XLIII DEUX DYNASTIES EN PRÉSENCE

– Expliquez-vous, monsieur, dit le Béarnais lorsqu’il fut un peu revenu de la stupeur que les derniers mots de Pardaillan lui avaient causée.


– Sire, dit Pardaillan, l’explication sera courte, parce qu’un esprit tel que le vôtre a dû assurément évoquer plus d’une fois les raisons que je vais vous soumettre.


Et tandis que le chevalier parlait, le roi admirait sa tranquille aisance, sa simplicité parfaite: il semblait traiter d’égal à égal.


– Sire, continua le chevalier, vous avez une armée très forte par le nombre, par l’ordre qui y règne et par l’enthousiasme de vos soldats. Sûrement, ces officiers que j’ai vus et ces soldats déguenillés, avec leurs becs d’aigles et leurs yeux luisants sont capables de se faire tuer jusqu’au dernier autour de votre panache blanc. Mais ils ne sont pas capables de vous conquérir le royaume de France, ou, l’ayant conquis, de vous le garder.


– Pourquoi, monsieur?… dit le roi qui suivait avec une profonde attention.


– Parce qu’une armée telle que la vôtre peut détruire une armée, celle d’Henri III, par exemple, puis une autre armée, celle de M. de Mayenne, puis d’autres armées encore. Mais plus elle en détruira, plus il y en aura à détruire. Si bien qu’à la fin, il ne vous restera plus de soldats, à moins que vous ne détruisiez jusqu’au dernier paysan de France, et alors, sur quoi régnerez-vous?


– Mais pourquoi? Pourquoi, monsieur?


– Parce que vous vous heurtez à une passion, à la plus terrible, à la plus irréductible des passions: la passion religieuse.


Le Béarnais poussa un soupir et baissa la tête.


– Je crois, reprit Pardaillan, que Votre Majesté m’a compris. Je dis donc que votre armée de huguenots pourra vous gagner des batailles tant que vous voudrez, mais que derrière vous, les morts se lèveront du champ de bataille; qu’elle peut vous gagner des villes, mais que vous parti, les villes se révolteront. Parce que vous êtes le roi des huguenots!


– C’est d’une politique simple et large comme toute politique de vérité. Vous avez raison, monsieur. Jamais je ne régnerai en France.


– Si fait, sire, vous régnerez, mais à deux conditions. La première: Henri de Valois est au désespoir; il n’a plus que cinq ou six mille hommes autour de lui. Henri de Valois est condamné. Henri de Valois n’est plus qu’un fantôme de roi. Mais Henri de Valois, sire, représente en France un principe. On pourra tuer le roi, mais le principe a encore la vie dure. Même si on le découronne, la parole du roi de France aura force de loi pour une foule de seigneurs et de bourgeois disséminés un peu partout sur la surface du royaume. Si demain Henri de Valois déclarait que le chevalier de Pardaillan est apte à lui succéder, demain j’aurais cinq cent mille partisans même parmi les ennemis de Valois. Si Henri III déclare que vous êtes apte à lui succéder, s’il vous désigne, demain, sire, la moitié de la France sera pour vous.


– Monsieur, dit le Béarnais qui se leva et se promena avec agitation, vous m’expliquez avec une aveuglante clarté des choses que je me suis dites mille fois avec des réticences. Mais, enfin, pour que Valois me désigne, que faudrait-il faire?


– Profiter de sa situation embarrassée pour lui offrir une aide spontanée; aller le trouver et lui dire: «Mon frère, vous êtes malheureux, je viens à votre secours; vous n’avez pas de soldats, je vous amène les miens.»


– Et vous croyez que le roi de France accueillerait une telle ouverture?


– J’en réponds.


– Monsieur, soyez franc. La minute est solennelle. Oui ou non, venez-vous de la part d’Henri III?


– Sire, dit Pardaillan, je viens de ma part, et c’est bien assez. Mais je réponds que le roi de France vous accueillera avec des transports de gratitude et que dans sa joie, dans sa haine contre Mayenne, il vous désignera pour son successeur… et Henri III, sire, est bien malade.


– Oh! si j’en étais sûr, murmura le Béarnais dont le front était inondé de sueur.


– Sire, je m’engage à vous accompagner jusqu’auprès d’Henri III. Si vos offres sont repoussées, je consens à être passé par les armes!


– Soit!… Eh bien, supposons la chose faite. Me voici l’allié du roi de France. Il me désigne. Il meurt. J’ai pour moi la moitié de la France, comme vous disiez. Mais l’autre moitié! Devrai-je donc passer ma vie à faire la guerre civile?


– La guerre civile cessera quand l’autre moitié de la France vous acceptera; et cette deuxième moitié vous acceptera quand vous voudrez, fit tranquillement le chevalier.


– Comment! comment! s’écria le Béarnais avec impétuosité.


– Je vous ai dit, sire, que vous régneriez moyennant deux conditions. Je vous ai exposé la première. Voici la seconde: moi, sire, je suis honteux de l’avouer, je ne suis ni huguenot ni catholique, j’en parle donc fort à mon aise. Sire, quand vous aurez été proclamé roi de France, quand vous aurez la moitié de la France pour vous, quand vous aurez déchaîné la guerre civile pour conquérir l’autre moitié, quand vous aurez bien constaté que la guerre civile n’avance pas vos affaires et que Paris demeure irréductible, alors, sire, vous vous ferez catholique.


– Jamais! dit le Béarnais avec plus de force apparente que de conviction réelle.


– Pardon, sire, dit Pardaillan, je croyais que vous vouliez régner! Mettons que je n’ai rien dit.


– Renoncer à la religion de mes pères!…


– Pour assurer une couronne à vos enfants.


– Capituler ainsi devant ces Parisiens!…


– Eh! sire! Paris vaut bien une messe!


– Ventre-saint-gris! fit le Béarnais en éclatant de rire. Je répéterai le mot!…


– Quand vous irez à Notre-Dame!…


– Chut!… Ne parlons pas de cela… Parlons des secours que je puis porter à Henri III. Quant à me faire catholique, je verrai cela à la dernière minute. En attendant, huguenot je suis, huguenot je reste.


«Bon! pensa Pardaillan. Il est déjà converti. Et dire que le dernier garde d’écurie de ce roi se ferait hacher menu plutôt que de renoncer à la religion de ses pères, comme il disait!»


– Monsieur, reprit le roi, vous êtes mon hôte pour quelques jours. Je vais expédier M. d’Aubigné au camp du roi de France.


«Bon!… Il me garde prisonnier. Mais je m’en irai si je veux… Oui, mais je veux voir la fin de la comédie.»


– Sire, ajouta tout haut Pardaillan, j’accepte l’hospitalité que Votre Majesté veut bien m’offrir jusqu’au moment où elle se sera entendue avec l’autre Majesté…


Le Béarnais eut un de ces sourires aigus qui illuminaient sa figure astucieuse. Il jeta un appel. Un officier parut.


– Monsieur du Bartas, dit-il, je vous confie M. le chevalier de Pardaillan qui était des amis de Mme d’Albret et qui est des miens. Traitez-le donc de votre mieux, c’est-à-dire comme vous me traiteriez moi-même.


Une heure plus tard, Agrippa d’Aubigné partait pour le camp d’Henri III porteur des propositions d’alliance du Béarnais. Le lendemain soir, il était de retour et apportait la réponse de Valois: le roi de France donnait rendez-vous au roi de Navarre au château de Plessis-lez-Tours.


La nouvelle se répandit aussitôt dans le camp huguenot. Le Béarnais prit immédiatement ses dispositions. Il annonça qu’il partirait avec vingt officiers et cent hommes d’armes. Le reste de l’armée suivrait sans se hâter. Il y eut un conseil de guerre où tous les conseillers s’efforcèrent de prouver à Henri de Béarn qu’il courait à un guet-apens où il laisserait sa vie. Mais le roi tint bon et, le lendemain, partit avec la faible escorte qu’il avait indiquée, tandis que son armée s’ébranlait lentement. Pardaillan trottait parmi les officiers du roi qui, parfois, l’appelait près de lui et l’interrogeait.


Lorsqu’on arriva devant le château de Plessis, on vit que toute l’armée d’Henri III était campée là. Les officiers frémirent et, plus que jamais, conseillèrent au roi de s’abstenir.


– Au moins, s’écria l’un d’eux, allons-y tous ensemble, et, par la mordieu, nous verrons ce que cent huguenots peuvent faire en cas d’alarme.


– Et vous, monsieur de Pardaillan, que me conseillez-vous? dit le roi.


– D’y aller seul, sire! Seul avec cinq ou six de vos gentilshommes. S’il y a guet-apens, cent ne feront pas plus que six devant six mille hommes; et si Henri de France est loyal, vous lui aurez prouvé que vous aviez mis en lui toute votre confiance.


Le roi approuva d’un signe de tête et choisit trois officiers pour l’escorter, c’est-à-dire Agrippa d’Aubigné, du Bartas et Pardaillan lui-même. Les autres mirent pied à terre à trois cents pas du château.


– Ventre-saint-gris! dit le Béarnais, au moins si je vais à la mort, j’y aurai été en bonne compagnie!


Et il jeta un dernier regard à Pardaillan qui répondit:


– Sire, c’est au trône et non à la mort que vous allez. Mais, si, par hasard, c’était à la mort, vous auriez le regret de ne pas y aller en ma compagnie, car je vous y précéderais.


Et ils s’avancèrent tous les quatre, le Béarnais en tête.


Cependant, le bruit d’une entrevue entre le roi de Navarre et le roi de France s’était répandu à Tours et dans les environs. Une multitude de peuple s’était approchée du château, et, comme on avait laissé les portes grandes ouvertes, s’était massée aux abords d’un grand et magnifique jardin, les uns grimpant sur les statues de marbre, d’autres se juchant dans les arbres.


Henri III attendait dans le jardin, vêtu d’un magnifique costume de satin blanc, portant au cou le grand collier de l’ordre dont il était le fondateur, appuyant sa main sur une poignée d’épée toute constellée de diamants, et les épaules couvertes d’un court manteau de soie cerise. Derrière lui, sur quinze ou vingt rangs de profondeur, ses courtisans et ses officiers revêtus de leurs habits de cérémonie lui formaient un cadre d’une splendeur étrange. En arrière de cette masse de costumes chatoyants, à gauche et à droite, un double rang de hallebardiers en costume de cour, majestueux et imposants, fermaient trois côtés d’un grand carré dont un seul était ouvert. Enfin, derrière les hallebardiers, trois régiments en tenue de campagne: au fond, les arquebusiers; à droite et à gauche, les pertuisaniers. Au milieu de cette énorme mise en scène que contemplait la foule, Henri III, seul dans un espace vide, attendait immobile.


Le Béarnais s’avança, suivi de son escorte de trois hommes tout poussiéreux de la route qu’ils venaient de faire. Un rapide sourire balafra le visage astucieux du Gascon lorsqu’il vit le déploiement de forces et de magnificences imaginé par Henri III. Il voulut que le contraste fût plus violent encore entre cette richesse qui demandait grâce et sa pauvreté qui venait au secours de cette splendeur… D’un geste, il arrêta ses trois compagnons, et s’avança seul.


Un silence de plomb s’abattit sur toute cette cour et sur le peuple attentif, lorsque le Béarnais s’arrêta à trois pas d’Henri III, tout seul, avec son vieux pourpoint usé, son chapeau gris orné d’une belle médaille, – son seul luxe – ses bottes aux semelles éculées, aux éperons rouillés. Une minute pendant laquelle on eût entendu le vol des papillons qui se poursuivaient au grand soleil de juillet, une minute qui fut un siècle d’angoisse et d’attente tragique, les deux rois se regardèrent sans pleurer.


Brusquement, le Béarnais ouvrit ses bras. Henri de Valois, la poitrine oppressée, fit trois pas rapides et s’y jeta en murmurant:


– Mon frère! Ah! mon frère!… je suis bien malheureux!…


À ce spectacle, un frémissement prolongé parcourut les rangs de la cour et des soldats, gagna le peuple, s’accentua comme le bruit des feuilles quand vient le coup de vent, monta, gonfla, et soudain, tandis que toutes les têtes se découvraient, éclata en une immense acclamation de: «Vive le Roi!…» Et alors, à ce cri qu’il n’avait pas entendu depuis bien longtemps, Henri III se mit à pleurer.


– Eh! ventre-saint-gris! fit joyeusement le roi de Navarre, prenez courage, mon frère! Avec l’aide de mes montagnards, je vous ramènerai dans Paris jusque dans votre Louvre.


Henri III embrassa encore le Béarnais, puis le prit par le bras et l’emmena vers une salle du château où une collation avait été préparée… C’en était fait! Dix minutes plus tard, les cent hommes laissés à la porte, et qu’on alla chercher, furent amenés en triomphe, et le lendemain, lorsque l’armée du roi de Navarre arriva, officiers et soldats royalistes fraternisaient avec les officiers et les soldats huguenots… L’alliance était consommée: cette alliance devait conduire le Béarnais sur le trône et instaurer la dynastie des Bourbons.


Trois jours plus tard, les deux armées combinées marchaient ensemble, repoussaient à Tours les troupes de Mayenne, marchaient sur Paris, faisaient une apparition jusque dans le faubourg Saint-Jacques, puis, maîtres de l’Oise, se rabattaient sur Saint-Cloud, s’emparaient du pont et établissaient leurs quartiers depuis Saint-Cloud jusqu’à Vaugirard. Paris, terrifié de ces succès foudroyants, allait succomber… une énorme effervescence s’y produisit, et déjà quelques-uns des principaux parmi les bourgeois commençaient à dire que mieux valait ouvrir les portes tout de suite, et réconcilier Paris avec son roi…

Загрузка...