XLI FIN DU PALAIS-RIANT

– Madame, dit Pardaillan lorsqu’il fut en présence de Fausta, je vous dois une explication aussi franche que celles que nous avons eu déjà à diverses reprises. Je commence par vous dire ceci: demain matin, je reprendrai la route de France. Maintenant, j’ajoute: pendant ces trois jours, je me suis interrogé en toute conscience à l’égard des offres que vous avez bien voulu me faire, et à toutes mes questions je me suis répondu non. C’est ce non qu’il faut que je vous explique. Vous allez sans doute me demander: «Alors, qu’êtes-vous venu faire à Florence d’abord, à Rome ensuite?» Et c’est aussi ce que je n’ai pas manqué de me demander. Je ne fais donc que vous répéter la réponse que je me suis donnée. La voici: je suis venu à vous parce qu’il m’avait semblé sur le pont de Blois, d’abord, et ensuite chez ces pêcheurs de la Loire à qui vous fîtes un si magnifique présent, il m’avait semblé, dis-je, qu’un bouleversement s’était fait en vous, et qu’un rayon de lumière avait enfin pénétré les ténèbres de cette âme que je ne comprends pas. Et alors, je m’étais dit que la simple et loyale parole d’un ennemi devenu votre ami, d’un adversaire devenu votre dévoué serviteur, pouvait achever peut-être l’œuvre qui s’ébauchait en vous. J’avoue que j’ai été d’une outrecuidante fatuité. J’ai mal vu. J’ai mal pensé. J’ai conclu à tort que j’avais sans doute une influence sur votre esprit, et que vous ramenant fraternellement à la bonté, je pouvais éviter bien des malheurs à vous-même et à d’autres. Ce sont ces fraternelles paroles, madame, que j’étais venu vous dire. Or, votre seul aspect m’a prouvé que j’étais dans l’erreur et m’a glacé. Vos paroles m’ont convaincu que Fausta est plus que jamais Fausta. Et alors, excusez-moi, madame, vous recommencez à m’effrayer, je recommence à ne plus vous comprendre, et ce que j’avais pris pour un rayon de soleil pénétrant votre âme, n’était que l’éclair de foudre des pensées nouvelles que vous méditiez… Maintenant, madame, je vous dois des raisons. Non, je n’irai pas au château Saint-Ange pour m’emparer de Sixte. Non, je ne commanderai pas vos deux mille reîtres pour tenir Rome sous votre pouvoir. Non, je ne serai pas le chef de l’armée que vous comptez rassembler. Et les raisons, les voici: je ne vous donne pas de défaite; je ne vous dis pas que je me sens fatigué ou indigne de commander une armée. Je vous donne dans leur simplicité les raisons de mon cœur: j’ai horreur, madame, de ces gens qui se mettent à la tête de cinquante ou soixante mille hommes pour piller, tuer, ravager, incendier, traverser des contrées comme des météores après le passage desquels il n’y a plus que dévastation. Si bonne que soit leur cause, s’il y a seulement une pauvre fille ou un malheureux paysan qui souffre et meurt, c’est une cause maudite. J’ai donc toujours maudit ces gens-là, madame, ayant horreur de ce qui tue. Madame, toute ma sympathie et toute ma pitié vont au pauvre diable dont le sang va couler, et je considère que l’auréole du conquérant, rouge de sang, est un carcan de gloire plus hideux que le carcan d’infamie des gens qu’on expose au pilori. Ce n’est pas tout, madame: j’ai aussi horreur de commander, et puisque j’éprouve une joie infinie à faire ce que je veux, je suppose que, bâti sur le même modèle que les autres hommes, je ne dois pas les empêcher de faire ce qu’ils veulent.


Ce sont là de pauvres raisons qu’un esprit politique tel que le vôtre doit tenir en piètre estime. Ce sont pourtant mes raisons. J’en ai d’autres. Et si je passe du général au simple, si j’envisage le fait d’armes que vous me proposez, j’ai horreur de préparer un guet-apens contre un vieillard qui ne gêne en rien ma vie et ma liberté. Sixte ne m’a rien fait, à moi. Sa querelle avec vous ne me regarde pas. Lorsque j’ai eu à me venger de Guise, je l’ai guetté, je l’ai attendu, et je lui ai dit: «Défends-toi…» Et Guise, madame, comme Maurevert, savait tenir une épée. Mais Sixte! Pourquoi, de quel droit, pour quelle injure, pour quel attentat contre moi lui voudrais-je du mal? Voilà, madame, les raisons pour lesquelles je suis forcé de répondre non à votre proposition et pour lesquelles, demain matin à cinq heures, je monterai à cheval et prendrai la route de France. Il me reste deux choses à ajouter, madame: c’est que je partirai heureux si je sais que nous nous séparons amis; et ensuite, c’est que, si ma franchise me vaut votre haine, je ne serai jamais, moi, votre ennemi, résolu que je suis à oublier et la nasse de fer, et les hommes de Guise lancés à mes trousses, et tout le reste pour me souvenir seulement du pont de Blois.


Pardaillan s’arrêta et respira, soulagé; la sueur perlait à son front.


«Mort du diable! songeait-il, des duels à l’épée, à la dague, à l’arquebuse, au canon, si l’on veut, mais des duels de paroles, jamais plus je n’en accepterai: c’est le dernier!»


Fausta avait écouté Pardaillan les yeux fermés. Pas un frémissement n’avait agité le marbre de ce front pur demeuré aussi serein que si elle eût entendu quelque flatterie de courtisan et de poète. Seulement, lorsque Pardaillan eut fini de parler, elle ouvrit les yeux et, d’un geste nonchalant, frappa sur un timbre. Myrthis apparut aussitôt. Évidemment elle se tenait derrière la porte.


– Fais ce que je t’ai ordonné, dit Fausta, et puis, tu sortiras du palais.


Pardaillan remarqua que Myrthis pâlissait et que ses lèvres s’agitaient comme pour une réponse: un regard foudroyant de Fausta arrêta cette réponse, prête à sortir. Myrthis jeta un coup d’œil étrange sur le chevalier, puis elle s’éloigna…


Pardaillan assura son épée, sa dague, et se tint prêt à tout événement. Une pensée rapide comme l’éclair venait d’illuminer son cerveau, et il se disait que Fausta venait de donner l’ordre de le tuer: sans aucun doute, il allait voir entrer une douzaine de spadassins chargés de le dépêcher…


Fausta, l’oreille aux aguets, parut écouter un bruit lointain. Pardaillan se leva. Elle aussi. Et un instant, ils demeurèrent face à face, avec des pensées terribles.


– Madame, dit Pardaillan d’une voix assurée, mais basse et menaçante, quel est cet ordre que doit exécuter votre servante?


Fausta, en ce moment, cessait d’écouter. Elle tourna vers le chevalier un visage qu’il ne reconnut pas…


Tout ce que la passion déchaînée dans le cœur d’une femme peut avoir de splendide et d’affolant, de radieux et de terrible, éclatait, flamboyait sur ce visage; le sourire des lèvres pourpres, desséchées par la fièvre, tremblait comme un frisson d’amour surhumain; la lave du regard brûlait; la vierge pure, la vierge dédaigneuse et hautaine, par une transformation effrayante de soudaineté, devenait la plus impure et la plus rutilante des ribaudes… D’un seul geste, elle fit tomber sa robe de lin toute blanche et sa miraculeuse nudité apparut aux yeux de Pardaillan ébloui, fasciné, éperdu, comme la sublime création de quelque Michel-Ange en délire…


Elle parla alors… Elle parla d’une voix de douceur étrange, rauque d’amour, haletante, brûlante…


– Je t’aime, dit-elle, je t’aime, et tu me repousses… Je t’aime, et tu m’as repoussée… Je t’aime, moi, la vierge qui portait dans son âme orgueilleuse le souverain mépris de l’homme… je t’aime et je me donne à toi… prends-moi, je t’appartiens… je suis à toi tout entière, et j’ai juré que pour une heure tu serais à moi tout entier…


Elle jeta ses bras autour de son cou, l’enlaça étroitement…


– Fausta!… bégaya Pardaillan insensé de cette passion qui le pénétrait comme le plus subtil des poisons.


Elle approcha ses lèvres de ses lèvres… Un instant, dans un sinistre éclair de sa raison, le chevalier entrevit qu’il courait un effroyable danger… Mais plus étroitement, avec une sorte de rudesse farouche, elle l’enlaça, et son étreinte se fit plus furieuse. Alors le chevalier haleta… Sa tête se perdit. Il oublia tout au monde. L’amour, pour une minute, l’amour pareil à une fleur monstrueuse qu’un soleil inconnu ferait éclore en un instant, l’amour plein d’angoisse et de vertige s’empara de sa pensée, de son cœur, de son âme et de son corps…


– Vaincue! murmurait la vierge, vaincue par toi, j’obtiens dans ma défaite la plus éclatante victoire… écoute… Sais-tu ce que j’ai fait pour te posséder!…


– Oh! balbutia le chevalier, qu’importe! Ce rêve qui s’ouvre à mes yeux éblouis efface tous les rêves…


– Il faut que tu saches… j’ai voulu ta mort… oui, ta mort dans le premier baiser de passion que la vierge immaculée offre à un homme… hier… oh! écoute… hier, des fascines [17] ont été entassées dans la salle de ce palais…


Pardaillan écoutait à peine. Peut-être n’entendait-il pas. Il avait parlé de rêve. Et c’était bien un rêve étincelant, magique, ineffable qu’il vivait de toutes les fibres de son être stupéfié par l’amour comme il l’eût été par un puissant narcotique. Plus belle, plus passionnée, plus resplendissante de seconde en seconde, Fausta continuait:


– Myrthis a mis le feu… tu comprends?… Et maintenant, ce palais brûle!… Myrthis est sortie en fermant toutes les portes… conçois-tu?… et maintenant, nous sommes seuls… seuls au-dessus d’un immense brasier d’incendie… seuls dans un somptueux brasier d’amour!… Pardaillan! Pardaillan!… Tu m’aimes!…


– Je t’aime! bégaya Pardaillan. La mort!… Un brasier!… Soit!… Mourir ainsi, ce n’est pas mourir, c’est passer d’un rêve à des rêves inconnus…


Leurs lèvres s’unirent. Le temps s’écoula… une heure, peut-être… Pardaillan n’en eut pas conscience.


Lorsque Pardaillan sortit de ce délire qu’avait créé la magnifique passion de Fausta et qui avait peut-être été provoqué par des émanations de parfums dont le secret est perdu, lorsqu’il revint à lui, Pardaillan jeta des yeux hagards dans la chambre et il vit qu’une acre fumée l’emplissait en pénétrant par les fissures des portes. Il chercha Fausta près de lui et, avec un rire étrange, murmura:


– Mourir dans tes bras, mourir dans l’amour et les flammes!… Ce sera une belle fin de ma vie tourmentée!…


Et près de lui, il ne trouva pas Fausta!… À son rire étouffé répondit un éclat de rire strident. Alors la raison rentra à flots pressés dans son esprit, et, avec la raison, la terreur. Cet éclat de rire dans cette fumée, alors qu’au loin, dans le palais, ronflaient les flammes du vaste incendie, avait on ne sait quoi d’affreux et d’extrahumain qui distillait de l’épouvante…


Pardaillan se souleva d’un bond. Il entendit les sifflements de l’incendie, les craquements des poutres, le grondement des rumeurs lointaines; et dans le palais même, sous ces bruits énormes, le silence de toute créature vivante…


La hideuse vérité se présenta à lui tout entière… Il était enfermé avec Fausta dans le Palais-Riant! Et le palais brûlait!… il était seul avec elle! Et ils allaient mourir!…


Et dans cette minute d’horreur, alors que déjà il suffoquait, alors que des serpents écarlates commençaient à se rouler autour de lui, alors que le feu l’enveloppait, ce fut une pensée de pitié, une pensée de pardon et de dévouement qui se fit jour en lui et éclata dans ce cri:


– Fausta!… Fausta!…


La sauver!… Sauver la vierge qui avait voulu sa mort, qui le tuait, mais qui s’était donnée à lui!…


– Fausta!… Fausta!…


Ce même éclat de rire infernal lui répondit… et tout à coup il la vit!… il la vit dans la fumée, au fond d’une vapeur rousse et noire, à peine visible, pareille à un être de mystère qui, sortie du mystère, rentre dans le mystère; il la vit comme dans un éloignement, avec des lignes imprécises, un visage à peine deviné où flamboyaient les deux diamants noirs, les deux diamants funèbres de ses yeux, fantôme qui s’éteint, magicienne qui rentre dans la nuée qui l’a vomie, créature indéchiffrable, enveloppée d’énigme… Pardaillan s’avança, titubant, à demi aveuglé, et râla:


– Viens!… Fuyons!… Oh! je te sauverai!… Tu vivras!…


Et du nuage de fumée, en même temps que l’éclair de ses yeux, sortit la voix de Fausta, la voix calme, glaciale, impérieuse, douce et rude, la voix souveraine:


– Je vivrai!… Oui, Pardaillan!… Mais toi, tu meurs!… Vaincue tout à l’heure encore une dernière fois, je prends ma revanche, et c’est mon baiser d’amour qui t’assassine, puisque tu es invulnérable à l’acier!… Adieu, Pardaillan! Commence à mourir! Et que ta dernière pensée soit celle-ci: «C’est Fausta qui me tue! Je meurs parce que Fausta a voulu ma mort!…»


À mesure qu’elle parlait, Fausta semblait s’éloigner, se confondre avec la fumée, se fondre dans le nuage, et sa voix elle-même s’affaiblissait… Au dernier mot, elle disparut tout à fait…


Haletant, hors de lui, fou furieux devant cette trahison suprême, Pardaillan s’élança la dague au poing… et alla se heurter contre une porte de fer que dissimulait une tenture… Sans aucun doute, la terrible vierge qui se vengeait si effroyablement du refus de Pardaillan avait disparu derrière cette porte de fer! Sans aucun doute, elle s’était assuré le moyen de se sauver!… Elle était en sûreté!…


Pardaillan comprit qu’il allait mourir seul!… Mourir, oui! Car la fumée le suffoquait, les flammes rampaient sous la porte par laquelle il était entré, et toute issue lui était fermée, puisqu’une porte de fer le séparait du chemin qu’avait pris Fausta. Pardaillan marcha résolument vers les flammes. Au moment où il allait atteindre la porte par où il avait pénétré dans cette chambre, cette porte s’écroula… Il recula…


Devant lui, c’était le brasier immense… la fournaise rouge d’un escalier qui brûlait… escalier de chêne dont chaque marche flambait, c’était l’horreur inouïe des crépitements secs, des détonations sourdes, des sifflements aigus et des ronflements graves, et sur cette vision d’enfer, cet homme qui regardait… et pensait encore! qui ne renonçait pas à la vie! qui calculait les aspirations de sa poitrine pour se ménager un peu d’air respirable! qui étudiait la chance infinitésimale de vivre avec un sublime entêtement!…


À cet instant, c’est-à-dire moins de dix secondes après la disparition de Fausta, à cet instant où Pardaillan comprenait qu’il allait sombrer, que sa gorge n’avait plus d’air, qu’il étouffait, à cet instant, disons-nous, un bruit effroyable domina tous les tumultes, dans ce choc énorme de bruits qu’était l’incendie… L’escalier s’écroulait!… Il y eut un trou noir de fumée, un puits de vapeurs surchauffées… Dans la même seconde, les flammes furent étouffées par l’écroulement… étouffées pour quelques instants à peine.


Et à ce moment où Pardaillan vacillait, où il sentait sa tête tourner et où le vertige de la mort s’emparait de lui, tout à coup, il respira plus facilement, comme si un grand coup de vent eût dissipé la fumée… et délirant, écumant, les nerfs tendus à se rompre, il vit… oui, de l’autre côté de cet abîme de l’escalier écroulé, sur un pan de mur noirci, il vit une fenêtre dont les vitraux venaient de sauter, dont les châssis venaient de tomber en même temps que l’escalier… Pardaillan se pencha davantage: il calcula l’espace qui le séparait de cette fenêtre…


Ce fut un instant d’horreur indescriptible…


Dix à douze pieds le séparaient de la fenêtre, ou peut-être plus, il ne savait pas… Tout ce qu’il savait, c’est que s’il tombait, il descendait dans le puits de fumée, il allait s’engloutir dans la mer de flammes dont les vagues écarlates, un instant abattues, se soulevaient plus furieuses.


Pardaillan se défit de son épée, de son pourpoint, et recula jusqu’à la porte de fer… Et il s’élança!… Il s’élança au moment où le jet des flammes montait en se tordant en spirales pourpres…


L’instant d’après, il se trouva accroché au rebord inférieur de la fenêtre…


Il avait franchi l’abîme! Il avait sauté! Comment? par quelle prodigieuse détente de ses muscles prodigieusement tendus, par quel élan de folie admirablement calculée?…


Il était sur la fenêtre…


Au dehors, à ses pieds, très loin, une foule énorme grouillait, et ce fut, à ses yeux, dans cette tragique seconde, le panorama sublime, exorbitant, mystérieux et flamboyant de Rome, des clochers, des coupoles, des colonnes, des temples aux arêtes de pourpre dans la nuit noire… En dedans, c’était la cage de l’escalier, la fournaise, le palais qui flambait, les torrents de fumée noire et rouge, les crépitements, les tumultes de l’effroyable bataille du feu, les grondements de tonnerre des pans de murs qui s’abattaient… la fin, la destruction de ce qui avait été le Palais-Riant!…


Pardaillan posa les pieds sur une large corniche qui régnait le long des fenêtres à l’extérieur. Il respirait à pleins poumons.


Adossé au mur brûlant, la face tournée vers le vide, il avançait de côté… il allait… il s’écartait du foyer central… de plus en plus, le sang-froid lui revenait… il ne regardait pas le vide, il ne regardait rien… Brusquement, il atteignit le tournant de la corniche, et ayant jeté les yeux un instant à ses pieds, il vit qu’il dominait le Tibre…


– Je suis sauvé, murmura-t-il. Et je veux que le diable m’étripe si dorénavant je ne me défie pas des femmes comme me le recommandait mon pauvre père!…

Il était sauvé en effet!… Cette partie du Palais-Riant n’était pas encore atteinte par les flammes; à la première fenêtre qu’il rencontra, Pardaillan fit sauter les vitraux, sauta dans un escalier qu’il descendit en quelques bonds et se trouva dans une vaste salle dallée dont la porte du fond donnait sur le Tibre…


Il se jeta à la nage… Dix minutes plus tard, il abordait à une sorte de petit quai, et un quart d’heure après il rentrait à l’auberge du Franc-Parisien; tout le monde avait été voir l’incendie. Pardaillan put se glisser jusqu’à sa chambre, sans être vu…


Il se mit au lit et, presque aussitôt, s’endormit d’un sommeil de plomb.


Pardaillan fut réveillé à cinq heures du matin par l’hôte en personne qui, avec le sourire spécial de tous les hôteliers dans l’exercice de leurs fonctions, lui présenta sa note. Le chevalier l’envoya lui procurer un pourpoint, une rapière et un chapeau. Le Parisien s’acquitta de ces commissions et revint avec une cargaison dans laquelle Pardaillan put faire son choix, tout en expliquant qu’il avait, dans la nuit, perdu ces objets de nécessité en se défendant contre une troupe de malandrins.


– Monsieur n’a pas vu le feu? demanda l’hôte, qui assistait au grand lever du chevalier.


– Non, dit Pardaillan, mais voici les dix écus et trois livres que porte votre note. Et maintenant voici un noble d’or pour que vous me racontiez l’incendie, car vous contez à merveille…


– Ah! monsieur, fit le Parisien courbé en deux, c’est là un compliment qui vaut dix nobles à lui tout seul.


Et l’hôte se lança dans un pittoresque récit que Pardaillan écouta très attentivement.


– Mais figurez-vous, mon gentilhomme, dit-il en terminant, figurez-vous que ce palais qu’on croyait désert depuis Lucrèce Borgia était habité… et qui plus est, habité par un personnage considérable, une femme… une femme, monsieur, sur laquelle courent toutes sortes de bruits et qui était une façon de rebelle, en révolte ouverte contre l’autorité de notre Saint-Père…


– Vous dites «qui était».


– C’est que cette femme a péri dans les flammes, monsieur, à ce que tout le monde assure.


Pardaillan se détourna vivement, tandis que l’hôte continuait son élégante narration.


Le chevalier avait senti qu’il devenait tout pâle. Ainsi Fausta était morte!… Morte de cette mort effrayante dans le brasier allumé par elle pour lui!… Pendant quelques minutes, Pardaillan demeura pensif, donnant un dernier souvenir à celle qui avait voulu le tuer, mais qui l’avait aimé. Puis, il secoua la tête en murmurant:


– Morte Fausta, mort le passé… tâchons de regarder dans l’avenir! Lorsqu’il fut à cheval, l’hôte lui offrit lui-même le coup de l’étrier, un verre d’un certain vin de Bourgogne qu’il gardait pour les grandes circonstances. Une demi-heure plus tard, Pardaillan trottait sur le chemin du retour.


Fausta n’était pas morte. Au moment où Pardaillan s’éloignait de Rome, elle était enfermée et gardée à vue dans une chambre du château Saint-Ange avec sa suivante Myrthis. Myrthis, après avoir mis le feu aux fascines accumulées au rez-de-chaussée, était sortie en fermant les portes, selon les instructions qu’elle avait reçues et avait attendu sa maîtresse, devant une porte basse de l’aile gauche que le feu ne pouvait que difficilement gagner. L’incendie se déclara. La foule accourut, et, naturellement, se porta vers la façade où le feu était dans toute sa force. La suivante vit bien quelques louches figures rôder autour d’elle, mais dans l’angoisse de ce qui allait se passer, elle n’y prêta aucune attention. Cependant, peu à peu, le feu commençait à gagner l’aile gauche, et Myrthis se désespérait lorsque la porte basse s’ouvrit, Fausta parut, et rejoignit aussitôt Myrthis.


À ce moment, ces gens qui avaient rôdé autour de la suivante s’approchèrent vivement, enveloppèrent les deux femmes, et l’un d’eux, passant sa main sur l’épaule de Fausta, lui dit à voix basse:


– Vous êtes la princesse Fausta! Depuis huit jours, nous surveillons le palais. Au nom de Sa Sainteté, madame, je vous arrête. Veuillez nous suivre sans scandale, si vous voulez garder quelque chance de vous entendre avec le Saint-Père.


Fausta leva un regard flamboyant vers le ciel menaçant où l’incendie mettait l’effroyable splendeur de son immense lueur de brasier… en même temps, elle fut entraînée.

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