XVII LA RECONNAISSANCE DE FAUSTA

Force nous est maintenant de revenir de quelques heures en arrière, c’est-à-dire au moment même où Pardaillan voyait Charles envelopper Violetta dans le manteau de la bohémienne Saïzuma, la soulever dans ses bras et l’emporter.


Le premier mouvement du chevalier fut de suivre le jeune duc. En effet, Violetta sauvée, le reste ne le regardait plus. Une pensée, à cet instant, fulgura dans son cerveau:


«Maurevert!…»


Maurevert, sans aucun doute, savait ce qui devait se passer dans l’abbaye!… Maurevert lui avait donné rendez-vous pour ce jour-là, à midi, près de la porte Montmartre, et lui avait dit:


– Non seulement je vous dirai où se trouve la petite chanteuse, mais vous conduirai à elle… vous la verrez!…


Dans un éclair, Pardaillan vit la pensée de Maurevert avec cette livide clarté qui peut, dans la nuit, montrer les bords du précipice où l’on s’acheminait.


Si Maurevert lui avait donné rendez-vous près de la porte Montmartre, c’était pour le conduire à l’abbaye! Si le rendez-vous était à midi, c’était pour qu’il arrivât plus tard!…


Oui, dans le plan de Maurevert, lui et le jeune duc devaient voir la petite chanteuse… mais ils ne devaient la voir que vers une heure de l’après-midi, alors qu’elle avait été crucifiée à neuf heures du matin!… Ils ne devaient la voir que sur la croix… expirante, ou même déjà morte!…


Pardaillan frissonna. Un flot de haine monta à son cerveau à la pensée de cette trahison si misérable. Il voulut savoir de Fausta la vérité tout entière. Il resta… À ce moment, son regard se reporta sur Fausta et sur l’homme qui, vêtu comme un bourgeois de la classe moyenne, était acclamé par ces évêques et ces cardinaux. Et il reconnut M. Peretti… le meunier dont il avait sauvé les sacs d’or!…


Domine, salvum fac Sixtum Quintum! chantaient les cardinaux massés sur l’estrade de marbre.


– Le pape! murmura Pardaillan. Le pape et la papesse en présence!… Il faut avouer, ajouta-t-il avec un sourire d’ironie, que j’ai une fière chance de pouvoir contempler deux Saintetés à la fois, tandis que tant de pèlerins sont obligés d’aller à Rome pour n’en voir qu’une et encore!…


– À genoux! répéta Sixte Quint en levant sa dextre menaçante. À genoux! ou je te fais saisir et attacher sur cette croix… ou plutôt… car ton contact sur le signe de rédemption serait un sacrilège… je te livre aux piques de tes propres hommes d’armes!…


Fausta ne s’agenouilla pas. Elle redressa sa tête orgueilleuse dont le calme faisait un étrange contraste avec le visage du vieillard, bouleversé de fureur. Et du bout des lèvres, avec un dédain qui prouvait tout au moins un courage à toute épreuve, elle laissa tomber ces mots:


– Pape du mensonge, grand-prêtre de la trahison, tu l’emportes aujourd’hui! Tu peux donc achever la victoire que tu dois à la lâcheté humaine, non à la protection divine. Fais-moi mettre à mort si tu l’oses; je ne te précéderai que de peu dans la tombe: mais tu n’obtiendras de moi ni la soumission que tu espères, ni le respect dû seulement aux envoyés de Dieu… Allons, vous autres! troupeau de traîtres! gagnez vos trente deniers en assassinant votre souveraine! Frappe le premier, Rovenni, si tu veux mériter de régner par le crime comme ton maître Sixte règne par l’imposture!


Sa voix s’était à peine élevée au diapason du mépris. En prononçant les derniers mots, elle remonta sans hâte les degrés de marbre et reprit sa place sur son trône, si majestueuse vraiment, si sculpturale dans les plis immobiles de sa lourde robe, avec un tel éclair jailli de ses yeux noirs que tous reculèrent pour la laisser passer et que nul n’osa lever son regard sur elle quand elle se fut assise.


– Par le Dieu vivant! gronda Sixte Quint, voilà l’audace de l’hérésie! voilà le frénétique orgueil du schisme!… Seigneur, pardonne-moi de répandre le sang d’une créature humaine sans lui laisser le temps de se réconcilier avec toi!… Gardes!… que cette femme meure!…


Il y eut un tumulte; les cardinaux refluèrent; les gens d’armes de Sixte et les hallebardiers de Fausta s’avancèrent précipitamment sur l’estrade de marbre… Fausta, dans cette suprême seconde où la mort était sur elle, ne fit pas un geste de défense; elle vit l’éclair des piques et des poignards elle entendit le hurlement de la meute qui se ruait sur elle… Elle murmura:


– Trahison!…


Et ferma les yeux…


Dans cet instant où elle s’apprêtait à mourir comme elle avait vécu, en une attitude d’indestructible orgueil, un long frémissement l’agita; une flamme embrasa son cœur glacé; sa pensée oscilla violemment du pôle de la haine au pôle de l’amour, et son sein palpita… Un homme, d’un bond, venait de se jeter devant elle…


Cet homme, avec un de ces gestes qui imposent l’effroi de la mort aux multitudes, d’un geste qui l’avait enveloppé d’un éclair d’acier, tirait du fourreau une longue, large et solide rapière; la pointe de cette rapière, il la dirigeait sur la poitrine même de Sixte Quint debout sur la dernière marche de l’estrade, et cet homme disait:


– Saint-Père, je serai au regret de vous tuer; mais si vous n’arrêtez cette bande de loups, vous êtes mort!…


Sixte fit un signe désespéré… Les gardes s’arrêtèrent net, n’osant plus faire ni un pas ni un geste, car il était trop évident que l’homme à la rapière n’avait qu’à pousser sa pointe… et c’en était fait du pape…


– Pardaillan! murmura Fausta dans un soupir de joie, d’espoir, de renaissance à la vie, et d’admiration.


– Monsieur, dit Sixte d’une voix qui ne tremblait pas, oseriez-vous bien frapper le suprême pontife de la chrétienté!…


– Aussi vrai que vous osez frapper cette femme!… Ne bougez pas, saint et vénérable père!… Un pas de vous en arrière, ou un pas de ces gens en avant, et nous partons tous de compagnie ad patres!… Madame, veuillez vous lever…


Fausta, l’esprit perdu, haletante devant cette scène imprévue, obéit sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. Dans le même instant, Pardaillan se rapprocha du pape, se colla à lui pour ainsi dire, tandis que les gardes frémissants cherchaient s’ils ne pourraient le frapper à l’improviste sans danger pour Sixte.


– Ne bougez pas, enfants! dit le pape. Dieu terminera cette querelle au mieux de ses intérêts!…


– C’est sûr! dit froidement Pardaillan, je ne comprends pas que les hommes se veuillent à toute force mêler des intérêts de Dieu… Madame, veuillez descendre… Pas un geste, vous autres… écartez-vous!… Descendez, madame!… (Fausta éblouie, domptée, dominée, obéissait.) Bien… Gagnez maintenant la porte de ce pavillon. Vous y êtes?… Attention, vous autres!…


Au même moment, Pardaillan lâcha Sixte Quint. D’un saut, il fut en bas de l’estrade. Vingt poignards se levèrent; vingt piques ou hallebardes se croisèrent…


– À mort! vociféra Rovenni qui, haletant, avait assisté à toute cette scène avec le secret espoir de voir tomber le pape.


À mort! hurlèrent les gardes…


Pardaillan fonça comme il fonçait toujours dans les foules, c’est-à-dire droit devant lui, sans un mot, la pointe de l’épée partout à la fois; devant, à gauche, à droite, du sang gicla, des imprécations sauvages retentirent, et presque dans la même seconde, le chevalier, sans une blessure, mais son pourpoint déchiré en deux ou trois endroits, atteignait la porte du pavillon, se ruait à l’intérieur, et s’enfermait… Barricader les deux portes fut pour lui l’affaire de quelques minutes.


Fausta s’était assise dans l’un des fauteuils qui avaient été placés là pour les cardinaux, et ramenant son voile sur son visage, en proie à cette terrible émotion qui l’avait saisie dans la cathédrale de Chartres, méditait… toutes ses pensées concentrées sur lui…

Lui qui venait de lui arracher Violetta!… Et qui la sauvait elle-même!… Lui! L’éternel obstacle à ses desseins!… Lui par qui elle était vivante!… Amour ou haine!…


Pardaillan, cependant, achevait sa besogne, tandis qu’au dehors les cris de mort retentissaient plus violents et que déjà les gardes de Sixte cherchaient à enfoncer la porte. Quand il fut certain d’avoir gagné au moins une heure de répit, Pardaillan se mit à frapper du poing sur la porte en criant d’une voix qui couvrit les hurlements de mort:


– Un peu de silence, que diable! on ne s’entend pas!… Je veux parler à votre maître!…


Sans doute, Sixte Quint dut faire un signe, car bientôt le silence se rétablit par degrés.


– Vénérable et Saint Père de la chrétienté, dit Pardaillan, êtes-vous là?


– Que voulez-vous? dit une voix rude qu’il ne connaissait pas et qui était celle de Rovenni.


– Je ne veux rien, reprit Pardaillan. Veuillez seulement rappeler à M. Peretti qu’en certaine circonstance et en certain moulin, il n’a pas eu à se plaindre de moi.


– Le service que cet homme nous rendit alors est aboli par son insolence et ses criminelles menaces d’aujourd’hui, fit la voix du pape. Cardinal, demandez-lui si c’est là tout ce qu’il a à nous dire, et ajoutez qu’en reconnaissance de ce service passé, je lui accorde une heure pour dire ses prières…


– Vous avez entendu? gronda Rovenni.


– Eh! par la mordieu, je ne suis pas sourd, et Sa Sainteté, pour un vieillard qui s’en va mourant (Rovenni tressaillit, frappé au cœur), a une voix de trompette. Dites-lui donc, monsieur, dites lui à ce vénérable et Saint-Père qu’il me faut au moins trois heures pour dire mes prières… je ne prie pas souvent, mais quand je m’y mets, il faut que tout le chapelet y passe.


– Est-ce tout?…


– Non, de par les clefs de Saint-Pierre!… Dites-lui aussi monsieur, qu’avant que je n’aie terminé mes prières, c’est-à-dire avant les trois heures que vous mettrez certainement à défoncer cette porte, vu que je l’ai barricadée en toute conscience… avant ce temps, dis-je, ce couvent sera envahi par des gens qui n’auront peut-être pas pour le Saint-Père tout le respect que j’ai pour lui… c’est encore un service que je rends à Sa Sainteté!.?… Un dernier mot, monsieur: vous avez vu que nous étions deux en sautant le mur… demandez-vous où est mon compagnon, et dites-vous qu’il ne faut pas plus de deux heures pour aller à Paris et en revenir avec bonne escorte de truands, francs-bourgeois et mauvais garçons, tout gens capables de manquer au respect dû au Saint-Père, à ses gardes, évêques, cardinaux, chanoines, ce qui serait la désolation de l’abomination dans les siècles des siècles, amen! J’ai dit!…


– Misérable et insolent impie! vociféra Rovenni. Gardes, enfoncez cette porte!…


Mais le pape fit un geste, et la meute s’arrêta court. Sombre, frappé de funèbres pressentiments, Sixte Quint conféra au pied de l’estrade avec trois ou quatre des principaux de son escorte.


– J’ai vu, étudié, pesé cet homme, dit-il. C’est l’audace incarnée. Au moulin de la butte Saint-Roch, il a accompli des prodiges. Depuis, il m’est revenu de lui des récits stupéfiants. Il est de ceux que Dieu suscite parfois pour faire sentir aux princes le néant de leur grandeur, et dont la main foudroyante n’apparaît que pour tracer sur les murs des palais les mots à jamais redoutables: Mane, Thecel, Pharès… Partons! Rovenni, je vous attendrai avec vos compagnons à Lyon. De là nous gagnerons ensemble l’Italie et Rome… Mon cher Rovenni, dites à vos compagnons qu’il y a pour tous indulgence plénière… sans compter le reste. Quant à vous, vous savez ce qui vous attend… Partons maintenant. Il serait horrible que sur la fin de mes jours, j’aie la douleur de voir les meilleurs d’entre les nôtres égorgés par des truands!…


Sixte Quint, alors, s’avança jusqu’à la porte du pavillon.


– Mon fils, dit-il, êtes-vous là?…


– Certes, Saint-Père! Tout à votre dévotion! répondit Pardaillan.


– Recevez donc ma bénédiction: c’est la seule vengeance que je veuille exercer contre vous. Adieu. Si les hasards de votre vie aventureuse vous conduisent un jour à Rome et que je sois encore de ce monde, venez sans crainte frapper aux portes du Vatican. À défaut de Sixte Quint, vous y trouverez sûrement M. Peretti, le meunier de la butte Saint-Roch…


– Saint-Père, cria Pardaillan, je reçois avec joie votre bénédiction, mais avec plus de plaisir encore l’invitation de M. Peretti, que j’ai toujours considéré comme un très habile homme! En rentrant au Vatican, dites-le-lui de ma part, je vous en prie!…


– Brigand! murmura Sixte Quint qui pourtant ne put s’empêcher de sourire.


Et il s’éloigna, suivi de ses gens d’armes et gentilshommes, tandis que le chœur des schismatiques enfin réconciliés, Rovenni en tête, entonnait avec plus d’ardeur que jamais le Domine salvum fac pontificem… Sixte Quint, en s’éloignant, murmurait:


– Oui, oui… misérables traîtres… deux fois traîtres!… Je vous ferai chanter, à Rome, sur un autre air…


En somme, et bien que Fausta lui échappât, le but de son voyage était atteint: il venait de détruire le schisme en le frappant au cœur même. Et ce fut avec un pâle et ironique sourire qu’il regagna la litière de voyage qui l’attendait au pied de la colline.


Une demi-heure après le départ du pape, Pardaillan, n’entendant plus rien, se hasarda à démolir en partie les fortifications qu’il avait élevées dans le pavillon. Ayant entrouvert la porte, il vit que l’esplanade et l’estrade étaient également vides. Alors il sortit, inspecta rapidement l’étendue du terrain de culture et ne vit plus personne.


– Ils sont ma foi partis, fit-il.


Alors il revint à l’esplanade et, pensif, s’arrêta près de la croix couchée sur le sol… la croix sur laquelle Fausta avait fait attacher Violetta par Belgodère.


– Pauvre petite chanteuse! murmura-t-il, attendri. Pourquoi un tel supplice? Elle n’est coupable que d’être trop jolie… Tiens! qu’est-ce que ce papier?…


Il se baissa, et arracha de la tête de la croix un large parchemin qui y avait été planté au moyen d’un clou, et sur lequel ce mot était tracé en caractères grecs:


– AIRESIS.


– Qu’est-ce que cela veut dire? grommela Pardaillan.


– Cela signifie: Hérésie! dit près de lui une voix grave.


Pardaillan se retourna et vit Fausta. Cette femme extraordinaire semblait n’éprouver aucune émotion ni des scènes tragiques qui venaient de se dérouler, ni du danger auquel elle venait d’échapper. Mais Pardaillan n’était pas homme à se laisser étonner par cette attitude.


– Hérésie? fit-il aussi simplement que s’il se fût agi d’un entretien de table. Tiens! hérésie!… Ma foi, je ne m’en serais pas douté. Et que veut dire «hérésie»?


Fausta ne répondit pas. Elle le considéra quelques instants, cherchant peut-être à percer du regard cette enveloppe d’ironie et d’insouciance qui masquait la physionomie du chevalier.


– Vous m’avez sauvé la vie, dit-elle enfin. Pourquoi?


Pardaillan releva sa tête fine sur laquelle les rayons du soleil mettaient à ce moment une sorte d’auréole.


– Ah! fit-il, si vous me parlez ainsi, madame, si nous sortons de la folie furieuse des hérésies, des mises en croix, si nous échappons au cauchemar devenu mortel pour cette malheureuse et ce prêtre (il montrait les cadavres de Léonore et de Farnèse), si nous rentrons enfin dans le naturel, dans la vie par la question que vous me posez, je vous répondrai seulement ceci: j’ai vu une femme qu’on allait tuer; j’ai vu des fauves se ruer avec des cris de mort sur un être sans défense, et sans me demander ni pourquoi ni comment, je me suis trouvé le fer au poing devant les fauves…


– Ainsi, reprit Fausta, si toute autre que moi se fût trouvée à ma place, vous l’eussiez défendue comme vous m’avez défendue, moi?…


– Sans doute! dit Pardaillan étonné. Notez, madame, que si j’avais pu hésiter, c’est surtout à vous défendre, vous, que j’eusse pu raisonnablement hésiter… Le temps n’est pas éloigné où vous m’avez fait faire dans une certaine nasse en treillis de fer un séjour dont j’aurais pu en somme, vous garder quelque rancune.


Fausta, pensive, baissa la tête, peut-être pour cacher la pâleur qui envahissait son visage et ses lèvres tremblantes où palpitaient des paroles qu’elle étouffait.


– Maintenant, madame, continua le chevalier, voulez-vous me permettre de vous poser à mon tour une question?… Oui?… La voici: pourquoi le sire de Maurevert m’avait-il donné rendez-vous aujourd’hui à midi, près de la porte Montmartre?…


– Parce que je lui en avais donné l’ordre, dit Fausta avec un calme farouche; parce que Maurevert devait vous amener ici à un moment où mon triomphe était assuré; parce que, sans la trahison des miens, vous eussiez été enveloppé ici par des gens de Guise; parce qu’enfin je devais sortir de ce couvent laissant votre cadavre près de ces deux corps…


Un frémissement agita Pardaillan. Dans son cœur se déchaîna la furieuse envie de sauter sur cette femme, de la renverser d’un coup et de lui écraser la tête comme à une vipère… Et qui sait si dans l’effroyable désespoir qui noyait son âme, Fausta n’avait pas espéré, n’avait pas voulu provoquer quelque explosion qui lui eût été mortelle!


Pendant quelques secondes, elle put croire que Pardaillan allait la tuer… Pourquoi il ne bougeait pas?… il ne faisait pas un geste… Presque aussitôt, Fausta le vit s’apaiser. Elle vit s’évanouir cette lividité qui avait recouvert son visage; cette figure reprit son apparence d’insouciante audace, et le bon Pardaillan se mit à rire, s’inclina, et, d’une voix exempte d’amertume, répondit:


– Je suis vraiment au regret, madame, que vos vœux n’aient pas été mieux accueillis par le Ciel. Mais laissons ces fadaises: puis-je, avant de nous quitter, vous être bon en quoi que ce soit?


Fausta devint blême. Son orgueil souffrit plus qu’il n’avait jamais souffert. Elle fut écrasée par cette générosité simple et souriante, qui lui apparut comme un prodigieux dédain. Des larmes perlèrent à ses cils.


Vaguement ses bras se soulevèrent. Une force inconnue la poussait vers cet homme qu’elle eût voulu tuer et qu’elle adorait. Peut-être allait-elle dans un sanglot laisser éclater son amour. Peut-être allait-elle tomber à genoux, palpitante de sa défaite et du bonheur d’aimer, et crier les mots qui râlaient sur sa bouche silencieuse… Le souvenir de la cathédrale de Chartres passa comme la foudre dans son esprit… Elle entendit la réponse de Pardaillan:


– J’ai aimé… j’aime à jamais la morte… morte au monde, vivante toujours dans mon cœur! Et vous, je ne vous aime ni jamais ne vous aimerai…


Et les paroles qu’elle criait au fond d’elle-même se figèrent sur ses lèvres blanches. Elle demeura glacée dans son attitude d’orgueil… Et la haine, avec la honte de sa défaite, une fois de plus triompha en elle!… Quoi!… Tant de dédain après ce qu’elle venait de dire!


Eh bien, donc, elle allait vraiment disposer de lui!… Puisqu’il la sauvait, l’insensé, elle en profiterait pour le tuer, comme la bête fauve qu’épargne le chasseur, et qui d’un coup de sa griffe puissante, lui ouvre le crâne!… Sa vie, peu à peu, se trouvait circonscrite à ce duel… Pardaillan tuerait Fausta, ou Fausta tuerait Pardaillan!…


– Monsieur de Pardaillan, dit-elle avec un sourire, j’aurais en effet, un dernier service à vous demander: je crains que le départ des gens de Sixte ne soit un piège… Sous la garde de votre épée, je ne redouterais pas une armée. Mais peut-être ne voudriez-vous pas m’accompagner jusque dans Paris?…


Pardaillan comprit-il le sens du sourire livide qui jetait à ce moment un funeste reflet sur la physionomie de Fausta?… Son âme se haussa-t-elle jusqu’à braver la mortelle menace qu’il devinait peut-être?… Les yeux dans les yeux de Fausta, il répondit:


– Pourquoi non, madame? Puisque vous me faites l’honneur d’agréer mes services, je vous escorterai jusqu’à la porte de votre palais…


– Merci, monsieur, dit Fausta sans un tressaillement. Veuillez donc m’attendre devant le portail de cette abbaye. Je vous y rejoindrai dans quelques instants…


Le chevalier salua en soulevant son chapeau, mais sans s’incliner; puis, d’un pas tranquille, sans retourner la tête, il s’éloigna et traversa le terrain de culture.


– Oh! grondait Fausta en le regardant partir, rejoindre cet homme… un bon coup de ma dague entre les deux épaules… ce serait fini!…


Mais il était trop tard: Pardaillan, déjà, disparaissait au fond du jardin Alors Fausta ramena son regard près d’elle et vit les deux corps abattus près de la croix; Farnèse et Léonore enlacés dans l’étreinte du suprême baiser qu’avait cherché l’amant… Un pâle sourire vint crisper ses lèvres.


– Celui-là, du moins, a reçu le châtiment de sa trahison, murmura-t-elle. Quant aux autres, quant à ce misérable Rovenni, quant à ces lâches, ces fous, trois fois fous…


Son sourire devint terrible.


– Pour leur châtiment, acheva-t-elle, je m’en rapporte à Sixte Quint!…


À ce moment l’abbesse, Claudine de Beauvilliers, parut toute pâle et tremblante.


– Ah! madame, dit-elle, quelle catastrophe!… Vaincues… nous sommes vaincues!…


– Qui vous dit que je sois vaincue! gronda Fausta. Est-ce que je puis être vaincue!… Allons, ma pauvre fille, la terreur vous fait perdre l’esprit. Mais moi je ne perds pas la mémoire de ce que je dois…


– Que voulez-vous dire? balbutia l’abbesse.


– Que vous m’avez bien servie, et que ce n’est pas votre faute si un incident de médiocre importance en vérité recule de quelques jours l’exécution de mes projets. Envoyez donc à mon palais dès aujourd’hui, la somme convenue vous sera remise…


Claudine s’inclina avec un cri de joie, saisit une main de Fausta et la baisa ardemment.


– Vous êtes plus que la puissance, murmura-t-elle, vous êtes la générosité!


– Vous vous trompez, dit froidement Fausta; je sais seulement payer mes dettes, d’argent, d’amitié… ou de haine, ajouta-t-elle en regardant du côté où Pardaillan avait disparu. Prenez soin de ces deux corps, madame l’abbesse, et veillez à ce qu’ils soient dignement enterrés dans le cimetière de l’abbaye…


– Ce sera fait demain, madame.


– Bien. Veuillez m’accompagner jusque chez vous où je me dépouillerai de mon costume de cérémonie.


Fausta se dirigea alors vers l’appartement de l’abbesse qui marchait près d’elle, stupéfaite, atterrée par ce calme que cette femme conservait en un pareil moment, après ce qui venait de se passer. Claudine l’aida elle-même à se dévêtir de ce lourd et splendide costume, à la fois religieux et royal, comme elle l’avait aidée à s’en revêtir. Puis Fausta descendit, et devant le portail de l’abbaye, trouva Pardaillan qui l’attendait.


La litière qui avait amené le prince Farnèse et maître Claude, était toujours là. Le cheval de l’homme qui était venu les chercher, était attaché à un anneau. Pardaillan sauta sur le cheval; Fausta monta dans la litière; et ce groupe se dirigea vers Paris. Tant que l’on fut hors des murs, Fausta, par une fente des rideaux, tint son regard fixé sur le chevalier, qui se tenait à dix pas en avant de la litière. Pardaillan entrerait-il… oserait-il entrer dans Paris?…


On arriva à la porte: Pardaillan franchit le pont-levis, passa sous la voûte, et tranquille comme s’il n’eut pas risqué à chaque pas d’être reconnu par quelque gaillard, poursuivit son chemin vers la Cité, c’est-à-dire vers le palais de Fausta. Alors, haletante, un terrible éclair de joie aux yeux, elle retomba sur les coussins en murmurant:


– L’insensé!…

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