IX LA PAROLE DE MAUREVERT

Après être rentré dans Paris, la veille, à la suite de sa rencontre avec Pardaillan, Maurevert s’était mis à parcourir la ville, au hasard, pour le besoin de marcher. Il allait d’un pas rapide et souple, d’une démarche de tigre, et les passants le regardaient avec effarement, mais lui n’y prenait pas garde.


Parfois, une sorte de rugissement grondait dans sa gorge, et il se mordait les lèvres jusqu’au sang pour ne pas hurler la joie effroyable qui le soulevait. D’autres fois, au contraire, venant à reconstituer cette minute horrible où, s’étant retourné sur Paris, il s’était vu en face de Pardaillan, il éprouvait le choc en retour de l’épouvante, et se sentait défaillir. Alors il entrait dans le premier cabaret, buvait d’un trait un verre de vin, jetait sur la table une pièce de monnaie, puis reprenait sa marche…


Il tenait Pardaillan!… Enfin! Enfin! Enfin!…


Oh! il le tenait bien, cette fois! Le démon ne pouvait lui échapper. Pas une seconde il ne douta que Pardaillan viendrait au rendez-vous… Le tout, l’essentiel, était de bien combiner cette fois le coup, la trahison suprême…


Pardaillan viendrait!… Il le tenait!… Le long, le terrible cauchemar de terreur enfin effacé!… La revanche! Une revanche infaillible!… Car lui, lui Maurevert! lui ne se fierait ni à la Bastille, ni à Bussi, ni à rien!… Il tenait Pardaillan!… Enfin!… Il allait l’écraser!… En formulant ce cri dans sa pensée, Maurevert frappait violemment du pied, comme si, du talon, il eût écrasé une tête…


Où allait-il? Où se trouvait-il?… Maurevert ne se le demandait pas. Il allait, allait toujours, affolé par cet irrésistible besoin d’aller, de dépenser le trop plein, qui pousse l’homme à qui vient d’arriver bonheur imprévu, un bonheur si grand, qu’il en est terrible et ressemble à une catastrophe…


Il ne méditait pas encore comment il s’emparerait de Pardaillan. Il le tenait!… Et cela, pour le moment, suffisait à cette joie indicible, insensée, qui le soulevait.


Le soir tomba sur Paris… bientôt il fit nuit… Maurevert allait toujours, passant et repassant vingt fois par les mêmes rues sans s’en apercevoir, poussant d’un coup d’épaule les bourgeois qui ne se rangeaient pas assez vite… Et ce fut ainsi que, vers les neuf heures, il heurta tout à coup un passant attardé…


– Insolent! hurla Maurevert, non pour insulter le bourgeois mais pour le besoin de crier.


Et il continua sa route.


– Holà! cria le bourgeois. C’est moi que vous appelez insolent?… Halte! ou je frappe par derrière!…


Maurevert se retourna en grinçant: ce bourgeois était un gentilhomme – un gentilhomme de Guise… un de ses amis…


– Lartigues! gronda Maurevert.


– Maurevert! s’écria le gentilhomme. Quoi! c’est toi?…


Maurevert, les yeux sanglants, considérait cet homme qui était son ami. Cette pensée, comme un éclair, traversa son cerveau:


«Guise me croit à sa mission. Si Guise sait que je suis à Paris, tout est perdu… Lartigues, demain, racontera qu’il m’a vu…»


– C’est toi! reprenait le gentilhomme en riant. J’allais, ma foi, te faire un mauvais parti!… heureusement, je t’ai reconnu à temps…


– Je crois, dit Maurevert froidement, que vous m’avez bousculé et appelé insolent?


– Ah ça!… es-tu fou?…


– Monsieur de Lartigues, quand on m’appelle insolent, il me faut du sang!…


– Hé! par la mordiable, monsieur de Maurevert, puisqu’il vous faut du sang, je vous attendrai demain à huit heures avec deux de mes amis, sur le Pré aux Clercs!


– Ce n’est pas demain, c’est tout de suite! grinça Maurevert.


Ce Lartigues, que nous notons ici en passant, était un noble et brave gentilhomme, bon escrimeur comme tous ceux de son temps; la provocation insensée de Maurevert lui fit monter le rouge à la figure…


– Monsieur, dit-il, je crois que vous avez perdu la tête. En tout cas, vous n’êtes pas poli. Dégainez donc à l’instant!


Dans la même seconde, les deux épées sortirent des fourreaux et les deux adversaires tombèrent en garde.


Il y eut quelques battements brefs, puis Maurevert, avec un juron se fendit à fond. Lartigues lâcha son épée, tournoya sur lui-même, sans un cri s’abattit, rendant le sang par la bouche… Il était mort.


L’épée de Maurevert l’avait atteint au sein droit et avait traversé le poumon de part en part.


Maurevert essuya sa rapière et la remit au fourreau. Alors il regarda autour de lui, et s’aperçut qu’il était dans la Cité, sur les bords du fleuve. Il se baissa, constata que Lartigues ne respirait plus, et le traînant par les jambes jusqu’à la berge, il le poussa dans l’eau.


Maurevert, alors, remonta tranquillement la berge. Chose étrange: ce duel imprévu, ce meurtre l’avait calmé…


Nous avons dû rapidement signaler cet incident bien qu’il ne fasse pas corps avec notre récit, et cela pour ce motif: c’est que nous avons pu noter chez Maurevert une bravoure, une insouciance de la mort, une brutale et violente décision…


Lartigues pouvait très bien le tuer. Maurevert le savait. Pour simplement ne pas compromettre son plan, il n’avait pas hésité à dégainer et s’était battu fort bravement. Il n’en était pas d’ailleurs à son premier, ni même à son dixième duel. Maurevert était donc brave!…


Et la seule idée de se trouver devant Pardaillan, nous l’avons vu maintes fois, le faisait trembler de terreur.


Comment ces deux états d’âme dans le même personnage étaient-ils conciliables?…


C’est ce que nous aurons à montrer…


Maurevert, donc, ayant tué Lartigues, se dirigea tranquillement vers l’auberge du Pressoir de fer; en même temps qu’il recouvrit son calme, il s’était aperçu qu’il avait grand appétit.


Il entra donc à l’auberge, au moment où on allait fermer les portes. Et comme la Roussotte lui faisait observer que l’heure du couvre-feu était passée, et qu’elle ne voulait pas s’attirer une visite du guet, Maurevert répondit par ce même signe mystérieux qu’avait fait Jacques Clément. Puis il ajouta:


– Maintenant, vous pouvez clore fenêtres et porte, et me préparer un bon souper, car je meurs de faim.


La Roussotte et Pâquette, fascinées sans doute par le signe, se hâtèrent d’obéir. Bientôt tout fut cadenassé, et les deux hôtesses, rallumant leurs feux, s’empressèrent de préparer un dîner que Maurevert dépêcha de grand appétit et d’excellente humeur, car tout en mangeant et buvant, il ne cessa de lutiner les deux hôtesses et de plaisanter avec elles.


Puis, brusquement, il laissa inachevée sa bouteille, l’assiette qui était devant lui, et tomba dans une sombre méditation que la Roussotte et Pâquette respectèrent, étonnées et même effrayées qu’elles étaient de ce soudain changement d’attitude.


Enfin, Maurevert se leva et rajusta son épée. Déjà la Roussotte se précipitait pour lui ouvrir la porte. Mais il l’arrêta d’un geste en disant:


– Ce n’est pas par là que je m’en vais…


Et il refit le signe. L’hôtesse s’inclina, marcha devant Maurevert et parvint à cette salle qui communiquait avec le palais de Fausta… Maurevert frappa sur les clous disposés en forme de croix… La porte s’ouvrit… il passa…


Lorsqu’il fut entré, la porte se referma d’elle-même. Dans la lumière douce qui régnait toujours en cette pièce, Maurevert aperçut les deux suivantes favorites, Myrthis et Léa, jolies et gracieuses Chimères qui gardaient l’antre de cette redoutable Chimère qu’était Fausta.


– Votre maîtresse peut-elle me recevoir? demanda-t-il. Est-elle endormie?


Elles le regardèrent d’un air étonné, comme s’il eût été étrange de supposer que Fausta pût se reposer et dormir. Et en effet, à peine avait-il fini de parler, que Fausta parut et prit place dans son fauteuil. Les deux suivantes disparurent à l’instant. Comme toujours, l’entrée de Fausta avait été soudaine et silencieuse.


– Je ne m’attendais pas à voir ce soir le sire de Maurevert, dit-elle.


– En effet, madame, je devrais être à cette heure bien loin de Paris.


– Vous deviez attendre mes ordres à Orléans…


– C’est vrai, madame…


– Un cheval et une voiture vous attendaient sur les pentes de Montmartre: la voiture pour elle, le cheval pour vous.


– J’ai vu le cheval et la voiture, madame; ils étaient bien au rendez-vous que vous m’avez indiqué.


– Je vous avais fait donner une mission par M. de Guise, afin que vous soyez libre de toute entrave, et puissiez gagner huit jours.


– C’est vrai, madame. Et le duc me croit sur la route de Blois où j’ai ordre de noter l’installation du roi et les forces dont il peut disposer à l’occasion.


– Donc, tout était parfaitement combiné pour légitimer votre absence et préparer votre départ. Le duc vous confie une mission qui couvre celle que je vous ai donnée, moi. Je fais disposer pour vous vos relais pour une marche rapide. Tout est prêt. Vous n’avez qu’à partir… Et vous voici! Monsieur de Maurevert, vous jouez un jeu dangereux…


– C’est vrai, madame. La partie que je joue en ce moment est dangereuse. Ma vie n’a tenu qu’à un fil aujourd’hui, et peut-être demain serai-je mort. Mais ici, à cette heure, je suis en sûreté, madame. Car d’un mot vous allez comprendre pourquoi la petite bohémienne est encore à l’abbaye, pourquoi le cheval et la voiture ont été inutiles, et inutile la mission de Blois, et pourquoi je suis ici au lieu de courir sur la route d’Orléans: madame, sur les pentes de Montmartre au moment où je me dirigeais vers l’abbaye, je me suis heurté à un obstacle.


– Il n’y a pas d’obstacle, dit sourdement Fausta, quand j’ai donné un ordre.


– C’est encore vrai, madame. Mais cette fois, l’obstacle était de ceux qui peuvent arrêter non seulement la marche du pauvre gentilhomme qui vous est dévoué corps et âme, mais de grands desseins d’État comme celui qui devait s’accomplir à Chartres… l’obstacle, madame, s’appelle Pardaillan.


Fausta rougit légèrement, ce qui chez elle indiquait une violente émotion. Elle demeura quelques instants silencieuse, sans doute pour que sa voix ne trahit pas son trouble, et son sein se gonfla sous l’effort d’une palpitation qu’elle parvint bientôt à dominer.


– Vous avez rencontré Pardaillan? demanda-t-elle froidement.


– Oui, madame.


– Il vous a vu?


– Il m’a parlé! fit Maurevert avec un frisson. Madame, je vois dans vos yeux l’étonnement de me voir vivant, ici, le soir du jour où j’ai rencontré Pardaillan, où je l’ai vu de près, où il m’a parlé!… Je vais vous étonner davantage: Pardaillan est à nous!


Cette fois, en effet, la stupéfaction fut si réelle et si profonde chez Fausta qu’elle ne songea pas à la déguiser. Joie intense et furieuse de tenir encore l’ennemi… douleur peut-être… mais surtout stupéfaction…


Qu’un homme comme Maurevert eût pu s’emparer d’un homme comme Pardaillan, cela lui semblait contraire au sens naturel des choses. Elle jeta sur Maurevert un sombre regard de doute où, s’il y avait un espoir, il y avait aussi la colère qu’on peut éprouver contre un malfaisant pygmée qui détruirait une œuvre d’art.


Fausta, avec sa passion violente, avec son âme haussée à des conceptions surhumaines, conservait un sens d’artiste raffinée. Pardaillan pris par Maurevert!… C’est une autre fin qu’elle eût souhaitée à une telle carrière! Il lui semblait hideux que le dernier chant de ce poème vivant qu’était le chevalier fût de si piètre envergure… Et pourtant!… Pardaillan pris… repris plutôt – par Maurevert ou un autre – c’était vraiment l’obstacle enfin écarté de sa route!


– Vous l’avez blessé? fit-elle sans pouvoir dominer un sentiment que Maurevert prit pour de la joie, et où il y avait en effet de la joie.


Maurevert secoua la tête.


– Vous l’avez pris?… pris vivant?… Non?… Mais vous avez dit: Pardaillan est à nous!…


– Nous le tenons, madame, dit Maurevert chez qui éclata alors la haine enfin assouvie, nous le tenons! Demain à dix heures, nous n’avons qu’à le prendre! Il ne s’agit que de combiner une bonne embuscade, et il y viendra tête baissée…


Un rire terrible secoua Maurevert. Fausta le vit livide, une mousse au coin des lèvres, avec des yeux de folie, avec une voix rauque, semblable au grondement d’impatience des chiens à la minute de la curée. Et elle comprit Maurevert comme elle ne l’avait pas encore compris…


– Pardonnez-moi, haleta l’homme, je ne puis m’empêcher de rire!… Je ris depuis cet après-midi… je ris comme jamais je n’ai pu rire depuis seize ans!… il me serait impossible de ne pas rire… Ah! par l’enfer! par la damnation de mon âme!… comme c’est bon de rire enfin de bon cœur! Je dois vous paraître insensé!… Écoutez-moi, madame, nous n’avons qu’à préparer l’embuscade: une centaine d’hommes solides et bien armés suffiront. Car le duc ne se doute de rien. Sa confiance, voyez vous, est prodigieuse; au fond, c’est un imbécile… Il viendra, vous dis-je! Il sera seul, avec son niais d’Angoulême dont je ne ferai qu’une bouchée… Madame, je viens de tuer un homme pour être libre demain, un de mes amis, quelqu’un que j’aimais bien! Je tuerais dix, vingt de mes amis pour être libre demain!… C’est bien simple: il m’a donné rendez-vous, demain, à dix heures, à la Ville-l ’Évêque; le reste nous regarde!…


Fausta, appuyée sur le bras de son fauteuil, passive, considérait cette manifestation de haine avec une curiosité effrayante. Maurevert souffla fortement et continua un peu plus calme:


– Ils étaient tous deux sur les pentes de Montmartre… car ils n’osent rentrer dans Paris. Ils sont à la recherche de la petite bohémienne. Je marchais, je montais, j’allais à l’abbaye… et tout à coup, j’ai vu Pardaillan… Et j’ai vu que j’allais mourir, madame! j’ai vu cela dans ses yeux… Alors, la peur, la hideuse peur qui me tient depuis tant d’années, m’a mordu au cœur, et je suis tombé à genoux… et j’ai demandé grâce!… Ah! il ne manquait que cela à ma haine!… Cette chose plus affreuse que tout ce que j’avais pu supposer: il m’a fait grâce…


Fausta eut un bref tressaillement.


– Il m’a fait grâce de la vie! continua Maurevert. Et je vous le dis, madame, cela manquait à ma haine!… Voici: il m’a fait grâce pour que je puisse lui dire demain où se trouve la petite bohémienne!… À dix heures, demain, je dois me trouver au rendez-vous, à la Ville-l ’Évêque… J’y serai, madame!… Nous y serons!…


Maurevert fut secoué de nouveau par son effroyable rire.


– Demain! murmura Fausta. Demain… à dix heures… à la Ville-l ’Évêque…


– Oui, dit Maurevert frémissant, demain… demain nous le tenons!… Nous n’avons donc qu’à prendre les dispositions nécessaires. Je connais parfaitement les plaines de la Ville-l ’Évêque et je me charge de disposer l’embuscade…


Un geste de Fausta lui imposa silence. Elle songeait… elle cherchait une solution… Comme pour indiquer à Maurevert qu’il eût à ne pas la déranger, elle lui fit signe de s’asseoir, car il était encore debout depuis l’entrée de Fausta… Maurevert obéit.


«Il faudrait pourtant se hâter! gronda-t-il en lui-même. Il faut qu’à l’aube tout soit prêt… le filet tendu…»


Une solution!… Quelle solution cherchait Fausta?… Ah! certes, ce n’était pas la solution extérieure qui l’occupait!… Prendre Pardaillan?… S’emparer de lui? C’était facile en l’occurrence!… Comme l’avait indiqué Maurevert, il n’y avait qu’à préparer une embuscade avec une centaine d’hommes bien armés… Quels que fussent le courage, la force et la ruse de Pardaillan, il succomberait infailliblement…


Non! ce n’était pas là ce qui l’inquiétait! La solution qu’elle cherchait était intérieure.


Depuis la scène de la cathédrale de Chartres, un travail étrange se faisait dans le cœur de cette femme. Il y avait en elle de la haine et de l’amour à poids égaux… Qu’on excuse cette comparaison: l’âme de Fausta était une balance. Dans un des plateaux, il y avait de l’amour; dans l’autre, de la haine…


La haine, c’était l’orgueil.


L’amour, c’était la vérité.


Avant la scène de la cathédrale, ces plateaux étaient immobiles. L’amour et la haine étaient dans un état stagnant. Cette scène avait imprimé aux plateaux un violent mouvement de bascule: tantôt l’amour était en haut… Ainsi, dans la cathédrale même, cet amour avait triomphé jusqu’à arracher Fausta à son rêve d’orgueil: elle avait consenti à redevenir femme. Un mot de Pardaillan, et Fausta quittait la France avec lui. Tantôt c’était la haine qui remontait. Et dans ces moments, Fausta eût avec ivresse tué Pardaillan de ses propres mains.


Une seconde avant que Maurevert n’eût indiqué le moyen de s’emparer de Pardaillan, Fausta songeait à le tuer. Une seconde après que Maurevert eut parlé, cette décision n’existait plus.


Placée devant la certitude exposée par Maurevert, la question se posait dans l’âme de Fausta avec une violence et une urgence qui affolaient les deux plateaux… Dans les dix minutes qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu’elle n’était plus maîtresse d’elle-même, qu’elle ne se dirigeait plus.


Voilà la solution que cherchait Fausta… Haïr?… Aimer?… Tuer, et reprendre son rôle d’ange, de vierge, de statue?… Sauver Pardaillan… et vivre dans la honte de cette défaite?…


Maurevert tâchait de suivre sur son visage le reflet de ses pensées, mais il la voyait si calme, qu’il lui eût été impossible de deviner quel orage se déchaînait en elle.


«Elle combine l’embuscade, songeait-il.»


Tout à coup, Fausta releva la tête… Et alors, Maurevert frémit. L’éclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna l’impression qu’elle venait de prendre une résolution terrible… Et c’était vrai!… La haine l’emportait!… Fausta venait de condamner Pardaillan!…


Elle eut un long soupir, comme un être qu’on délivre enfin d’un mal lancinant. Et Maurevert qui venait de la voir si calme, la vit un instant pâle comme une morte…


La solution était trouvée… la solution intérieure. Quant à la solution extérieure, ce n’était qu’un jeu pour Fausta.


Une fois la mort de Pardaillan résolue, rapidement elle combina le lieu de la mort et le mode… En finir d’un coup!… Et en même temps, débarrasser le duc de Guise de l’amour qui l’obsédait et le paralysait. Voilà la question qui se posa alors dans cet esprit si terriblement lucide… Oui, faire disparaître d’un coup, dans la même catastrophe, tout ce qui entravait sa marche au grand triomphe. Pardaillan et le duc d’Angoulême!… Et Violetta!… Et le cardinal Farnèse!… Et le bourreau… maître Claude! Tous ces êtres à la fois!… Les frapper d’un même coup, les anéantir ensemble!…


Et alors, délivrée, oublier cet épisode, et plus forte, plus puissante, son orgueil fortifié par cette victoire, reprendre le vaste projet de domination. Devenir à la fois reine de France en épousant Guise, roi par la mort de Valois… et maîtresse de l’Italie… maîtresse de la chrétienté en écrasant le vieux Sixte Quint!… Voilà ce qu’avec sa foudroyante promptitude de conception, elle entrevit à ce moment. Et ce fut sur cette idée qu’elle échafauda son plan… le plan qui devait faire disparaître de sa vie tous les obstacles ensemble, Violetta, Farnèse, Claude, Angoulême et Pardaillan!…


– Monsieur de Maurevert, dit-elle alors, vous avez reçu une mission du duc de Guise?


– Grâce à vous, oui, madame, fit Maurevert étonné.


– Eh bien!, cette mission, il faut la remplir. Vous allez prendre le chemin de Blois. Vous étudierez le château, les forces de Crillon et leur disposition… l’installation du roi, et les précautions qu’on a pu prendre pour le mettre à l’abri d’un coup de main… Quand vous aurez vu tout cela, vous reviendrez en rendre compte à votre maître…


Maurevert était stupéfait. Il considérait Fausta avec une sorte de rage…


– Tout cela, reprit-elle, peut vous demander huit jours, mettons dix…


– Madame, gronda Maurevert, je crois que vous n’avez pas…


– Je crois, interrompit Fausta froidement, que votre tête tient à peine sur vos épaules et que je puis la faire tomber rien qu’en la désignant à M. le duc… Croyez-vous, monsieur de Maurevert, obéissez sans discussion…


– J’obéis, madame! murmura Maurevert livide. Mais ma tête que vous menacez, madame, je la donne!… Oui, je consens à mourir pourvu que je le voie d’abord mourir, lui!…


– Prenez patience, dit Fausta. Obéissez, et vous le verrez mourir…


– Ah! madame!… pardon!… je croyais, je supposais… que peut-être vous lui faisiez grâce!…


– Comme il vous a fait grâce!… Non, monsieur de Maurevert, tranquillisez-vous.


– Et le rendez-vous à la Ville-l ’Évêque? fit Maurevert haletant.


– Eh bien, vous irez…


– Accompagné?…


– Vous irez seul…


Maurevert frissonna.


– Cela est nécessaire. Il faut que la confiance de l’homme que vous voulez tuer soit absolue…


– Oh!… je comprends… Oui, oui, j’irai seul… Et que dirai-je?…


– Puisque votre voyage à Blois durera huit jours… mettons dix… eh bien, vous direz à ces deux hommes que s’ils veulent revoir la petite bohémienne, ils doivent se trouver, le dixième jour, à dater d’aujourd’hui, à la porte Montmartre, d’où vous la conduirez…


– Et où les conduirai-je alors? haleta Maurevert.


– À la mort! dit Fausta d’une voix si calme et si glaciale que Maurevert fut secoué d’un frisson… Quant au lieu exact du supplice, vous le saurez en rentrant à Paris. Toute satisfaction vous est donc donnée, puisque c’est vous-même qui conduirez ces hommes au supplice auquel vous assisterez…


Maurevert étouffa un rugissement de joie et demanda:


– Quelle heure devrai-je désigner?…


– Midi, répondit Fausta après un instant de réflexion. Ainsi donc: le dixième jour, à midi, hors Paris, près de la porte Montmartre, ils devront vous attendre. Vous pouvez leur faire serment, cette fois sans parjure, qu’ils verront Violetta… Allez, monsieur de Maurevert!…


À ces mots, Fausta se leva, et avant que Maurevert eut pu ajouter un mot, disparut. Quelques instants après, les deux suivantes, Myrthis et Léa entrèrent et lui firent signe de les suivre. Elles l’escortèrent jusqu’à la porte, et bientôt Maurevert se trouva dans la rue.


Longtemps, il demeura là, songeant à ce qui venait de se passer. Pas une seconde l’idée ne lui vint que Fausta avait pu le tromper. Il pensait seulement qu’elle avait dû méditer un effroyable supplice qu’il fallait préparer, et il admirait qu’elle eût ainsi perfectionné sa vengeance: lui n’avait entrevu qu’une embuscade où Pardaillan tomberait sous un coup de poignard ou sous quelque balle d’arquebuse…


Le petit jour le surprit ainsi, tout frissonnant, devant la grande porte de fer.


Maurevert regagna son logis, entra sans faire de bruit à l’écurie, sella son cheval et, laissant les portes ouvertes derrière lui, s’éloigna, traînant la bête par la bride.


Il marcha ainsi à pied jusqu’à la porte Neuve où il attendit l’heure de l’ouverture… Vers huit heures du matin, Maurevert se retrouva dans la campagne, galopant éperdument pour se briser de fatigue, repris d’une crise d’allégresse effrayante comme celle de la veille… toute une nuit passée sans dormir n’ayant pas épuisé sa force de haine et de joie…


Enfin, il revint sur Paris, et comme l’heure du rendez-vous approchait, il se mit à trotter dans la direction de la Ville-l ’Évêque, employant alors tout ce qu’il avait d’énergie à se composer un visage paisible. Il vit alors combien une embuscade eût été difficile et, en lui-même, ardemment, il remerciait Fausta, lorsqu’il aperçut Pardaillan et le duc d’Angoulême qui, étant sortis du bosquet, arrivaient sur le sentier.


Ce fut encore une minute de terrible angoisse pour Maurevert. Qui sait si Pardaillan ne s’était pas repenti de sa générosité!… Il marcha cependant et, étant arrivé près d’eux, mit pied à terre en disant:


– Me voici, messieurs…


La physionomie de Charles s’éclaira d’un sourire et son cœur se mit à battre. Quant à Pardaillan, il ne fit ni un pas ni un geste. Maurevert évitait de regarder Pardaillan. Il tenait ses yeux fixés sur le duc d’Angoulême. Mais du coin de l’œil, il surveillait le chevalier.


– Messieurs, dit-il d’une voix sourde, à peine intelligible, ma présence au rendez-vous que vous m’aviez assigné doit vous prouver que j’ai songé à tenir ma parole. Si j’avais voulu vous échapper pour toujours, je n’avais qu’à ne pas venir…


Il s’arrêta un instant comme pour attendre un mot, un geste d’approbation. Mais Pardaillan demeurait dans la même immobilité; quant à Charles, il était trop ému pour avoir une autre pensée que celle-ci:


«Vais-je savoir?… Cet homme m’apporte-t-il la vie ou le désespoir?…»


– Messieurs, reprit Maurevert, en acceptant votre merci, je m’engageais ou à vous donner satisfaction, ou à revenir me mettre à votre disposition. Je dois vous déclarer que je n’ai pas réussi aussi complètement que je l’espérais. Et c’est pourquoi, si vous ne m’accordez un nouveau crédit, je serai ici ce que j’étais hier à Montmartre, c’est-à-dire votre prisonnier…


Charles avait affreusement pâli. Pardaillan, aux derniers mots de Maurevert, le regarda avec étonnement.


– Votre attitude, monsieur, rachète bien des choses, dit-il avec une sorte de douceur. Si nous devons mettre l’épée à la main, je serai heureux de vous dire qu’il y a toujours de la haine dans mon cœur contre l’homme qui m’a fait tant de mal, mais que le mépris où je vous tenais s’est atténué…


Maurevert s’inclina sous cet outrage qui était un compliment sincère.


– Mais, reprit Pardaillan, vous disiez que vous n’aviez pas entièrement réussi. Ceci laisse supposer que vous avez réussi tout au moins en partie.


– Oui, messieurs…


Le jeune duc était haletant.


– Voici, de très exacte façon, continua Maurevert, ce que j’ai pu savoir, et ce que je n’ai pas pu savoir: la jeune fille dont vous me parliez n’est plus à Paris; cela est certain. Mais en quel lieu monseigneur le duc l’a-t-il fait conduire? Voilà ce que je n’ai pu établir. Et pourtant, messieurs, j’ai passé ma nuit à cette recherche.


– Perdue! Perdue pour toujours! murmura Charles.


– Monsieur, dit Maurevert avec une apparente émotion, vous pouvez croire que je n’ai aucun motif de haine contre cette jeune fille et que, depuis hier, j’ai pour vous un motif de reconnaissance. Laissez-moi donc vous dire que peut-être tout n’est-il pas dit!…


– Parlez!… oh! si vous avez un indice… si faible qu’il soit!…


– Monsieur, dit Maurevert en se tournant vers Pardaillan, je vous appartiens: pensez-vous que nous devons nous battre, ou bien m’accordez-vous un nouveau crédit de quelques jours?…


– Parlez, dit Pardaillan.


– Eh bien!, voici, messieurs: je me fais fort, dans dix jours, non seulement de vous dire où se trouve la jeune fille, mais de vous mettre en sa présence… Dix jours, messieurs, cela peut vous sembler long. Mais c’est juste le temps qu’il me faut pour aller dans une ville où je suis sûr de trouver l’indication cherchée, et d’en revenir.


– Quelle est cette ville? demanda Pardaillan.


– C’est Blois, répondit Maurevert du ton le plus naturel. L’homme à qui la jeune fille a été confiée est à Blois. Pourquoi? Ceci, messieurs, est un secret politique. Or, si je puis trahir le duc sur une question d’amour, j’aimerais mieux être tué sur place que de le trahir sur une question d’État…


Ceci était admirable… Ceci confirmait si bien la bonne volonté de Maurevert, cela concordait si exactement avec tout ce que pouvait supposer Pardaillan de nouvelles tentatives que ferait Guise contre Henri III, qu’en effet la chose parut limpide au chevalier et au jeune duc.


– Que la jeune fille soit à Blois, continua Maurevert, ceci est de toute impossibilité. Le duc ne l’aurait pas envoyée si loin de lui, ni en un lieu où peuvent surgir… des dangers de toute nature. Mais à Blois, messieurs, je trouverai l’homme qui sait. Or cet homme, messieurs, n’a rien à me refuser, et quand je lui aurai dit que ma vie dépend du renseignement que je lui demande, à l’instant même j’aurai l’indication voulue… Et alors, messieurs, je vous le répète; je me fais fort de vous conduire auprès de celle que vous cherchez…


Charles regarda Pardaillan. Et ce regard voulait dire:


– Il n’y a pas à hésiter…


C’était aussi l’avis du chevalier.


– Vous dites dix jours? demanda-t-il à Maurevert.


– Jour pour jour… dans dix jours à partir d’aujourd’hui, à midi sonnant, vous me reverrez à Paris… tenez… je vous attendrai hors des murs, aux environs de la porte Montmartre.


– Nous sommes au douze d’octobre… le vingt et un, à midi, aux environs de la porte Montmartre, nous y serons, monsieur…


– Puis donc partir, messieurs? demanda Maurevert avec une sorte d’humilité.


– Partez, monsieur, répondit Pardaillan, de cette voix rude qu’il avait depuis quelques minutes.


Maurevert sauta en selle.


– À vous revoir, messieurs, le vingt et un d’octobre à midi, dit-il alors. J’entreprends une besogne difficile et périlleuse. Mais y eût-il mille difficultés, mille dangers, ce serait encore avec joie que je l’entreprendrai car le souvenir de la journée d’hier ne s’effacera jamais de mon cœur.


Aussitôt, il mit son cheval au petit galop et s’éloigna pour rejoindre directement la route de Blois. Pardaillan, pensif, le regarda tant qu’il put le voir.


– Que dites-vous de cela? lui demanda alors le jeune duc.


– Je dis, fit Pardaillan en passant une main sur son front, que cet homme est moins mauvais que je n’avais supposé…


– Il prend bien la route de Blois…


– La route du pardon! murmura Pardaillan.


Maurevert, en effet, avait bien pris la route de Blois… Il n’était nullement pressé d’arriver… Pour la première fois depuis de longues années, il respirait librement… Il s’en allait donc tantôt au pas, tantôt au petit galop de chasse, parfois tombant dans une méditation profonde, tantôt considérant avec une sorte d’étonnement joyeux la campagne inondée par le beau soleil d’automne, les frondaisons d’un vert sombre où déjà apparaissaient quelques feuilles cuivrées qui faisaient des taches de rouille sur les feuillages… Il découvrait la nature. Il se surprenait à arrêter son cheval pour contempler quelque site… Et tout cela, c’était la joie de se sentir vivant, de comprendre qu’il avait longtemps à vivre encore… vivre sans terreur!…


Le soir, à l’auberge où il s’arrêta pour passer la nuit, il se montra plein de gaieté, tapota les joues de la servante, paya généreusement, but des meilleurs vins, en sorte que les gens de l’auberge se dirent:


– Voilà, certes, un galant gentilhomme; c’est bénédiction de servir des gens aussi heureux de vivre et qui mettent du bonheur partout où ils passent…


À peine au lit, Maurevert s’endormit profondément. Il eut ce sommeil charmant où l’on se sent dormir sans crainte. Il ne mit ni pistolet ni poignard sur une table près de lui. Il laissa sa porte ouverte. Il ne se réveilla pas en sursaut le visage inondé de sueur en criant d’une voix rauque: «Qui va là!»… Il ne s’assura pas qu’on ne pouvait pas le surprendre tandis qu’il dormait. Enfin, il s’endormit sans soucis…


Lorsqu’il se réveilla, le soleil inondait sa chambre. Il s’habilla sans hâte, sifflotant entre ses dents. Et il repartit.


En route, il saluait le bûcheron qui passait, ou la paysanne traînant son âne par la bride, d’un mot joyeux et quelquefois d’une pièce de monnaie. Jamais il ne s’était vu ainsi… Ce furent les jours les plus charmants de sa vie. Seulement, parfois il frissonnait tout à coup; ses yeux s’ensanglantaient; un rire abominable crispait ses lèvres… Et alors il murmurait:


– Le vingt et un d’octobre, à midi! Ah! comme c’est encore loin!…

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