VIII LE CALVAIRE DE MONTMARTRE

Nous avons laissé le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême sur la route de Chartres à Paris, arrêtés dans une pauvre auberge pour s’y restaurer de leur mieux, et surtout pour y laisser reposer leurs chevaux. La halte dura deux heures, au bout desquelles ils se remirent en selle et poursuivirent leur chemin. Le jeune duc était sombre. Pardaillan paraissait insoucieux comme d’habitude.


En somme, le voyage à Chartres n’avait donné aucun résultat, du moins en ce qui concernait l’amour du pauvre petit duc qui se morfondait et entrait dans la phase du désespoir. En effet, la Fausta n’avait pu donner aucune indication sur Violetta. Pardaillan avait raconté à Charles la scène de la cathédrale, et flegmatiquement ajouté qu’il n’avait aucune raison de supposer que Fausta avait menti. Donc toute trace de la petite bohémienne était perdue. De là l’attitude découragée du jeune duc qui, les rênes flottantes, la tête penchée, laissait son cheval marcher au pas côte à côte avec celui de Pardaillan.


Quant au chevalier, il était allé à Chartres pour deux motifs: d’abord pour retrouver la piste de Violetta – et il n’avait pas réussi; ensuite pour arracher des mains de Guise le sceptre royal que le duc eût saisi aussitôt après la mort d’Henri III. Sur ce point-là, il avait remporté une éclatante victoire: Valois était vivant et Guise rentrait à Paris, en pleine déroute.


– Ah ça! monseigneur, dit à un moment Pardaillan, pourquoi tant de tristesse et de soupirs?… Faites attention, monseigneur, que naguère vous étiez enfermé à la Bastille, et que moi-même j’étais dans la nasse de Mme Fausta… Or, nous voici chevauchant, sains de corps et d’esprit, parfaitement capables de réaliser l’impossible, même de retrouver Violetta… Que vous faut-il de plus?


– Retrouver Violetta! fit amèrement le petit duc. Comme vous dites Pardaillan, il faudrait pour cela réaliser l’impossible!… Et c’est pourquoi mon cher ami, je vous attriste de mes soupirs…


– Et qui vous dit que c’est une œuvre impossible que de retrouver une jeune fille qui de son côté ne demande qu’à voler vers nous?


– Nous n’avons aucune indication. Où tourner nos pas?… Faut-il aller au nord, au midi?


– Nous irons simplement où va Maurevert, dit Pardaillan.


– Maurevert! gronda sourdement Charles. Voilà plusieurs fois déjà que vous mêlez le nom de cet homme à celui de Violetta… En quoi ce Maurevert peut-il nous aider à retrouver la pauvre petite?…


Pardaillan s’était bien gardé de raconter au duc d’Angoulême ce que Maurevert lui avait raconté à lui-même dans le cachot de la Bastille. Charles ignorait donc l’étrange mariage qui s’était accompli dans l’église Saint-Paul. Il ignorait que Maurevert eût sur Violetta des droits de mari.


– Maurevert, reprit Pardaillan, c’est l’âme damnée du duc de Guise. Or, vous pouvez tenir pour certain que Guise est pour quelque chose dans la disparition de votre jolie petite bohémienne. Pouvons-nous directement nous attaquer à Guise, entouré dans son hôtel de nombreux hommes d’armes et qui ne sort jamais sans une imposante escorte?… Nous serions broyés et vous auriez joué un jeu de dupe, puisque, vous et moi morts, Violetta appartiendrait à Guise sans conteste.


– C’est vrai, Pardaillan, c’est vrai… mais Maurevert?…


– Eh bien! nous rentrons à Paris! nous retrouvons facilement Maurevert; nous l’attirons dans un endroit bien clos; à l’abri de tout regard indiscret; et quand nous le tenons, nous lui mettons la dague sur la gorge et si nous ne lui demandons pas la bourse ou la vie, nous lui disons au moins: «Mon ami, dans une minute vous passerez de vie à trépas si vous ne nous dites pas ce que votre illustre maître a fait de Mlle Violetta.» Que dites-vous de mon plan?


– Je dis, cher ami, que vous êtes le cœur le plus généreux, le bras le plus terrible, l’esprit le plus fécond en ressources…


– Vous pouvez continuer longtemps sur ce ton-là, interrompit Pardaillan qui se mit à rire. Mais vous oubliez qu’en faisant vos affaires, je fais surtout les miennes, car j’ai un intérêt plus puissant que le vôtre à tenir le sire de Maurevert dans la position que j’avais l’honneur de vous exposer…


– J’ai un intérêt d’amour, dit ardemment Charles d’Angoulême.


– Et moi un intérêt de haine, fit froidement Pardaillan.


Charles baissa la tête, pensif.


– Fiez-vous donc à moi, reprit Pardaillan, du soin de mettre la main sur Maurevert. Je sens que le moment approche où je vais pouvoir liquider avec lui une vieille dette.


– Allons donc, cher ami, et puissiez-vous dire vrai! s’écria Charles un peu réconforté. Mais ou descendrons-nous à Paris?


– Trouvez-vous que nous étions mal à la Devinière ?


– Non pas, mais l’endroit ne vous semble-t-il pas dangereux?…


– Monseigneur, dit Pardaillan, dans ma carrière j’ai eu plus d’une fois l’occasion de me cacher, et j’ai pu faire cette constatation qu’on ne trouve rapidement que les gens qui se cachent. Ni Guise, ni aucun des siens ne s’avisera de penser que nous sommes rentrés à Paris, bien loin de supposer que c’est à la Devinière que nous chercherions un refuge.


– Va donc pour la Devinière ! dit Charles.


Les deux cavaliers, en devisant ainsi, continuaient à marcher au pas ou au trot de leurs chevaux, sans se hâter. Le lendemain, ils entraient dans Paris et filaient tout droit sur la Devinière , où ils arrivèrent sans encombre sur le coup de midi, c’est-à-dire à l’heure où la grande salle était encombrée de buveurs et de dîneurs. Pardaillan s’assit à une table inoccupée, et d’un geste, invita Charles à y prendre place…


Huguette était dans la cuisine, surveillant, en dépit de son chagrin, les allées et venues des domestiques, jetant un coup d’œil sur les casseroles, encourageant le tourne-broche.


Elle était fort pâle et triste, la bonne hôtesse de la Devinière. Elle croyait Pardaillan toujours à la Bastille. Pour le sauver, elle avait essayé une de ces tentatives désespérées comme l’idée n’en peut venir qu’aux femmes qui ont l’instinct du dévouement le plus pur. Cette aventure avait avorté comme on va le voir. Et la pauvre Huguette se désespérait. Tout en veillant à la vieille renommée de sa maison par une surveillance assidue des casseroles, du four à pâtés et du tourne-broche, elle discutait avec elle-même les chances qu’elle avait de sauver le chevalier, et ces chances devaient lui paraître bien maigres, car de temps à autre elle essuyait du coin de son tablier ses beaux yeux rougis par les larmes.


Enfin, le moment vint où le flot des dîneurs s’écoula peu à peu. Officiers, gentilshommes et écoliers qui n’hésitaient pas à franchir la Seine de temps en temps pour faire un bon dîner à la Devinière , tous ces gens s’en allèrent les uns après les autres, et finalement il n’y eut plus dans la grande salle qu’une table encore occupée, ou deux retardataires achevaient sans se presser une bouteille de vin d’Espagne.


Huguette passa dans la grande salle pour veiller à ce que tout fût remis en bon ordre: la vaisselle à fleurs sur les dressoirs de chêne, les escabeaux rangés le long des murs, les brocs d’étain accrochés à leurs clous, et ce fut tout en passant cette inspection qu’elle aperçut tout à coup Pardaillan, qui la regardait aller et venir avec un sourire attendri. Huguette demeura pétrifiée et se mit à trembler. Pardaillan se leva, alla à elle, lui saisit les mains.


– Ah! monsieur le chevalier, murmurait Huguette toute pâle, je n’ose en croire mes yeux…


– Croyez-en donc alors ces deux baisers, fit Pardaillan qui l’embrassa sur les deux joues.


Huguette se mit à rire en même temps que les larmes coulaient de ses yeux.


– Ah! monsieur, reprit-elle, vous voilà donc libre!… Mais comment avez-vous pu sortir de la Bastille?…


– C’est bien simple, ma chère hôtesse, j’en suis sorti par la grande porte…


– M. de Bussi-Leclerc vous fit donc grâce?…


– Non, Huguette. C’est moi qui ai fait grâce à M. de Bussi-Leclerc. Mais peu importe. L’essentiel est que je sois dehors. Seulement je vous préviens que beaucoup d’honorables gentilshommes enragent de ce que je ne sois plus dedans. Je m’en rapporte à vous, ma chère, pour que M. le duc et moi soyons ici aussi peu reconnus que possible.


– Mon Dieu! Mais vous serez donc toujours en alarme!…


– Comme l’oiseau sur la branche, Huguette! Et ce n’est pas ma faute.


– Si au moins j’avais su que vous étiez ici! reprit Huguette qui, revenant à son instinct de bonne hôtesse, jetait un coup d’œil inquiet sur la table desservie. Vous avez dû dîner comme si vous étiez les premiers venus…


– Rassurez-vous, fit Pardaillan en reprenant sa place, les premiers venus à la Devinière sont encore traités comme des princes.


Cependant, Huguette rassérénée, joyeuse, épanouie par ce sentiment où il y avait peut-être autant l’affection d’une mère retrouvant son enfant que l’humble amour d’une amante dévouée, Huguette courait elle-même à la cave et en rapportait bientôt une vénérable bouteille couverte de poussière authentique.


– C’est de celui que préférait monsieur votre père, dit Huguette; il n’en reste plus maintenant que cinq bouteilles…


– De celui que M. Dorât appelait nectar et que M. de Ronsard nommait ambroisie des dieux, au temps où ces messieurs de la Pléiade venaient ici discourir en vers, dit Pardaillan qui déboucha lui-même le glorieux flacon.


Il remplit trois verres et avança un siège pour l’hôtesse.


– Jamais je n’oserai, dit Huguette en rougissant et en jetant un coup d’œil au duc d’Angoulême.


– M. le chevalier m’a bien souvent parlé de vous, dit Charles; soyez sûre, dame Huguette, que je me tiens pour aussi honoré de choquer mon verre contre le vôtre que contre celui d’une princesse de la cour.


Huguette pâlit de plaisir; d’abord parce que Pardaillan avait souvent parlé d’elle, et ensuite parce qu’un tel compliment venant d’un personnage comme le duc d’Angoulême avait alors un prix extraordinaire.


– Ma chère Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides, vous me parliez tout à l’heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez donc ce digne gouverneur de la Bastille?


Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet émoi.


– Pourquoi rougissez-vous avec cette bonne simplicité si fraternelle?


– M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des maîtres d’armes qu’il traitait magnifiquement après les avoir battus en quelque passe d’escrime…


– Voilà qui est d’un galant homme… Et alors?


– Alors… murmura Huguette en baissant la tête, je comptais sur lui… pour vous délivrer… Il m’a si souvent affirmé…


– Quoi donc, chère amie?… Vous savez qu’on peut tout me dire, à moi…

– Qu’il était tout prêt… à se mésallier!…


Elle redressa la tête. Un sourire d’une charmante fierté se jouait sur ses lèvres.


– Veuve, reprit-elle avec plus de fermeté, sans enfant, libre de ma personne, sinon de mon cœur, j’eusse pu accepter la proposition qu’il me fit à diverses reprises et m’engager à être une épouse fidèle… Ma vie en eût été un peu plus triste, voilà tout…


Huguette disait ces choses très simplement, n’ayant pas conscience de ce qu’il y avait de sublime dans son dévouement. Le chevalier la considérait avec un inexprimable attendrissement.


– Donc, reprit-il, vous êtes allée trouver ce Bussi-Leclerc?


– Oui, mais le premier jour que j’y allai, je ne pus entrer à la Bastille où une sorte d’émeute venait de se produire, et la deuxième fois, on me dit que le gouverneur était à Chartres avec la procession de M. de Guise… J’attendais son retour.


– Il doit être rentré, fit Pardaillan, et cette fois vous le trouverez sûrement.


– Pour quoi faire, puisque vous voilà libre? dit Huguette.


Pardaillan vida son verre d’un trait et murmura:


– Au fait… puisque me voilà libre!…


Nous avons dit que devant l’admiration ou le sacrifice qu’on lui faisait, il se trouvait tout bête, ne comprenant pas qu’on put l’admirer ou qu’on put se sacrifier pour lui. Le duc d’Angoulême avait assisté à cette scène avec l’étonnement qu’on aurait à entendre tout à coup une, langue étrangère. Et ce qui le surprenait le plus, ce qui lui causait une émotion profonde, une sorte d’angoisse qui le serrait à la gorge et remplissait ses yeux de larmes, c’était justement cette simplicité naïve avec laquelle l’une disait son dévouement et avec laquelle l’autre acceptait ce dévouement.


Il y a donc des gens qui vont dans la vie s’appuyant l’un sur l’autre, tout naturellement!… Et comme la vie serait belle, si cela était vrai pour tous! Ainsi songeait le jeune duc, et comme il était amoureux, sa pensée faisant un bond se reportait à celle qu’il adorait, et il se disait que lui aussi, s’il le fallait, se dévouerait au bonheur de Violetta sans chercher la récompense…


Pardaillan et Charles d’Angoulême reprirent dans l’hôtellerie les chambres qu’ils y avaient occupées: Pardaillan, celle-là même où Croasse avait livré une si terrible bataille à une horloge et à divers autres meubles, c’est-à-dire la chambre d’où pour la première fois, jadis, il y avait bien longtemps de cela, il avait aperçu Loïse de Montmorency. Quant à Charles, en sa qualité de duc, on lui offrait le plus bel appartement de l’auberge, mais il préféra se loger dans la chambre voisine de Pardaillan, qu’il avait déjà occupée.


La journée, la nuit, et encore la journée et la nuit se passaient paisiblement. Ce repos n’étant pas de trop après les secousses de toute nature qu’avaient subies Pardaillan et son compagnon. Il était d’ailleurs nécessaire pour leur permettre d’établir un plan d’opérations.


Le troisième jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et pour mettre un peu d’ordre dans la chronologie de ces divers événements qui se croisent, il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que ce matin-là, il y avait quatre jours que Jacques Clément se trouvait dans le cachot de pénitence du couvent des Jacobins; que ce matin-là, il y avait dix jours que Picouic et Croasse menaient la vie de cocagne dans l’abbaye des bénédictins de Montmartre.


Pardaillan se précipita vers la vieille rue du Temple.


– Nous allons donc à l’hôtel de Guise? demanda Charles chemin faisant.


– Sinon à l’hôtel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible, le sire de Maurevert.


– Toujours Maurevert, gronda le jeune duc avec une évidente inquiétude. Pourquoi Maurevert, enfin?…


– Je vous l’ai dit, monseigneur. Maurevert n’ignore rien de ce que fait, dit ou pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que si quelqu’un au monde sait où se trouve la dame de vos pensées, c’est Guise. Après tout, peut-être pensez-vous qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l’hôtel et pénétrer jusqu’au duc à travers les deux cents gardes ou gentilshommes qu’il a autour de lui.


– Ce que vous dites là est impossible, dit le jeune duc. Mais enfin, pourquoi nous adresser de préférence à Maurevert plutôt qu’à tel autre familier de Guise, Maineville, par exemple.


– Parce que je veux faire coup double, arranger à la fois vos affaires et les miennes: vous savez que j’ai un vieux compte avec Maurevert et que je cours après lui depuis fort longtemps…


L’explication était plausible, et soulagea le jeune duc de la vague inquiétude qu’il commençait à éprouver. Bientôt, les deux compagnons arrivèrent près de la grande porte de l’hôtel où stationnait toujours une certaine foule de badauds.


En effet, l’hôtel de Guise était alors le centre de l’agitation parisienne. Les bourgeois venaient là aux renseignements et tâchaient de savoir ce que pensait le chef de la Ligue. Depuis qu’on préparait les cahiers pour les états généraux que le roi avait promis de réunir à Blois, cette agitation s’était encore augmentée tout en changeant de forme. On voyait peut-être un peu moins d’hommes d’armes autour de l’hôtel, mais force robins, procureurs, avocats, tous d’ailleurs cuirassés et la lourde rapière leur battant les talons, entraient et sortaient par la grande porte où un poste de vingt-quatre arquebusiers était installé, sans compter les sentinelles et patrouilles qui faisaient incessamment le tour de l’hôtel par les rues de Paradis et des Quatre-Fils.


Dans ce va-et-vient de gens qui discutaient en gesticulant dans cette foule, Pardaillan et Charles d’Angoulême passèrent parfaitement inaperçus et se glissèrent dans un groupe assez épais au centre duquel pérorait un homme qui exposait ses idées.


Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurèrent les yeux fixés sur cette porte grande ouverte, à tout venant, et Charles commençait à trouver que l’idée d’aller trouver le duc lui-même n’était déjà pas si mauvaise, quitte à y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa du coude, et d’un signe de tête lui montra trois gentilshommes qui entraient dans l’hôtel.


C’étaient Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les lèvres soudain pâlies de Pardaillan. Mais déjà les trois avaient disparu dans l’hôtel.


– Attendons! murmura alors Pardaillan.


Charles avait jeté un coup d’œil sur les trois familiers de Guise; puis, ce regard, il l’avait ramené sur le chevalier, et il avait frissonné. Cependant le temps s’écoulait. Midi sonna. Devant l’hôtel, l’affluence était toujours grande, et nul ne faisait attention aux deux patients guetteurs… Une heure encore tinta…


– Qui sait s’ils sortiront aujourd’hui… ou même s’ils ne sont pas déjà sortis par une autre porte? murmura Charles.


Comme il disait ces mots, il aperçut Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. Il toucha Pardaillan comme Pardaillan l’avait touché… mais le chevalier les avait déjà vus… Dans la rue, les trois gentilshommes s’arrêtèrent, causant entre eux à voix basse. Puis Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s’en allèrent ensemble. Maurevert demeura un instant à la même place, puis se mit en marche.


– Cette fois, nous le tenons, dit Charles.


Pardaillan ne répondit pas. Il continuait à sourire, et ses yeux ne quittaient pas Maurevert qui se dirigeait vers la porte du Temple… Il la franchit. Et alors Pardaillan poussa un soupir… Il attendit quelques instants, puis à son tour, franchit la porte, accompagné du jeune duc.


Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marécages du Carême-Prenant, et suivant le chemin battu qui contournait l’enceinte de Paris, chemin coupé de bosquets et parfois de masures qui permettaient aux deux suiveurs de s’effacer.


Maurevert passa ainsi devant la porte Saint-Martin, puis devant la porte Saint-Denis, et laissant alors sur sa droite les hauteurs de Montfaucon où se dressait la masse énorme et sinistre du vieux gibet, il marcha comme s’il eût voulu se diriger vers la Grange-Batelière, mais avant d’arriver à la porte Montmartre, il chiqua tout droit vers les massifs de chênes et de châtaigniers dont le feuillage d’un vert sombre moutonnait au pied de la colline.


Maurevert allait à Montmartre… Il contourna le pied de la montagne, puis commença à monter… Pardaillan et Charles suivaient à distance, ne le perdant pas de vue, et sûrs maintenant de n’être aperçus de lui que lorsqu’ils le voudraient bien.


Lorsque Maurevert commença à monter, un sourire plus livide crispa les lèvres de Pardaillan, et une sorte de frémissement nerveux l’agita tout entier: Maurevert se dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline où se trouve aujourd’hui le Calvaire du Tertre… C’était le chemin qu’il avait suivi, seize ans auparavant, avec Loïse, avec le maréchal de Montmorency, avec son père mourant dans une voiture!… Il leva les yeux vers un point qu’il reconnaissait bien pour y être souvent revenu!…


C’était près d’un champ de blé qu’on venait de faucher depuis quelques jours… C’était là, non loin de la source qui formait un ruisseau, c’était là qu’il avait arrêté la voiture… là que son père était mort dans ses bras… là que Maurevert apparaissant tout à coup avait frappé Loïse avec le poignard empoisonné de Catherine de Médicis!… Oui!… C’était vers ce point à jamais inoubliable dans la mémoire de Pardaillan que Maurevert, ce jour-là, se dirigeait!…


Pardaillan était devenu plus pâle. D’un geste plus rapide, il s’assura qu’il portait sa dague et son pistolet à la ceinture. Il s’arrêta un instant, amorça le pistolet et assura la mèche qui, d’après un système nouveau, prenait feu au moyen d’une amorce.


– Allez-vous donc l’abattre de loin? murmura Charles.


– Non, fit le chevalier en souriant, mais comme il va essayer de se sauver, comme il détale avec une rapidité de cerf… je l’ai vu à l’œuvre… je veux m’assurer qu’il ne nous échappera pas; il suffira de lui casser une jambe, et nous pourrons alors causer…


Maurevert montait toujours… Pardaillan se remit en marche, et soudain, à un détour de roches éboulées, il aperçut la croix de bois qui marquait l’endroit où il avait enterré son père.


Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu’était-ce que cette forme?… Une femme?… Que faisait-elle là?… Pardaillan n’y prêta aucune attention et la vit à peine; son regard était rivé sur Maurevert…


Maurevert, en passant près de la tombe du vieux Pardaillan, s’était arrêté. Lui aussi, sans aucun doute, songeait à cette lointaine journée d’août, rayonnante comme celle-ci, où dans ce coin paisible, dont la paix souveraine formait un si étrange contraste avec les sanglants tumultes de la ville, il avait bondi d’un buisson pour frapper Loïse de Montmorency!…


Sans doute ces souvenirs s’éveillaient en lui, brûlants et terribles… Et sans doute, il songeait à cette vengeance de Pardaillan qui le poursuivait depuis lors et à laquelle, à diverses reprises, il n’avait échappé que par miracle… Et peut-être se disait-il que cette vengeance finirait par l’atteindre… qu’il était condamné… puisque l’infernal Pardaillan avait pu sortir de la Bastille, puisqu’il était venu à Chartres… puisqu’il était sur ses traces!…


– Sur mes traces? murmura-t-il avec un sombre sourire. Pas encore!… Qui sait s’il a osé rentrer à Paris?… Et qu’il y rentre donc! C’est ce qui peut m’arriver de mieux!… Ce soir, je serai loin!… Loin de Paris!… Loin de Guise imbécile qui croit à mon dévouement!… Imbécile! Oui!… Puisqu’avec toutes les forces dont il dispose, il n’arrive pas à se débarrasser d’un Pardaillan!…


Maurevert jeta les yeux au loin, vers un point de la pente où se trouve aujourd’hui la place Ravignan. Là, il vit un cheval attaché à un arbre, et près de ce cheval, une voiture solidement attelée de deux bêtes vigoureuses. Un laquais surveillait le tout, assis à l’ombre des châtaigniers.


– Bon! fit Maurevert. Tout est prêt!… Dans vingt minutes la petite bohémienne est à moi… Ce que j’en ferai? peu importe, pourvu qu’elle ne soit ni à l’imbécile duc incapable de me protéger, ni surtout à l’ami de Pardaillan!… Je l’enferme dans la voiture, je saute à cheval… Dans quatre jours au plus, je suis à Orléans… et là nous verrons!… Allons! Adieu, Paris! Adieu, Guise! Adieu, Pardaillan!…


En prononçant ces mots, Maurevert s’était tourné vers Paris avec un sombre regard…


Pardaillan était devant lui, à vingt pas!…


Sur un signe de Pardaillan, le duc d’Angoulême qui marchait près de lui s’arrêta, et saisissant l’intention de son compagnon, se croisa les bras, pour exprimer que dans ce qui allait se passer, il allait être témoin et non acteur.


Le chevalier continua de s’avancer seul; mais quand il fut à dix pas de Maurevert, il s’arrêta également.


Un fait remarquable, c’est que tous les condamnés à mort, au moment ou on les conduit au supplice, font le même geste instinctif… tous… tous à la seconde fatale, tournent la tête à droite et à gauche… ils regardent ceux qui le regardent…


C’est ce geste que fit Maurevert lorsque Pardaillan s’arrêta à dix pas de lui. Il eut ce regard à droite et à gauche… Mais les rampes de la montagne étaient désertes; une paix énorme régnait sur les marécages de la plaine; il était seul… seul en face de Pardaillan!…


Il comprit que vainement il tenterait de fuir, car ses jambes tremblaient, et il n’eût pu faire deux pas sans tomber.’


Il comprit que toute tentative de défense était vaine, car Pardaillan, c’était plus que le Droit et la Justice, c’était la Représaille vivante qui se dressait au nom des morts, pour un combat loyal, à armes égales!…


Et dans un combat à armes égales, Maurevert contre Pardaillan, c’était le chacal contre le lion.


Maurevert donc, ayant regardé à droite et à gauche, avec cette expression d’épouvante qui décomposait son visage, fixa la terre à ses pieds comme pour signifier:


– Ici, tout à l’heure, sera ma sépulture!…


Puis, lentement, il releva sa tête hagarde vers Pardaillan et murmura quelque chose de confus qui voulait dire:


– Que me voulez-vous?…


Pardaillan parla alors… Charles d’Angoulême ne reconnut pas cette voix un peu basse, un peu sifflante, qui contenait un monde de souvenirs, de douleurs, d’amour et de haine… et pourtant cette voix demeurait très simple, et ce qu’elle disait était également très simple:


– Remarquez, monsieur, que j’ai ma rapière et ma dague, mais que vous avez aussi votre poignard et votre épée… Il est vrai que j’ai un pistolet, mais je ne m’en servirai que si vous essayez de fuir. Ceci, me semble-t-il, nous met sur un pied d’égalité parfaite…

Maurevert fit un signe d’assentiment, et Pardaillan continua:


– Vous me demandez ce que je vous veux. Je veux vous tuer. Je le ferai d’ailleurs le plus proprement possible, et sans vous faire souffrir, estimant que la terreur où je vous fais vivre depuis seize ans balance la douleur où je vis, moi, depuis le même laps de temps. En vous tuant, monsieur, je crois bien sincèrement débarrasser la terre d’un être qui doit lui procurer de l’horreur. J’ai souvent frémi de pitié en frappant un ennemi et en lui ôtant la vie pour sauver la mienne. Mais vous, monsieur, vous n’êtes pas mon ennemi; vous êtes une force malfaisante qu’il est bon de détruire. Ce que vous m’avez dit dans le cachot de la Bastille m’a prouvé une chose dont je pouvais encore douter: c’est que vous êtes un venimeux reptile qu’il faut écraser. Je vous jure donc que trois minutes après vous avoir tué, j’aurai oublié jusqu’à votre nom… Je vais donc vous tuer. Mais pas ici. Je vous pousserai un peu plus loin, et si cela ne vous désoblige pas trop, je vous prierai de m’accompagner jusqu’à Montfaucon. Vous ne voudriez pourtant pas que votre sang… votre sang… à vous! tombât comme une rosée maudite sur ce coin de terre qui recouvre la dépouille de mon père!… Montfaucon me paraît un endroit favorable au combat que je vous propose et au repos de vos os. Consentez-vous à m’accompagner jusque-là?


Maurevert fit un nouveau signe d’assentiment. Une espérance se levait dans son esprit. La route était assez longue de Montmartre à Montfaucon, peut-être une occasion de fuite se présenterait-elle. En tout cas, c’était plus d’une demi-heure de gagnée… un siècle! Trente à quarante minutes dont chacune pouvait lui apporter le salut. Ce fut donc avec une sorte de joie empressée qu’il répondit:


– Montfaucon, soit! Là ou ailleurs, soyez sûr que je ne me laisserai pas tuer sans essayer de vous envoyer d’abord rejoindre M. votre père… Il y a assez longtemps qu’il vous attend!…

Un peu rassuré, Maurevert reprenait la forme de courage qui lui convenait, c’est-à-dire l’insolence. En même temps, il se sentit plus fort, et d’un coup d’œil rapide, examina encore les environs toujours solitaires.


– Je ne sais si je succomberai dans le duel que je vous offre, dit Pardaillan: c’est possible. Mais ce qui est sûr, c’est que je vous tuerai. Aussi sûr que le soleil nous éclaire, si nos fers se croisent aujourd’hui (Maurevert tressaillit et dressa l’oreille), vous êtes un homme mort. Il me paraît donc convenable de vous dire en deux mots pourquoi j’ai résolu de vous tuer. En même temps, je vous poserai une question à laquelle j’espère que vous voudrez bien répondre…


– Mille questions, monsieur de Pardaillan, répondit Maurevert.


Au moment même où il prononçait ces mots, il fit un bond terrible en arrière et se plaça derrière la croix qui surmontait la tombe du vieux Pardaillan. Aussitôt, il se mit à courir frénétiquement vers le cheval et la voiture qu’il avait tout à l’heure examinés.


– Ah! misérable! hurla le duc d’Angoulême en s’élançant.


– Pardaillan sourit, tira son pistolet et visa Maurevert qui était déjà à vingt pas… Il allait lâcher le coup… À cet instant, du pied de la croix où elle était comme accroupie, une ombre… cette forme que nous avons signalée… se dressa, s’interposa entre le canon du pistolet et Maurevert… Cette forme, c’était une femme… Pardaillan eut un regard terrible vers le ciel… Son bras retomba…


Que faisait là cette femme?… Qui était-elle?…


Toute droite, toute raide, appuyée à la croix, ses magnifiques cheveux d’or déroulés sur ses épaules, elle semblait ne voir ni Pardaillan, ni rien de ce qui était autour d’elle…

Pardaillan la regarda à peine: ses yeux étaient fixés sur Maurevert qui fuyait et sur Charles qui le poursuivait… Cela dura quelques secondes à peine… Maurevert faisait des bonds insensés. Tout à coup, il eut l’impression que quelqu’un… un être plus agile encore que lui… passait à son côté, le devançait, se retournait, et soudain, il trouva devant lui le jeune duc qui dégainait en disant:


– Arrière, monsieur, ou vous êtes mort!…


La rapière de Maurevert flamboya au soleil; au même instant il tomba en garde et fonça furieusement, non pour tuer, mais pour passer… L’épée de Charles le piqua au visage… Il recula!…


Alors, pendant quelques minutes, ce fut un spectacle terrible.


Silencieux tous deux, les deux adversaires se tenaient, les épées engagées, sans un geste… Soudain, un bras se détendait… Puis tous deux reprenaient la garde…


Mais à chaque coup porté par Maurevert, Charles, après une parade demeurait en place; tandis qu’à chaque fois que son bras à lui, se détendait, la pointe touchait presque le visage de Maurevert qui bondissait en arrière… Et alors, le jeune duc avançait vivement de plusieurs pas… Écumant, livide, d’une pâleur mortelle, Maurevert essayait alors de passer à droite ou à gauche… Mais toujours, devant son visage, il trouvait la pointe menaçante. Il reculait, il remontait vers la croix… et comme il y arrivait enfin, il entendit un étrange éclat de rire qui semblait sortir de la tombe…


Alors, un frisson glacial le saisit, et il jeta ou plutôt laissa tomber son épée et se retourna: il vit Pardaillan qui n’avait pas bougé de sa place… Il vit la femme aux cheveux d’or qui venait de pousser cet éclat de rire funèbre… Et il se jugea perdu sans rémission.


– Chevalier, dit le duc d’Angoulême, tolérez que je me tienne près de monsieur pour le cas où il lui prendrait fantaisie de faire encore jouer ses jambes et les miennes…


– Monseigneur, répondit Pardaillan, veuillez remettre à cet homme son épée…


Le duc obéit, ramassa la rapière par la pointe et la présenta par la poignée à Maurevert qui la prit machinalement et la rengaina.


– Maintenant, monseigneur, reprit Pardaillan, veuillez retourner à votre place. Cet homme ne tentera pas de fuir, maintenant.


Sans hésitation, le duc d’Angoulême s’écarta, et comme il avait fait précédemment, il se croisa les bras. Alors, comme si rien ne se fût passé, comme si rien n’eût interrompu les paroles qu’il adressait tout à l’heure à Maurevert, Pardaillan continua:


– La question que j’ai à vous poser, monsieur, la voici: que vous avait-elle fait, elle? Que vous ayez essayé dix fois, vingt fois, de me frapper à mort, c’était tout naturel. Que vous m’ayez cherché dans l’hôtel de Coligny, que vous ayez lancé contre mon père et moi une troupe de tueurs que le grand carnage rendait tous furieux, je le comprends encore. Que vous ayez tenté de nous écraser sous les ruines fumantes de l’hôtel de Montmorency, c’était encore de bonne guerre! Mais elle!… (Il sentait que s’il prononçait le nom de Loïse, il allait éclater en sanglots.) Elle!… Que vous avait-elle fait? Pourquoi est-ce elle que vous avez touché de votre poignard, lame de poison… et non pas moi… ou le maréchal de Montmorency… ou mon père?… Que vous n’ayez pas eu pitié de tant d’innocence, de jeunesse et de beauté, voilà ce que je cherche à comprendre depuis seize ans sans y parvenir!


Et si fort qu’il fût, quelle que fût à ce moment la haine qui ravageait son cœur, Pardaillan ne put étouffer un râle de détresse et d’amour…


– Voilà ma question, reprit-il au bout de quelques instants… Vous ne répondez pas?…


Maurevert se taisait en effet… Et qu’eût-il pu dire?… Quelle explication eût-il pu donner?… Mais ce n’était pas là ce qui lui fermait ses lèvres crispées par l’épouvante. Ce qui l’empêchait de parler, ce qui faisait qu’il entendait à peine Pardaillan, c’était l’horreur de la mort qu’il sentait proche et qui déjà, de son doigt glacé, le touchait au front.


Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher presque. Maurevert laissa échapper un sourd gémissement. Il oubliait que Pardaillan lui offrait un combat loyal; il oubliait que ce combat devait avoir lieu loin de Montmartre, loin de la tombe où dormait de son éternel et paisible sommeil le vieux routier qu’il avait aidé à tuer…


Il songeait seulement qu’il allait mourir… et qu’il était jeune encore… et que la vie eût pu être belle encore… et qu’il souhaitait ardemment de vivre encore, ne fût-ce qu’un jour… une heure!…


– Vous ne répondez pas, dit alors Pardaillan. Eh bien!, il faut que je vous le dise: c’est pour cela… c’est pour cette égratignure au sein de cette enfant que j’ai résolu de vous tuer. Car c’est cela qui fait de vous un être à part dans les annales de l’infamie et de la lâcheté. Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur. Tout le reste vous est pardonné. Mais cela, j’ai voulu vous le faire expier par seize ans d’épouvante. Et aujourd’hui, je trouve que vous avez assez eu peur de la mort pour mourir enfin; et puisque je vous rencontre sous mon pied, je vous écrase… Maurevert, vous allez mourir…


Maurevert s’abattit à genoux, leva son front ruisselant de sueur glacée et gronda d’une voix rauque:


– Laissez-moi vivre… Faites-moi grâce de la vie… Grâce!… Ne me tuez pas aujourd’hui!…


– Un homme en vaut un autre, dit Pardaillan. Tirez votre épée… Le hasard peut-être vous fera grâce!


– Je ne veux pas me défendre! Je ne veux pas! Je ne peux pas!…


– Vous dites que vous ne pouvez pas vous défendre?…


– Non!… oh! non!…


– Vous êtes donc bien sûr de mourir?


– Mourir!… oui!… Je sens… je sais que vous allez me tuer! râla Maurevert au paroxysme de la terreur.


– Vous êtes donc bien sûr que j’ai le droit de vous tuer?… que votre vie m’appartient?


– Oui!… gémit Maurevert dans un souffle d’agonie.


Et il courba la tête avec une sorte de long hurlement.


– Grâce! Grâce!… Au nom de Loïse! Ne me tuez pas!…


Pardaillan, à ce nom, frissonna. Il se pencha vers Maurevert et le toucha à l’épaule. Puis, jetant vers le duc d’Angoulême un regard que le jeune duc eût trouvé sublime s’il eût connu le sacrifice qu’exprimait ce regard, il dit:


– Relevez-vous… écoutez-moi… peut-être puis-je vous faire grâce comme vous me le demandez…


D’un bond, Maurevert fut debout. Ses mains crispées se serrèrent convulsivement l’une contre l’autre.


– Oh! râla-t-il, que faut-il faire? Parlez!… Ordonnez!… Oui, vous avez droit de vie et de mort sur moi! Oui, j’ai été infâme!… Mais vous… vous dont on dit que vous êtes le dernier chevalier de notre âge… vous qui êtes la bravoure et la générosité… oh! vous serez aussi le pardon!…


Le rire de la femme aux cheveux d’or, le rire étrangement funèbre de cette femme debout, toute raide, appuyée à la croix, retentit de nouveau… Et Pardaillan tressaillit… Quant à Maurevert, il n’entendait plus. Toute sa vie était suspendue à la parole qu’allait dire Pardaillan.


– Vous parlez de pardon, fit celui-ci en secouant la tête. Je puis faire grâce, mais non pardonner. C’est à vous-même qu’il faut demander pardon… Quant à moi, voici ce que je puis faire…


Ici, un soupir s’étrangla dans la gorge de Pardaillan. Mais reprenant aussitôt toute sa volonté, il continua:


– Vous avez assassiné une jeune fille… Il en est une autre à laquelle vous pouvez rendre la vie et le bonheur: contre la vie de Violetta, je vous fais grâce pour la mort de Loïse.


Charles se rapprocha d’un bond, saisit la main du chevalier, et le cœur débordant, murmura:


– Pardaillan!… mon frère!…


– Violetta? fit Maurevert. Vous dites que si je vous rends Violetta, vous me faites grâce de la vie?…


– Je le dis, répondit simplement Pardaillan. Vous avez tué un amour, rendez la vie à un autre amour. Vous avez brisé une existence: la mienne. Assurez-en une autre, celle de M. le duc d’Angoulême ici présent. Et je vous oublierai. J’oublierai jusqu’à votre nom… comme si vous étiez mort de ma main… ainsi que je l’avais convenu avec moi-même depuis seize ans!… Parlez donc: où est cette jeune fille?


Maurevert répondit:


– Je l’ignore!… Sur Dieu qui m’entend, par ce soleil qui nous éclaire, je l’ignore!… Tout ce que je vous ai dit à la Bastille? Mensonge! Toutes mes menaces? Mensonge! Simple espoir de vous faire souffrir! J’ignore. Oui, sur le salut de mon âme, j’ignore où est cette jeune fille… mais…


À ce dernier mot, Pardaillan respira. Charles, qui sentait le désespoir l’envahir, se reprit à espérer. Et tous deux s’écrièrent:


– Mais?… Vous dites: mais… vous savez donc quelque chose?…


– Il ne sait rien! C’est un imposteur! Qui peut savoir où est la bohémienne?…


C’était la femme aux cheveux d’or qui parlait ainsi. Et elle se mit à rire. Mais ni Pardaillan, ni le duc d’Angoulême, ni Maurevert ne firent attention à elle…


Maurevert, pantelant, avait fermé les yeux pour ne pas laisser éclater la joie frénétique et la pensée infernale qui était la source de cette joie. Au fond de lui-même grondait un rugissement de haine sauvage, de haine plus forte que l’épouvante…

– Oui! fit-il d’une voix haletante. Oui, messieurs, je sais quelque chose… Je puis… par une trahison, il est vrai… mais qu’importe une trahison, puisque vous me faites grâce!… Je puis dès ce soir… en trahissant les intérêts de mon maître le duc de Guise… je puis savoir où se trouve celle que vous cherchez… je puis le savoir facilement… je n’ai qu’à vouloir… et je voudrai!…


Maurevert baissa la tête… Il n’avait qu’une peur à ce moment: c’est que l’accent de sa voix ne parût pas assez émouvant, c’est que son geste ne révélât la joie hideuse qui l’inondait…


Mais ce qu’il disait, les paroles qu’il venait de prononcer et dont chacune apportait un élément de probabilité et de conviction dans l’esprit de Pardaillan, cela était si plausible, cela paraissait si vrai – jusqu’à cette précaution qu’il avait d’étaler ingénument sa trahison envers Guise – que Charles d’Angoulême, la gorge serrée d’angoisse, implora Pardaillan du regard.


– Vous dites, fit le chevalier, que vous ignorez où se trouve cette jeune fille?


– Maintenant, oui! haleta Maurevert. Je le jure par les saints et la Vierge!


– Mais vous dites que vous pouvez le savoir?


– Dès ce soir, monsieur!… Que dis-je?… Dans une heure, si je veux!… Cela ne tient qu’à moi!… Oh! que n’ai-je eu la précaution de m’en enquérir avant de sortir de Paris!… C’était si simple!… Mais pouvais-je savoir?… Pouvais-je deviner, malheureux, que ma vie tenait à si peu?…


– Pardaillan! supplia ardemment le jeune duc.


– Messieurs, messieurs! continua Maurevert en se tordant les mains, je vous jure sur mon âme que je puis vous donner cette satisfaction… Tenez!… que l’un de vous m’accompagne!… Ou plutôt non!… Vous pourriez vous défier… Je sens que vous n’avez que trop de raisons de me tenir en suspicion!… Comment faire?… Seigneur, une inspiration, seigneur, mon Dieu!…


Pardaillan jeta un nouveau coup d’œil sur Charles, qu’il vit bouleversé d’espoir et de désespoir…


– Calmez-vous, monsieur, dit-il.


– Oh!… il y aurait donc un moyen?… Parlez!… Dites!… je suis prêt à tout!…


– Si ce que vous dites est vrai…


– Je le jure sur le paradis!…


– Je vous crois. Eh bien, nous ne pouvons en effet vous accompagner. M. le duc d’Angoulême et moi, nous sommes résolus à ne plus mettre les pieds dans Paris où il y a trop de dangers pour nous…


Maurevert écoutait avec une profonde attention.


– Nous nous sommes installés à la Ville-l ’Évêque, continua Pardaillan. Non pas ce soir, car la nuit est traîtresse, mais demain, en plein jour, à dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l’indication moyennant laquelle vous avez vie sauve… Viendrez-vous, monsieur?


– Je viendrai! fit résolument Maurevert, blême de joie, comme tout à l’heure il avait été blême de terreur. Je viendrai… et vous saurez ce que vous désirez savoir… Je le jure!…


Maurevert regarda autour de lui, bondit jusqu’à la croix, étendit la main, et dit:


– Je le jure sur celui qui dort ici… Je le jure sur la tombe de votre père!…


– C’est bien, dit Pardaillan. Allez: vous êtes libre…


Pour la troisième fois s’éleva le rire funèbre de la femme aux cheveux d’or… Maurevert souleva son chapeau, salua du même geste Pardaillan et Charles immobiles.


– À demain, messieurs! dit-il.


Et il s’éloigna… Tant qu’il sentit peser sur lui les regards des deux hommes, il put, par un effort de volonté, marcher d’un pas calme et mesuré. Mais dès qu’il fut sous les châtaigniers, dès qu’il pensa qu’on ne pouvait plus le voir, il se mit à bondir d’une course insensée, et enfin, hors d’haleine, il arriva près de la porte Montmartre.


Alors il se retourna vers la colline… Et il éclata de rire… Un rire terrible, un rire de délire, plus effroyable que la plus effroyable imprécation…


– Il viendra! disait pendant ce temps le duc d’Angoulême.


– Je le crois! fit Pardaillan avec un soupir.


Et Charles était si heureux qu’il lui eût été impossible de comprendre tout ce qu’il y avait d’amertume dans le soupir de cet homme qui venait de renoncer à une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de son jeune ami…


– Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous étions installés à la Ville-l ’Évêque, et que nous n’entrerions plus dans Paris?…


– Précaution suprême… Maurevert viendra… je le crois… Maurevert ne trahira pas ceux qui viennent de lui donner vie sauve… je le crois!… Mais enfin, est-ce qu’on sait?…


Ils demeurèrent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n’avait aucun doute à cet égard. La sincérité de Maurevert lui semblait évidente. Il lui paraissait impossible que cet homme, au prix d’un si faible service, ne consentît pas à retrouver la paix de la vie. En tout cas, si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le retrouver…


Mais non… Maurevert ne trahirait pas cette fois!… Il viendrait le lendemain, à dix heures, à la Ville-l ’Évêque et apporterait le renseignement demandé… puisque, pour si peu, il avait vie sauve et s’affranchissait du cauchemar de terreur où il se débattait depuis seize ans. Et Pardaillan soupira. C’était bien le moins qu’il donnât un soupir à cet abandon qu’il faisait de sa haine et de sa vengeance.


«Maurevert tiendra parole, songeait-il, ce n’est que trop certain. Et alors, ce sera à moi de tenir la mienne!… J’ai juré de l’oublier!… Et ainsi ferai-je, par la mordieu!… Quoi! pour racheter la vie de cette petite bohémienne, je renonce donc à tout ce que je portais dans le cœur?… Pour assurer le bonheur de ces deux enfants, je me condamne donc moi-même à ce supplice: pardonner à Maurevert? Que maudit soit le jour où la mère de Charles sauva mon père et moi-même!»


Il frémissait. Et maintenant que Maurevert n’était plus devant lui, il se demandait comment il avait pu l’épargner.


«Allons, allons, reprit-il en secouant la tête, le sacrifice est dur; je vois que j’aurai quelque mal à oublier… Pourquoi diable faut-il que le fils de Marie Touchet ait justement placé son bonheur dans cet amour?… Pourquoi a-t-il fallu que sa mère me confie ce jeune homme? Et pourquoi me suis-je attaché à lui?… Ah! mon père, mon digne père, comme vous aviez raison!…»


Il jeta un coup d’œil chagrin vers la tombe.


«Vous que j’ai enseveli de mes mains et couché sous cette terre, que me diriez-vous, si vous étiez là? Que la vie ou la mort d’un Maurevert importe bien peu sans doute! Et qu’en tuant ce misérable, je ne vous aurais pas ressuscité… ni vous… ni Loïse!…»


En songeant ainsi, il s’était rapproché de la tombe, et chapeau bas, la tête penchée, se disait à lui-même des choses par quoi il espérait atténuer la douleur de son sacrifice. Et comme il relevait les yeux, il vit la femme aux cheveux d’or qui le regardait fixement.


Alors seulement il la reconnut. C’était Saïzuma la bohémienne… C’était la mère de Violetta…


Charles d’Angoulême, lui aussi, l’avait reconnue et s’était approché. Mais voyant que Pardaillan priait sur la tombe de son père, il avait respecté sa méditation et gardé le silence.


Peut-être le lecteur n’a-t-il pas oublié qu’après sa première visite au couvent des Bénédictines, Pardaillan avait amené la bohémienne à l’auberge de la Devinière , où il l’avait confiée aux soins de dame Huguette. Mais dès le soir même du jour où le chevalier s’était rendu au duc de Guise, Saïzuma avait disparu de l’auberge.


Avait-elle été effrayée par le tumulte? Avait-elle profité de ce tumulte même pour s’en aller? Qu’était-elle devenue depuis ce temps? Comment avait-elle vécu?… Où avait-elle trouvé un gîte?… Autant de questions que se posait Pardaillan, mais auxquelles il lui eût été impossible de répondre.


Saïzuma le regardait en souriant. Il était évident qu’elle le reconnaissait et qu’elle se souvenait parfaitement de la scène de l’auberge de l’Espérance.


Prenez garde au traître! dit-elle d’une voix d’une infinie douceur. Prenez garde à ceux qui font des serments! À moi aussi, jadis, quelqu’un me faisait des serments… Qu’en est-il resté?… Du malheur!


Charles considérait avec une poignante émotion celle qui s’était appelée Léonore de Montaigues.


– Madame, dit Pardaillan, venez avec nous. Il n’est pas séant qu’une Montaigues soit ainsi errante par les chemins…


– Montaigues! fit-elle frémissant. Quel est ce nom?…


– Léonore, baronne de Montaigues, c’est le vôtre!


– Léonore? Qui vous dit que je m’appelle Léonore?… Léonore!… Quelle joie!… J’ai connu une pauvre fille qui s’appelait ainsi… Elle est morte!…


La bohémienne était devenue toute blanche. Malgré le chaud soleil qui versait sa lumière sur les flancs de la Butte, ses mains tremblaient.


Charles saisit une de ces mains et la pressa dans les siennes.


– Vous êtes Léonore, répéta-t-il, vous êtes la mère de celle que j’aime!… Ah! madame, écoutez-nous… rappelez-vous!… Souvenez-vous du pavillon de l’abbaye où nous vous avons trouvée… Vous étiez avec celui qui vous a aimé… avec celui qui nous a dit votre nom et le sien… le prince Farnèse… l’évêque!…


Elle eut un grondement, quelque chose comme un sanglot… un instant la lueur de raison éclaira ses yeux splendides… car dans ces yeux, il y avait de la haine!… Charles la fixait avec une angoisse de douleur, d’amour et de pitié…


Reconquérir la raison de cette infortunée! Retrouver Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma! Et rendre sa mère à Violetta, retrouvée elle-même… À cet instant il put faire ce rêve, tandis que palpitant, il fouillait le regard de Saïzuma… Mais ce regard s’éteignit soudain…


– L’évêque est mort! dit-elle en secouant la tête.


– Votre fille, madame! cria le jeune duc. Votre fille!… Votre Violetta!…


– Je n’ai pas de fille… dit-elle d’une voix morne.


Charles laissa retomber sa main et détourna son regard vers Pardaillan comme pour lui dire:


– Qui donc au monde pourrait lui rendre la raison, puisque le nom de sa fille la laisse indifférente?…


En effet, si Charles et Pardaillan avaient su, dans le pavillon de l’abbaye, le vrai nom de la bohémienne et qu’elle était la mère de Violetta, ils ignoraient encore en quelles terribles circonstances l’enfant était née… et que cette enfant… la mère ne l’avait jamais vue! Folle avant d’être mère, Léonore s’était réveillée en prison sans savoir qu’elle était mère!…


– Madame, reprit alors Pardaillan, ne parlons donc pas de votre nom, puisque cela semble provoquer en vous une douleur que nous sommes bien loin de vouloir vous causer…


– Je suis Saïzuma… la bohémienne Saïzuma, et je dis la bonne aventure, ne le savez-vous pas?


– Soit. Mais venez avec nous… N’êtes-vous pas lasse de vivre ainsi, à l’abandon, toujours seule avec vos tristes pensées?


– Oui, fit-elle en hochant la tête, mes pensées sont bien tristes… Si je vous disais… si je vous racontais l’histoire de cette pauvre Léonore dont vous me parliez!… Vous comprendriez pourquoi mes yeux n’ont plus de larmes à force d’avoir pleuré!


Elle s’était appuyée à la croix et, d’un geste lent, s’était drapée dans les plis de son manteau bariolé, parsemé de médailles. Sous le grand soleil, ses cheveux dénoués rutilaient. Ses yeux se perdaient au loin sur la campagne solitaire, et elle était ainsi, toute raide, adossée à cette croix, dans l’éclatante et chaude lumière, d’une beauté tragique, émouvante, qui faisait frissonner les deux hommes immobiles…


– Affreuse histoire, reprit-elle de sa voix monotone aux inflexions d’une étrange douceur, histoire d’un cœur brisé, que Saïzuma est seule à connaître. Écoutez donc la bohémienne, et vous saurez pourquoi elle a tant pleuré sur la pauvre Léonore, pleuré jusqu’au jour où ses yeux n’ont plus eu de larmes. Connaissez-vous la cathédrale, la sombre et vaste église qui se dresse en face de l’antique hôtel? C’est là!… c’est là que le Malheur accourant des horizons inconnus avec la force de l’ouragan s’abattit sur la fille maudite… c’est là qu’elle vit celui qu’elle appelait son Dieu… c’est là qu’elle reconnut en lui l’imposture, la trahison et l’infamie… et puis… écoutez…


Saïzuma s’était arrêtée court. Son regard fixé sur des choses mystérieuses qu’elle seule voyait, cherchait sans doute à retenir les images rapides qui passaient comme d’insaisissables songes…


Le duc d’Angoulême frissonnait. Pardaillan, bouleversé de pitié, reconnaissait cette voix d’amertume et de douleur qu’il avait entendue à l’auberge de L’Espérance le soir où Saïzuma, devant l’assemblée des truands et des ribaudes, avait dit une partie de son histoire.


– Qui a crié ainsi? reprit-elle, secouée d’un frisson. De quel abîme de honte et de désespoir a jailli ce cri, ce cri atroce que j’entends, que j’entendrai toujours?… C’est là, dans la vaste cathédrale, qu’a retenti cette clameur… Oh! cela me déchire!… grâce pour elle!… Non! pas de grâce! Malheur à la sorcière!… Oh! tous les poings qui se tendent sur elle! Tous les yeux qui la menacent!… et puis… plus rien! Rien que le silence de la tombe, la nuit du cachot… le délire de l’agonie… Et puis, tout à coup, elle revoit le jour, un jour sombre où le ciel voile sa face… Et voici la bohémienne que l’on conduit là-bas, parmi les foules d’hommes qui grondent… vers la hideuse machine de mort… et là… là… au pied du poteau terrible, qui a encore crié?… De quelles entrailles a jailli cette clameur de martyre et d’espérance!… Quoi! d’espérance?… Oui!… Pourquoi espérance?… Qui le sait, puisqu’elle-même ne le sait pas et ne le saura jamais?… Et puis… plus rien encore! L’agonie d’un cœur qui se meurt, une fatigue monstrueuse d’un corps brisé… une pensée qui entre dans les ténèbres…


Saïzuma s’interrompit soudain. Et sur ces lèvres décolorées, ce rire que Pardaillan avait entendu tout à l’heure, ce même rire funèbre éclata.


– Adieu, dit-elle. Et surtout ne vous avisez pas de suivre la bohémienne, car sa route est celle du malheur. Elle est partie du malheur pour aboutir au malheur… adieu!…


À ces mots, elle s’éloigna de son pas majestueux. Hors de lui, haletant, le duc d’Angoulême s’élança en criant:


– Léonore!


Elle se retourna, leva un doigt vers le ciel, et dit:


– Pourquoi appelez-vous la morte? Si vous cherchez Léonore, allez au pied du gibet.


– Le gibet! balbutia Charles éperdu, cloué sur place. Pourquoi la mère de Violetta parle-t-elle du gibet?


À ce moment, Saïzuma disparut derrière les roches éboulées. Le duc d’Angoulême revint à Pardaillan, lui saisit la main et murmura:


– Chevalier, il faut la suivre… l’emmener avec nous… la guérir…


Pardaillan secoua la tête. Mais voyant combien cette scène saisissante en son imprévu avait frappé l’esprit de son compagnon:


– Venez, dit-il.


Tous les deux s’élancèrent sur le sentier qu’avait pris Saïzuma pour s’éloigner. Mais lorsqu’ils eurent contourné les roches, ils ne la virent plus. Charles d’Angoulême et Pardaillan battirent en vain les environs. Saïzuma demeura introuvable, et après deux heures de recherches, ils reprirent le chemin de Paris où ils rentrèrent par la porte Montmartre.


Ils passèrent à la Devinière une nuit exempte de toute alerte, et le lendemain, à la première heure, se rendirent au rendez-vous que Maurevert avait accepté, mais ils s’arrêtèrent à mi-chemin de la Ville-l ’Évêque. Pardaillan était persuadé que Maurevert, enfin vaincu dans son esprit de trahison, tiendrait parole. Mais bien que Maurevert eût accumulé les serments, il pouvait bien, en une nuit, les avoir oubliés.


C’est en faisant cette réflexion que le chevalier résolut de se tenir sur ses gardes. C’est pourquoi, sans aller jusqu’à la Ville-l ’Évêque, il prit position avec le jeune duc dans un épais bosquet de chênes. De là, ils pouvaient surveiller tout ce qui venait de Paris. Vers neuf heures et demie, ils aperçurent un cavalier qui s’avançait rapidement.


– C’est lui! dit tranquillement Pardaillan.


C’était Maurevert, en effet. Le chevalier l’avait reconnu, bien qu’il fût encore à longue distance.


– C’est ma foi vrai! dit Charles lorsque Maurevert fut pleinement visible. Comment avez-vous pu le reconnaître?


– Maurevert et moi, nous nous reconnaissons toujours quelle que soit la distance, dit Pardaillan avec la même tranquillité.


Il frémissait pourtant. Et si le duc l’eût regardé, il eût vu sur son visage cette même expression livide que la veille lorsqu’ils suivaient Maurevert… mais cette fois avec une sorte de désespoir. Mais le jeune homme ne regardait que Maurevert… Et il tremblait de joie… car Maurevert, c’était la certitude de revoir Violetta!… sans quoi pourquoi cet homme serait-il venu?


– C’est lui! reprit Charles. Le voici bien seul… sans armes… Ah! Pardaillan! le bonheur m’étouffe!…


– Avançons, dit Pardaillan.


Ils sortirent alors du bosquet et rejoignirent le sentier. Bientôt, Maurevert fut sur eux. Il sauta à terre, se découvrit et dit:


– Me voici, messieurs…

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