V L’AUBERGE DU CHANT DU COQ

Henri III, cependant, après avoir accompli ses dévotions à la cathédrale, était rentré dans l’hôtel de M. de Cheverni où, s’étant débarrassé de sa chemise de bure et ayant revêtu les habits qu’il portait avec une grande élégance, il se mit aussitôt à table et dîna de grand appétit en présence de ses gentilshommes les plus intimes. Parmi eux se trouvaient Sainte-Maline, Chalabre et Montsery.


Le roi, de belle humeur, causait familièrement avec eux, tout en dirigeant contre une excellente volaille une attaque soutenue par les vins de Bourgogne qu’il affectionnait. Il faisait avec beaucoup de verve le récit de ce qui s’était passé à l’hôtel de ville et interrogeait ensuite Chalabre sur le séjour qu’il avait fait à la Bastille, lorsque tout à coup parut un envoyé de la reine-mère qui lui dit quelques mots à l’oreille.


– Dites à madame la reine que je me rendrai auprès d’elle aussitôt après la réfection, répondit tout haut Henri III.


Et il continua de dîner, riant et plaisantant, s’extasiant sur l’adresse avec laquelle Chalabre et ses deux amis étaient sortis de la Bastille. Car les trois spadassins se gardèrent bien de raconter qu’un certain Pardaillan leur avait ouvert les portes.


Comme le roi se levait de table, le même envoyé de Catherine reparut.


– La reine est impatiente de connaître la déconfiture de M. de Guise, dit le roi. Allons, j’y vais…


Et cette fois en effet, il se dirigea vers l’appartement de sa mère.


– Dieu soit loué! s’écria la vieille reine en le voyant.


– Qu’avez-vous donc, madame? s’écria le roi. Vous voilà toute pâle, comme si vous veniez de courir quelque grand risque.


– Le risque était pour vous, mon fils… risque de mort!


Henri III pâlit et regarda autour de lui avec inquiétude. Mais la vieille reine le serra dans ses bras en lui disant:


– Rassurez-vous, Henri, tout danger est conjuré, pour l’instant…


– Pour l’instant!… Mais ce danger, madame, pourrait donc se représenter?…


– J’espère que non, si vous écoutez mes avis. Au nom du ciel, mon fils, ne paraissez plus seul et sans armes dans ces processions. Savez-vous que vous avez failli être tué tout à l’heure?


– Tué! balbutia le roi. Et par qui?… Par M. de Guise?…


– Sinon par lui, du moins par une de ses créatures. Lisez ceci.


La reine tendit à Henri III la missive qu’elle venait de recevoir. Le roi s’assit dans un fauteuil pour lire plus à son aise, dit-il, mais en réalité parce qu’il sentait ses jambes se dérober sous lui.


– Un moine! murmura le roi quand il eut lu. Et un moine de l’ordre des Jacobins! Il n’est pas de monastère ou couvent qui puisse se vanter d’avoir échappé à mes bienfaits. Les Jacobins en particulier ont reçu plus d’or qu’on ne reproche à Épernon d’en avoir gaspillé. Je connais le prieur Bourgoing; c’est un homme qui a le mot pour rire et qui est incapable d’avoir trempé dans une aussi noire trahison… Qu’en pensez-vous, madame?


– Je pense, dit Catherine, que votre confiance est la chose la plus étonnante que j’aie vue. Vous parlez de vos bienfaits. Pauvre enfant! En êtes-vous encore à ignorer que le bienfait engendre la haine, et qu’il est plus facile de pardonner à la main qui frappe qu’à la main qui donne? Vous avez fondé la confrérie des Pénitents blancs. Il n’est pas un seul de vos confrères que vous n’ayez caressé par quelque cadeau ou quelque prébende. Et vous avez vu les Pénitents blancs se mettre dans la procession des Guises!


– C’est pardieu vrai! gronda sourdement le roi qui tomba dans une rêverie profonde… Jacques Clément! Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à ce Clément? Ah! ma mère, si on se met à tuer les rois, que vont devenir le peuple et la religion?


– Si on se met à tuer les rois, dit Catherine de Médicis, les rois n’ont qu’à se défendre. Défendez-vous, mon fils. Chartres, vous l’avez dit vous-même, est trop près de Paris. Eh bien, que dès demain votre départ pour Blois se prépare. Une fois en sûreté dans le vieux château, une fois votre personne à l’abri des fossés, des grilles, des remparts et des gardes, vous pourrez avec plus de sang-froid chercher le moyen de sauver la religion, le peuple… et la monarchie. En attendant, il faut à tout prix retrouver ce moine, s’il est encore dans Chartres, et en faire un exemple terrible. Henri III sourit. L’idée d’une chasse à l’homme le séduisait, et il rentrait là dans son élément.


– Soyez tranquille, ma mère, dit-il en se levant et en se retirant. Si l’homme est encore dans Chartres, il ne m’échappera pas. Je vais lancer sur lui trois limiers qui ont suivi à la piste et forcé plus d’un gibier autrement redoutable qu’un moine jacobin.


La vieille reine, demeurée seule, pressa son front ridé dans ses doigts maigres et jaunes comme de l’ivoire.


– Clément! murmura-t-elle. Où ai-je entendu déjà ce nom?… Il y a longtemps… bien longtemps… Qu’est-ce que ce Clément? Il faut que je le sache… allons voir Ruggieri!


Elle traversa rapidement deux pièces et aboutit à un escalier qu’elle se mit à monter. L’escalier conduisait aux combles de l’hôtel de Cheverni.


Là, dans un de ces combles aménagés en chambre, assis à une table couverte de papiers, la tête dans les deux mains, rêvait ou lisait un personnage que nous avons entrevu au début de cette histoire: c’était l’astrologue Ruggieri, alors bien vieux, bien fatigué, mais travaillant toujours à son rêve, courant toujours après la chimère, l’insaisissable chimère, qui fuyait dès qu’il croyait la tenir enfin… La pierre philosophale!… L’élixir de vie éternelle!…


Ruggieri, ayant levé la tête, vit Catherine assise devant lui et sourit. Il aimait la vieille reine. Ces deux existences étaient liées. L’une, reine de nom et de fait, maîtresse dans un royaume qu’elle gouvernait sous le nom de son fils; l’autre, roi des songes prestigieux, si loin et si près l’un de l’autre, si dissemblables et si pareils, tous deux assoiffés d’impossible.


– Eh bien, Majesté, fit Ruggieri en repoussant les papiers qu’il avait devant lui, vous avez vu Loignes? Guéri, bien guéri, tel qu’il était aux jours où il donnait des rendez-vous à Mme la duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son cœur: une belle haine bien féroce contre le duc… En vérité, ajouta-t-il plus lentement, si Guise doit mourir bientôt, ce ne peut être que de la main de Loignes…


– Je ne suis venue te parler ni de Loignes ni de Guise, dit sourdement la vieille reine. Ruggieri, on veut tuer le roi!…


– Et cela vous étonne, madame?…


– On veut me tuer mon fils, reprit la reine en frissonnant. Pourquoi ne cherche-t-on pas à me percer le cœur?… Tu le sais… mon fils, c’est ma vie. J’ai pleuré, j’ai versé plus de larmes que la dernière des malheureuses dans sa chaumière. Mais j’avais une consolation. Si on me tue mon Henri, qu’est-ce que je vais devenir, moi?


Ruggieri s’était levé et se promenait, la tête penchée.


– Les misérables! continua Catherine avec un accent sauvage. Ils n’ont jusqu’ici frappé que la reine. S’ils osent s’en prendre à la mère, je veux que dans les siècles on se rappelle avec épouvante la vengeance de Catherine, mère d’Henri!… Ruggieri, ce sont les Guises, vois-tu. Quel cauchemar! Lorraine et Béarn sont deux fantômes qui assiègent mes derniers ans… Malheureuse! Jusqu’ici, du moins, je n’avais qu’un trône à défendre, et maintenant, c’est la vie de mon fils qui est menacée!…


– Je ne crois pas, dit Ruggieri, que le roi de Navarre veuille recourir à de tels moyens: il a la partie trop belle!…


– Ce sont les Guises, te dis-je… J’en suis sûre!… Ils ont armé contre Henri le bras d’un moine…


– Un moine?…


– Oui. Un Jacobin. Le moine devait frapper aujourd’hui. Il n’a pas osé peut-être. Mais une autre fois, il osera! Et si ce n’est lui, ce sera quelque autre… Mais ce n’est pas cela qui m’épouvante le plus… Ruggieri, ce moine, ce Jacobin porte un nom qui me ramène au passé… nom que je crois avoir entendu et prononcé moi-même… Où?… Quand?… Ta mémoire, ton admirable et féconde mémoire va m’aider.


Ruggieri, étonné, considérait la vieille reine qui froissait dans ses mains pâles la lettre dénonciatrice.


– Ce moine, reprit-elle brusquement, s’appelle Jacques Clément… Ce nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien?…


L’astrologue tressaillit. Son visage devint plus pâle. Ses yeux lancèrent un éclair qui s’éteignit aussitôt. Il se rapprocha de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d’une voix où il y avait de la terreur et de la pitié:


– Vous dites que cet homme qui veut tuer votre fils s’appelle Jacques Clément?


– Oui, balbutia Catherine, c’est bien là son nom…


Ruggieri lâcha la main de la reine, se recula, se croisa les bras, et murmura sourdement:


– En ce cas, madame, vous avez raison d’avoir peur!… Oui, l’heure est venue pour vous de trembler, et pour le roi de se garder!… Tremblez, Catherine! Organisez autour de vous-même et de votre fils une incessante surveillance! Faites goûter devant vous le vin, l’eau, le pain, le fruit qui vous sont destinés, à vous ou au roi! Faites surveiller toute personne qui vous approchera, vous ou le roi! ou plutôt, que nul ne vous approche, si ce n’est vos plus fidèles serviteurs! Et encore!


– Ruggieri, Ruggieri, tu m’épouvantes!… Cet homme!… Oh! cet homme!… qui est-ce?…


– Je vous épouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus épouvantée encore. Car vous allez savoir! Car cet homme ne vient au nom ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom! Car cet homme, puisqu’il vécut, a fait d’avance le sacrifice de sa vie, et rien au monde ne pourra l’empêcher de frapper s’il peut vous rejoindre, vous ou le roi!… Car cet homme, madame, vient pour venger sa mère martyrisée et tuée par vous!… Catherine, rappelez-vous! L’amant d’Alice de Lux s’appelait Clément! Et Jacques Clément, c’est le fils d’Alice de Lux!…


La reine demeura immobile, les yeux exorbités, les mains jointes nerveusement, comme si elle eût vu tomber la foudre à ses pieds. Puis elle poussa une espèce de soupir rauque et râla:


– Le fils d’Alice de Lux!… mon fils condamné!…


Alors, avec un gémissement, elle leva les bras au ciel et, à pas tremblants qui voulaient en vain se hâter, elle gagna la porte et disparut.


Ruggieri était demeuré à la même place et méditait. Au bout de quelques minutes, il ouvrit une petite boîte dans laquelle se trouvaient quelques pilules – probablement une substance fortifiante qu’il avait composée – et il en avala une. Puis il s’enveloppa d’un manteau et descendit.


Dans le grand vestibule de l’hôtel, une trentaine de gentilshommes bavardaient et riaient tandis que, dans la cour, des gardes montaient leur faction. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les rires cessèrent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et qui s’écartaient de lui.


Ruggieri, sans daigner s’apercevoir de l’impression qu’il produisait, cherchait des yeux quelqu’un dans cette foule, et ayant enfin aperçu Chalabre, marcha droit à lui et lui dit:


– Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu’à vos deux amis.


– À vos ordres, seigneur.


Il suivit donc l’astrologue en faisant signe à Sainte-Maline et à Montsery de l’accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens rejoignirent Ruggieri qui s’arrêta:


– Messieurs, dit-il, je pense que vous êtes dévoués à Sa Majesté le roi… Je sais que vous êtes de ses plus fidèles… Je sais aussi que vous êtes braves, hardis, et que vous n’avez pas peur, à l’occasion, de trouer une poitrine humaine…


– Quand c’est pour le service du roi, firent les trois spadassins en s’inclinant.


– Justement, reprit vivement Ruggieri, c’est de cela qu’il s’agit… Messieurs, voulez-vous sauver le roi? Un grand danger menace Sa Majesté… un homme est venu à Chartres, dans l’intention…


– De tuer le roi! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons.


– Et Sa Majesté vient de nous charger de retrouver cet homme! ajouta Montsery.


– C’est cela même, fit Chalabre.


– Voilà qui simplifie beaucoup ce que j’avais à vous dire, reprit Ruggieri avec un geste de satisfaction. Messieurs, il faut que ce moine meure!


– C’est ce qui se fera dès que nous aurons mis la main sur lui, seigneur astrologue, dit Sainte-Maline.


– Toute la question est là, dit Ruggieri. Connaissez-vous ce moine? Comment allez-vous le retrouver? Par où allez-vous commencer vos recherches? Comment vous y prendrez-vous pour qu’elles aboutissent dès aujourd’hui… s’il n’est pas trop tard… si ce moine n’est pas déjà sur la route de Paris?…


Les trois jeunes gens se regardèrent. Ces questions de Ruggieri répondaient en effet à leur préoccupation.


– Nous étions en train de dresser notre plan de campagne, dit Chalabre, quand vous m’avez abordé. Auriez-vous un bon renseignement à nous donner?


– Messieurs, fit Ruggieri, encore une question: connaissez-vous l’homme?


– Non!…


– Vous ne l’avez jamais vu?…


– Non!…


– En ce cas, messieurs, il faut suivre mes avis. Je connais le moine, moi! S’il est encore dans la ville, je réponds de le trouver. Restez donc à l’hôtel, ne vous écartez pas du roi, ne le perdez pas de vue un instant, empêchez d’entrer chez lui quiconque vous ne connaissez pas… Si le roi vous demande pourquoi vous n’êtes pas en campagne, répondez-lui que la reine-mère vous a donnés l’ordre de veiller sur lui, et si la reine vous interroge, répondez que je suis à la recherche du moine. Attendez-moi dans l’hôtel, et quand vous me verrez revenir, c’est que ma besogne à moi sera terminée et que la vôtre commencera. Allez, messieurs…


Ruggieri ayant parlé, s’éloigna aussitôt. Pas un instant l’idée ne vint aux trois spadassins de s’étonner du ton d’autorité qu’avait pris l’astrologue et de résister aux indications ou plutôt aux ordres qu’il venait de leur donner. Ruggieri passait pour entretenir des cordiales relations avec les puissances infernales, et il leur semblait que seul ce sorcier pouvait, parmi tant de moines venus à Chartres, retrouver celui qu’il s’agissait d’expédier ad patres en bonne et due forme. Ils rentrèrent donc à l’hôtel, et se conformant aux instructions qu’ils avaient reçues, se mirent à monter la garde devant la porte du roi.


Toute la journée, ils attendirent le retour de Ruggieri. La nuit tomba. Le roi reçut ses gentilshommes comme d’habitude, et leur annonça le départ pour Blois. La présence des trois spadassins qu’il avait chargés de retrouver le moine lui fit froncer les sourcils. Mais habitué à garder pour lui ses impressions, il ne souffla mot de cette affaire et supposa que le moine avait réussi à fuir.


Le résultat de ses réflexions fut qu’il modifia la date du départ pour Blois, et décida que dès le lendemain on se mettrait en route. Puis il s’alla coucher en recommandant à Crillon de doubler partout les gardes. Chacun se retira. Seuls avec les gens d’armes qui veillaient, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeurèrent dans l’antichambre.


À onze heures, et comme tout dormait dans l’hôtel, Ruggieri parut, et du seuil de la porte fit signe aux trois jeunes gens. Ils tressaillirent. Chacun s’assura qu’il avait bien son poignard, et s’enveloppant en hâte de leurs longs manteaux de nuit, ils suivirent l’astrologue… Dans la rue, il leur dit simplement:


– Venez…


Pas une autre parole ne fut échangée. Ils marchèrent en silence, Ruggieri devant, les trois autres venant ensuite de front. Ils étaient insoucieux et n’éprouvaient nulle émotion à la pensée qu’ils allaient supprimer une existence humaine. Ruggieri entra enfin dans une ruelle, et s’arrêta devant une assez pauvre maison élevée d’un seul étage.


La nuit était noire. Une faible lumière, d’une fenêtre de l’étage, jetait dans cette nuit de vagues lueurs qui éclairaient confusément une enseigne qui se balançait au bout de sa tringle. Cette maison était une auberge, et cette auberge c’était celle du Chant du Coq… Ruggieri leva le bras vers la fenêtre éclairée et dit:


– Il est là…


– Bon! grogna Chalabre, par où entre-t-on?


– Cette porte, fit Ruggieri. Elle donne dans une écurie. Vous franchissez l’écurie. Vous arrivez dans une cour. Il y a un escalier de bois. En haut de l’escalier, une porte vitrée. C’est là!…


Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se glissèrent vers la porte de l’écurie, nerveux. Et qui les eût vus à ce moment n’eût pas reconnu les physionomies insouciantes et au demeurant assez fines et spirituelles des trois jeunes gentilshommes. Leurs poignards à la main, ramassés et courbés, ils se glissèrent dans l’écurie; Chalabre avait un sourire qui découvrait ses canines aiguës; Sainte-Maline, pâle et le visage convulsé, venait derrière Chalabre, et enfin Montsery qui riait silencieusement, d’un rire féroce… Ruggieri, en les voyant disparaître dans l’écurie, murmura:


– Jacques Clément est mort!… Un de plus!… À qui la faute?… Puisque la mère est morte, le fils peut bien mourir!…


Il écouta un instant, tout frissonnant. Et il s’en alla à grands pas et rentra à l’hôtel de Cheverni, où ayant trouvé la reine-mère qui veillait, il lui dit:


– Rassurez-vous, Catherine. Si le roi doit mourir, ce ne sera pas de la main de Jacques Clément…


– On a tué le moine? demanda la vieille reine palpitante.


– On le tue! répondit Ruggieri, qui alors regagna les combles de l’hôtel et se remit au travail… car c’est à peine s’il dormait deux ou trois heures par jour.


Il s’assit donc à sa table et reprit son travail au point précis où Catherine l’avait interrompu. Quelques instants plus tard, il avait oublié qu’il y eût au monde une Catherine de Médicis, un roi Henri III et un Jacques Clément que des assassins conduits par lui étaient en train d’égorger.


Sainte-Maline, Chalabre et Montsery avaient rapidement traversé l’écurie et se trouvèrent dans une cour. La lumière qu’ils avaient remarquée de la rue se reproduisait dans la cour par la porte vitrée.


Ils commencèrent à monter l’escalier extérieur, et leur habitude de marcher en silence, sans faire crier le sable ou le bois sous leurs pas, était grande sans doute, car ils étaient déjà en haut sans que le moindre craquement eût trahi leur présence.


Chalabre, doucement, très doucement, essaya d’ouvrir la porte. Mais la porte était fermée au verrou à l’intérieur. Les trois meurtriers n’eurent pas besoin de se consulter. Ceci était encore pour eux une manœuvre familière. Chalabre, d’un coup de coude, fit sauter une vitre, passa la main, tira le verrou; la porte s’ouvrit. Tous les trois, le poignard au poing, firent irruption dans la pièce. Cela avait duré l’espace d’un éclair…


– Voilà, pardieu, une nouvelle mode d’entrer chez les gens! cria une voix.


– Monsieur de Pardaillan! murmurèrent les trois spadassins en s’arrêtant court, effarés d’étonnement.


– Çà, messieurs, reprit le chevalier, êtes-vous enragés? Ou bien est-ce que vous venez me demander à boire? Dans le premier cas, je vais vous jeter par la fenêtre; dans le deuxième, asseyez-vous et aidez-moi à vider cette dame Jeanne de Beaugency…


Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeuraient hagards. Assis autour d’une table, Pardaillan, Charles d’Angoulême et un troisième personnage les regardaient. Ils ne s’étaient même pas levés; seulement Pardaillan, qui était placé le dos à la porte, s’était retourné vers les assaillants en pivotant sur son escabeau.


Les trois séides du roi avaient donc directement devant eux le chevalier de Pardaillan, sur leur gauche le duc d’Angoulême, sur leur droite un lit de fer, et de l’autre côté de la table, vers la fenêtre, ce troisième personnage sur lequel leurs yeux se fixèrent. Le premier moment de surprise passé, ils saluèrent; mais ils gardaient leurs poignards à la main.


– Monsieur de Pardaillan, dit alors Sainte-Maline, excusez-nous de la façon un peu vive avec laquelle nous sommes entrés chez vous; mais ce n’est pas vous que nous comptions trouver ici… et ce digne Révérend que nous voyons là pourrait peut-être nous renseigner sur celui que nous cherchons…


– Qui cherchez-vous? demanda le moine ainsi interpellé, tandis que Pardaillan faisait signe à Angoulême de se tenir prêt à dégainer.


– Nous cherchons, dit Montsery, un certain frocard coupable de haute trahison envers Sa Majesté le roi… un frocard du nom de Jacques Clément.


– Et que lui voulez-vous? reprit le moine avec un livide sourire.


– Nous voulons, dit Chalabre, lui faire faire connaissance avec les trois dagues que voici: une pour le Père, une pour le Fils, une pour le Saint-Esprit. On a des égards, dès qu’il s’agit d’un saint homme.


Ils avaient tous les trois à ce moment des figures de tigres. Le moine se leva et, d’une voix très calme, prononça:


– Jacques Clément, c’est moi!…


Les trois saluèrent encore, et Sainte-Maline se tourna vers le chevalier:


– Monsieur de Pardaillan, dit-il, êtes-vous fidèle et dévoué à Sa Majesté?


– Ma foi, monsieur, dit Pardaillan avec sincérité, cela dépend des jours et des moments… Ainsi, aujourd’hui, j’étais dévoué au roi, puisque j’ai pris la précaution de l’accompagner jusqu’à la cathédrale, faute de quoi il lui fût sans doute arrivé malheur… Est-ce vrai, messire Clément?


– C’est vrai, fit gravement le moine.


Les trois spadassins se regardèrent avec stupéfaction.


– La nuit dernière, reprit Pardaillan, j’étais encore tout dévoué à Sa Majesté, puisque j’ai obtenu la faveur spéciale que le roi ne fût point tué aujourd’hui. Est-ce vrai, messire?


– C’est vrai, répéta le moine.


– Et maintenant? demandèrent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.


– Maintenant?…


– Oui, gronda Chalabre, êtes-vous dévoué pour nous laisser accomplir notre besogne et sauver le roi en tuant ce moine? Déclarez-vous, monsieur: êtes-vous pour le roi? Laissez-nous faire! Êtes-vous contre? Nous allons vous charger!…


– Ce soir, messieurs, dit tranquillement le chevalier, pas plus qu’hier, pas plus que demain, je ne prends conseil de personne. Il m’a paru bon, hier, d’éviter au roi le coup qui le menaçait. Il me paraît bon cette nuit d’éviter à ce même roi un assassinat de plus sur la conscience. Messieurs, moi vivant, aucun de vous ne touchera un cheveu du Révérend Jacobin qui est mon hôte…


Au même instant, Pardaillan et Charles d’Angoulême furent debout, l’épée à la main.


Les trois spadassins tombèrent en garde, et les épées allaient se croiser lorsque Sainte-Maline s’écria:


– Une minute, messieurs!… Chevalier, je dois vous prévenir que nous comptons faire du bruit. La ville est sillonnée par les patrouilles de M. de Crillon. Sans aucun doute, vainqueur ou non, vous serez pris. Et ce sera une réelle mortification pour nous… Réfléchissez, il en est temps encore…


– Ce que vous dites là est plein de sens, fit Pardaillan en abaissant la pointe de son épée.


– Ah!… vous êtes raisonnable, enfin!


– Oui! j’ai besoin de quitter Chartres au point du jour, et je me soucie peu d’être arrêté. Aussi, messieurs, ne me battrai-je pas contre vous, à moins que vous ne me forciez à vous tuer, ce dont j’aurais le plus vif regret…


– Vous nous laissez donc faire? s’écria Chalabre.


– Non pas!… Seulement, j’avais marqué dans ma tête deux existences que je comptais vous demander en payement de votre dette. Je renonce à l’une d’elles, et je vous demande la vie de messire Clément… C’est le deuxième tiers de votre dette, messieurs.


En parlant ainsi, Pardaillan rengaina paisiblement sa rapière et reprit place à table, tant il paraissait certain que les spadassins tiendraient parole.


Il ne se trompait pas. Ces trois assassins, ces trois bravi, qui sur un signe de leur maître tuaient sans scrupule, nous avons dit qu’ils étaient gens d’honneur. Devant la soudaine requête de Pardaillan, sans la moindre hésitation, sans une seconde de réflexion, les trois assassins remirent poignards et épées au fourreau… Ils étaient blancs de fureur, ils tremblaient de rage, mais ils tenaient parole…


– Moine, dit Chalabre en frémissant, remercie le ciel de ce que tu sois sous la sauvegarde du seul homme au monde qui pouvait, d’un tel mot, faire entrer nos dagues en leurs gaines…


– Monsieur de Pardaillan, fit Montsery, cela fait deux existences payées!


– Reste à une, dit Pardaillan.


Nous serons heureux, dit Sainte-Maline, que cette une et dernière que vous avez à nous réclamer soit la vôtre!


Pardaillan hocha la tête. Un sourire se joua sur ses lèvres, et il répondit ces étranges paroles qui correspondaient sans doute à quelque pensée:


– Quand je n’aurai plus que ma propre vie à demander, c’est que tout ira bien…


Et comme les trois faisaient un mouvement pour se retirer:


– Une minute, messieurs! faites-nous donc la grâce de boire avec nous…


– Pourvu que ce soit à la santé du roi! fit Sainte-Maline.


– Ma foi! dit Pardaillan en remplissant les verres, buvez à la santé de qui vous voudrez, moi je bois à la nôtre de tous ici présents…


Les trois spadassins se regardèrent, puis prenant leur part de la situation, s’assirent en éclatant de rire. Quelques moments plus tard, ils choquaient leurs verres contre celui de l’homme qu’ils étaient venus tuer!…


– Ce n’est pas tout, reprit Chalabre, que dirons-nous au roi?… Nous ne pouvons pas lui dire que nous n’avons pas trouvé celui que nous cherchons, puisqu’on a eu soin de nous conduire jusqu’à sa porte!…


– Nous pouvons encore moins lui raconter que, venus pour verser le sang, nous nous sommes contentés de verser du beaugency en compagnie de messire Clément? fit Montsery.


– Je connais Sa Majesté, ajouta Sainte-Maline, nous aurions beau lui assurer que le beaugency était excellent, le roi serait capable d’être de mauvaise humeur contre nous, et cette mauvaise humeur ne se passerait que du moment où il nous aurait vus nous balancer au bout d’une potence, avec une cravate de chanvre autour du cou…


– Messieurs, intervint Pardaillan, voulez-vous me permettre?…


– Dites, dites! s’écrièrent les trois, car un homme comme vous doit être de précieux conseil…


– Voici le conseil: débarrassez-vous de messire Jacques Clément. Charles d’Angoulême regarda Pardaillan avec stupeur. Quant au moine, il ne fit pas un geste. On eût cru d’ailleurs, dans toute cette scène, qu’il ne s’agissait pas de lui. Avec la même morne indifférence il avait vu les trois séides se ruer sur lui, il s’était vu sauvé, et il écoutait même l’étrange proposition de Pardaillan.


– Quoi! s’écria Chalabre, est-ce que vous auriez la générosité de nous rendre le digne père jacobin?


– Est-ce que nous pouvons l’occire? fit Sainte-Maline en préparant déjà son poignard.


– N’ayez pas peur, messire, ajouta Montsery, la chose sera faite si vivement que vous n’aurez pas le temps de vous en apercevoir.


– Messieurs, vous faites erreur, dit Pardaillan.


– Ah! ah! firent les spadassins désappointés.


– Sans doute!… Malgré tout le désir que j’ai de vous être agréables je ne puis vous rendre ce que je tiens de votre bonne foi, c’est-à-dire la vie et la liberté du Révérend.


– Mais vous nous conseillez de vous en débarrasser.


– C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner. Écoutez, je prévois ce qui va arriver. Le roi, sachant que messire Clément n’est pas mort, va faire fermer les portes et commencer des recherches qui ne tarderont pas à aboutir. Vous serez alors dans l’alternative ou d’encourir la disgrâce du roi, c’est-à-dire la potence ou l’échafaud… ou de tuer mon hôte, ce qui fera de vous des félons et des parjures de la plus vile qualité, et ce qui ne se fera pas, d’ailleurs, sans que vous ayez à me passer sur le ventre.


– Et sans au préalable m’avoir tué moi-même, ajouta doucement le duc d’Angoulême.


– Tout cela est fort juste, s’écrièrent les trois. Nous ne voulons pas être félons, encore moins être pendus!…


– Voici donc ce que je vous propose, reprit Pardaillan. Procurez-nous trois bons chevaux. Conduisez-nous jusqu’à la première porte. Et comme vous avez sûrement le mot de passe, faites-nous ouvrir… Alors, nous disparaissons… le Révérend rentre dans son couvent, vous n’entendez plus parler de lui, et il vous est possible de dire au roi que vous l’avez débarrassé de Jacques Clément.


– Par Notre-Dame, comme dit Sa Majesté la reine, le conseil est excellent! s’écria Sainte-Maline. Qu’en dis-tu, Chalabre?


– Je dis qu’il faut l’exécuter à l’instant même. Montsery et moi, nous nous chargeons d’amener les chevaux. Il n’en manque pas dans les écuries du roi. Toi, Sainte-Maline, tu conduiras M. de Pardaillan.


L’œil de Pardaillan brilla d’un éclair malicieux.


– Ouf! songea-t-il, je crois que voilà de la diplomatie. Monsieur mon père me disait toujours qu’on gagne autant avec de bonnes paroles qu’avec une bonne rapière. Je vois bien maintenant qu’il avait raison…


Chalabre et Montsery vidèrent un dernier verre de beaugency et s’éloignèrent aussitôt. Sainte-Maline demeura avec Pardaillan, le duc d’Angoulême et Jacques Clément.


– C’est dommage, fit Sainte-Maline, que le digne père jacobin n’ait pas un habit de cavalier…


Pour toute réponse, Jacques Clément se défit de son froc, le roula et le jeta sous le lit. Il apparut alors en cavalier, mais sans épée. Seulement à sa ceinture était passé le poignard que lui avait donné l’ange… le poignard avec lequel il devait frapper Henri III. Il était ainsi méconnaissable, et plus d’un gentilhomme lui eût envié la naturelle élégance qui étonnait en ce moment Sainte-Maline et Pardaillan.


Charles d’Angoulême déposa sur la table un écu d’or en payement de la dépense qu’ils avaient faite. Puis tous les quatre descendirent sans faire de bruit. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient dans la rue. Sainte-Maline marchait à quelques pas en avant.


– Voulez-vous que je vous dise? murmura le jeune duc à l’oreille de Pardaillan. Nous allons à un bon guet-apens. Les deux autres ont été chercher du renfort, et nous allons avoir tout à l’heure une vingtaine d’assaillants sur les bras.


– Vous faites injure à ces dignes gentilshommes, dit Pardaillan; ce sont des assassins au service du roi de France, mais s’ils sont parfaitement dressés à tuer, ils sont encore incapables de manquer à la parole donnée.


Charles hocha la tête d’un air de doute et continua de marcher la main à la garde de l’épée. Ils arrivèrent ainsi à vingt pas d’une porte et Sainte-Maline leur fit signe d’arrêter. Un quart d’heure se passa dans le silence et l’attente. Au bout de ce temps, deux cavaliers débouchèrent d’une rue voisine. Charles d’Angoulême tressaillit et murmura:


– Vous aviez pardieu raison! Ce sont eux!…


Chalabre et Montsery étaient à cheval. Montsery conduisait une troisième monture par la bride. Les deux spadassins mirent pied à terre. Pardaillan, Charles d’Angoulême et Jacques Clément enfourchèrent les trois bêtes. Alors Chalabre se détacha en avant et alla parlementer avec l’officier du poste qui gardait la porte. Une minute plus tard, on entendit le grincement des chaînes du pont-levis, et Chalabre, de loin, s’écria:


– Quand il vous plaira, messieurs!


Le cœur de Charles battait avec violence. Tout cela lui semblait exorbitant. Jacques Clément, tout insensible qu’il -fût, murmurait une prière. Pardaillan souriait:


– Messieurs, dit-il, jusqu’au plaisir de vous revoir…


– Tâchez que ce soit bientôt, dit Sainte-Maline. Tâchez que nous ayons vite achevé de vous payer notre dette. Vous n’avez pas idée, monsieur de Pardaillan, du plaisir que j’aurai alors à vous tuer… car avec un homme comme vous, il n’y a plus moyen de vivre.


– Nous en serions réduits à prier le roi de nous exiler, ajouta Montsery. Faites donc que nous puissions bientôt croiser le fer.


– J’y tâcherai, messieurs, dit Pardaillan.


Ils se saluèrent…


Les trois cavaliers passèrent sous la porte, et Chalabre leur fit un geste d’adieu ou de menace… Quelques instants après, Jacques Clément, escorté par Charles d’Angoulême et Pardaillan, galopait sur la route de Paris, après avoir été escorté jusqu’à la porte de Chartres par ceux-là mêmes qui avaient été chargés de l’assassiner.


Tant qu’il fit nuit, les trois cavaliers continuèrent à galoper en silence. À l’aube, ils s’arrêtèrent dans un bourg pour laisser souffler les chevaux, et entrèrent dans un bouchon.


– Je vous quitte ici, dit Jacques Clément qui n’avait pas ouvert la bouche depuis Chartres.


– Bon! Pourquoi nous quitter?… dit Pardaillan.


– Il faut que je rentre en mon couvent, dit le moine d’une voix sourde. Je n’en étais sorti que pour accomplir les ordres de Dieu…


– Et de la signora Fausta! grommela Pardaillan entre les dents.


– Il a plu au Tout-Puissant, continua Jacques Clément, de vous mettre sur ma route; c’est que l’heure de Valois n’est pas sonnée encore. Puisque entre le roi et moi s’est placé le seul homme qui pouvait d’un mot détourner cette arme qui ne me quitte pas, c’est que Dieu avait décidé de laisser vivre encore quelques jours Hérodes le tyran… Je rentre donc dans ma cellule, et j’y attendrai qu’un ordre nouveau me soit donné. Car je ne doute pas que l’ange ne revienne me voir…


– Tenez, fit Pardaillan ému, voulez-vous que je vous dise? Vous devriez quitter votre couvent, votre cellule, vos prières, vos macérations, votre solitude. C’est tout cela, ce sont ces jeûnes auxquels vous vous soumettez, ce sont ces visions nées de l’isolement qui vous mettent dans la tête ces pensées de tristesse et de désolation. Vous êtes jeune… vous pouvez aimer… être aimé…


Jacques Clément pâlit horriblement et de sa main crispée comprima son cœur.


– Vous seriez un brave et hardi cavalier… vous reprendriez plaisir à tout ce qui fait la joie de l’homme… restez avec moi, je vous guérirai…


– Pardaillan, dit le moine en secouant la tête, ma destinée doit s’accomplir. Je ne suis pas seulement l’envoyé de Dieu, chevalier! Si Dieu m’a choisi pour débarrasser le monde de ce monstre qu’on nomme Valois, c’est sans doute à l’intercession de celle qui a souffert, pleuré, qui est morte en maudissant Catherine de Médicis… Pardaillan, c’est la voix de ma mère qui me guide!…


Pardaillan demeura songeur.


– Allez donc, fit-il enfin. Je vois que rien ne saurait vous détourner de la voie étroite…


– Rien! dit le moine.


– Seulement, reprit le chevalier, puisque vous êtes décidé à frapper le roi de France… car vous êtes décidé plus que jamais?


– Il serait mort à cette heure si vous ne m’aviez dit: «J’ai besoin qu’il vive encore…» Valois vivra donc tant que vous aurez besoin de sa vie… Je suis patient… j’attendrai!


– Je vous l’ai dit et vous le répète: la vie du roi de France m’est indifférente. Seulement, je ne veux pas que sa mort puisse servir les intérêts de M. de Guise. Je vous l’ai expliqué cette nuit…


– Oui… Tant que Guise peut devenir roi par la mort de Valois, vous ne voulez pas que Valois meure!… Mais après, Pardaillan? Si le moment arrive où la mort du roi ne peut plus être utile au duc?


– Oh! alors… je vous assure bien que la mort ou la vie de Valois seront le dernier de mes soucis.


– Bien. Recevez donc mon serment, dit le moine d’une voix solennelle. Pardaillan, par la mémoire de ma mère, je vous jure que ce poignard ne sortira pas de sa gaine tant que votre main sera étendue sur la tête de Valois. Adieu!… S’il vous arrive de songer parfois au moine de l’auberge du Chant du Coq, priez pour lui!…


À ces mots, Jacques Clément sauta sur son cheval et s’éloigna rapidement dans la direction de Paris. Pardaillan le suivit des yeux tant qu’il put voir le nuage de poussière que soulevait le cheval lancé au galop.


Alors il murmura:


– Il est donc dit que le fils doit venger la mère! Ce fut une rude bataille que celle qui mit aux prises Catherine et Alice… les deux mères! Voici maintenant Jacques et Henri… les deux fils… qui en viennent aux mains!… Que les destinées s’accomplissent donc!…


Avec un soupir, il rentra alors dans le bouchon, pauvre cabaret de grand-route où il se reposa une heure avec Charles.


Sainte-Maline, Chalabre et Montsery étaient tranquillement rentrés à l’hôtel de Cheverni. Comme quelques autres familiers très intimes du roi, ils avaient leur appartement dans l’hôtel. Comme ils allaient rentrer chez eux, une porte s’ouvrit dans le corridor qu’ils longeaient, et un homme parut, une lampe à la main. Ils reconnurent Ruggieri…


– Bonsoir, messieurs, dit l’astrologue.


– Bonsoir, monsieur de Ruggieri, firent très poliment les trois spadassins.


– Eh bien, messieurs, est-ce fait?… Le roi peut-il dormir tranquille?…


– Sur les deux oreilles! fit Chalabre.


– Le moine est trépassé! ajouta Sainte-Maline.


Ruggieri sourit.


– Qu’avez-vous fait du corps? fit-il au bout de quelques instants. Car je vous sais gens de précaution…


– Le corps?… Ma foi, si vous avez envie de le ressusciter, ce qu’on vous dit très capable de faire, allez le redemander aux flots de l’Eure…


– Bien, bien… vous êtes de bons et fidèles serviteurs… Bonsoir, messieurs, bonsoir…

Les trois jeunes gens rentrèrent chez eux et se hâtèrent de pousser les verrous. Quelques minutes plus tard, la vieille reine était informée que le moine Jacques Clément était mort!… Et le lendemain, lorsque le roi se mit en route pour Blois, sa mère lui dit:


– Bénissez le ciel, mon fils. Un des plus terribles dangers qui vous aient menacé est à jamais écarté… Le moine…


– Ce Jacques Clément?…


– Oui. Nous l’avons tué cette nuit… vous en êtes débarrassé.


Le roi fit compter à Chalabre, à Sainte-Maline et Montsery soixante doublons pour chacun d’eux. Et au son des trompettes et en une cavalcade fort brillante, le roi et sa cour sortirent de Chartres et prirent aussitôt le chemin de Blois, où ils arrivèrent sans encombre le soir du troisième jour et où nous les retrouverons bientôt.

Загрузка...