VI LA VIE DE COCAGNE

Nous avons laissé Croasse et Picouic au moment où ils venaient de faire un repas de glands, c’est-à-dire de se comporter en véritables pourceaux. Ils avaient une excuse que nous osons qualifier de péremptoire: ils mouraient de faim.


C’est donc après ce repas, après avoir dévoré tous les glands tombés du chêne sous lequel ils s’étaient assis, après s’être désaltérés à un ruisselet qui allait se perdre dans les marécages de la Grange-Batelière, que Croasse avait eu une idée magnifique.


Picouic jurait qu’il ne voulait plus désormais manger que du gland, trouvant qu’après tout c’est une raisonnable pitance, et que les hommes s’en peuvent nourrir, puisque les pourceaux en vivent. Quant à Croasse, magnifique, dédaigneux et superbe comme tous les imbéciles, il méprisait profondément le gland en tant que nourriture humaine et, en montant les rampes de Montmartre, il expliquait à son compagnon l’idée merveilleuse qui lui était venue. Cette idée, dans sa simplicité, tenait dans ce raisonnement:


– Il y a là-haut, dans ce couvent de Bénédictines, une sainte femme à qui j’ai inspiré un amour extraordinaire: de par cet amour, c’est bien le moins que sœur Philomène me nourrisse!


Picouic avait des doutes sérieux et les appuyait de solides raisons.


– Il est impossible, disait-il, que tu aies inspiré une telle passion à cette Philomène.


– Et pourquoi? demandait Croasse sans se vexer.


– Parce que tu es hideux.


À quoi Croasse répondait:


– C’est peut-être pour cela qu’elle m’aime!


Quoi qu’il en soit, les deux compères atteignirent le couvent des Bénédictines et passèrent par la brèche. C’était une magnifique journée de soleil. Cependant, Croasse, la main en abat-jour sur les yeux, étudiait attentivement le terrain de culture des Bénédictines.


Il vit bien passer deux ou trois sœurs, mais non celle que désiraient à la fois son cœur et son estomac. Philomène n’apparaissait pas…


Deux heures se passèrent. Ils avaient fini par s’asseoir sur des pierres éboulées du mur d’enceinte. Croasse d’autant plus triste que plus vive avait été son espérance, Croasse tout à coup se frappa le front, et désignant l’enclos que nous avons eu l’occasion de signaler:


– Approchons-nous de ces palissades, dit-il, je suis sûr que nous allons trouver là celle que je cherche.


Mais dans l’intérieur des palissades, il y avait un bâtiment et c’est dans ce bâtiment, si l’on s’en souvient, que Croasse avait reçu de Belgodère une volée de coups de gourdin qu’il ne pouvait avoir oubliée lui. Belgodère était-il encore là?


Ce n’était pas possible, puisque le bohémien n’était là que pour surveiller Violetta. Or, Violetta n’y était plus, puisque lui, Croasse, avait prévenu le chevalier de Pardaillan qui était parti pour la délivrer. Malgré ces raisonnements, Croasse n’approchait de l’enceinte qu’avec prudence prêt à demander le salut à la rapidité de ses immenses jambes si le profil du redoutable bohémien lui apparaissait au loin…


Cependant, il parvint à la palissade, toujours escorté par Picouic, et glissa un regard entre les planches mal jointes… L’enclos était solitaire. Le bâtiment où il avait été rossé paraissait abandonné.


– Eh bien, demanda Picouic, ta belle Philomène?… Une chimère de ton imagination!…


– Non, de par tous les diables! Elle existe bien, et je suis sûr de sa tendresse… Où peut-elle être?…


Tout à coup, il tressaillit, pâlit et se recula vivement.


– Qu’y a-t-il? fit Picouic. Est-ce elle, enfin?…


– Regarde! répondit lugubrement Croasse.


Picouic, à son tour, mit son œil à la fenêtre.


– Eh bien!, fit-il après un instant d’examen, mais je ne vois rien que deux jeunes filles qui viennent de sortir de ce bâtiment…


– Oui… mais les connais-tu?… ou du moins reconnais-tu l’une d’elles?…


– Attends… elles me tournent le dos… elles se promènent… ou plutôt on dirait qu’elles marchent avec précaution… elles regardent autour d’elles… elles semblent effrayées… Sur ma foi! on dirait des prisonnières qui cherchent à se sauver… ce sont sans doute des religieuses qui en ont assez du couvent… les pauvres filles!…


Le digne Picouic semblait très ému par la supposition qu’il venait de formuler, et nous portons cette émotion à son actif.


– Oh! oh! fit-il tout à coup en se reculant, lui aussi.


Les deux jeunes filles signalées venaient de se retourner.


– Tu l’as reconnue? demanda Croasse.


– Violetta!…


– Allons nous-en! reprit Croasse.


– Pourquoi cela?…


– Parce que du moment que la petite Violetta est là, Belgodère y est aussi!… J’aime encore mieux me nourrir de glands que de coups de trique…


– Qui peut être l’autre? fit Picouic, suivant son idée.


– Peu importe… détalons!…


Croasse allait joindre l’acte à la parole lorsqu’il demeura cloué sur place par ces mots prononcés derrière lui par une voix criarde:


– Que faites-vous là?…


– Je suis mort! songea Croasse tendant déjà le dos au coup de gourdin qu’il attendait. Mais comme le coup ne tombait pas, comme la voix criarde ne ressemblait guère à celle de Belgodère, il se retourna timidement et poussa un cri de joie:


– Philomène!…


– Ah! ah! fit Picouic en écarquillant les yeux d’admiration. C’est là la conquête de messire Croasse!…


C’était en effet Philomène qui, en reconnaissant Croasse, baissa pudiquement ses paupières de vieille fille. Mais Philomène n’était pas seule: elle était accompagnée d’une vieille, sorte de paysanne mal vêtue, aux yeux défiants, à la voix revêche, et c’était elle qui venait de crier:


– Que faites-vous là?…


Cette vieille, c’était sœur Mariange.


– Mais, dit Croasse, nous venions voir Belgodère, notre cher Belgodère, notre excellent ami Belgodère… il va bien?


– Belgodère?… Qu’est-ce que Belgodère? fit Mariange d’un air pointu.


– Le bohémien… vous savez bien… qui logeait là…


– Oui. Eh bien!, il est parti. Dieu merci, le couvent est débarrassé de ce païen!…


– Parti! exclama Croasse. Ah! Philomène, ma chère Philomène, que je suis donc heureux de vous revoir!…


Et avant que Philomène eût pu s’en défendre, il la saisissait, la soulevait, l’embrassait sur les deux joues et la reposait ensuite sur le sol. Philomène, de ce double baiser, le premier qu’elle eût reçu de sa vie, demeura abasourdie, pantelante, stupide d’émoi. Elle avait quarante ans passés, la pauvre Philomène.


Mais si la gloire n’attend pas le nombre des années aux âmes «bien nées», l’amour, dans le cœur d’une nonne qui a vieilli en rongeant son frein et en maudissant le célibat, ne compte pas non plus le nombre des hivers.


– C’est pourtant la vérité pure! grommela Picouic. Elle l’aime!… Croasse a trouvé une femme qui l’aime!


Mariange était indignée.


– Sortez, dit-elle, hâtez-vous de sortir des terres du couvent, mauvais sacripants que vous êtes…


– Oh! ma sœur, ma sœur! dit doucement Philomène, M. Croasse n’est pas un sacripant… il a une si belle voix!…


– Ah! ah! murmura Picouic, c’est donc cela!… À la bonne heure!…


– Enfin, que faites-vous ici, mauvais drôles? reprit la mégère qui pourtant s’apaisait.


– Je vais vous le dire, madame, fit Picouic en tirant son chapeau et en essayant de faire comme il avait vu faire à Pardaillan.


– Appelez-moi sœur Mariange, dit la vieille.


– Eh bien!, ma sœur, ma digne sœur Mariange, bien nommée, car vous devez être un ange de vertu…


– La Vierge m’en est témoin!…


– Voici donc ce qui m’amène, ce qui nous amène… Je dois vous dire que je suis l’ami intime de M. Croasse que vous voyez ici, à tel point qu’on nous prend pour les deux frères…


– Oui-dà!… Eh bien?…


– Eh bien!, depuis qu’il est venu ici, mon ami ne dort plus, ne mange plus, il n’est plus que l’ombre de lui-même, et s’il continue à maigrir ainsi, il n’en restera plus rien, pas même l’ombre.


Le fait est que Croasse était d’une exorbitante maigreur.


– Et tout cela, demoiselles et seigneurs… je veux dire: ma sœur, ma digne sœur Mariange, tout cela parce que mon ami, mon frère a oublié ici, en partant, un trésor…


– Un trésor! fit Mariange dont les petits yeux pétillèrent.


Croasse ouvrait des yeux énormes.


– Oui, un trésor, le plus précieux, le plus impayable, demoiselles, bourgeois et seigneurs… je veux dire: ma sœur… ma digne sœur Mariange.


– Et quel est ce trésor, mon cher monsieur? demanda Mariange tout à fait radoucie.


– Son cœur! Oui, son cœur qu’il a laissé entre les mains de la belle Philomène ici présente!…


– Quelle infamie! cria sœur Mariange.


– Ma sœur… ma sœur… supplia Philomène palpitante.


Sœur Mariange allait répliquer vertement, lorsque tout à coup elle s’élança vers la porte de l’enclos qui venait de s’ouvrir, livrant passage aux deux jeunes filles.


– Sainte Vierge! cria-t-elle, les deux païennes vont fuir!


Et elle se mit à courir de toute la force de ses jambes courtes… Violetta et sa compagne, légères comme des biches, bondissaient déjà vers la brèche… Sœur Philomène était demeurée sur place, pétrifiée. Quant à Croasse, il ne comprenait rien à ce qui se passait en ce moment.


Picouic, avec le coup d’œil sûr et prompt de l’homme affamé qui entrevoit un moyen de s’assurer le gîte et la pitance, étudia la situation.


– C’est ici le moment de faire coup double! songea-t-il.


En un instant, sa décision fut prise: il ouvrit l’immense compas de ses jambes, et se mit à arpenter le terrain, gagnant sur les deux fugitives pour leur couper la retraite. En quelques enjambées, il eut atteint la brèche avant qu’elles n’y fussent arrivées elles-mêmes.


Violetta et sa compagne s’arrêtèrent. Une expression de désespoir envahit leurs visages; Violetta baissa la tête avec un soupir de détresse, et celle qui l’accompagnait se mit à pleurer.


– Chère Jeanne, dit la pauvre petite bohémienne, vous le voyez, toute tentative est inutile…


– Hélas! fit celle qui s’appelait Jeanne, c’est moi qui vous ai entraînée… Je crains qu’il n’en résulte quelque malheur… pour vous, chère et douce amie, car pour moi, j’ai subi déjà tant de douleurs que j’en suis arrivée à n’en plus redouter aucune…


Les deux pauvres petites se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.


– Holà! coquines! faisait à ce moment Picouic, où couriez-vous si vite? On voulait donc fausser compagnie à ces bonnes et saintes religieuses pour courir la prétantaine?… Çà! réintégrez à l’instant votre logis!…


– Monsieur… balbutia Violetta…


Et comme elle levait ses beaux yeux sur Picouic, elle le reconnut. Et elle frissonna de terreur. Non pas que Picouic ou Croasse lui eussent jamais fait de mal quand elle faisait partie de la troupe vagabonde… les deux hères n’étaient eux-mêmes que des victimes du terrible bohémien… Mais du moment qu’elle voyait Picouic, elle pouvait supposer que Belgodère n’était pas loin…


– Ah! murmura-t-elle avec accablement, je suis perdue… Belgodère rôde par ici…


À ce moment Picouic les rejoignait et les saisissait chacune par un bras. À voix basse, rapidement, il murmura:


– Ne craignez rien, n’ayez pas peur, mais surtout feignez de me considérer comme un ennemi… et pourtant, par le ciel qui nous éclaire, je suis votre ami et je vous sauverai… car je suis un serviteur fidèle de M. de Pardaillan et de monseigneur le duc d’Angoulême…


Violetta demeura saisie, extasiée… À ce nom que venait de prononcer l’hercule, elle poussa un cri de joie et ses beaux yeux étincelèrent.


– Silence! fit Picouic. Ça! reprit-il à haute voix, suivez-moi, que je vous remette ès mains de cette digne, de cette sainte, de cette excellente religieuse!…


Mariange arrivait à ce moment toute essoufflée.


– Ouais! grommelait-elle, sans ce digne cavalier, les deux païennes se sauvaient, et je ne sais trop ce qui serait advenu de moi…


Le digne cavalier c’était Picouic. Continuant à tenir Jeanne et Violetta chacune par un bras, il les conduisit jusqu’à la porte de l’enclos, les fit entrer, et referma la porte. Les deux jeunes filles rentrèrent aussitôt dans le bâtiment qui leur servait de prison.


Mariange, alors, leva la tête pour apercevoir le visage de Picouic, et ce nez pointu, ces yeux en trous de vrille, cette expression de ruse qui dominait sur ce visage lui plurent sans doute, car étant elle-même une paysanne madrée, matoise et astucieuse, elle tenait la ruse pour une qualité de premier ordre.


– Comment vous appelez-vous? demanda-t-elle.


– Picouic, pour vous servir, ma sœur, ma chère sœur, Picouic, nom harmonieux de l’homme le plus catholique de tout Paris, à telle enseigne qu’il sait chanter au lutrin, connaît la musique sacrée, et en voici la preuve!


Sur ce mot, Picouic, d’une voix de fausset qui n’avait rien de désagréable aux oreilles de Mariange, entonna:


Tantum ergo sacramentum…


Sœur Mariange joignit les mains avec une béate admiration, et finit par se mettre à genoux, se croyant au salut. À ce moment, la voix de basse-taille profonde de Croasse se joignit à celle de Picouic. Ce fut un tonnerre, cela faisait un ensemble comme jamais les voûtes de Saint-Magloire n’en avaient entendu.


– Quelle voix! Quelle voix! répétait sœur Philomène également agenouillée.


Genitori genitoque… reprenaient les deux anciens chantres.


Il y avait bien longtemps que sœur Mariange, religieuse revêche, acariâtre et pointue, mais religieuse dans l’âme, n’avait eu un tel régal. Quand les deux versets liturgiques furent achevés, les deux nonnes se relevèrent. Sœur Mariange considérait du coin de l’œil sœur Philomène qui, palpitante, ne pouvait détacher son regard de Croasse, lequel relevait en crocs ses moustaches et se dandinait sur ses maigres jambes.


– À coup sûr, songeait sœur Mariange, si je fais accueil à ces deux hommes, la pauvre sœur Philomène va être induite en tentation de péché mortel… Mais grâce à ce grand bel homme, les deux païennes n’ont pu se sauver… Écoutez, maître Picouic, puisque tel est votre nom, bien que je ne le trouve pas aussi harmonieux que vous le dites…


Picouic prit un air excessivement humilié et murmura:


– J’en changerai, si cela peut vous plaire, ma digne sœur.


– Non, non, c’est inutile. Mais écoutez. Je vois que je m’étais trompée sur votre compte. Vous êtes un homme de cœur, un homme considérable… un brave homme! d’autant que vous avez de la religion et que vous chantez à ravir…


– Ma sœur… vous me rendez confus… vous m’accablez…


– Non, je fais réparation. Enfin, en arrêtant ces deux malheureuses hérétiques au moment où elles s’enfuyaient, vous avez rendu à la Révérende supérieure, Mme de Beauvilliers, un service qu’elle ne saurait oublier… Je vais de ce pas lui en parler, et vous serez récompensés.


– Et quelle sera notre récompense, ma sœur?… si toutefois cette question ne vous semble pas indiscrète…


– Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre chapelle, bien qu’on n’y dise plus guère la messe qu’aux jours de fêtes et dimanches…


– Ma sœur, dit Picouic, excusez encore cette question: quel est le payement que vous accordez à vos chantres en ce couvent?


– Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignité; les ressources du couvent sont trop réduites pour le moment; mais le couvent ne saurait manquer de devenir très riche dans un peu de temps… dès qu’un grand événement qui se prépare sera accompli… Alors, vous serez payé double pour le temps où vous aurez chanté au lutrin… et en attendant, vous aurez mérité la faveur du ciel et la mienne.


– Tenez, ma sœur, fit Picouic, j’aime autant vous le dire tout de suite: je suis d’une modestie dont vous n’avez pas idée, je souffre d’avance à l’idée de recevoir les éloges de la sainte et révérende mère abbesse… je vous en prie, ne lui parlez pas de nous.


– Vraiment? fit Mariange qui, d’ailleurs, chargée de veiller sur Violetta, ne tenait nullement à raconter à l’abbesse la tentative de fuite due à sa négligence.


– C’est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse, ni moi-même, nous ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous promettre, c’est-à-dire la faveur du ciel, et la vôtre…


– Ah! s’écria Croasse, nous ne vous quittons plus! Je me suis toujours senti un faible pour la vie de couvent.


– Comment, vous ne nous quittez plus! s’écria sœur Mariange interloquée.


– Mon Dieu oui, nous nous installons ici… Ne craignez rien, ma sœur! vous serez amplement dédommagée de l’hospitalité que vous allez nous donner. D’abord, nous cultiverons pour vous; ensuite, nous surveillerons étroitement les deux païennes, et enfin, nous aurons pour vous les bonnes manières auxquelles vous avez droit…


Croasse jeta sur Philomène un regard incendiaire. Mais Philomène était tout acquise à la proposition de l’hercule à la belle voix. Elle en palpitait, la pauvre vieille fille! Quant à sœur Mariange, en quelques rapides réflexions, elle entrevit tout le parti qu’elle pouvait tirer de deux serviteurs fidèles qu’elle aurait toujours sous la main, qui feraient sa besogne, et surtout qui deviendraient deux geôliers pour les drôlesses hérétiques dont elle avait la garde.


– C’est dit! fit-elle tout à coup.


– Quoi! s’écria Picouic, vous consentez à nous donner l’hospitalité?


– Certes… et de grand cœur…


– Et à… nous… nourrir?


– Sans aucun doute!…


Picouic eut un coup d’œil d’admiration pour Croasse qui avait eu l’idée de cette aubaine inespérée, invraisemblable, ou du moins qui lui paraissait telle. Philomène et Croasse nageaient dans la joie, Croasse à l’idée de manger tous les jours, Philomène à la pensée amoureuse qui faisait battre son cœur.


– Venez, dit sœur Mariange aux deux hercules ravis.


Toute la bande se dirigea alors vers le pavillon voisin de la brèche, et y entra.


– Voilà, reprit Mariange, vous habiterez là; ce soir, à la nuit, avec sœur Philomène, nous vous apporterons votre lit, c’est-à-dire une demi-douzaine de bottes de bonne paille fraîche, que nous prendrons dans les écuries de l’abbesse… Voilà, vous ne vous montrerez pas lorsque quelques-unes de nos sœurs seront dans le jardin; de plus, vous surveillerez l’enclos et la brèche…


– Pardon, ma sœur, dit Picouic, vous venez de nous promettre un excellent lit de paille. Mais quelle sera notre nourriture? C’est là un point capital, voyez-vous…


– Vous mangerez ce que notre industrie nous procure tous les jours à sœur Philomène et à moi, car s’il fallait compter sur les vivres du couvent, Dieu merci, il y a longtemps que nous serions mortes… Dans un recoin caché, nous élevons des poules… nous avons donc des œufs en quantité…


– Excellent! dit Croasse, j’ai un faible pour l’omelette…


– Et le dimanche, ajouta Mariange, nous tordons le cou à un poulet.


– Admirable! fit Picouic.


– Enfin, nous avons les légumes que nous cultivons, et dont nous faisons une soupe presque tous les jours. Quand nous pouvons y joindre un quartier de bœuf ou de lard, nous n’y manquons pas.


Croasse pleurait de félicité.


– Et le vin! s’écria tout à coup Picouic, qui avait maintenant des appétits exagérés.


– Nous buvons de l’eau, fit modestement sœur Philomène.


– Il n’y a de vin que dans la cave de la Révérende abbesse, ajouta Mariange.


Les deux hercules firent la grimace. Mais sœur Philomène, les yeux baissés, ajouta du même ton de modestie:


– Vous savez, ma sœur, que je sais le moyen d’entrer dans la cave de l’abbesse… Je crois donc que nous pouvons espérer au moins une bouteille ou deux par jour… pas pour nous… la règle le défend… mais pour ces dignes et honnêtes cavaliers…


– Une dernière question, ma sœur?… fit Picouic en extase, à quelle heure dînez-vous?


– Midi est l’heure que nous consacrons au repas et au repos.


– Il doit être bien près de midi, affirma aussitôt Picouic.


– Huit heures viennent de sonner…


– Tiens!… J’aurais cru…


– Peut-être ces braves cavaliers ont-ils faim? insinua Philomène.


– C’est-à-dire que nous avons fait un magnifique repas, sous un chêne de la porte Montmartre, mais comme nous nous sommes levés de très bonne heure… et que la course nous a aiguisé l’appétit…


– Ma sœur, dit Philomène, je vais quérir quelques œufs que j’accommoderai et que j’apporterai avec ce restant de venaison dont nous fit hier cadeau ce Révérend frère quêteur qui passa par ici…


Et sans attendre cette fois l’assentiment de sa compagne, Philomène s’éloigna rapidement. Un quart d’heure plus tard, elle revenait avec les provisions annoncées, plus un pain de froment.


– Quant au vin, dit-elle en rougissant, il faut attendre la nuit pour s’en procurer.


Les deux nonnes s’éloignèrent alors pour vaquer à la grande occupation qui leur était dévolue, c’est-à-dire pour aller espionner et surveiller les deux jeunes filles enfermées dans l’enclos. Picouic et Croasse, tout aussitôt, se mirent à table, c’est-à-dire qu’ils s’assirent à califourchon sur les deux bouts d’un vieux tronc et placèrent entre eux les provisions qu’ils devaient à la munificence de sœur Philomène.


– Qu’est-ce que je te disais! fit Croasse en dévorant avec frénésie.


– Croasse, je te proclame le plus adroit compagnon. Je n’aurais jamais cru cela de ta part…


– C’est comme cela que je suis… je suis intelligent et brave; seulement je ne le savais pas autrefois… Mais maintenant que je le sais, tu vois!…


– Si nous sommes habiles, notre fortune est faite quand nous nous en irons d’ici! fit Picouic, qui tout en dévorant réfléchissait.


– Comment cela?… Le fait est que je ne serais pas fâché de faire un peu fortune à mon tour…


– Écoute… la petite Violetta est ici, détenue prisonnière.


– Oui… bien que je l’aie délivrée une première fois.


– Toi! s’écria Picouic stupéfait.


– Sans doute! fit Croasse avec une noble simplicité; ne te l’ai-je pas raconté?… ainsi que la bataille que je dus soutenir…


– C’est vrai, c’est vrai… Donc, Violetta, bien que délivrée par toi, est ici prisonnière. Si M. le chevalier de Pardaillan et M. le duc d’Angoulême sortent de la Bastille, comme ils en sont bien capables, notre fortune est faite, car c’est nous qui leur aurons rendu la petite bohémienne…


– Oui, dit Croasse, mais sortiront-ils jamais de la Bastille?…


– En ce cas, dit Picouic, j’aviserai d’autre manière; il faut que je voie la petite Violetta et que je l’interroge… J’ai toujours pensé que cette petite était de haute famille. Qui sait si cette famille ne la cherche pas?… Je te dis que Violetta, c’est notre fortune, Croasse!… il faut ici faire un coup de génie et nous emparer de cette petite…


– Veux-tu que j’aille la chercher et que je l’amène? fit superbement Croasse…


Picouic haussa les épaules.


– Non, dit-il. Ne te mêle de rien. Laisse-moi faire. Tu m’aideras seulement quand il en sera temps… d’ici là, puisque nous sommes en pays de cocagne, contente-toi d’engraisser un peu, tu en as besoin.


– Au fait, dit Croasse, il fait bon vivre ici… et la venaison de sœur Philomène vaut bien les glands de la porte Montmartre et les cailloux de Belgodère.

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