XXVIII LES FOSSÉS DU CHÂTEAU

Or, en ce même dimanche dont nous venons d’esquisser la soirée, tandis que se passaient les événements que nous venons de raconter, une autre scène bien différente se déroulait dans une autre partie de la ville.


Vers quatre heures et demie, en effet, c’est-à-dire à l’heure où la nuit commençait à tomber et où déjà le crépuscule s’étendait sur la campagne de Blois, un moine monté sur une mule s’approchait au petit trot de la porte de la ville. Ce moine n’était autre que le frère portier du couvent des jacobins, celui-là même que le prieur Bourgoing avait chargé d’une mission de confiance pour la duchesse de Montpensier.


Frère Timothée avait plus d’une fois déjà servi de messager au prieur Bourgoing, et il avait mainte expédition sur ses états de service. C’était un ancien reître qui avait fait les guerres de religion et n’avait pas encore tout à fait dépouillé le vieil homme. C’est-à-dire qu’il avait conservé des habitudes de pillard qui lui avaient été fort chères dans sa jeunesse.


Frère Timothée, donc, monté sur sa mule, avait fait le voyage de Blois en sept jours, c’est-à-dire sans trop se presser; d’abord parce qu’il lui était recommandé de ne pas dépasser Jacques Clément, ensuite parce qu’il avait fait des stations innombrables dans les auberges du chemin, surtout dans celles où les servantes se montraient disposées à répondre à ses grosses plaisanteries.


Lorsqu’il arriva enfin en vue de Blois, par une brumeuse soirée de novembre, le soleil venait de se coucher, et la nuit venait rapidement, en sorte qu’il entra dans la ville comme on allait fermer les portes. À l’intérieur des murs, frère Timothée mit pied à terre, et traînant sa mule par la bride, s’en alla par les rues, au hasard, à la recherche d’une auberge qui fût à sa convenance.


Notre homme avisa une auberge qui se trouvait placée, par son enseigne, sous la protection du grand saint Matthieu, protection qui devait être des plus efficaces à en juger par le nombre de gentilshommes qui montaient le perron, par l’activité qui régnait dans la grande salle, par le bruit joyeux des pots, et par les fumets qui s’échappaient de la cuisine. Le moine s’approcha en reniflant ces odeurs qui sont si chères au voyageur affamé.


Mais ayant jeté par la fenêtre grillée du rez-de-chaussée un coup d’œil dans la grande salle, il poussa un soupir en constatant que cette auberge n’était point le fait d’un pauvre moine.


Autour des tables chargées de venaisons fumantes, de pâtés, de volailles dorées, de cruches de vin, une quarantaine de gentilshommes avaient pris place et jurant, sacrant, pinçant les servantes, riant à gorge déployée, s’interpellant les uns les autres, faisaient joyeuse ripaille. Ces gentilshommes étaient tous de la suite de Guise, et leur conversation qui roulait sur les états généraux, tantôt sur le roi lui-même, était pleine de sous-entendus menaçants à l’adresse d’Henri III.


Le moine n’entendait rien. Mais il voyait les visages illuminés par le vin, les pourpoints qui se dégrafaient, les mâchoires qui fonctionnaient avec frénésie, et il se disait:


– Ce doit être bien bon!…


À ce moment, comme il poussait un deuxième soupir et qu’il allait se remettre en quête d’une auberge plus modeste, il tressaillit, et ses yeux se fixèrent sur un gentilhomme qui, assis à l’écart à une table où cinq ou six couverts étaient dressés, attendait sans doute des convives pour commencer à dîner.


– Que vois-je? murmura le moine dont le cœur – c’est-à-dire l’estomac – se mit à battre d’espoir. Ne serait-ce pas ce bon M. de Maurevert? Ce fidèle ami de notre grand Henri?… C’est bien lui, de par saint Matthieu, patron de cette auberge!… Aussi, comme je ne connais personne en cette ville et comme je puis très bien me confier à M. de Maurevert qui est un de nos fidèles, un intime du révérend Bourgoing, je vais lui demander où je pourrai bien trouver la duchesse de Montpensier… Et comme il m’estime, peut-être m’invitera-t-il à partager avec lui les choses succulentes dont, selon toute vraisemblance, il va se nourrir ce soir… Allons!…


Cela dit, frère Timothée, qui en sa double qualité d’ancien reître et de moine était doublement impudent, attacha sa mule à l’un des anneaux du perron, entra majestueusement dans la salle, et le visage épanoui par l’accent circonflexe immense d’un sourire qui allait d’une oreille à l’autre, il se dirigea droit vers Maurevert.


Maurevert qui, en effet, était en relations suivies avec le prieur Bourgoing, de même que les gentilshommes du service de Guise, reconnut parfaitement le frère portier des jacobins. L’entrée de frère Timothée était d’ailleurs demeurée inaperçue dans le nombre de gens qui allaient, entraient, sortaient.


– Ah! monsieur le marquis de Maurevert, commença le moine, la bouche en cœur et les yeux luisants.


– Je ne suis pas marquis, fit Maurevert.


– Monsieur le baron, alors, je suis bien heureux…


– Je ne suis pas baron, interrompit Maurevert.


Le moine qui avait mis dans sa tête que Maurevert payerait l’écot de son dîner, ne se laissa pas intimider par cet accueil sévère. Tirant donc à lui un escabeau, il s’assit sans y être invité.


– Mon gentilhomme, dit-il, je suis sûr que le révérend Bourgoing serait bien heureux s’il apprenait en ce moment en quelle excellente compagnie je me trouve.


«Par celle-là!» ajouta Timothée en lui-même.


En effet, Maurevert, qui devant l’insistance du moine fronçait déjà les sourcils et s’apprêtait à lui faire rudement sentir la distance qui sépare un frocard d’un gentilhomme, se dérida soudainement au nom de Bourgoing et prêta l’oreille.


– Est-ce donc à dire, fit-il, en essayant de démêler les intentions du frère portier, que le prieur vous adresse à moi?…


– Pas tout à fait… mais presque… Daignez permettre, mon gentilhomme, je meurs de soif.


En même temps, Timothée remplit un gobelet jusqu’au bord et le vida d’un seul trait.


– À votre santé, à celle de la Ligue, murmura-t-il en clignant de l’œil, et à la mort du tyran!…


Maurevert tressaillit… Il se pencha vers le moine et d’une voix basse, rapide:


– Est-ce pour cela que vous venez à Blois?…


Timothée, encore, cligna de l’œil, réponse qu’il jugeait apte à concilier son désir de bien dîner et sa complète ignorance de la mission dont il était chargé… il portait une lettre, voilà tout. Mais cette réponse, Maurevert l’interpréta dans le sens de l’affirmative. Et dès lors, il résolut de savoir à quoi s’en tenir.


Sa haine contre le duc de Guise, plus encore que le désir de passer le plus tôt possible chez le trésorier royal, lui faisait souhaiter ardemment la mort du duc. Or, depuis huit jours que sa trahison était consommée, il avait beau étudier les visages, soupeser les moindres incidents, recueillir tous les bruits, il n’avait pas encore pu saisir le moindre indice que le roi fût décidé à se débarrasser de Guise.


On conçoit l’intérêt énorme que prit tout à coup à ses yeux frère Timothée, envoyé de Bourgoing, c’est-à-dire d’un ligueur enragé, frère Timothée venu du couvent des jacobins, c’est-à-dire de l’un des centres les plus actifs de la conspiration.


– Buvez, puisque vous avez soif, dit-il d’une voix très adoucie.


Et il versa lui-même une nouvelle rasade au moine, qui alors s’installa et avoua:


– Je ne meurs pas seulement de soif, mais aussi de faim. Songez donc, messire, que j’ai fait en moins de quatre jours le voyage de Paris à Blois…


«Cette fois, songea-t-il, tu m’invites à dîner!»


Et un troisième clignement des yeux indiqua toute l’importance de la mission qu’il venait remplir à Blois.


– C’est donc bien pressé? fit Maurevert qui pâlit à cette idée que Guise, peut-être, allait agir le premier… Voyons, vous savez que je suis bon catholique, bon ligueur, intime de monseigneur de Guise et de votre prieur. Au nom des grands intérêts que vous connaissez, si vous m’êtes envoyé, je vous somme de parler. Et si ce n’est pas moi que vous cherchez, je vous en prie…


– Mon cher monsieur de Maurevert, dit le moine, c’est bien vous que je cherchais car voilà quatre heures que je cours après vous. Le révérend prieur m’a expressément recommandé de ne rien faire sans vos avis. Je parlerai donc. Mais je vous avoue qu’avant dîner, mes idées ne sont jamais bien nettes…


– Venez! dit Maurevert qui tout à coup se leva et gagna rapidement la porte, de façon qu’on vît bien qu’il ne sortait pas en compagnie du moine.


Frère Timothée demeura un instant abasourdi, jeta un dernier regard navré du côté de la cuisine, acheva par acquit de conscience le pot de vin qui était devant lui, et sortit à son tour sans avoir été autrement remarqué. Dans la rue, il détacha sa mule et, mélancoliquement, s’apprêta à suivre Maurevert qui l’attendait.


– Je vous veux traiter, dit Maurevert, selon vos mérites, c’est-à-dire beaucoup mieux qu’en cette auberge. Suivez-moi donc à quelques pas, car il importe qu’on ne nous voie pas ensemble, vous comprenez?


– Si je comprends! s’écria Timothée qui prit au même instant une figure rayonnante.


«Marche, ajouta-t-il en lui-même. Je te suis. Et je comprends admirablement que je vais dîner comme un prince.»


La nuit était tout à fait venue. Les rues étroites de Blois étaient plongées dans les ténèbres que le brouillard faisait plus intenses. Pourtant, des passants assez nombreux se montraient, pareils à des fantômes, bourgeois qui regagnaient leurs logis, ou seigneurs qui se rendaient à la réception royale. C’est à la lueur des falots de ces passants que Timothée pouvait suivre Maurevert, qui montait une ruelle escarpée, pavée de cailloux pointus destinés à aider la descente des chevaux.


«Si cet imbécile est porteur de quelque ordre grave, je le saurai, réfléchissait Maurevert. Et je préviendrai la vieille Médicis. Alors, de deux choses l’une: ou c’est le roi qui agit le premier, ou c’est Guise qui tue Valois. Dans le premier cas, j’aurai rendu un service à la monarchie, et il faudra bien qu’on m’en tienne compte. Dans le deuxième cas, j’en serai quitte pour attendre une nouvelle occasion de prouver à Guise qu’on ne me traite pas impunément comme un valet. Et comme il ne sait rien, comme il ne peut rien savoir, je demeure son intime!»


Maurevert s’arrêta devant une auberge de médiocre apparence. C’est là qu’il avait son logis. Timothée fit la grimace et soupira:


– L’auberge du Grand Saint-Matthieu me paraissait infiniment plus respectable.


– Ne vous fiez pas aux apparences, ricana Maurevert d’un ton qui un instant donna le frisson à Timothée. Je vous ai promis de vous traiter selon vos mérites, et je vous jure que vous le serez. Entrez donc, faites mettre votre mule à l’écurie, puis traversez la salle, montez l’escalier qui se trouve au fond, et faites-vous donner la chambre n° 3.


Timothée commençait à se repentir d’avoir suivi Maurevert. Il éprouvait un étrange malaise. En somme il eût bien voulu s’en aller, quitte à mal dîner. Mais la rue était déserte. Maurevert le surveillait. Et puis, enfin, il n’y avait aucune probabilité que Maurevert, ami de Guise et de Bourgoing, lui voulût du mal.


Il se conforma donc aux instructions qu’il venait de recevoir. Ayant appelé, il donna l’ordre qu’on conduisît sa mule à l’écurie; puis il entra, et sans s’inquiéter des questions de l’hôtesse, demanda une chambre, la chambre n° 3 qu’on lui avait recommandée.


L’hôtesse le conduisit donc à la chambre en question, et se retira en emportant la bénédiction du moine qui demeura seul. Une demi-heure se passa.


– Par les tripes de saint Pancrace! gronda le moine, qui à certains moments redevenait reître et sacrait comme un hérétique.


Ayant proféré ce juron peu élégant, mais énergique, frère Timothée ajouta:


– Est-ce que par hasard ce M. de Maurevert, qui n’est ni marquis, ni baron, serait un rien du tout qui se moquerait de moi? Oui?… C’est ce qu’on verra, car du moment que l’honneur des jacobins est en jeu…


À ce moment, la porte s’ouvrit, et Maurevert parut, en mettant un doigt sur sa bouche, ce qui dans toutes les pantomimes a toujours signifié: «Tais-toi!…» Le moine se contenta donc de suivre Maurevert, qui par un deuxième geste l’invitait à venir avec lui.


Le gentilhomme traversa le couloir sur lequel s’ouvraient diverses chambres de l’hôtellerie, et pénétra dans le logement situé juste en face de celui qu’occupait le moine. Dès lors, le visage du frère Timothée rayonna plus que jamais et, de rubicond qu’il était, devint incandescent.


En effet, au beau milieu de cette pièce, où Maurevert venait d’entrer, une table toute dressée offrait aux regards les éléments d’un dîner près duquel ceux du Grand Saint-Matthieu n’eussent été que de simples hors-d’œuvre. Dans le coin de la cheminée, une douzaine de flacons en rang de bataille attendaient.


– Ah! ah! fit simplement frère Timothée en claquant de la langue – mais ce claquement de langue était à lui seul un poème.


– Mon cher hôte, dit Maurevert, asseyez-vous, et usez sans façon d’une hospitalité qui vous est offerte de même…


– En ce cas, je me débarrasserai de ce froc qui me gêne pour manger. Nous autres anciens soldats, nous ne pouvons nous habituer tout à fait à ces longues robes, si nuisibles dans toutes les batailles, surtout les batailles de la table; car un dîner, mon gentilhomme, c’est une bataille qu’il faut gagner!


En même temps, le digne frère portier, ayant jeté son froc en travers du lit, apparut en jaquette de cuir et s’assit résolument. Le couteau au poing, jetant sur un pâté un regard de défi.


– Attaquons! dit Maurevert… Mais je vois que vous avez conservé quelques habitudes de votre ancien métier, puisque vous portez jaquette de cuir…


– Simple précaution, fit Timothée, la bouche pleine. Un coup de poignard est si vite reçu, par le temps qui court!


Maurevert tressaillit et approuva d’un geste.


– Mais, reprit-il, vous avez donc été soldat avant d’être jacobin?…


– Saint-Denis, Jarnac, Moncontour, Dormans, Coutras… énuméra le moine en brandissant son couteau.


Le repas se continua parmi ces propos et d’autres. Tout à fait revenu de ses préventions, le moine mangeait comme deux hommes raisonnables et buvait comme quatre. Il narrait ses exploits, enchanté de la patience avec laquelle Maurevert l’écoutait.


Le moment vint où celui-ci s’aperçut que son convive était juste dans l’état d’esprit où il l’avait désiré, c’est-à-dire assez ivre pour éprouver le besoin de soulager son esprit de tout secret.


– Et vous disiez donc, commença-t-il, que le révérend Bourgoing vous adressait à moi?


– Pas tout à fait; mais vous pouvez m’aider, mon gentilhomme; que Dieu vous bénisse pour cette admirable ripaille que vous venez de m’octroyer! Je disais donc que je suis venu voir la duchesse de Montpensier.


– Pourquoi? demanda Maurevert en débouchant un nouveau flacon.


– Pourquoi? bredouilla frère Timothée. Je n’en sais rien.


– Diable! Je suppose que pourtant, ce n’est pas pour lui faire une déclaration d’amour?


– Eh! eh!… je pourrais plus mal tomber! fit le moine avec l’outrageuse fatuité des ivrognes. Mais enfin, la vérité est que je lui porte une lettre et que j’ignore ce qu’il y a dans cette lettre, et que j’ignore où et quand je pourrai rencontrer la duchesse, et que j’ai compté sur vous pour…


– Remettre la lettre? Je m’en charge! fit vivement Maurevert.


– Non, non, s’écria le moine. Le très révérend Bourgoing m’a bien dit: «Timothée, plutôt que de parler à qui que ce soit de cette lettre, arrachez-vous la langue!…»


– Mais, objecta Maurevert, puisqu’il vous a dit de m’en parler.


– Il a ajouté, continua le moine, qui pris à son propre mensonge, jugea convenable de ne pas entendre cette interruption… il a ajouté: «Timothée, plutôt que de vous laisser prendre cette lettre, faites-vous tuer. Mais avant de mourir, avalez-la!» Je ne puis donc, mon gentilhomme, ni vous montrer, ni vous remettre cette missive qui est là, cousue à l’intérieur de mon froc…


– Alors, que voulez-vous de moi?


– Mais… que vous me conduisiez à la duchesse… que vous me fassiez parvenir jusqu’à elle…


– Diable!… Ce sera difficile, car sûrement la duchesse dort en ce moment…


– Aussi n’ai-je pas dit ce soir, tout de suite… Il suffira que je la puisse voir après-demain…


– Il sera trop tard, fit Maurevert en secouant la tête.


– Demain matin, alors! dit le moine avec un commencement d’inquiétude.


– Trop tard encore!… La duchesse quitte Blois demain matin à la première heure. Je le tiens de M. le duc de Guise, lui-même, qui me l’a confié pas plus tard qu’aujourd’hui…


Le moine s’était effondré. Il était devenu pâle.


– Bah! ajouta Maurevert, vous en serez quitte pour attendre son retour. Car le duc m’a affirmé qu’elle ne serait pas plus d’un mois ou deux absente…


– Trop tard! trop tard! gémit le moine en faisant le geste de s’arracher les cheveux. Ah! maudite idée que j’ai eu de m’arrêter deux jours parce qu’une servante ne voulait pas m’embrasser à… j’ai oublié le nom!… Que vais-je dire au révérend?… Il va me chasser! ou peut-être, pis encore!


– C’est probable, dit froidement Maurevert. Mais voyons, votre chagrin me fend le cœur. Peut-être y a-t-il un moyen de tout arranger…


– Ah! vous me sauveriez la vie!… Voyons le moyen?…


– Ce serait de voir la duchesse tout de suite. Je suis assez bien en cour pour prendre sur moi de la faire éveiller.


– Partons! dit le moine. Où demeure la duchesse?


– Près du château, répondit Maurevert. Allons, remettez votre froc, et prenez courage: je me charge de tout.


– Ah! je puis dire que c’est une heureuse idée que j’ai eue d’entrer au Grand Saint-Matthieu! En rentrant au couvent, je mettrai un cierge à la chapelle de ce digne saint dont la protection se manifeste ici…


– À votre place, j’en mettrais deux, dit Maurevert avec un livide sourire d’ironie. Partons. Suivez-moi, et ne faites pas de bruit. Il est inutile de réveiller l’auberge, vous comprenez?


– Mais comment allons-nous sortir?


– Vous l’allez voir, dit Maurevert qui, traversant le couloir après avoir éteint les flambeaux, pénétra dans la chambre qui portait le numéro 3, c’est-à-dire la chambre que le moine, sur sa recommandation, avait demandée.


Maurevert ouvrit la fenêtre. Et alors, frère Timothée put se rendre compte qu’un de ces escaliers extérieurs, comme il y en avait à bien des maisons, partait de cette fenêtre pour aboutir à la rue.


Si le moine eût été moins tourmenté, et par ses pensées et par le vin, il eût pu s’étonner que Maurevert lui eût justement recommandé cette chambre et non une autre. Mais il n’en pensait pas si long. Il descendit et Maurevert le suivit, en laissant la fenêtre ouverte derrière lui.


À ce moment-là, il était près de minuit. Loin de se dissiper, comme cela arrive quelquefois dans la nuit, le brouillard était devenu plus opaque. L’obscurité était profonde. Dans les rues de Blois, pas un être vivant ne se montrait. Frère Timothée marchait gravement près de Maurevert.


«À quoi pense-t-il? se demandait celui-ci. Se défie-t-il?…»


Frère Timothée ne pensait à rien: il cherchait simplement à conserver son équilibre, car le froid le surprenant au sortir de l’hôtellerie, la tête commençait à lui tourner. Maurevert gagna les abords du château, et se mit à contourner les fossés remplis d’eau. Tout à coup, il s’arrêta, et d’une voix étrange:


– Alors, vous dites que cette lettre est cousue dans l’intérieur de votre froc?


– Là! fit le moine avec un rire épais. Bien malin qui viendrait la chercher là!


Et il se touchait la poitrine.


– Et vous dites que c’est grave?…


– Tout… ce qu’il y a… de plus grave!


– Et que vous ne la donneriez à personne au monde?…


– Pas même… à vous!…


– Eh bien! tu me la donneras tout de même, gronda sourdement Maurevert.


En même temps, son bras se leva. L’éclair de sa dague traversa l’espace. Au même instant, le moine jeta un grand cri et s’affaissa. La dague de Maurevert avait pénétré dans la gorge de frère Timothée au-dessus de la cuirasse…


Maurevert regarda autour de lui. Rien ne bougeait… Le cri du malheureux moine, s’il avait été entendu, n’avait éveillé aucune alerte. Froidement, Maurevert se baissa, tâta le froc, sentit le papier, déchira l’étoffe du bout de sa dague, et saisit la lettre… Puis, soulevant le cadavre, il le dépouilla de son froc, et alors il le poussa dans l’eau du fossé. Quant au froc, il l’emporta chez lui.


C’est ainsi que périt frère Timothée, victime de sa gourmandise et de son dévouement.


Rentré dans sa chambre, Maurevert ouvrit tranquillement la lettre et se mit à la lire. Voici ce qu’elle contenait:


«Madame,


J’ai l’honneur et la joie d’aviser Votre Altesse Royale que notre homme s’est soudainement décidé à se mettre en route pour Blois. Il emporte le poignard, le fameux poignard qui lui fut octroyé par l’ange que vous connaissez.


Si Valois en réchappe, cette fois, il faudra qu’il ait le diable au corps. Je ne sais si l’homme aura le courage de vous venir voir, et c’est pourquoi je vous préviens. Il serait à souhaiter que Votre Altesse Royale pût le découvrir dans Blois et lever ses derniers scrupules, s’il en a: je crois qu’un regard de vous y suffira.


Je vous prie d’observer qu’il est accompagné d’un gentilhomme qui sans aucun doute est des nôtres. Grand, robuste, fière tournure, l’œil froid et moqueur, ce gentilhomme m’a paru posséder toutes les qualités d’audace, de vigueur et de sang-froid nécessaire pour le grand acte.


Je suis, madame, de Votre Altesse Royale, le très dévoué serviteur, et j’espère qu’au jour prochain de la victoire, je ne serai pas oublié dans les prières que vous adresserez à votre illustre frère. En attendant, j’adresse les miennes au ciel.»


La lettre portait comme signature un signe sans doute convenu et servant de pseudonyme. Comme on le voit, Bourgoing donnait déjà de l’Altesse royale à la duchesse, comme si Guise eût été sur le trône.


Ayant achevé sa lecture, Maurevert replia la lettre, la plaça dans son pourpoint, s’enveloppa de sa cape, éteignit le flambeau qu’il avait allumé, et murmura:


– Il faut que la vieille Médicis ait cela tout de suite… d’abord parce que cette lettre complète la première, ensuite parce qu’il faut que je m’en débarrasse à l’instant… Allons au château!


Malgré ses paroles, il ne bougea pas. Debout dans les ténèbres, enveloppé de son manteau, il réfléchissait profondément. Et parfois un frisson le parcourait. Un quart d’heure se passa sans qu’il eût fait un geste.


– Voyons, gronda-t-il tout à coup, relisons. C’est une pensée insensée qui m’a traversé l’esprit quand j’ai lu ces mots…


Il battit le briquet et ralluma son flambeau. Et il se remit à lire, la tête dans ses deux mains. Il ne relisait qu’un passage, toujours le même. Et tout ce qui était relatif au meurtre du roi lui était indifférent.


Un bruit dans le couloir, une planche qui venait de craquer sans doute, le fit tressaillir violemment. Il se leva d’un bond, la dague au poing, l’œil exorbité, la sueur au front…


«On a marché là!… qui vient de marcher?…»


Au bout d’un temps qui fut sans doute assez long, ses nerfs se détendirent… Le flambeau à la main, il alla examiner le couloir… Il n’y avait personne. Alors, de nouveau, il plaça la lettre dans sa poitrine, éteignit la lumière, et comme tout à l’heure, murmura:


– Allons…


Mais il ne bougea pas. Et dans les ténèbres profondes, seul, immobile, le menton dans une de ses mains, il se reprit à méditer.


Est-ce que Maurevert avait des remords?… se repentait-il de sa trahison?… Était-ce le spectre du moine qui déjà assiégeait sa conscience?… Ou simplement cherchait-il le parti qu’il pouvait tirer de la lettre?… Balançait-il, au dernier moment, entre Guise et Valois?… Rien… non! rien de cela!…


Ce n’était ni le calcul de l’ambition ou du lucre, ni le remords qui l’immobilisait dans les ténèbres… c’était la peur!… Car lorsqu’il se décida enfin à se mettre en route, bas, très bas, comme s’il eût redouté de s’entendre lui-même, il murmura:


– Celui qui doit tuer le roi est accompagné d’un gentilhomme… l’œil froid et moqueur… fière tournure… grand… robuste… qui est ce gentilhomme?…


Lorsqu’il eut descendu l’escalier extérieur qui aboutissait à la chambre n° 3, lorsqu’il eut fait cent pas dans la rue, il s’arrêta encore et haussa violemment les épaules:


– Allons donc! gronda-t-il. Ce ne peut être lui!… Pourquoi serait-ce lui?…


Et arrivé devant le porche du château, vers lequel il s’était machinalement dirigé sans doute, la même préoccupation n’avait cessé de le hanter jusqu’à lui faire oublier le motif de sa visite nocturne, car il prononça sourdement:


– La Cité était cernée de toutes parts. Un renard n’eût pas trouvé le moyen d’en sortir. La Seine était surveillée. Près de quatre cents hommes sont restés sur les bords et dans les barques jusqu’au soir. Il est mort…


Furieusement, il crispa les poings et gronda:


– Oui!… Mais alors… pourquoi n’a-t-on pas retrouvé le cadavre?…


– Au large! cria une voix dans la nuit.


C’était la sentinelle placée devant le porche, qui venait d’apercevoir Maurevert. Celui-ci tressaillit, s’enveloppa de son manteau jusqu’à cacher son visage et, de sa place, dit tranquillement:


– Prévenez M. Larchant qu’il y a un courrier pour Sa Majesté. Larchant, c’était le capitaine des gardes qui, sous le commandement direct de Crillon, veillait à la sûreté du château.


Ces mots «arrivée d’un courrier pour le roi» avaient le pouvoir de tout mettre en mouvement. Maurevert le savait.


La sentinelle appela, il y eut des allées et venues de lanternes. Et enfin, au bout d’une demi-heure, le capitaine Larchant parut, s’approcha de Maurevert et, dans la nuit, chercha à le reconnaître.


– Monsieur, dit Maurevert en dissimulant son visage et changeant de voix, veuillez aller prévenir Sa Majesté la reine mère qu’il lui arrive une nouvelle missive semblable à celle qu’elle a reçue il y a huit jours.


– Monsieur, dit Larchant, êtes-vous fou? ou vous moquez-vous de moi?


– Monsieur, reprit Maurevert, prévenez à l’instant la reine qu’il faut qu’elle reçoive l’homme à qui elle a acheté cinq cent mille livres un morceau de papier…


– Monsieur, fit le capitaine, vous avez perdu la tête. Estimez-vous heureux que je ne vous fasse pas arrêter. Bonsoir!


– C’est vous qui êtes fou, dit Maurevert froidement. Car si demain, il arrive un malheur dans le château, je dirai que vous m’avez empêché de prévenir Sa Majesté, et vous serez arrêté comme complice. Bonsoir!


– Holà, un instant, monsieur. J’y vais. Mais je vous préviens que si la reine ne vous reçoit pas, et qu’elle soit mécontente d’être éveillée à deux heures du matin, je vous coupe les oreilles. Entrez au corps de garde.


Maurevert haussa les épaules et dit:


– J’attendrai dans la cour carrée. Il y a trop de lumière dans votre corps de garde. Maintenant, un dernier mot, capitaine: si je m’aperçois que vous m’avez reconnu, je serai forcé de vous tuer sur-le-champ.


Le capitaine fronça les sourcils, le sang lui monta au visage et il fut sur le point de sauter à la gorge de l’inconnu. Mais il réfléchit que s’il le tuait, ce malheur dont il avait parlé ne pourrait être évité, sans doute. Il le fit donc entrer dans la cour carrée, le mit sous la surveillance de quatre gardes, et s’éloigna rapidement. Un quart d’heure plus tard, il était de retour.


– Venez, monsieur, dit-il d’un ton d’étonnement, venez et excusez-moi. La reine vous attend…


Lorsque Maurevert fut en présence de Catherine de Médicis dans l’oratoire du rez-de-chaussée, il lui tendit la lettre en disant:


– Du prieur des jacobins à Mme la duchesse de Montpensier…


La reine dévora la terrible lettre d’un regard. Mais elle garda pour elle ses impressions.


– Il faut vous assurer de l’homme qui a apporté cette missive, dit-elle simplement.


– C’est fait, madame.


– Où est-il?…


– Dans les fossés du château, où il boit de l’eau par sa gorge ouverte pour avoir bu trop de vin chez moi.


La reine tressaillit, et jeta un regard pensif sur Maurevert.


«Celui-là a été à mon école!» songea-t-elle.


Dix minutes plus tard, Catherine de Médicis entrait dans la chambre du roi, le réveillant, et lui mettant sous les yeux la lettre de Bourgoing, lui disait:


– Sire, je vous avais demandé trois jours pour vous apporter la preuve. Trois heures m’ont suffi. Maintenant, il n’y a plus une minute à perdre!…

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