte, guette bien de ta fenêtre tout ce qui entre dans Amiens…


Il imaginait le cavalier dans l’auberge la plus rapprochée de la porte de Paris, caché derrière les rideaux de sa fenêtre. Et il riait en lui-même du bon tour qu’il lui préparait. Lorsque après avoir contourné la ville, Pardaillan rejoignit la route du nord, c’est-à-dire la route de Doullens et Saint-Pol, il mit son cheval au pas et poursuivit son chemin jusqu’au bourg de Villers. La nuit était tout à fait noire lorsqu’il arriva.


Villers était à cheval sur la route. Au milieu de la grand-rue, il y avait une auberge. Un cavalier venant d’Amiens et allant à Saint-Pol était forcé de passer devant cette auberge.


Pardaillan mit pied à terre, fit conduire son cheval à l’écurie, le fit bouchonner devant lui, et lorsqu’il eut vu la brave bête bien séchée, les pieds dans une bonne litière, le nez dans la mangeoire bien garnie, il songea enfin à lui-même. Il tombait de fatigue et de faim. Un bon dîner eut raison de la faim. Mais après la faim, Pardaillan avait la fatigue à vaincre. Or, son intention était de surveiller la route toute la nuit s’il le fallait.


Il se fit conduire à sa chambre, qui donnait sur la route. Et il jeta un regard d’envie sur l’excellent lit qui l’attendait.


Pardaillan perplexe se gratta le front pour en faire jaillir une idée.


– Veux-tu gagner deux écus? dit-il tout à coup au garçon qui lui avait indiqué la chambre.


Ce garçon en bonnet de coton et sabots, avec une figure assez niaise, ouvrit de grands yeux à la proposition du voyageur. Deux écus! Il ne les gagnait pas en quatre mois, étant appointé à la somme de trente livres avec la nourriture, une cotte, un haut-de-chausses et une paire de sabots par an.


– Deux écus! s’écria-t-il.


– Deux écus de six livres. Les voici, dit Pardaillan qui exhiba les deux pièces d’argent.


– Que faut-il faire?


– Ton service est fini, n’est-ce pas, car il n’y a plus personne dans l’auberge…


– J’ai encore à fermer les portes des étables et des écuries.


– Va donc, et reviens vite…


Au bout de dix minutes, le jeune paysan était de retour.


– C’est fait, dit-il; maintenant, dites-moi comment je puis gagner ces deux beaux écus.


– Où dors-tu? fit Pardaillan.


– Dans l’écurie, sur la paille.


– Eh bien, si tu veux passer la nuit dans cette chambre, sur cette chaise que je mets près de la fenêtre, tu auras les deux écus… Ce n’est pas tout. Tout en veillant, comme tu t’ennuierais toute une nuit sur cette chaise, tu t’amuseras à écouter dans la rue… Et s’il passait un cheval, à n’importe quelle heure, tu me réveillerais… un cheval venant d’Amiens et allant sur Doullens…


– J’ai compris! dit le garçon. Vous attendez quelqu’un et vous craignez que ce quelqu’un ne passe pendant la nuit!


– Mon ami, dit Pardaillan, tu auras trois écus: un écu pour ta fatigue, un pour ta complaisance, et le dernier pour ton intelligence.


Le paysan s’inclina jusqu’à terre, puis allant s’asseoir sur la chaise, et s’accotant aux vitraux de la fenêtre:


– Me voici à mon poste, dit-il. Je vous garantis que d’ici demain, il ne passera personne que vous n’en soyez aussitôt prévenu. Dormez, mon gentilhomme, moi je veille.


Pardaillan posa son pistolet d’arçon sur une table près de lui et sa rapière debout à la tête du lit, sur lequel il se jeta tout habillé avec un soupir de satisfaction. Pardaillan s’endormit aussitôt. Le paysan veilla scrupuleusement, et au petit jour, réveilla le chevalier, comme c’était convenu.


– Il n’est passé personne? demanda Pardaillan qui se mit sur pied et remit au garçon les trois écus.


– Personne, si ce n’est quelques charrettes.


– Bon! Monte-moi donc un de ces pâtés d’Amiens dont on m’a dit grand bien à Paris et une bouteille du meilleur.


Pardaillan déjeuna près de la fenêtre et fit boire au garçon un grand verre de vin, bonheur dont le digne Picard se montra aussi touché que des trois écus.


Puis, le jour étant tout à fait venu, Pardaillan sella son cheval et, posté dans la salle de l’auberge, attendit tranquillement.


Vers huit heures, un cavalier se montra au bout de la rue. Pardaillan se mit à rire… Ce cavalier, c’était celui qu’il attendait, le messager envoyé par Fausta à Alexandre Farnèse! La revanche de Pardaillan était aussi complète qu’il l’avait rêvée.


Il laissa passer le messager qui s’en allait à un petit trot raisonnable, comme un homme sûr d’avoir dépisté l’importun suiveur. Alors il n’eut plus qu’à attendre que l’homme de Fausta eût pris une certaine avance, puis il se mit en selle à son tour. Cette fois, il eut bien soin de garder cette distance suffisante pour ne pas être vu.


On traversa Doullens, on gagna Saint-Pol, puis Saint-Omer. Le cavalier passa la nuit dans cette dernière ville, et Pardaillan ne trouva rien de mieux que de se loger dans la même hôtellerie en prenant les précautions nécessaires pour ne pas être vu. Mais le lendemain matin, comme il reprenait sa poursuite, il dut sans doute commettre quelque imprudence et se laisser voir, car le cavalier, au lieu de filer droit au nord, bifurqua brusquement sur Calais en cherchant à tirer au large.


Pardaillan était résolu à l’aborder coûte que coûte. Il avait pendant tout ce voyage inutilement cherché un moyen de se faire remettre la lettre… Il la lui fallait pourtant!… Il se résigna donc à aborder le cavalier, et s’il ne se montrait de bonne composition, à lui proposer de s’arrêter quelques minutes l’épée au poing. En attendant le messager filait ventre à terre.


Vers midi, on fut en vue de Calais. Pardaillan cherchait à rattraper l’homme qui, laissant la ville sur sa gauche, se mit à galoper sur la route qui suivait la côte, d’ailleurs toute droite.


– Est-ce que je vais le laisser échapper! grommelait Pardaillan.


Il gagnait du terrain, cependant, et se rapprochait de plus en plus du messager. Tout à coup, celui-ci s’arrêta net et faisant volte-face, le pistolet au poing, attendit de pied ferme; ce que voyant, le chevalier se mit au trot, puis au pas, et enfin, arrivant à quelques pas du messager, s’arrêta de son côté, ôta son chapeau, et se mit à sourire de son air le plus engageant.


Le messager de Fausta demeura stupéfait. Il était impossible d’accueillir à coups de feu un homme qui se présentait avec une telle politesse, et qui, devant le canon du pistolet braqué sur lui à cinq pas, souriait si candidement et sans esquisser le moindre geste de défense. Ceci dénotait tout au moins une bravoure étrange, la témérité d’un homme suprêmement insoucieux de la mort, à moins qu’il ne fût fou. Or, Pardaillan pouvait ressembler à tout ce qu’on voulait, excepté à un fou.


Le messager salua donc à son tour avec une courtoisie qui ne manquait pas d’une certaine grâce, et remit son pistolet dans l’une des fontes de sa selle.


– Monsieur, dit-il, on m’appelle Luigi Cappello, comte toscan. Et vous?


– Moi, monsieur, je me nomme Jean de Margency, comte français.


Les deux hommes ayant ainsi décliné leurs noms et titres, politesse indispensable, se saluèrent une deuxième fois, et comme si dès lors ils eussent pu frayer ensemble, reprirent côte à côte, et au pas, le chemin de Gravelines, car ils se trouvaient sur la route qui allait de Calais à ce village.


– Serait-il indiscret, demanda le comte italien au bout de quelques minutes qu’il employa à examiner son compagnon, serait-il indiscret de vous demander d’où vous venez?


– Mon Dieu, non! fit Pardaillan. Je viens tout bonnement de Paris, et plus spécialement de l’île de la Cité… en passant par la basilique de Saint-Denis.


À ces mots, Luigi Cappello eut un tressaillement, et regardant son compagnon avec fixité, esquissa dans l’air un signe avec sa main. Pardaillan sourit.


– Monsieur le comte, dit-il, je ne répondrai pas au signe de reconnaissance que vous me faites, pour la raison bien simple que j’ignore le signal de réponse que vous attendez sans doute: je ne suis pas des vôtres.


– Fort bien. Seriez-vous, en ce cas, assez obligeant pour me dire où vous allez?…


– Mais… à Dunkerque où vous allez vous-même. Et de Dunkerque, je pousserai, s’il le faut, jusqu’au camp de votre illustre compatriote le généralissime Alexandre Farnèse.


Le messager devint pensif. Cet étranger qui le poursuivait était-il un affilié de Fausta?… mais alors, pourquoi ne connaissait-il pas le signe?… Et d’autre part, comment était-il si bien informé?…


– Monsieur, reprit-il résolument, vous répondez à mes questions avec tant de bonne grâce que je hasarderai à vous en poser une troisième…


– Et même une quatrième, si cela vous plaît, mais à charge de revanche!


– C’est entendu. Donc, pourquoi me suivez-vous depuis Dammartin?…


– Depuis Saint-Denis, rectifia Pardaillan.


– Soit. Pourquoi depuis Saint-Denis êtes-vous sur ma route, et pourquoi, vous ayant dépisté à Amiens, vous êtes-vous arrangé pour retrouver mes traces?


– Mais pour avoir le plaisir de voyager avec vous, d’abord!


– Comment pouviez-vous savoir que j’allais au camp de Farnèse?


– Parce que je l’ai entendu dire à la très noble signora Fausta, répondit paisiblement le chevalier.


– Ah! ah! fit le messager abasourdi.


Puis il reprit:


– Soit encore. Mais vous avez dit que votre acharnement à me rattraper venait du désir que vous aviez de voyager en ma compagnie… d’abord. Il y a donc un autre motif?…


– Monsieur le comte, fit Pardaillan, à mon tour de vous questionner, voulez-vous?


– Faites…


– Savez-vous ce que contient la lettre qui vous a été remise à Saint-Denis de la part de la signora Fausta et à destination d’Alexandre Farnèse?


Le messager fut atterré. Il n’y avait plus de doute dans son esprit. L’étranger n’étant pas, ne pouvant pas être un envoyé de Fausta, c’était un ennemi dangereux qui avait surpris de redoutables secrets.


Il regarda autour de lui. À sa droite, c’étaient les champs. À sa gauche, les falaises au-delà desquelles on entendait se lamenter la mer. Devant lui, à une demi-lieue en tirant un peu sur la droite, un clocher avec quelques chaumières de pêcheurs autour: c’était Gravelines. La solitude était complète, et l’endroit excellent pour se défendre d’un gêneur.


Le messager de Fausta regarda Pardaillan qui souriait toujours.


– Monsieur, dit-il, il me serait difficile de répondre à votre question, parce que n’étant porteur d’aucune lettre, je ne puis vous dire le contenu d’une missive qui n’existe pas.


– Ah! monsieur le comte! fit Pardaillan, vous récompensez bien mal ma franchise. Je vous ai dit la vérité pure… et voici que vous essayez de me tromper!


– Eh bien, gronda le messager en pâlissant, j’ai une lettre, c’est vrai. Après?…


– Je vous demande si vous savez son contenu…


– Non. Et quand je le saurais…


– Vous ne me le diriez pas, c’est entendu. Mais vous ne le savez pas. Et je vais vous le dire…


– Qui êtes-vous, monsieur?… cria le messager chez qui la colère montait d’instant en instant.


– Vous m’avez demandé mon nom, et je vous ai répondu que je m’appelle le comte de Margency. Quant à vous dire qui je suis, c’est autre chose!… La lettre, monsieur, ne parlons que de la lettre! Voici ce qu’elle contient: un ordre de la signora Fausta au généralissime d’avoir à se tenir prêt à entrer en France et à marcher sur Paris avec son armée au premier signe qui lui en sera fait.


Le messager devint très pâle.


– Après? gronda-t-il.


– Après? Eh bien, mon cher monsieur, je ne veux pas que cette lettre arrive au camp de Farnèse, voilà tout!


– Vous ne… voulez pas?…


À ces mots, le messager saisit son pistolet. Pardaillan en fit autant.


– Réfléchissez, dit-il. Remettez-moi cette lettre.


Et il braqua le canon du pistolet sur le messager. Celui-ci haussa les épaules:


– Vous ne songez pas à une chose, dit-il avec un calme que Pardaillan admira. Mais je tiens à vous le dire avant de vous tuer…


– Je suis tout oreilles.


– Eh bien, vous venez de me dire le contenu de la lettre, que j’ignorais. Je pourrais donc, si j’avais peur, vous remettre la missive, et transmettre l’ordre de vive voix…


– Non, fit Pardaillan, car le généralissime n’obéira qu’à un ordre écrit…


– En ce cas, vociféra le messager, je vous tue!…


En même temps il fit feu… Pardaillan, d’un coup d’éperon, fit faire à son cheval un écart qui eût désarçonné un cavalier ordinaire. La balle passa à deux pouces de sa tête. Presque aussitôt, il fit feu à son tour, non pas sur le cavalier, mais sur la monture: la bête frappée au crâne s’affaissa. Dans le même instant, le messager sauta et se trouva à pied, l’épée à la main. Pardaillan avait sauté aussi et tiré sa rapière.


– Monsieur, dit-il gravement, avant de croiser nos deux fers, veuillez m’écouter un instant. Je me suis nommé comte de Margency, et j’en ai le droit. Mais je porte aussi un autre nom: je suis le chevalier de Pardaillan…


– Ah! ah! je m’en étais douté un instant! grommela furieusement le messager.


Et en même temps, il jetait un regard de curiosité et d’inquiétude sur le chevalier.


– Vous me connaissez, dit Pardaillan. Tant mieux. Cela nous évitera les longs discours. Puisque vous me connaissez, monsieur le comte, vous devez savoir que votre maîtresse, votre souveraine a voulu trois ou quatre fois déjà me faire assassiner. La dernière fois, il n’y a pas longtemps, je venais de lui sauver la vie: en signe de gratitude, elle a jeté à mes trousses tous les gens d’armes du duc de Guise… J’aurais pu la tuer. C’était mon droit. Et j’en avais la possibilité. Je n’avais que le bras à allonger. Ce meurtre m’a répugné, je l’avoue. Mais ce qui ne me répugne nullement, c’est de considérer Fausta comme une intraitable ennemie, c’est de renverser ses projets autant qu’il en sera en mon pouvoir, c’est enfin de considérer ses amis et serviteurs comme mes ennemis, depuis le duc de Guise jusqu’à vous. Je lis dans vos yeux l’envie que vous avez de me tuer. Vous ne me tuerez pas, monsieur! Et comme je ne veux pas que sa lettre arrive, comme enfin vous êtes le serviteur d’une femme qui veut ma mort, c’est moi qui vais vous tuer!…


En même temps, Pardaillan tomba en garde. Les fers se croisèrent…


Le comte Luigi, en homme habile, se tint sur la défensive. En somme, il ne s’agissait pas pour lui de tuer un adversaire et de remporter la victoire. Il s’agissait simplement d’écarter ou d’arrêter un adversaire. Il s’agissait de faire parvenir la lettre.


Pardaillan, selon son habitude, attaqua par une série de coups droits foudroyants. Le messager ne dut son salut qu’à une marche en arrière. Mais tout en rompant, il se défendait avec un courage et une habileté qui pendant quelques secondes tinrent l’assaillant en respect…


– Monsieur, dit tout à coup Pardaillan, vous me paraissez homme de cœur, et je vous dois mes excuses…


– De quoi? fit le comte Luigi.


– De vous avoir prié de me remettre votre lettre. J’aurais dû prévoir qu’un homme comme vous peut être vaincu par la fortune, mais qu’il ne courbe pas volontairement la tête…


– Merci, monsieur, dit le messager en parant vivement une nouvelle attaque.


– Recevez donc, acheva Pardaillan, toutes mes excuses pour la proposition incongrue que je vous ai faite, et tous mes regrets d’être forcé de vous traiter en ennemi…


En même temps, il se fendit à fond. Le messager jeta un cri rauque, laissa échapper son épée, tourna sur lui-même et s’abattit…


– Holà! grommela Pardaillan, aurais-je vraiment été assez maladroit pour le tuer…


Il s’agenouilla, défit le pourpoint du comte toscan et examina la blessure en hochant la tête. À ce moment, le blessé ouvrit les yeux.


– Monsieur, dit Pardaillan, je suis maître du champ. Je puis donc vous prendre la missive que vous portez. Mais je serais au désespoir de vous quitter en ennemi, car vous êtes un brave… Voulez-vous, de bonne volonté, me remettre cette lettre?… Voulez-vous que nous nous séparions amis?…


Le blessé fit péniblement un geste de la main pour désigner une poche intérieure de son pourpoint.


– La lettre est là? dit Pardaillan.


– Oui, répondit le messager par un signe de tête.


Pardaillan la prit. Les yeux du blessé indiquèrent un profond désespoir.


– Voyons, dit Pardaillan ému de pitié, qu’est-ce que cela peut vous faire, au bout du compte?… Vous ne craignez pas, je suppose, que j’use de cette lettre comme d’une arme contre la signorita Fausta?


– Je le crains, murmura le blessé d’une voix à peine intelligible… Vous allez… porter… cette lettre… au roi de France… je suis un homme… déshonoré… car je suis cause… des malheurs qui vont arriver…

– Vraiment, dit Pardaillan, vous craignez cela?…


– Oui! fit nettement le blessé.


– Et vous ne redoutez que cela?


– Oui!…


– Et si je vous prouve que vous vous trompez? que je ne rendrai nullement cette missive à Valois?…


– Pas de preuve… possible! murmura le blessé.


– Si! il y en a une, dit Pardaillan. Et la voici!


À ces mots, sans l’ouvrir, sans la décacheter, sans jeter un coup d’œil sur la suscription, Pardaillan se mit à déchirer la lettre en petits morceaux. Lorsque elle eut été ainsi réduite en miettes certainement illisibles, ces fragments minuscules, il les jeta en l’air. Le vent qui balayait la falaise les saisit et les emporta d’une seule rafale dans la mer…


Pendant cette opération, le comte Luigi avait tenu attachés sur Pardaillan ses yeux pleins de stupéfaction. Puis l’étonnement fit place à une sorte d’admiration. Et d’un ton qui traduisit toute sa reconnaissance, il murmura:


– Merci, monsieur!…


Pardaillan haussa les épaules.


– Je vous ai prévenu que j’avais seulement l’intention de jouer un tour à votre Fausta. C’est fait. Quant à me servir d’une lettre tombée en mon pouvoir pour faire assassiner une femme, ce n’est pas dans mes habitudes. Cette lettre détruite n’existe plus même dans mon souvenir. Êtes-vous rassuré?…

– Oui, monsieur… et je vous bénis… de m’avoir donné… une pareille assurance… avant de mourir…


– Eh! mordieu, vous ne mourrez pas!


Le blessé secoua tristement la tête. Puis, épuisé par les efforts qu’il venait de faire, il s’évanouit.


Pardaillan alla à son cheval et fouilla vivement l’une des fontes. Là, sous le pistolet, il y avait des bandages, de la charpie, enfin tout ce qu’il faut à un homme pour panser provisoirement une blessure.


Il ne faut pas louer Pardaillan de cette précaution. Elle était commune à tous les routiers et aventuriers de cette époque qui, exposés à en découdre tous les jours, emportaient généralement dans leur bagage de quoi se soigner en cas de blessure non mortelle.


Pardaillan, donc, se mit à dégringoler la falaise par un sentier presque à pic, mouilla dans l’eau de mer un fort tampon de charpie, remonta au pas de charge, lava la blessure, y appliqua de la charpie et banda le tout le plus proprement du monde.


Le blessé, soulagé par ces soins et par la fraîcheur, revint à lui.


– C’est de l’eau salée, dit Pardaillan. Cela pique. Mais ce n’est que meilleur. Maintenant, monsieur, attention. Je vais vous soulever et vous placer sur mon cheval… mais pourquoi diable ne m’avez-vous pas remis la lettre avant d’en arriver à ces extrémités?…


Pardaillan se baissa, plaça ses mains sous les reins du blessé et, agissant à la fois avec douceur et avec force, le souleva et l’assit sur le cheval.


– Pouvez-vous tenir ainsi jusqu’à Gravelines? dit-il.


– Je le crois…


– En route donc. Si vous vous affaiblissez, appelez-moi…


Et traînant son cheval par la bride, se retournant tous les deux pas pour examiner son blessé, Pardaillan se mit en chemin au petit pas. Vingt minutes plus tard, il atteignait les premières maisons du village.


Gravelines ne se composait que d’une trentaine de cabanes de pêcheurs. Mais l’entrée de ce cheval ramenant un blessé avait attiré autour de Pardaillan quelques bonnes femmes et une bande effarée de marmots.


– L’auberge? demanda Pardaillan.


– Il n’y a pas d’auberge! fit l’une des femmes.


– Qui d’entre vous veut gagner dix écus? reprit alors Pardaillan.


– Moi, dit la femme qui venait de parler. Si c’est pour loger et soigner ce cavalier, je m’en charge.


– Où demeurez-vous, ma brave femme?


– Là! dit-elle en désignant la chaumière devant laquelle le groupe était arrêté.


Le blessé fut descendu, transporté devant la chaumière, couché sur un matelas de varech.


– Y a-t-il un chirurgien? un médecin? demanda Pardaillan.


– Non, mais nous avons le sorcier.


– Le sorcier?…


– Oui. Un vieux qui sait tout, qui guérit les fièvres, redresse les foulures, et sait l’art de soigner les blessures tant des armes à feu que des armes blanches…


À ce moment, celui que dans le village on appelait le sorcier, prévenu sans doute de l’événement, faisait son entrée dans la chaumière. C’était un vieillard à physionomie intelligente, à l’œil vif et malicieux. Sans rien dire, il s’agenouilla près du blessé et défit les bandages, puis se mit à examiner la plaie.


À l’adresse que déploya cet homme, Pardaillan vit bien qu’il était expert en la matière. Au bout de dix minutes d’examen pendant lesquelles le blessé perdit de nouveau connaissance, le sorcier remit le bandage en place et se releva.


– Qu’en dites-vous, monsieur? demanda Pardaillan.


– Je dis que c’est fort grave. Mais il en reviendra.


– Ah! fit Pardaillan avec un soupir de soulagement.


Mais aussitôt une pensée se fit jour dans sa tête. Si le blessé en revenait, il irait trouver Farnèse, et lui raconterait ce qui s’était passé en lui donnant oralement le contenu de la lettre. Alors tout ce qu’avait fait Pardaillan devenait inutile! Il attira le sorcier dans son coin.


– Vous êtes sûr, fit-il, qu’il en reviendra?


– Très sûr!


– Mais c’est que je voudrais bien que mon ami puisse continuer son voyage…


Le sorcier secoua la tête:


– S’il bouge de ce matelas avant huit jours, il meurt, dit-il. S’il essaye de marcher avant un mois, tout sera remis en question. S’il monte à cheval avant deux mois, je ne réponds de rien!…


Deux mois!…


C’était plus de temps qu’il n’en fallait à Pardaillan. Il tendit un écu au sorcier, qui refusa d’un geste en disant:


– Je n’ai pas besoin d’argent. Pour que je les soigne dans leurs maladies, les pêcheurs me donnent des poissons et du pain. Pour que je guérisse leurs blessures, les bûcherons me donnent du bois l’hiver. Pour que je ne jette pas un sort aux barques de leurs maris, les femmes me donnent du cidre et des légumes…


– Voilà un singulier homme, dit Pardaillan qui remit son écu dans sa bourse.


Quoi qu’il en soit, le sorcier fit si bien qu’au bout de quatre jours, il put positivement déclarer le blessé hors de tout danger. Ces quatre jours, Pardaillan les avait passés dans la chaumière. Ce ne fut que lorsqu’il eut vu son blessé en voie de guérison que Pardaillan partit de Gravelines.


Sûr que le comte Luigi ne mourrait pas et serait convenablement soigné, certain d’autre part qu’il ne pourrait rejoindre et prévenir Farnèse, le chevalier, un beau matin, fit ses adieux à celui qu’il avait à moitié tué, et reprit à petites journées le chemin de Paris. Il avait une double tâche à accomplir. Retrouver Maurevert, d’abord. Et ensuite, pouvoir rencontrer Guise dans des circonstances qui lui permettraient de lui parler librement. Ce fut en ruminant sur ces deux points que le chevalier chemina paisiblement dans la direction de Paris.

Загрузка...