LOGIS PARDAILLAN

– Logis Pardaillan! répéta le chevalier avec stupeur. Ah ça! j’ai un logis à Paris, moi? Et je n’en savais rien? Il faut pardieu, que j’aie le cœur net de cette énigme.


Il escalada le perron et heurta le marteau. Une accorte servante ouvrit aussitôt, l’examina un instant, et le pria d’entrer.


«Parbleu! songea le chevalier, puisque c’est mon logis!…»


Et il entra dans la grande salle où une nouvelle surprise le fit cligner des yeux: en effet, si l’auberge n’était plus auberge à l’extérieur, elle l’était encore, et plus que jamais, à l’intérieur: rien n’était changé à la grande salle. C’étaient les mêmes tables en chêne noirci par le temps et ciré par les coudes des buveurs, avec leurs pieds tordus; c’étaient les mêmes chaises à dossiers sculptés, les mêmes cuivres accrochés et reluisant comme de l’or; et, au fond, la même cuisine, avec le même âtre où flambait un bon feu; Pipeau, le vieux chien Pipeau se roulait à ses pieds et se lamentait de joie, et Huguette, la bonne hôtesse, apparaissait, souriante, les bras nus, telle qu’il l’avait vue cent fois et, comme autrefois, elle l’accueillait en bonne hôtesse, en lui disant:


– Ah! monsieur le chevalier, c’est donc vous?… Vite, Margot, une bonne omelette pour monsieur le chevalier qui doit avoir faim; vite, Gillette, à la cave, car monsieur le chevalier doit avoir soif…


Et Huguette s’avançait les mains tendues vers Pardaillan, qui l’embrassa sur les deux joues.


– Voyons, chère amie, dit alors le chevalier, je n’ai pas faim et je ne mangerai pas votre omelette, je n’ai pas soif et je ne boirai pas votre vin; mais je suis affamé, assoiffé de curiosité, expliquez-moi donc…


– Tout ce que vous voudrez, fit Huguette en souriant.


Et tout à coup elle rougit, puis elle pâlit, son sourire devint triste et inquiet; et ce fut d’une voix plus tremblante qu’elle ajouta:


– Voyons, que voulez-vous savoir?


– Vous avez donc fermé la Devinière ? demanda Pardaillan devenu pensif.


– Mon Dieu, oui, monsieur. J’ai acquis une honnête aisance, et j’ai pensé… cette idée-là m’est venue un soir, au coin du feu, en regardant Pipeau… j’ai pensé que je ne voulais plus être l’hôtesse dont le logis est ouvert à tout venant…


– Mais cette salle demeurée salle d’auberge?…


Huguette dressa la tête.


– C’est, fit-elle, que si la Devinière n’existe plus pour personne au monde, j’ai voulu qu’elle existât toujours et que toujours, moi vivante, elle fût le bon gîte pour quelqu’un qui m’a promis de venir s’y reposer… Monsieur le chevalier, ajouta-t-elle en relevant la tête et en fixant sur lui ses beaux yeux humides de larmes, Huguette ne remplira plus jamais le verre de personne, si ce n’est le vôtre, Huguette ne dressera plus jamais la table, si ce n’est pour vous; la Devinière n’est plus l’auberge de la rue Saint-Denis, elle est la bonne auberge réservée à vous seul, elle est… le logis de Pardaillan…


Que voulez-vous, lecteur. Cette fidélité, cette constance d’une si jolie naïveté, cette touchante délicatesse, cette idée adorable de fermer l’auberge et d’en faire tout de même une auberge réservée à lui seul… et puis l’hôtesse était charmante… et puis Pipeau le sollicitait de ses jappements plaintifs et joyeux… et puis ce coin lui faisait revivre au cœur toute la poésie de sa jeunesse… bref, mon cher lecteur, Pardaillan ouvrit ses bras, Huguette s’y jeta toute tremblante et pleura longtemps.


«Ni ministre, ni chef d’armée, ni maréchal, songeait Pardaillan, un bon bourgeois, voilà tout, et c’est bien assez!»


Un mois plus tard eut lieu le mariage d’Huguette la bonne hôtesse avec le chevalier de Pardaillan. Si Huguette fut glorieuse, et heureuse, et fière et extasiée d’avoir un tel mari, c’est ce qu’il est à peine besoin d’affirmer. Quant à Pardaillan, il fut assez généreux pour se montrer plus heureux encore qu’Huguette. Il avait accroché sa rapière dans sa chambre, et ce n’est que lorsqu’il était seul qu’un soupir lui échappait parfois, et alors s’il s’interrogeait, il était bien forcé de s’avouer que ce bonheur paisible ennuyait un peu le chevalier errant, l’aventurier, le chercheur d’inconnu qu’il n’avait cessé d’être…


Au mois de décembre suivant, Pipeau mourut d’ans et de félicité. Il mourut des suites d’une indigestion, ayant un soir dévoré une dinde que, fidèle à ses vieux instincts de maraudeur, il avait volée dans un placard.


La pauvre Huguette ne devait pas jouir longtemps du bonheur qu’elle s’était créé par sa gentillesse et sa gracieuse constance. À peu près à l’époque où mourut Pipeau, elle gagna un refroidissement et déclina rapidement. Pardaillan s’installa à son chevet, dormant à peine quelques heures par-ci par-là, et soignant la bonne hôtesse non pas même comme un bon mari ou un bon frère, mais comme un amant passionné.


Si bien qu’Huguette eut une agonie merveilleuse de bonheur. Malgré tout, elle avait jusque-là douté de l’amour du chevalier. En le voyant si désespéré, si empressé aux mille soins de sa maladie, toujours là, toujours s’ingéniant à la consoler, à la faire rire, à lui prouver qu’elle vivrait et serait heureuse, elle ne douta plus, et dès lors, elle fut en effet parfaitement heureuse.


– Ah! cher ami, murmurait-elle parfois, que ne puis-je mourir cent fois pour avoir cent agonies pareilles!


Elle mourut pourtant, la bonne hôtesse!… Elle mourut, ses jolies lèvres souriantes, le visage extasié de bonheur et d’amour, elle mourut dans un baiser que son cher, son grand ami, comme elle disait, imprima sur sa bouche à l’instant suprême. Elle mourut, disons-nous, sans secousse et sans souffrance, demeurée enfant jusqu’au bout, comme une enfant qui s’endort dans un beau rêve…


Le chevalier ferma pieusement ses yeux qui tant de fois lui avaient souri. Il pleura pendant des jours et des jours. Les heures qui suivirent l’enterrement de la bonne hôtesse furent pour lui des heures de détresse et de désolation, et il en arriva à souhaiter la mort, lui aussi, afin d’échapper à cette angoisse de sa vie maintenant si navrée. Peu à peu, cependant, ces impressions s’atténuèrent. Un mois après la mort d’Huguette, Pardaillan ouvrit le testament qu’avait laissé la bonne hôtesse.


«Je laisse mes biens, meubles et immeubles à mon bien cher époux le chevalier de Pardaillan…»


C’est par ces mots que commençait le testament. Suivait l’énumération desdits biens, meubles et immeubles, dont le total faisait la somme ronde de deux cent vingt mille livres.


Pardaillan parcourut alors ce qui avait été l’auberge de la Devinière et assembla quelques menus souvenirs, notamment un petit portrait d’Huguette, qu’il fit enfermer dans un médaillon d’or. Puis, il se rendit chez le premier tabellion, lui montra le testament et lui déclara qu’à son tour il faisait don desdits biens, meubles et immeubles aux pauvres du Quartier Saint-Denis.


L’auberge de la Devinière fut donc transformée en un hospice pour vieillards et indigents. Pardaillan avait stipulé que la grande salle et la cuisine demeureraient intactes et qu’une partie des rentes serait affectée à la confection quotidienne d’une bonne soupe qui serait distribuée gratuitement aux misérables sans feu ni lieu.


«Du moins, songeait-il, je ne pense pas que ma bonne hôtesse eût voulu faire un meilleur emploi de son argent.»


Ayant ainsi arrangé son affaire, Pardaillan monta à cheval et sortit de Paris.


C’était par une soirée de février; un petit vent piquant lui égratignait le visage; il trottait sur la route, et les sabots de son cheval résonnaient sur la terre durcie par la gelée.


Où allait-il?…


Il ne savait pas… il allait, voilà tout!…


Une sourde et puissante joie montait dans ses veines comme la sève aux premiers bourgeons des arbres; parfois, d’un appel de langue, il excitait son cheval; pauvre, fier, seul, tout seul, il s’en allait au hasard, sachant bien au fond, que partout sur la surface de la Terre il y a des orgueilleux et des méchants à combattre, et des pauvres êtres en l’honneur de qui c’est une infinie satisfaction de tirer au soleil la bonne rapière qui lui battait les flancs.


Quelquefois, il murmurait ce mot qui semblait contenir toute sa pensée et résumer son passé, son présent, son avenir… un mot qu’il prononçait sans amertume, avec une sorte de joie et de fierté:


– SEUL!…


Le soleil se coucha. Le soir tomba. Le paysage était mélancolique et brumeux. L’espace s’étendait devant lui… Pardaillan s’enfonça vers les lointains horizons, seul dans la nuit qui venait, seul dans la vaste étendue où nul ne se montrait, seul dans la vie… Peu à peu sa silhouette s’effaça au fond de l’inconnu.

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