XXXII AUX APPROCHES DE NOËL (fin)

Dans un de ces vieux hôtels comme il en existe encore à Blois, il y avait en cette soirée une réunion brillante par la qualité des gens qui la composaient, mais peu nombreuse. Les abords de cet hôtel étaient soigneusement surveillés par une triple chaîne de sentinelles perdues, c’est-à-dire de gentilshommes disposés de distance en distance.


Nous suivrons un homme qui, vers huit heures du soir, sortit de cette mauvaise hôtellerie où le malheureux frère Timothée avait fait son dernier repas que, pour comble, il n’avait même pas eu le temps de digérer. Cet homme, c’était Maurevert. Il s’avançait avec d’étranges précautions. Sous son manteau, il tenait sa dague à la main. Il sondait pour ainsi dire le terrain, et ne s’aventurait dans les opaques ténèbres glaciales qu’avec la certitude de n’y être point heurté par quelque ennemi ou truand.


Pourtant, il n’y avait pas de coupe-jarrets ni de coupe-bourse… Ou s’il y en avait, ce n’était pas cette sorte de gens que redoutait Maurevert, avec une terreur qui le faisait s’arrêter parfois et regarder derrière lui, et d’autres fois se coller soudain contre un mur. Il faisait grand froid. Mais Maurevert essuyait la sueur qui coulait de son front. Quelquefois, il haussait les épaules et murmurait:


– Je suis fou… Si c’était de lui que parlait la lettre du prieur, je l’aurais déjà vu… j’ai battu Blois de fond en comble…


En même temps, Maurevert distingua une ombre qui lui barrait le passage de l’étroite rue. Maurevert avait bondi; mais en reconnaissant que cette voix, toute menaçante qu’elle fût, n’était pas celle qu’il attendait, il se rassura aussitôt et répondit:


– Pourquoi ne passerais-je pas? Est-ce que Léa l’aurait défendu?


– Non, monsieur, si vous me dites chez qui vous allez.


– Je vais chez Myrthis, dit Maurevert.


– C’est bien. Passez, fit la sentinelle inconnue.


Une fois encore, Maurevert fut arrêté dans la rue et donna un deuxième mot de passe. Enfin, à la porte de l’hôtel où avait lieu la réunion que nous avons citée, il échangea une troisième parole de reconnaissance.


Lorsque Maurevert fut à l’intérieur de l’hôtel, nul ne s’occupa de lui: du moment qu’il était parvenu jusque-là, il devait connaître parfaitement la maison. D’ailleurs, à peine le vestibule du rez-de-chaussée franchi, Maurevert ne trouva personne pour le guider. Mais il paraît qu’il n’avait nullement besoin d’être guidé, car il monta hardiment le large escalier monumental qui s’ouvrait presque sur le vestibule.


Cet hôtel paraissait désert. Il y régnait un profond silence. Et si le vestibule était à peine éclairé par un falot accroché au mur, le reste de l’hôtel ne l’était pas du tout.


Maurevert monta jusqu’au premier étage. Partout même silence et mêmes ténèbres.


Au deuxième étage qu’il gagna, aucun changement: la solitude absolue, et même un air de moisi, comme si l’hôtel eût été inhabité depuis de longues années.


Maurevert monta plus haut. C’est-à-dire qu’il gagna les combles. Là, du fond d’un couloir, sortait une sorte de rumeur confuse comme celle de plusieurs personnes qui parlent. Ce fut vers ce fond de couloir que se dirigea Maurevert.


Mais au lieu de pousser la porte derrière laquelle s’élevait cette confuse rumeur, il tourna brusquement à droite, dans un embranchement de couloir. Ce couloir contournait une salle immense qui était le grenier de cet hôtel. C’est dans ce grenier qu’avait lieu la réunion.


Maurevert, avons-nous dit, contourna, par un étroit couloir, et aboutit dans une petite pièce, étroite, sombre, qui ne devait guère être habitée que par les souris ou les araignées. Il n’y avait pas de porte à ce réduit. C’est-à-dire qu’on y entrait directement au bout du couloir en question.


Maurevert alla jusqu’au fond de la pièce. Là, dans le mur, à peu près à hauteur d’homme, il dérangea une brique. Et alors un rayon de lumière tamisée passa par ce trou. Ce trou était masqué dans l’autre salle par un treillis qui se confondait avec les tapisseries.


De là, Maurevert pouvait voir et entendre tout ce qui se disait et se passait dans le grand grenier. Il se mit donc à écouter et à regarder, puisqu’il n’était venu que pour cela.


Nous avons dit que la réunion était peu nombreuse, mais qu’en revanche, elle était fort brillante par la qualité des gens qui s’y trouvaient. C’étaient d’abord la duchesse de Nemours, accourue à Blois depuis peu. Les trois frères: le duc de Guise, le duc de Mayenne et le cardinal. Puis le duc de Bourbon. Plus la duchesse de Montpensier.


C’était, en somme, un conseil de famille. Il paraît que Maurevert arrivait trop tard et que la conférence était finie, car au moment même où il dérangeait la brique, la duchesse de Nemours, le cardinal de Bourbon, le duc de Mayenne et le cardinal de Guise se retiraient. Il ne resta que le duc de Guise et Marie de Montpensier. Celle-ci, alors, se dirigea vers une porte qu’elle ouvrit, et dit:


– Vous pouvez entrer, messieurs…


Un certain nombre de gentilshommes, parmi lesquels se trouvaient Maineville, Bussi-Leclerc, Bois-Dauphin, Espinac et d’autres pénétrèrent aussitôt dans le grenier.


– Nous sommes au complet? dit le duc.


– Il manque Maurevert, fit Maineville.


– Maurevert, s’écria la duchesse de Montpensier, je ne l’ai pas convoqué et ne lui ai pas fait parvenir les mots de passe. Il a depuis longtemps de singulières attitudes. Un homme à surveiller, messieurs…


Maineville eut une légère contraction des sourcils. Ce n’est pas qu’il s’indignât de l’accusation portée contre son ami; mais il s’en inquiétait, car il avait lui-même, dans la journée, donné les mots à Maurevert. Cependant, il ne dit rien et garda pour lui ses appréhensions.


– Messieurs, dit le duc de Guise, nous avons reçu des renseignements du château. Il paraît qu’il y a chez Sa Majesté de forts soupçons contre moi, et ce, malgré le serment que j’ai fait de bonne amitié au roi…


Il y eut des ricanements.


– Que devons-nous faire en pareille occurrence? reprit Guise.


– Monseigneur, fit l’un des conjurés, vous connaissez Du Guast. C’est un ambitieux et un esprit cauteleux. Il sert le roi pour le moment. Mais je suis arrivé à lui arracher quelques mots qui valent en ce moment tout un conseil…


– Et quels sont ces mots, Neuilli?…


– Les voici, monseigneur, dit Neuilli d’une voix émue: «Dites à votre duc – c’est Du Guast qui parle, vous comprenez – dites à votre duc qu’il ferait bien d’aller faire un tour à Paris. L’air de Noël ne vaut rien sur les bords de la Loire…» Voilà ce qu’a dit Du Guast.


– Et vous concluez?…


– Je conclus, monseigneur, que non seulement Valois a des soupçons, mais que peut-être il vous veut devancer. Je conclus que nous devons remettre la partie…


– Qui quitte la partie la perd! s’écria aigrement la duchesse en agitant ses ciseaux d’or.


– Cependant, madame, si l’illustre duc qui est le chef suprême de la Ligue venait à périr, faute d’un peu de patience, que deviendrions-nous, tous autant que nous sommes?… Monseigneur, je renouvelle mon avis, et vous supplie de quitter Blois dès demain, car je crois en mon âme et conscience que le danger de mort, à cette heure, est aussi grand pour vous que pour Valois…


– Neuilli, fit le duc, quand je verrais la mort entrer par cette fenêtre, ce ne serait pas une raison pour que je sorte par cette porte. S’il doit y avoir bataille, tant mieux, de par Notre-Dame!… Mais pour vous dire mon sentiment, je crois bien que Valois a des soupçons, mais qu’il ne peut prendre contre moi aucune résolution mortelle…


– Vous en prenez bien contre lui! Pourquoi n’en prendrait-il pas contre vous?


– Il n’oserait! répondit Guise avec cette superbe assurance qui était le fond de son caractère. Messieurs, ajouta-t-il, puis-je compter sur vous?


Tous étendirent la main. Il y eut un instant de poignante émotion.


– À la vie jusqu’à la mort! dit Bussi-Leclerc.


– Jusqu’à la mort! répétèrent les autres.


– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je dois vous dire que le jour et l’heure sont désormais arrêtés et que rien maintenant ne saurait empêcher Henri de Valois de succomber le 23 de décembre à dix heures du soir… rien! sauf une intervention du Ciel.


Les gens qui entouraient Guise ne purent s’empêcher de pâlir et de frissonner tant le duc avait mis d’âpre solennité dans ces paroles.


Devant le fait à accomplir, peut-être en voyaient-ils l’énormité. Jusque-là, toutes leurs réunions, leurs résolutions n’avaient abouti qu’à du vague. Cette fois, c’était précis, formel, terrible: la chose devait avoir lieu le 23 décembre à dix heures du soir. La date exacte étant connue, le meurtre de Valois sortait déjà du domaine des irréalités.


– Voici comment il sera procédé, reprit le duc. C’est ce qui vient d’être arrêté entre mes frères et moi. Chacun de vous, messieurs, est chef d’une compagnie de gentilshommes dont vous aurez la liste à l’instant…


La duchesse de Montpensier remit à chacun des assistants une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits des noms.


– Messieurs, continua alors le duc, vous étudierez soigneusement ces listes, et vous ôterez de votre pleine volonté ceux qui ne vous semblent pas décidés à mourir s’il faut mourir. Vous avez ainsi chacun de trente à quarante gentilshommes sous vos ordres. Vous les préviendrez dans l’après-midi du 23 décembre qu’ils aient à se tenir prêts à huit heures du soir, à l’endroit spécifié pour chaque compagnie. Ces endroits ne sont pas encore convenus, messieurs. Chacun de vous les connaîtra le 23 à midi…


Ils écoutaient en silence, en ces attitudes raidies que donne l’émotion des choses irrévocables. La voix de Guise qui retentissait seule dans ce silence, avait on ne sait quoi de solennel et de funèbre. Le Balafré continua:


– L’attaque se fera sur trois points; il y aura donc trois corps d’attaque: un sous les ordres du cardinal, un autre dirigé par Mayenne, et le troisième commandé par moi. Lorsque chacune de vos compagnies seront réunies à huit heures du soir, vous saurez avec quel corps chacun de vous devra marcher. Voilà, messieurs, dans ses lignes principales, le plan d’attaque dont j’espère que nous verrons l’entière exécution dans le château…


Et avec une sorte d’ironie plus funèbre:


– L’exécution de ce plan nous a été inspirée par ce fait que les clefs du château sont en notre pouvoir tous les soirs. Il n’y aura donc qu’à entrer… et…


– Tuer! dit violemment Bussi-Leclerc… Tuer tout!… Mort du diable! la belle tuerie que nous allons avoir!


Maurevert avait assisté à toute cette scène, avait tout vu, tout entendu. Aux derniers mots du Balafré, il comprit que la conférence allait être terminée. Il remit donc en place la brique qu’il avait dérangée, s’enveloppa de son manteau et s’éloigna rapidement. Dans le vestibule, il eut à donner pour sortir un mot de passe qui n’était pas celui qu’on donnait pour entrer.


La rue était libre. Maurevert regagna en courant son hôtellerie où il entra sans réveiller personne grâce à l’escalier extérieur. Il se coucha à tâtons, sans allumer de flambeau, et le coude sur le traversin de son lit, l’oreille tendue, il écouta…


Maurevert avait sagement fait de se hâter. En effet, après quelques mots que Guise avait ajoutés, les conjurés s’étaient dispersés. Maineville, en sortant du mystérieux hôtel, s’était dirigé en courant vers l’hôtellerie où logeait Maurevert.


Il réveilla l’hôte à grand vacarme et se fit conduire aussitôt à la chambre de Maurevert. La porte n’était pas fermée à clef. Il ouvrit brusquement et entrant une lampe à la main, jeta un regard avide sur le lit, comme s’il eût pensé de n’y pas trouver Maurevert… Mais Maurevert était là… profondément endormi.


Maineville referma la porte, posa sa lampe sur la table, et s’approchant du lit, examina un instant ce compagnon d’armes dont il était l’ami depuis si longtemps. Évidemment, Maurevert était couché depuis le commencement de la soirée… Il dormait régulièrement d’un sommeil paisible. Maineville songea:


«Je veux que le diable m’étripe si Maurevert songe à trahir. Et pourquoi trahirait-il? Tous ses intérêts sont du côté de Guise… Comme il dort!… Et moi qui courais dans la pensée de le surprendre!… Pauvre Maurevert! Après tout, il m’a rendu plus d’un service, et je ne veux pas qu’il lui arrive de mal…»


– Holà, Maurevert!…


Par un excès d’habileté, Maurevert, au lieu de se faire appeler plusieurs fois, ouvrait les yeux à l’instant, et ne témoigna même pas de surprise-Il se contenta de dire:


– Tiens! c’est toi!… Qu’y a-t-il?… As-tu besoin d’argent? As-tu perdu au jeu?… Ma bourse est là, à gauche, sur la cheminée… allons, va-t-en au diable, et me laisse dormir…


– Maurevert, fit Maineville, pourquoi n’es-tu pas venu à la réunion de ce soir?


– Quelle réunion?…


– Eh! celle dont je t’ai donné les mots de passe, ce matin!


– Ah! oui! Eh bien?… Pourquoi y aurais-je été?… Est-ce que mon absence a été remarquée?


– Oui, Maurevert, ton absence a été remarquée… par le duc.


– Eh bien! fit Maurevert en s’accoudant et comme s’il eût pris son parti d’un entretien forcé, eh bien, tu peux dire au cher duc qu’il remarquera mon absence plus d’une fois. Tiens! pourquoi ne suis-je pas convoqué comme les autres? Prétend-il que je viendrais honteusement, et par une porte de derrière?… Non, non! je ne bouge plus tant qu’il ne m’aura pas envoyé chercher…

Maineville s’assit sur le bord du lit. Ces paroles eussent dissipé en lui tout soupçon, s’il lui en était resté. Mais Maineville n’avait plus maintenant aucun soupçon contre Maurevert… Mais il savait aussi qu’un homme soupçonné de trahison par Guise en des circonstances aussi tragiques était un homme perdu. Maineville avait pour Maurevert cette sorte de rude affection qui unit les gens ayant couru les mêmes dangers… Il résolut de sauver Maurevert.


– Sais-tu, demanda-t-il, pourquoi tu n’as pas été convoqué?


– Non, je ne le sais pas! Et je ne donnerais pas un blanc [13] pour le savoir. Le duc, plusieurs fois déjà, m’a battu froid, puis il est revenu. Il reviendra cette fois encore.


– Cette fois, c’est grave, mon ami: tu es soupçonné.


– Soupçonné?… Et de quoi donc?


– De tout et de rien, ce qui est bien pis qu’une accusation précise. Si on disait franchement: Maurevert a dit ceci, Maurevert a fait cela, tu pourrais te défendre. Mais on ne dit rien. On dit simplement qu’il faut se défier de toi!…


– Et qui dit cela?…


– La duchesse aux ciseaux d’or.


– La boiteuse? Cette vipère? Cette tête éventrée qui perdra son frère? Eh bien, qu’elle m’accuse. Je ne me défendrai même pas!…


– Maurevert, un conseil…


– Ah! cher ami, il est bien tard… attends à demain!…


– Demain, il sera trop tard. Je t’inflige mon conseil à l’instant.


– Je suis prêt, dit Maurevert en baissant la tête avec une résignation si comique que Maineville éclata de rire et songea:


«Oui, vraiment, il faut que la damnée duchesse soit une vraie vipère!…»


Et Maineville continua:


– En tout cas, voici le conseil: tu avais fort envie de voyager; eh bien, voyage!


– Excellent! Et quand, d’après toi, quand dois-je fuir?… Car c’est une fuite que tu me proposes.


– Tout de suite. Dès cette nuit. Sur l’heure même, mon bon ami.


– Charmant! Et où faut-il aller? À Paris? ou chez les Turcs?…


– Où tu voudras, pourvu que ce soit loin, très loin de Guise.


– Merveilleux! Et avec quoi voyagerai-je?


– Avec quoi?… Avec ton cheval, pardieu! Ton cheval, ta rapière et tes pistolets d’arçon.


– Oui; mais avec quel argent? Est-ce avec les deux mille livres que le duc me doit et qu’il me devra longtemps encore hélas? Est-ce avec ma paye d’officier qui est en retard de cinq mois?


Maineville eut une minute d’hésitation, poussa un soupir, et proféra enfin:


– Écoute, j’ai quelque chose comme deux cents pistoles qui s’ennuient dans mon porte-manteau. Fais-les voyager, cela nous rendra service à tous les trois: à toi qui auras de quoi voyager, aux pistoles qui verront du pays, et à moi qui ne serai plus tenté de jouer à la bassette [14].


Le cœur sec de Maurevert eut comme un battement. Dans cet esprit de ténèbres, une lueur plus douce brilla un instant. Mais cette émotion dura le temps d’un éclair, et il se le reprocha violemment en se disant:


«Triple sot! Ton Maineville est en train de t’enferrer! Il est là pour savoir si tu conspires et te livrer ensuite. Ne t’a-t-il pas un jour menacé de sa dague si tu touchais au duc ou à son argent?»


En même temps qu’il pensait cela, Maurevert tendait sa main à Maineville et disait:


– Merci ami! C’est entre nous à la vie à la mort. Mais je n’userai pas de ta générosité. Je reste!


– Tu as tort! Je te dis que tu es véhémentement soupçonné de trahir. Demain, au point du jour, je recevrai peut-être l’ordre de te poignarder. Tu vois combien ce serait triste pour moi.


– Le ferais-tu donc?… Maineville, tu aurais le courage de frapper ton plus vieil ami?


– Oui, si on m’en donne l’ordre, dit Maineville.


Cette fois, Maurevert baissa la tête. La sincérité de Maineville était au-dessus de ce qu’il pouvait comprendre.


– À défaut de moi, reprit Maineville, Bussi, vingt autres le feront. En ce moment, tu vaux encore deux cents pistoles puisque je te les offre; dans deux ou trois heures, tu ne vaudras pas un sou parisis.


– Voilà donc, dit amèrement Maurevert, à quoi auront abouti dix ans de bons services. Je suis obligé de fuir comme un vrai félon, comme un traître!


– Je me charge de ta rentrée en grâce, dit Maineville avec vivacité. Je prouverai ton innocence. Et le danger écarté, tu reviendras. Est-ce dit?… Pars-tu?…


– Il le faut bien, mort du diable!


– C’est bien. Dans vingt minutes, tu as les deux cents pistoles.


– Cent me suffisent. Je n’irai pas loin. J’irai… tiens: j’irai à Chambord, et je t’attendrai là.


– À merveille, dit Maineville qui s’éloigna aussitôt.


Maurevert s’habilla aussitôt, serra précieusement sur lui divers papiers et notamment le bon de cinq cent mille livres payable le lendemain de la mort de Guise. Bientôt Maineville reparut. Il apportait les deux cents pistoles. Maurevert en prit cent. Les deux amis s’embrassèrent, puis descendirent ensemble.


– As-tu le mot de passe pour te faire ouvrir la porte? demanda Maineville.


– Non… je ne me souviens même pas de ceux que tu me donnas dans la matinée.


– Catherine et Coutras. Et maintenant, adieu. Si par hasard il t’arrivait un accident avant d’atteindre la porte, songe que tu ne m’as pas vu…


Là-dessus, Maineville jeta un regard inquiet dans la rue pleine de ténèbres, et ayant serré une dernière fois la main de Maurevert, s’éloigna rapidement en se glissant le long des murailles.


Maurevert demeura immobile jusqu’à ce qu’il fût bien sûr que son ami s’était réellement éloigné. Alors, à son tour il se mit en route. Seulement, ce ne fut pas vers les portes de la ville qu’il se dirigea, mais vers le château. Il n’avait pas fait dix pas qu’il se frappa le front et revint en grommelant:


– Imbécile! si je laisse mon cheval, Maineville saura que je ne suis pas parti. Et s’il va demander demain matin si quelqu’un a franchi la porte pendant la nuit?


Il sella et brida son cheval, sortit, et marcha à pied jusqu’au château, en traînant la bête par la bride. Un quart d’heure plus tard, il se trouvait dans l’oratoire de la reine. Catherine de Médicis, réveillée sur son ordre (car maintenant on lui obéissait d’après un mot convenu), ne tarda pas à se montrer et l’interrogea du regard.


– Madame, dit Maurevert, je sais le jour et l’heure et comment la chose doit se faire.


Catherine eut un tremblement d’émotion. Pour elle aussi, la minute était terrible d’angoisse. Et pourtant il y en avait eu de plus terribles dans sa vie!


– Parlez, dit-elle, dévorant du regard celui qui portait une telle nouvelle.


– Avant tout, fit Maurevert, je prierai Votre Majesté de faire sortir de Blois dès cet instant même un officier quelconque qui devra monter le cheval que j’ai laissé dans la cour carrée et se couvrir de ce manteau. Il est essentiel pour moi que cet homme, quel qu’il soit, parte bientôt.


– Larchant! appela la reine.


Le capitaine entra, tandis que Maurevert se rejetait dans un coin d’ombre.


– Larchant, dit Catherine, j’apprends qu’il y a des rassemblements de huguenots du côté de Tours. Envoyez à l’instant même quelqu’un de sûr pour voir ce qu’il en est et surveiller le pays une bonne huitaine. Votre messager trouvera un cheval tout sellé dans la cour carrée… et voici un manteau pour lui… Que dans cinq minutes il soit parti.


Larchant prit le manteau jeté sur un fauteuil et sortit passivement, sans un mot.


– Maintenant, reprit Maurevert, maintenant que je sors de Blois et que je fuis, il faut que Votre Majesté m’assure pour quelques jours l’hospitalité dans le château.


– Ruggieri! appela la reine, décidée à donner entière satisfaction à Maurevert.


Une minute s’écoula, et déjà Catherine fronçait le sourcil lorsque l’astrologue parut en disant:


– On vient de m’éveiller, et j’accours, Majesté.


En effet, une fois pour toutes, la reine avait donné ordre que Ruggieri fût aussitôt appelé dès qu’il survenait un messager pour elle, jour ou nuit.


– Ruggieri, dit-elle, où es-tu logé?


– Mais, fit l’astrologue étonné, dans les combles, c’est-à-dire le plus loin possible de la terre et le plus près possible des étoiles.


– Es-tu souvent espionné là-haut? Ruggieri sourit:


– Nul n’y vient qu’en tremblant; nul n’y vient s’il n’y est forcé. Vous savez que je passe pour un esprit malfaisant, capable de jeter un mauvais sort.


– En effet, dit Catherine avec conviction, ces pauvres ignorants ne peuvent savoir quelle haute utilité on peut tirer de la fréquentation d’Haniel, Haciel, Élubel et Asmodel [15]… Mon bon Ruggieri, tu cacheras ce gentilhomme dans tes appartements et il y sera mieux à l’abri de la curiosité que dans l’appartement du roi.


Ruggieri fit un signe pour dire qu’il avait compris. À ce moment la reine pâlit et s’affaissa dans un fauteuil. Ses yeux se révulsèrent. Un tremblement mortel agita ses mains. Ruggieri s’élança vers elle, sortit vivement un flacon de son aumônière et laissa tomber quelques gouttes de son contenu sur les lèvres de Catherine. Bientôt, celle-ci respira plus librement.


– Tu vois! fit-elle avec un morne désespoir, c’est la fin qui approche…


Maurevert contemplait cette scène avec une sombre curiosité. Ce mal qui saisissait la vieille reine, juste à ce moment où d’effroyables tragédies étaient dans l’air, où sur la ville de Blois endormie parmi les brouillards les fantômes de meurtre et les génies de bataille éployaient leurs ailes silencieuses, cette scène imprévue était faite pour frapper.


La reine, peu à peu, revenait à elle et reprenait cette énergie de vitalité qui étonnait chez cette femme aussi usée par plus d’un demi-siècle de luttes terribles, renouvelées chaque jour avec, de distance en distance, des coups de tonnerre, comme la mort d’Henri II, la Saint-Barthélémy, la mort de Charles IX, la fuite d’Henri III…


– Ruggieri, dit-elle, est-ce que je vais mourir? Dis-le sans crainte…


– Non! fit l’astrologue. Non, madame, rassurez-vous. La mort n’est pas encore dans ce château…


– As-tu consulté les astres, comme je t’avais prié de le faire?


– Je vous affirme que vous n’êtes pas à la fin, dit Ruggieri. Votre horoscope est formel là-dessus.


– Je te crois, reprit la reine, qui sentait la vie lui revenir. Ce n’est encore qu’une alerte. Mais je suis bien faible. Ce cordial que tu devais me composer et pour lequel tu m’as demandé la septième pierre de mon talisman?


– Vous l’aurez demain, ma reine, demain à la première heure.


Catherine se tourna alors vers Maurevert, qui pendant toute cette scène était demeuré immobile et silencieux.


– Eh bien, monsieur, dit-elle, vous pouvez parler maintenant…


Maurevert commença son rapport qui dura une heure environ et que Catherine écouta la tête dans les deux mains, sans donner le moindre signe d’étonnement ou d’émotion. Quand Maurevert se tut, elle releva lentement la tête et dit:


– Ruggieri, es-tu sûr que je puis vivre encore jusqu’au 23 décembre?


– Je jure à Votre Majesté que cette année-ci mourra avant elle, dit l’astrologue.


– Bon! fit-elle avec un pâle sourire, tu me donnes huit jours de plus que je ne demandais… Allez, monsieur de Maurevert, suivez Ruggieri. Vous serez bien caché là où il vous mettra, et vous y resterez autant que vous croirez devoir le faire. Quand vous vous en irez, ne partez pas sans me revoir.


La reine rentra dans sa chambre et se remit au lit avec les premiers symptômes de la fièvre. Maurevert suivit Ruggieri qui lui fit monter des escaliers interminables et parvint enfin dans les combles. L’astrologue conduisit son compagnon jusqu’à une chambre fort spacieuse et fort bien meublée.


– On vous apportera vos repas ici, dit-il. Voici sur ce rayon des livres, dans cette armoire quelques flacons de bon vin. Le jour, vous aurez encore pour vous distraire cette fenêtre d’où l’on voit la Loire et le Cosson, les bois de Chaumont et Riessy et la forêt de Boulogne. Mais faites attention que qui regarde peut être regardé…


Maurevert remercia son hôte, l’assura que les paysages le laissaient indifférent, qu’il ne toucherait pas aux livres, et qu’il se contenterait de tenir compagnie aux flacons de bon vin. C’est ainsi que Maurevert fut installé dans l’appartement de Ruggieri.


Le lendemain, l’astrologue descendit pour prendre des nouvelles de la reine, qui ne se ressentait plus, en apparence du moins, de sa crise nocturne. En remontant chez lui, Ruggieri rencontra Crillon qui l’aborda poliment, le salua, et lui dit:


– Monsieur le nécroman, vous souvient-il, soit dit sans vous les reprocher, de quelques menus services que je fus heureux de vous rendre en diverses occasions?…


– Oui-da, fit l’astrologue. Serais-je assez heureux à mon tour pour que vous ayez besoin de moi?


– Justement, mon digne souffleur. Et j’avoue que je vous cherchais…


– De quoi s’agit-il?…


– Voici. Pour des raisons que vous saurez plus tard, mais qui concernent le service et la sûreté du roi, j’aurais besoin de cacher pour quelques jours dans le château un homme à moi… un mien parent. Comme je sais que vous vivez retiré et que nul ne vient vous déranger, j’avais pensé que votre appartement ferait justement l’affaire…


Ruggieri fut étonné, mais ne manifesta pas son étonnement, et il se contenta de penser:


«Bon. Je mettrai auprès de Maurevert le parent du brave Crillon, et j’aurai deux hôtes au lieu d’un.»


– Eh bien! j’accepte, ajouta-t-il tout haut. Amenez-moi votre homme, capitaine.


– Et vous vous faites fort de le cacher?


– Autant qu’il sera en mon pouvoir, la présence de votre parent au château ne sera connue de personne.


– Merci, mon digne astrologue.


– Enchanté de vous être agréable, mon digne capitaine.


Dans la journée, Crillon sortit du château et se rendit à l’hôtellerie où il avait dîné avec Pardaillan. Comme il l’avait dit, le chevalier ne bougeait plus de l’hôtellerie. Crillon le trouva qui vidait à petits coups une bouteille de muscat d’Espagne. Pardaillan, en voyant entrer Crillon, se contenta de prendre un verre qu’il posa devant le capitaine et qu’il remplit.


– Ce qu’il y a d’admirable avec vous, dit Crillon, c’est que vous devinez du premier coup ce qui peut faire plaisir aux gens.


– Oui, fit Pardaillan, à votre air, j’ai vu que vous aviez soif. Dès lors, remplir un verre de cet excellent muscat et vous l’offrir, ce n’est même plus de la politesse, mais un devoir.


– Savez-vous pourquoi je viens?


– Pour me dire que vous avez trouvé un moyen de m’introduire au château et de m’y tenir caché?


– C’est cela même. Et quand vous voudrez…


– Pourquoi pas aujourd’hui?


– Si cela peut vous être utile.


– À moi, non!… Au roi, oui! Vous savez ce que je vous ai dit…


– Eh bien, fit Crillon, ce soir, à la nuit. Trouvez-vous donc sur le coup de six heures devant la porte du château; je me charge du reste.


Le soir, à six heures, c’est-à-dire à la nuit noire en cette saison, Pardaillan soigneusement enveloppé faisait les cent pas devant le porche du château. Bientôt Crillon arriva.


– Nous allons entrer, dit le capitaine.


– Entrons, fit Pardaillan.


– Vous me jurez que…


– Je ne vous jure rien, interrompit Pardaillan. Je vous répète seulement deux choses: la première, c’est qu’on veut tuer le roi; la deuxième, c’est que je ne veux pas qu’on le tue.


– Venez!…


Crillon passa son bras sous celui de Pardaillan, et causant gaiement avec lui, franchit le porche tandis que les sentinelles lui présentaient les armes. Ils montèrent par un escalier dérobé, et au second étage seulement Crillon s’écria:


– Maintenant, nous sommes sauvés.


– Où allez-vous me cacher? demanda Pardaillan.


– Chez Ruggieri, fit Crillon. Vous pourrez vous faire tirer votre horoscope, si le cœur vous en dit.


Pardaillan tressaillit et pâlit un peu, mais répondit avec flegme:


– Ma foi, ce n’est pas de refus; j’ai eu toujours envie de savoir ce qu’on pense de moi au ciel, car d’aller y voir moi-même, je ne crois pas que cela m’arrive de sitôt.


Lorsqu’ils furent arrivés dans les combles, Crillon poussa une porte, et Pardaillan, dans la pièce sévèrement meublée, aperçut l’astrologue qui lisait dans un grand livre à couvercle de bois.


Crillon présenta le chevalier comme son parent, et il ajouta à l’oreille de Ruggieri qu’il comptait fort sur ce parent-là pour le service du roi. Puis il se retira.


Ruggieri avait jeté sur Pardaillan un vif et profond regard. Mais soit que la physionomie du chevalier eût bien changé depuis seize ans, soit que l’âge eût diminué en lui la faculté de se souvenir, il ne reconnut pas l’homme du pressoir de fer… celui dont, jadis, il avait essayé de faire couler le sang pour l’œuvre de transfusion hermétique.


– Venez, monsieur, se contenta-t-il de dire.


Et il le conduisit dans une chambre voisine en lui disant:


– Vous êtes ici chez vous. Cette porte donne sur mon cabinet de travail que nous venons de quitter; celle-ci donne sur le couloir; cette troisième, enfin, est condamnée et donne sur une chambre semblable à celle-ci. À ce propos, si vous tenez absolument à garder le secret rigoureux, je vous engage à ne pas faire de bruit, car justement dans cette chambre, j’ai logé un gentilhomme qui, comme vous, se cache quelques jours dans le château.


Là-dessus, Ruggieri salua et s’en alla.


«Tiens! songea Pardaillan, qui peut être ce gentilhomme qui comme moi a besoin de se cacher ici?»

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